La puissance admirable d'une
singulière et suprême raison harmonise et fait s'accorder l'inégalité des
choses divines et humaines : les choses qui semblent s'opposer les unes
aux autres par l'infériorité de leur origine et la contrariété de leur nature,
elle seule les réunit par la douce convenance d'une mesure et d'une harmonie
supérieure. Ceux qui se glorifient d'avoir part à cette suprême et éternelle
raison, comme si leur esprit pénétrant siégeait en une sorte de tribunal,
s'efforcent d'accorder sans cesse les choses semblables avec les choses
dissemblables, de rendre la justice entre des choses contraires, et, avec
l'aide de la charité, ils puisent à la source de l'éternelle raison et de
l'éternelle sagesse le moyen de remédier à leur guerre intestine et à leur
révolte intérieure : aux choses du corps, ils préfèrent celles de
l'esprit, à celles qui passent celles qui demeurent ; ils rejettent la
tyrannie et tous les embarras de la sensualité corporelle des sens extérieurs ;
ils s'affranchissent de leur oppression, élèvent le regard vigoureux de leur
esprit, le fixent sur l'espoir de la récompense éternelle et ne sont plus
soucieux que de l'éternité : ils oublient les désirs charnels pour ne plus
admirer que le
spectacle des réalités éternelles, et ils se réjouissent d'être unis un jour,
par le mérite d'une conscience glorieuse, dans la béatitude éternelle, à la
suprême raison, selon la promesse du Fils unique de Dieu : Dans la
patience, vous posséderez vos âmes ! 1
Mais cet effort, l'humanité, déprimée
par la corruption de sa condition première et gravement blessée, ne le
soutiendrait pas longtemps, embrassant le présent au lieu d'attendre l'avenir,
si la largesse abondante de la suprême et divine charité ne se chargeait avec
miséricorde d'aider l'intelligence humaine à y parvenir. Aussi est-il
écrit : La miséricorde de Dieu est sur toutes ses œuvres 2. C'est
pourquoi, avec tous les autres, nous osons confesser en toute vérité que sa
seule miséricorde nous a sauvés par le bain de la régénération et de la
rénovation du Saint Esprit ; nous nous efforçons d'autant plus, selon tout
notre vouloir et tout notre pouvoir, de lui offrir, avec une dévotion
suppliante, selon qu'il nous en fera la grâce, l'holocauste agréable d'un
esprit purifié ; afin que lui qui le peut comme Dieu, qui le doit comme
créateur, si nous ne lui résistons pas, aplanisse en nous cette inégalité
dangereuse, dissolve les inimitiés de cette contrariété intérieure que nous
avons encourue en perdant son amitié lors de la prévarication originelle ;
qu'il nous accorde ce bienfait par l'ineffable charité qui le fit unir d'une
manière inséparable sa divinité à notre humanité captive ; qu'il calme les
mouvements de notre chair pesante, qu'il apaise le tumulte de nos vices, qu'il
pacifie les éléments contraires de notre habitacle intérieur ; que, libres
de corps et d'esprit, nous puissions lui offrir un service agréable, que nous
puissions prêcher et proclamer la noble église à laquelle Il nous a préposé et
ses immenses bienfaits à notre égard : de crainte que si nous restions
muets dans sa louange nous ne voyions, à cause de cela, cesser ses bienfaits,
et que nous n'entendions cette parole terrible : Il ne s'est trouvé
personne pour revenir et rendre gloire à Dieu 3.
Justifiés par la foi, ayant la paix
intérieure, selon l'Apôtre, parce que nous avons la paix avec Dieu, proclamons
donc ici, à la manière de ceux qui, pour les remercier, rapportent à leurs
donateurs les biens qu'ils ont reçus d'eux, un seul des bienfaits — mais il est
singulier entre tous — de la divine largesse : à savoir la consécration
glorieuse et digne de Dieu de cette sainte église et la translation de nos très
précieux maîtres et apôtres Denis, Rustique, Éleuthère et des autres saints sur
le patronage desquels nous nous appuyons. Nous avons donc entrepris de
consigner par écrit, pour le porter à la connaissance de nos successeurs, pour
quelle cause, selon quel ordre, avec quelle solennité et avec quelles personnes
tout cela s'est accompli, afin de rendre à la divine propitiation, selon notre
pouvoir, de dignes actions de grâces pour un si grand bienfait, et d'obtenir auprès de Dieu l'intercession
opportune de nos saints protecteurs, tant à cause de tout le soin dépensé au
service d'un tel ouvrage qu'en raison du souvenir d'une si grande solennité.
Le glorieux et fameux roi des Francs,
Dagobert, était célèbre dans l'administration de son royaume pour sa magnanimité
vraiment royale. Il était également dévoué à l'Église de Dieu. Fuyant un jour
la colère intolérable de son père Clothaire le Grand, il s'aperçut que les
images des Saints Martyrs qui reposent ici, comme des hommes vénérables, très
beaux et ornés de vêtements blancs, lui demandaient son service, mais lui
promettaient en retour de lui accorder aussitôt leur aide en paroles et en
actions ; il ordonna donc, dans un sentiment admirable, de construire la
basilique des Saints avec une munificence royale. Il y plaça une variété
étonnante de colonnes de marbre, il l'enrichit de trésors abondants d'or et
d'argent très pur d'un prix inestimable ; il fit suspendre aux parois, aux
colonnes et aux arcs, des tentures recouvertes d'or et ornées de pierres
précieuses multiples et variées, au point que cette église semblât l'emporter
sur la décoration des autres : elle resplendissait de toutes manières
d'une splendeur incomparable, elle était ornée de toutes les beautés
terrestres, elle brillait d'un éclat inappréciable ; une seule chose lui
manquait, c'était d'être aussi vaste qu'il l'eût fallu ; non qu'il eût
manqué quelque chose à la dévotion ou à la volonté de Dagobert, mais sans doute
parce qu'en ce temps-là, dans la primitive Église, aucune église n'était ou
plus grande ou égale ; c'était peut-être aussi pour que, l'église étant
plus petite, l'éclat de l'or et la splendeur souriante des pierres précieuses
fussent plus proches des yeux et répandissent dans les regards un bien-être
plus vif et plus agréable que s'ils avaient brillé de loin. Mais à cause de
cette remarquable exiguïté, la basilique eut ensuite à subir bien des
inconvénients, à mesure que croissait le nombre des fidèles qui venaient
fréquemment implorer le suffrage des Saints : il arriva souvent, aux jours
de solennité, que l'église débordait par toutes ses portes du trop-plein des
foules accourues ; non seulement ceux qui arrivaient ne pouvaient pas
entrer, mais ceux qui avaient pu entrer se voyaient expulsés par la poussée des
arrivants. On put voir quelquefois, chose étonnante, que ceux qui s'efforçaient
d'entrer pour vénérer et baiser les saintes reliques du Clou et de la Couronne
du Seigneur provoquaient l'opposition de la foule déjà entassée dans
l'église ; parmi tant de milliers de gens, personne ne pouvait plus remuer
même les pieds, et chacun, immobilisé par cette pression et comme transformé en
statue de marbre, ne pouvait plus que crier sa stupeur et que vociférer.
L'embarras des femmes était si grand et si intolérable que, dans cette mêlée
d'hommes vigoureux, elles étaient écrasées comme sous une presse, leurs faces
exsangues exprimaient l'image de la mort, elles poussaient des cris terribles
comme si elles enfantaient, et plusieurs d'entre elles, lamentablement pâles,
étaient, avec le secours de quelques hommes charitables, élevées au-dessus des
têtes des hommes, ne pouvant avancer en marchant sur le pavé ; il arrivait
aussi que beaucoup d'entre elles rendent leur dernier soupir dans le pré des
frères, au désespoir de tous. Les frères eux-mêmes, qui présentaient les
insignes de la Passion du Seigneur à ceux qui arrivaient, succombaient à leur
cohue et à leurs disputes et, ne pouvant s'échapper autrement, s'enfuirent bien
des fois avec les reliques par les fenêtres. Lorsque, dans mon enfance, je
recevais à l'école du monastère l'éducation des frères, j'entendais raconter
tout cela : j'en souffris étant jeune, alors que je n'appartenais pas
encore au monastère ; aussi, parvenu à maturité, je désirai avec ardeur y
remédier. Et lorsqu'il plut à Celui qui m'a choisi dès le sein de ma mère
d'appeler par sa grâce ma petitesse, même contre mes mérites, à diriger
l'administration de cette sainte église, ravi à la pensée de remédier, par la
seule et ineffable miséricorde du Dieu tout puissant, aux inconvénients susdits
et aidé du suffrage des Martyrs nos maîtres, nous nous sommes proposé de toute
l'affection de notre esprit de hâter l'agrandissement de ce lieu : nous ne
pouvions ni penser ni nous employer à une opportunité aussi grande, aussi
nécessaire, aussi utile, aussi honnête.
Sur la façade antérieure, du côté de
l'Aquilon, le porche étroit de l'entrée principale était de part et d'autre
rétréci par des tours jumelles qui n'étaient ni élevées ni très utiles, mais
qui menaçaient ruine. Nous commençâmes donc à travailler énergiquement dans
cette partie du bâtiment : il importait de donner à ces tours jumelées un
très robuste fondement matériel et ce fondement spirituel plus solide encore
dont il est dit : Personne ne peut poser un autre fondement que celui
qui a été posé, à savoir le Christ Jésus 4. Muni du conseil inestimable du Christ
et de son irréfragable secours, nous avons progressé dans cet œuvre si grand et
si coûteux au point que, dépensant d'abord peu, puis beaucoup et de plus en
plus, rien ne nous fit jamais défaut ; au contraire, dans l'abondance,
nous étions contraints d'avouer : Toute notre suffisance vient de Dieu 5. Une
nouvelle carrière de matériau très solide, et telle que personne n'en avait
jamais découvert de semblable en ces régions, nous servit beaucoup, par la
grâce de Dieu. Cimentiers, tailleurs de pierres, sculpteurs et autres ouvriers
habiles se succédaient en grand nombre ; grâce aux uns et aux autres, la
divinité achevait ce que nous craignions de ne pouvoir mener à bien, elle nous
manifestait sa volonté en nous réconfortant et en nous procurant d'une façon
inattendue tout ce qui était nécessaire. Je m'assurai que dans les grandes
choses comme dans les détails les ressources de Salomon n'auraient pas plus suffi
à son temple que nos ressources au nôtre, si le même auteur du même œuvre
n'avait préparé à ses serviteurs tout ce qu'il leur fallait. L'identité de
l'auteur et de l'œuvre fait la suffisance de l'ouvrier.
Dans les travaux de ce genre, il faut
d'abord avoir
souci de la convenance et de la cohérence de l'ancien et du nouvel œuvre. Où
trouverais-je des colonnes de marbre ou équivalentes à du marbre ? J'y
pensais, j'y réfléchissais, je cherchais dans les régions les plus diverses et
les plus éloignées, et je ne trouvais rien. Il ne se présentait à mon esprit
anxieux qu'une seule solution : aller à Rome ; dans le palais de
Dioclétien, en effet, et dans les autres thermes, nous avions souvent admiré
des colonnes de marbre : les faire venir par une flotte sûre à travers la
mer Méditerranée, puis à travers la mer d'Angleterre, et de là par le cours
sinueux de la Seine, les obtenir ainsi à grands frais de nos amis et même de
nos ennemis les Sarrasins, à proximité desquels il faudrait bien passer :
telle était la solution que, pendant de nombreuses années et à force de vaines
recherches, nous envisagions avec angoisse, lorsque soudain la large
munificence du Tout-Puissant condescendit à nos travaux et, à l'étonnement de
tous, nous révéla, par le mérite des Saints Martyrs, des blocs de marbres si
convenables et si excellents que nous n'en pouvions rêver de meilleurs. Aussi
avons-nous jugé important de rendre, pour un si grand remède à nos travaux, des
actions de grâces d'autant plus ferventes que la miséricorde divine avait
daigné nous apporter, contre tout espoir humain, un secours aussi opportun dans
un endroit aussi commode. En effet, le lieu de cette carrière admirable, situé
près du château de Pontoise, était à la limite de nos terres et tout proche
d'une vallée profonde creusée non par la nature, mais par l'industrie humaine ;
depuis toujours, elle offrait à ceux qui y travaillaient le prix des masses de
pierre qu'on en tirait, mais on n'en avait encore rien sorti de beau ;
nous aimions à penser qu'elle réservait le début d'une si grande utilité pour
un édifice si grand et si divin, comme des prémices pour Dieu et pour ses
Saints Martyrs. À chaque fois que de la déclivité profonde on retirait des
colonnes nouées par des cordes, nos gens et ceux des lieux voisins, tous
dévoués, nobles et manants, les tiraient, attachés par des cordes aux bras, à
la poitrine et aux épaules, faisant l'office d'animaux de trait ; à
travers la pente du milieu du camp, les divers officiers, ayant abandonné les
instruments de leurs propres fonctions, offrant leurs forces à la difficulté de
la route, venaient au secours, apportant au service de Dieu et de ses Saints
toute l'aide qu'ils pouvaient. Aussi arriva-t-il un noble miracle, digne d'être
rapporté, que nous avons appris de ceux qui en furent les témoins et que nous
avons décidé de consigner par la plume et l'encre à la louange du Tout-Puissant
et de ses Saints.
Un jour que la pluie abondante avait
laissé le ciel couvert d'une épaisse couche de ténèbres, les chariots
arrivèrent à la carrière ; mais, à cause de la pluie, ceux qui avaient
coutume d'aider au travail s'étaient absentés ce jour-là. Les bouviers les
cherchaient et se plaignaient d'être réduits à l'oisiveté et de ce que les
ouvriers, par leur retard, suspendaient les travaux ; ils crièrent tant et
si bien que quelques personnes sans force, auxquelles se joignirent des enfants
– en tout dix-sept personnes dont un prêtre, si je ne me trompe –, vinrent en
hâte à la carrière. Ils prirent l'une des cordes qui étaient là et
l'attachèrent à la colonne, mais laissèrent par terre une autre corde attachée
à un pieu. Aussi personne ne pouvait-il tirer la colonne. Alors, animé d'un
zèle pieux, le petit troupeau s'écria : « Saint Denis, aidez-nous,
s'il vous plaît, et chargez-vous vous-même du pieu qui nous manque. Si nous ne
pouvons rien, vous ne pourrez pas nous l'imputer ». Et aussitôt, d'une
poussée vigoureuse, non par eux-mêmes, ce qui eût été impossible, mais par la
volonté de Dieu et le suffrage des Saints qu’ils invoquaient, ils retirèrent
des profondeurs de la vallée cette colonne que cent quarante ou au moins cent
personnes avaient coutume d'en retirer avec peine, et ils la conduisirent en
chariot jusque sur le chantier. Le bruit se répandit dans tout le voisinage que
cette construction était agréable à Dieu puisque, pour la louange et la gloire
de son nom, il daignait aider les ouvriers par des secours extraordinaires
comme celui-là.
Un autre noble fait, digne de
mémoire, mérite d 'être rapporté et prêché avec autorité. L'œuvre était achevé
en grande partie et le plancher de l'ancien et celui du nouvel édifice étaient
réunis ; nous étions délivrés de la crainte que nous avions eue longtemps
à cause des vastes lézardes qu'il y avait dans les anciens murs ; nous
voulions, dans la joie, niveler la brisure des chapiteaux et des bases qui
portaient les colonnes. Pour trouver des poutres, nous avions consulté les
ouvriers en bois tant chez nous qu'à Paris, et ils nous avaient répondu qu'à
leur avis dans ces régions, à cause du manque de forêts, on n'en pourrait
trouver, et qu'il faudrait en faire venir de la région d'Auxerre. Ils étaient
tous d'accord en cela ; mais nous, nous étions accablé à la pensée d'un si
grand travail et du long retard qu'il ferait subir à l'œuvre ; une nuit,
au retour des matines, je me mis à penser dans mon lit que je devrais aller
moi-même parcourir les bois des environs, regarder partout et abréger ces
délais et ces travaux si je pouvais trouver des poutres. Aussitôt, laissant de
côté tous les autres soucis, je partis de grand matin avec des charpentiers et
la dimension des poutres, et je me dirigeai rapidement vers la forêt de
Rambouillet. Traversant notre terre de la vallée de Chevreuse, je fis appeler
nos sergents et ceux qui gardaient nos terres, et tous ceux qui connaissaient
bien les forêts, et, les adjurant sous la foi du serment, je leur demandai si
nous aurions des chances de trouver par là des poutres de ces dimensions. Ils
se mirent à sourire, et s'ils avaient pu, certes, ils auraient éclaté de rire,
s'étonnant de ce que nous ignorions que dans toute cette terre il n'y avait
rien de tel à trouver, surtout depuis que le châtelain de Chevreuse, Milon, qui
était notre homme et qui tenait de nous, avec un autre, la moitié de la forêt,
et qui avait longtemps soutenu des guerres avec le roi et avec Amaury de
Montfort, n'avait rien laissé intact ou en bon état, ayant lui-même construit
des tours de défense à trois étages. Quant à nous, nous rejetions tout ce que
ces gens nous disaient et, avec une confiance audacieuse, nous commençâmes à parcourir
toute la forêt ; vers la première heure, nous trouvâmes une poutre de
dimension suffisante. Que fallait-il de plus ? Jusqu'à none ou un peu plus
tôt, à travers la futaie, à travers l'épaisseur des forêts, à travers les buissons
d'épines, à l'étonnement de tous ceux qui étaient présents et qui nous
entouraient, nous désignâmes douze poutres : c'était le nombre qu'il nous
fallait ; nous les fîmes porter avec joie à la sainte basilique et placer
sur la couverture du nouvel œuvre, à la louange et à la gloire du Seigneur
Jésus qui se les était réservées, ainsi qu'à ses martyrs, ayant voulu les
protéger de la main des voleurs. Car la largesse divine, qui a décidé de tout
ménager, de tout donner « selon le poids et la mesure », ne fut ni
plus ni moins généreuse qu'il ne fallait, et il ne fut plus possible de trouver
désormais d'autres poutres.
Constamment animé par de si grands et
de si manifestes prodiges, nous nous sommes employés avec instance à
l'achèvement de l'édifice, nous demandant comment, par quelles personnes et
avec quelle solennité il serait consacré au Dieu tout-puissant. Nous finies
appel à Hugues, archevêque de Rouen et homme remarquable, et à d'autres
vénérables évêques, Eudes de Beauvais, Pierre de Senlis, pour s'en acquitter ;
et nous chantions une louange abondante au milieu d'un très grand concours de
peuple et de diverses personnes du clergé. Les évêques procédèrent d'abord à la
bénédiction de l'eau au milieu du nouveau bâtiment ; ils sortirent avec la
procession par l'oratoire Saint-Eustache à travers la place que de toute
antiquité on appelle Pannetière, parce qu'on y trouvait de tout à vendre et à
acheter ; ils revinrent d'un autre côté, par la porte d'airain qui ouvre
sur le cimetière sacré, et ils achevèrent en répandant sur le saint lieu
l'onction de l'éternelle bénédiction et du saint chrême, en consacrant et en
montrant le vrai corps et le sang du souverain pontife Jésus-Christ et en
accomplissant très dévotement tout ce qui convient au sanctuaire. Ils dédièrent
aussi l'oratoire supérieur, qui est très beau et digne d'être la demeure des
anges, qui s'élève en l'honneur de la Sainte Mère de Dieu, Marie toujours
vierge, de saint Michel archange et de tous les anges, ainsi qu'en souvenir de
saint Romain, qui repose là, et en souvenir de nombreux saints dont les noms
s'y trouvent inscrits ; ils dédièrent l'oratoire inférieur qui, du côté
droit, s'élève en l'honneur de saint Barthélemy et de beaucoup d'autres saints,
ainsi que l'oratoire de gauche, où repose saint Hippolyte, et qui s'élève en
l'honneur de ce saint, des saints Laurent, Sixte, Félicissimus, Agapit et de
beaucoup d'autres. Quant à nous, désirant de tout notre cœur participer à
l'abondante bénédiction que Dieu accordait aux efforts que nous avions dépensés,
nous offrîmes par manière de dot, comme on a coutume de le faire, pour les
dépenses des luminaires restaurés, une place voisine du cimetière, près de
l'église Saint-Michel, que nous avions achetée quatre-vingts livres à Guillaume de
Cormeilles, et nous l'attribuâmes à ces oratoires afin qu'ils en aient le
revenu à perpétuité. Cette date sera attestée fermement et en toute vérité tant
que l'or n'aura pas été obscurci sur lequel nous avons fait graver cette
épitaphe au dessus de la porte, à l'honneur de Dieu et de ses Saints :
L'année
mille cent quarante
Était l'année du Verbe quand ce lieu fut sacré.
Était l'année du Verbe quand ce lieu fut sacré.
Donc, après cette consécration qui
fut célébrée par la bienveillance de Dieu sur la partie antérieure de
l'oratoire Saint-Romain, notre dévotion s'animait à la pensée que ses desseins
prospéraient ; en même temps, le spectacle de l'exiguïté qui, depuis si
longtemps, opprimait les pèlerins des Saints d'une façon si intolérable fit
aboutir nos vœux : tandis que nous nous occupions de l'œuvre ci-dessus
raconté, différant les travaux des tours de la partie supérieure, nous nous
efforcions aussi d'agrandir l'église mère, au prix de tous les travaux et de
toutes les dépenses qui étaient en notre pouvoir ; nous le faisions en
action de grâces de ce que la bonté divine avait réservé cet ouvrage au si
modeste successeur de tant de rois et de nobles abbés, et nous voulions le
faire de la façon la plus convenable et la plus glorieuse qu'on pût
raisonnablement souhaiter. Ayant donc pris conseil de nos frères dévoués dont le
cœur était ardent alors que Jésus leur parlait en chemin, sur l'inspiration de
Dieu, nous décidâmes, après mûre délibération, de nous employer à ennoblir ce
lieu par la beauté de la longueur et de la largeur, en souvenir de cette
vénérable consécration de l'église dont les écrits font foi, lors de laquelle
le Christ y appliquant ses propres mains fit lui-même la dédicace ; nous
devions aux pierres elles-mêmes, comme à autant de reliques de ce miracle, de
commencer cette restauration que la nécessité exigeait de son côté. Il fut donc
décidé de déplacer la voûte qui était inférieure à celle, plus élevée, qui
couvrait l'abside où sont conservés les corps de nos saints Maîtres, et de
l'élever jusqu'au niveau de la crypte qu'elle prolongeait : de la sorte,
la même crypte offrirait son niveau supérieur comme pavé à ceux qui y
arriveraient de part et d'autre, et, à sa partie la plus élevée, les
reliquaires ornés d'or et de pierres précieuses s'imposeraient aux regards des
arrivants. On s'efforça aussi avec sagacité d'égaliser, à l'aide d'instruments
géométriques et arithmétiques, le niveau de l'ancienne église et celui de la
nouvelle en superposant des colonnes supérieures et des arcs médians à ceux qui
servaient de fondements à la crypte ; il fallait également adapter les
proportions des ailes nouvelles à celles de ce qui existait déjà, à l'exception
de cette avancée qui fait le tour des oratoires et qui brillerait tout entière
de la lumière des verrières sacrées qui répandaient dans l'intérieur une
lumière admirable et continue.
Selon un sage conseil dicté par le
Saint Esprit dont l'onction nous apprend tout, on précisa avec ordre ce que
nous nous proposions de réaliser ; on convoqua à cet effet une assemblée d'hommes illustres, évêques et
abbés ; on s'assura aussi de la présence du sérénissime seigneur et roi de
France, Louis, et la veille des ides de juillet, un dimanche, on ordonna une
procession rehaussée par la beauté des ornements et par la célébrité des
personnes. Bien plus, les évêques et les abbés portaient en leurs mains les
insignes de la passion du Seigneur, à savoir le clou et la couronne du
Seigneur, et le bras du saint vieillard Siméon et les autres reliques de nos
patrons, et tous nous descendîmes dévotement et humblement dans les lieux
creusés pour recevoir les fondations. Puis ayant invoqué la consolation du
Saint-Esprit Paraclet afin qu'un heureux achèvement terminât l'heureux
commencement de la maison de Dieu, les évêques eux-mêmes confectionnèrent du
ciment avec de l'eau qu'ils avaient bénite pour la récente dédicace qui avait
eu lieu le V des ides de juin ; ils imposèrent les premières pierres et,
offrant un hymne à Dieu, chantèrent le psaume Fundamenta ejus 7 jusqu'à la fin. Le
sérénissime roi lui-même daigna descendre jusqu'en ces profondeurs et imposa
une pierre de ses propres mains, ainsi que nous et beaucoup d'autres abbés et
d'autres personnes religieuses ; certains même déposèrent des pierres précieuses
pour l'amour et la révérence de Jésus-Christ, en chantant : Tous ses
murs sont de pierre précieuse 8.
Quant à nous, réjouis par la pose aussi solennelle d'un si saint
fondement, nous étions soucieux de mener l'œuvre à bien à travers les
vicissitudes du temps ; craignant la diminution des personnes et que mes
propres forces ne vinssent à défaillir, persuadé par le conseil unanime de nos
frères et avec l'assentiment du seigneur roi, nous assignâmes à ces travaux un
revenu annuel de cent cinquante livres prélevées sur le tronc, c'est-à-dire
provenant des oblations de l'autel et des reliques, à savoir cent livres au
moment de la foire du Lendit et cinquante en la fête de saint Denis ;
outre cela, cinquante livres du revenu de notre propriété située en Beauce, qui
s'appelle Villaine, qui était autrefois inculte, mais qui, avec l'aide de Dieu,
fut mise en culture par nos soins et qui rapporte chaque année quatre-vingts ou
cent livres ; et si ces revenus, par suite de quelque infortune, venaient
à manquer, une autre propriété de Beauce, dont nous avons doublé ou triplé le
revenu, y suppléerait. Ces deux cents livres, outre ce qui sera apporté au
tronc du sanctuaire par la dévotion des fidèles et tout ce qui sera offert à
cet effet, nous avons décidé que tout cela continuerait d'être appliqué à cet
ouvrage jusqu'à ce que tous les édifices antérieurs et supérieurs avec leurs
tours soient totalement et honorablement achevés.
Nous nous sommes donc attaché pendant
trois ans, hiver comme été, à achever cet œuvre à grands frais et à grands
renforts d'ouvriers, afin de ne pas mériter ce reproche :
Tes yeux ont vu
mon ouvrage
inachevé. 9
Avec la coopération de Dieu, le
travail progressait ; à l'instar des choses divines, « la montagne de
Sion, du côté de l'Aquilon, la cité du grand roi au milieu de laquelle Dieu
réside inébranlable, était fondée pour la joie de toute la terre »10 ;
ému de l'aiguillon de nos péchés nous offrions l'holocauste odoriférant de la
pénitence, priant Dieu de daigner apaiser sa juste colère et nous être propice.
Au milieu, douze colonnes représentaient le nombre des Apôtres ; douze
autres colonnes secondaires leur correspondaient, figurant les douze
Prophètes : toutes ces colonnes soutenaient l'édifice à une hauteur
considérable, selon que le veut l'Apôtre lorsqu'il nous édifie spirituellement
en disant :
Vous n'êtes plus des hôtes et des
étrangers, mais vous êtes les concitoyens des saints et vous êtes de la maison
de Dieu ; vous êtes édifiés sur le fondement des Apôtres et des Prophètes,
et la suprême pierre angulaire, c'est le Christ Jésus qui a réuni les deux murs
en qui tout édifice, spirituel ou matériel, grandit pour devenir un temple
saint au Seigneur. 11
En qui aussi, nous autres, nous
apprenons à nous édifier spirituellement pour devenir les habitacles du
Seigneur, et ceci d'autant plus que nous voulons lui construire une demeure
matérielle plus élevée et plus digne.
Entre temps, nous nous préoccupions
beaucoup de la translation de nos saints maîtres les Martyrs et de tous les
Saints qui étaient dispersés dans l'Église et à qui on rendait honneur en
divers oratoires ; nous voulions faire orner, par manière de vœu, leurs
sacrés reliquaires, et spécialement ceux des maîtres, et les faire transférer
en un endroit d'où ils s'offriraient le mieux possible aux regards des
arrivants. Nous entreprîmes donc de réaliser ce dessein, avec la coopération de
Dieu, en faisant appel à l'art délicat des orfèvres et en rassemblant une
provision d'or et de pierres précieuses. À l'extérieur, il fallait étaler une
noble ornementation ; à l'intérieur, il fallait veiller à ce que les
parois fussent solides ; pour l'extérieur, nous préparâmes donc de minces
plaques de cuivre doré qui devaient recevoir les pierres ; mais cela n'était
pas encore assez digne. La magnificence de tels Pères, dont nous éprouvons les
bienfaits, exige en effet que nous entourions de matières de grand prix les
cendres sacrées de ceux dont les esprits brillent comme le soleil en présence
de Dieu et dont nous autres, misérables, implorons et ressentons le
patronage : il y faut de l'or fin, des hyacinthes, des smaragdes et d'autres
gemmes. Nous décidâmes d'abord de faire ériger un autel devant les corps des
Saints, où il n'y en avait pas ; ainsi les souverains pontifes et les
autres grands personnages qui voudraient, pour obtenir leurs
suffrages, s'offrir eux-mêmes en holocauste
d'agréable odeur pourraient offrir à Dieu des sacrifices acceptables et qui
nous soient profitables. Il fallait pour cela une table dorée, et nous n'en
possédions qu'une trop petite ; mais une telle profusion d'or et de
pierres précieuses, comme on n'en trouve à peine chez les rois eux-mêmes, nous arriva d'une
manière si inattendue que les Martyrs eux-mêmes, certainement, nous la procurèrent,
comme s'ils nous disaient en personne : « Que vous le vouliez ou non,
nous, nous voulons cette table parfaite ». De nous-mêmes, nous n'aurions
jamais pu ni oser réaliser un autel aussi admirable et aussi précieux tant par
la valeur des matières que par celle du travail. Il n'est pas jusqu'aux
pontifes, qui portent des anneaux pontificaux en signe de leur dignité, qui
n'aient tenu à se défaire des pierres précieuses qui ornaient leurs anneaux
pour les déposer sur cet autel ; beaucoup de prélats éloignés ou absents,
incités par l'amour des saints Martyrs, envoyèrent leurs anneaux d'au-delà des
mers. L'illustre roi en nous donnant des smaragdes lumineux et taillés à
facettes, le comte Théobaldien en nous donnant des hyacinthes, des rubis, les
princes et les grands des lieux environnants en nous offrant des pierres
précieuses en abondance, tous nous invitaient à achever cet œuvre à la gloire
de Dieu. En outre, de toutes les régions de la terre, ou peu s'en fallait, on
nous proposait des gemmes à acheter, et comme, Dieu aidant, on nous offrait
aussi l'argent nécessaire pour les acquérir, nous n'aurions pas osé nous y
refuser sans une grande honte et sans offense pour les Saints. En cette
occasion comme en tant d'autres, nous avons pu expérimenter cette loi :
quand la volonté entreprend une bonne œuvre, le secours de Dieu donne de
l'accomplir. Quant à cet ornement offert par la dévotion de tant de si grands
protecteurs, si quel qu'un osait jamais soit l'emporter avec une audace
téméraire, soit le détériorer sciemment, il mériterait certainement la colère
de saint Denis et le glaive du Saint-Esprit.
Voici un incident que nous estimons
ne pas devoir passer sous silence. Au moment où l'on poursuivait
l'agrandissement de la nouvelle église en y posant les chapiteaux et les arcs
supérieurs, on était parvenu au sommet de l'édifice ; mais les arcs principaux
ne s'accordaient pas encore assez exactement à la hauteur des voûtes ; or
il s'éleva soudain une tempête terrible et presque intolérable : les
nuages s'accumulaient, une pluie torrentielle se répandait à flots, un vent
violent s'élevait de toutes parts, tant et si bien que furent ébranlées non
seulement de solides maisons, mais même des tours de pierre et des tours à
étages en bois. Au cours de cette tempête, un jour que, pour l'anniversaire du
glorieux roi Dagobert, le vénérable évêque de Chartres, Geoffroy, célébrait
solennellement à l'autel principal, en présence du convent, une messe d'action
de grâces pour le repos de l'âme de Dagobert, le souffle des vents contraires
poussait en sens divers les arcs qui n'étaient encore soutenus par aucun
échafaudage et que rien ne pouvait retenir ; les arcs tremblaient d'une
façon misérable et, portés par le vent de côté et d'autre, ils menaçaient de
tomber soudainement en ruine, ce qui eût été grave comme la peste. Voyant la
poussée qui s'exerçait ainsi sur eux, l'évêque en était effrayé ; plus
d'une fois il étendit la main de ce côté pour bénir ; il brandissait aussi
dans cette direction la
main du saint vieillard Siméon ; il apparut ainsi que ce n'était nullement
à cause de sa propre stabilité, mais à cause de la bonté divine et par le
mérite des Saints que l'édifice avait évité de s'écrouler : alors que les
menaces de ruine avaient été graves même pour les parties les plus solides du
bâtiment, les arcs nouveaux et inachevés titubèrent sous la tempête sans aucun
dommage.
Il arriva aussi peu de temps après un
autre fait digne de mémoire, et ce ne fut pas un effet du hasard comme le
croient ceux qui pensent que
Le
sort erre sans but et livre tout à ses caprices ;
Les choses mortelles sont le jouet du hasard. 12
Les choses mortelles sont le jouet du hasard. 12
Mais ce fut par l'effet de cette
largesse divine qui pourvoit de tout abondamment, dans les grandes comme dans
les petites choses, en faveur de ceux qui espèrent en elle et qui procure tout
ce qu'elle sait devoir nous être utile. Un jour, nous nous entretenions avec
nos amis, nos serviteurs et nos fermiers, du festin qu'il faudrait préparer
bientôt pour le jour de la dédicace solennelle ; malgré la difficulté des
temps – c'était au mois de juin et presque toutes les victuailles coûtaient
cher – nous étions approvisionnés en tout ; une seule chose nous
peinait : à cause d'une épidémie qui, cette année-là, avait gravement
atteint tous les troupeaux, il nous fallait aller chercher de la viande de
mouton dans la région d'Orléans et jusqu'en Bourgogne. J'avais prescrit de
donner sur-le-champ mille sous ou ce qui serait nécessaire à ceux qui devaient
y partir pour qu'ils revinssent sans tarder, puisqu'ils se mettaient en route
en retard ; or le lendemain matin, au moment où, comme de coutume, nous
sortions en hâte de notre cellule pour aller célébrer le Saint-Sacrifice, voici
qu'un moine qui faisait partie de nos frères blancs me ramena malgré moi dans
ma chambre : « Nous avons appris, mon Père, me dit-il, que pour le
jour prochain de la dédicace solennelle vous manquez de viande de mouton ;
voici que j'amène à votre paternité un nombreux troupeau de moutons envoyé par
nos frères : retenez-en ce qu'il vous plaira et renvoyez-nous le
reste ». En entendant cet homme, nous lui donnâmes l'ordre de nous
attendre après la messe, et en sa présence, la messe finie, nous annonçâmes à
nos frères ce qu'il nous offrait : et tous attribuaient à la largesse
divine le fait que justement ce qui nous manquait nous était ainsi procuré
inopinément, juste à temps pour éviter encore à nos frères un déplacement long
et fatigant.
Il était urgent, désormais, de
procéder à la consécration de la nouvelle église : l'achèvement laborieux
de l’œuvre y incitait autant que notre dévotion si longtemps tenue en attente
et soupirant après ce jour. Nous tenions beaucoup à rendre très solennelle, en
même temps que la dédicace ; la translation des reliques de nos maîtres
les Saints : cette cérémonie serait pour nous une occasion de rendre
grâces, et ce serait le fruit et le couronnement de tous nos labeurs. Avec la
faveur bienveillante de la majesté royale du sérénissime roi des Francs, Louis,
lequel désirait ardemment voir les saints Martyrs ses protecteurs, la date fut
fixée au deuxième dimanche de juin c'est-à-dire le troisième jour des ides, en
la fête de l'apôtre Barnabé.
Des lettres d'invitation furent
portées par des courriers et des envoyés spéciaux à travers presque toutes les
régions de la Gaule ; de la part des Saints et en souvenir de leur
apostolat auprès de nos ancêtres, nous sollicitions les archevêques et les
évêques d'assister à la solennité. Nous les aurions reçus tous, si cela avait
été possible. Le roi Louis en personne, son épouse la reine Aanor, sa mère et
les grands du royaume arrivèrent l'avant-veille. Les chefs, les nobles, les gens
de troupe ne se pouvaient compter. Quant aux archevêques et évêques assistants,
voici leurs noms : Samson, archevêque de Reims ; Hugues, archevêque
de Rouen ; Hugues, archevêque de Sens ; Théobald, archevêque de
Cantorbéry ; Geoffroy, évêque de Chartres ; Joscelin, évêque de
Soissons ; Simon, évêque de Noyon ; Élie, évêque d'Orléans ;
Eudes, évêque de Beauvais ; Hugues, évêque d'Auxerre ; Alvise, évêque
d'Arras ; Gui, évêque de Châlons ; Alger, évêque de Coutances ;
Rotrou, évêque d'Évreux ; Milon, évêque de Thérouanne ; Manasses,
évêque de Meaux ; Pierre, évêque de Senlis. Tous ceux-là étaient venus à
un spectacle aussi noble pour y représenter leurs églises en leurs personnes
éminentes ; leur tenue extérieure exprima leur dévotion intérieure. La
veille, c'est-à-dire le samedi, nous fîmes monter les saintes reliques à
l'extérieur, nous avions ordonné de les exhiber sans réserve ; et les
ayant fait enlever de leurs oratoires respectifs, nous les fîmes placer à la
sortie du chœur sur des chars et de riches tentures, comme c'était la coutume.
Dans l'attente d'une si grande joie, nous avions préparé les instruments de la
consécration en tel nombre qu'une aussi nombreuse procession pût rapidement
asperger d'eau lustrale les parois intérieures et extérieures. Nous avions
demandé au glorieux et très humble roi de France, Louis, de faire écarter, par
les soins des grands et des nobles, la foule qui, en se pressant autour d'elle,
retarderait la procession : il répondit qu'il le ferait volontiers tant
par lui-même que par ses gens.
Nous passâmes donc toute la nuit en
prières : aux vêpres succédèrent les matines qui furent célébrées à la
louange de Dieu ; nous implorions Notre-Seigneur Jésus-Christ qui s'était
fait propitiation pour nos péchés, afin que pour son honneur et pour l'amour de
ses Saints il daignât dans sa miséricorde, visiter le saint lieu et assister
aux fonctions sacrées non seulement par sa puissance, mais par sa présence personnelle.
De grand matin, les archevêques et les évêques arrivèrent de leurs logis
respectifs, ainsi que les archidiacres, les abbés et les autres personnalités,
et se dirigèrent vers l'église en ordre épiscopal ; ils vinrent se placer
près du tonneau des eaux lustrales qui étaient préparées pour la consécration
entre le tombeau des saints Martyrs et l'autel du Saint-Sauveur ; tout cela s'accomplissait dans
le plus grand recueillement et avec beaucoup d'ordre. On eût pu voir – et ceux
qui étaient là purent voir, non sans dévotion – cette belle théorie de nombreux
pontifes vêtus de blanc, ornés de mitres pontificales en orfroi cerclées de
franges d'or, tenant en mains leurs crosses, entourer le tonneau, invoquer le
Seigneur pour les exorcismes ; ces hommes illustres et admirables célébraient
les noces de l'éternel Époux avec tant de piété qu'on eût dit un chœur céleste
plutôt qu'une assemblée terrestre ; ils accomplissaient une fonction plus
divine qu'humaine, c'est ce qui dut paraître au roi comme à son entourage. Le
peuple s'agitait au dehors avec une impétuosité intolérable, tant il était
nombreux ; et lorsque le chœur des évêques projetait vigoureusement avec
de l'hysope de l'eau bénite sur les parois extérieures de l'église, le roi
lui-même et ses gardes contenaient la poussée tumultueuse de la foule et
protégeaient à coups de verges et de bâtons les prélats qui rentraient par les
portes.
Quand les mystères de la sainte
consécration eurent été accomplis comme de coutume, on en vint à la déposition
des saintes reliques : on se dirigea donc vers les anciens et vénérables
tombeaux de nos maîtres les Saints, qui n'avaient pas encore été déplacés. Les
pontifes et le roi se prosternèrent ainsi que nous tous, dans la mesure où
l'exiguïté du lieu le permettait ; par la porte ouverte, on contempla les
vénérables reliquaires fabriqués par le roi Dagobert et dans lesquels étaient
contenus les corps très saints et chers à Dieu ; tous pleuraient et
psalmodiaient avec une joie inestimable, tous contemplaient un roi aussi dévot
et aussi humble : « Va, semblaient-ils lui dire, et de tes propres
mains aide-nous à porter notre maître et apôtre et notre protecteur, afin que
nous vénérions ses cendres sacrées, que nous embrassions les saintes urnes et
que toute notre vie nous puissions nous féliciter de les avoir reçues entre nos
mains, de les avoir tenues. Car ces hommes sont les saints qui, pour rendre
témoignage à Dieu, ont livré leurs corps ; qui pour notre salut, brûlant
du feu de la charité, ont quitté leur pays, leurs familles ; qui, avec une
autorité apostolique, ont prêché à travers toute la Gaule la foi de
Jésus-Christ ; qui pour lui ont combattu vigoureusement ; qui, nus,
ont maté les verges ; qui, liés, ont dompté les bêtes féroces et
affamées ; qui ont supporté sains et saufs l'écartèlement, le supplice du
feu, et qui enfin ont supporté heureusement d'être décapités à coups de haches
insensées. Roi très chrétien, accueillons celui qui nous a accueillis, saint
Denis, et demandons-lui en suppliant qu'il prie Celui dont les promesses sont
fidèles : la dévotion et la bonté que vous avez sont sûres d'obtenir tout
ce que vous demanderez ». Aussitôt, les épaules se meuvent, les bras se
lèvent et tant de mains se tendent que la main royale elle-même n'aurait pas pu
atteindre les reliquaires. Aussi le roi se jetant dans la mêlée, prenant
lui-même la litière d'argent du patron principal de la main des évêques et,
semble-t-il, de la main de l'archevêque de Reims, des évêques de Sens, de
Chartres et d'autres encore, sortit en tête du cortège en la portant avec
autant de dévotion que de dignité. Spectacle admirable ! Jamais personne
ne put voir une procession comparable, si ce n'est celle de l'armée céleste qui
était venue lors de l'antique dédicace ; sur des tentures et des chapes,
portés sur les épaules et le cou des évêques, des comtes, des barons, les corps
des saints martyrs et confesseurs venaient au devant de saint Denis et de ses
compagnons à la porte d'airain ; ils passèrent par le cloître avec des
candélabres, des croix et d'autres ornements de fête, au chant des cantiques et
des hymnes ; ces prélats et ces nobles portaient leurs maîtres avec une
grande familiarité, et ils pleuraient de joie. Jamais plus ils n'ont pu se
sentir soulevés par une telle joie.
Revenant donc à l'église et accédant
par les degrés à l'autel supérieur qui était destiné au repos des saints, on
déposa les reliques sur l'antique autel ; il s'agissait maintenant de
consacrer le nouvel autel principal de leur nouveau tombeau ; nous en
avions chargé l'archevêque de Reims, Samson. Il s'agissait aussi de consacrer
dignement et solennellement d'autres autels au nombre de vingt : celui du
milieu, dédié au Sauveur, au chœur des Anges et à la sainte Croix, fut consacré
par l'archevêque de Cantorbéry, Théobald ; celui de la bienheureuse et toujours
vierge Marie par Monseigneur Hugues, archevêque de Rouen ; celui de saint
Pérégrin par Monseigneur l'évêque d'Auxerre, Hugues ; celui de saint
Eustache par Monseigneur Werdon, évêque de Châlons ; celui de saint
Osmanne par Monseigneur l'évêque de Senlis, Pierre ; celui de saint
Innocent par Monseigneur Simon, évêque de Noyon ; celui de saint Cucuphat
par Monseigneur Alvise, évêque d'Arras ; celui de saint Eugène par Monseigneur
Alger, évêque de Coutances ; celui de saint Hilaire par Monseigneur Rotrou,
évêque d'Évreux ; celui de saint Jean-Baptiste et de saint Jean
l'évangéliste par Monseigneur Nicolas, évêque de Cambrai. Dans la crypte inférieure,
l'autel majeur dédié à l'honneur de la sainte mère de Dieu toujours Vierge,
Marie, fut consacré par Monseigneur Geoffroy, archevêque de Bordeaux. À droite,
l'autel de saint Christophe, martyr, fut consacré par Monseigneur Élie, évêque d’Orléans ;
celui de saint Étienne, premier martyr, par Monseigneur Geoffroy, évêque de
Chartres ; celui de saint Edmond, roi, par Monseigneur Werdon, archevêque
de Sens ; celui de saint Bella, par Monseigneur Joscelin, évêque de
Soissons. À gauche, celui des saints Sixte, Felicissimus et Agapil par
Monseigneur Milon, évêque de Thérouanne ; celui de saint Barnabé, apôtre,
par Monseigneur Manasses, évêque de Meaux, de même que celui de saint Georges,
martyr, et celui de sainte Gauburge, vierge ; celui de Luc, évangéliste,
fut, consacré par Monseigneur Eudes, évêque de Beauvais. Tous ces prélats, si
proches les uns des autres et cependant si divers, accomplissaient le rite de
la consécration et la célébration de la messe avec tant de festivité, de
solennité, de concorde et de joie, dans l'église supérieure et dans la crypte, que
leur accord et l'agréable mélodie de leur cohérente harmonie faisaient penser à un chœur
angélique, non humain. Tous, par le cœur et la voix, y joignaient leurs
acclamations :
Bénie
soit la gloire du Seigneur en son temple ! Béni, loué et glorifié soit
votre nom, Seigneur Jésus-Christ, vous que Dieu le Père a oint d'une huile
d'exultation de préférence à tous ! Par la sacramentelle onction du très
saint chrême, par la réception de la très sainte eucharistie, vous unissez les
choses matérielles aux immatérielles, les choses corporelles aux spirituelles,
les choses humaines à celles qui sont divines : réformez-les toutes par
vos saints sacrements, purifiez-les et ramenez-les à leur principe. Par toutes
ces bénédictions visibles, vous opérez une restauration invisible, et vous
transformez même d'une façon admirable le royaume d'ici-bas en un royaume
céleste ; quand vous remettrez à Dieu le Père votre royaume, que votre
toute-puissance et votre miséricorde fassent de nous et des créatures
angéliques, du ciel et de la terre, une seule cité, vous qui, étant Dieu, vivez
et régnez dans tous les siècles des siècles.
Amen.
Suger, Comment fut construit
Saint-Denis
1. Luc XXI, 19.
2. Psaume CXLIV,
9.
3. Luc XVII, 18.
4. I Corinthiens
III, 11.
5. II Corinthiens III, 5.
6. Sagesse XI, 21.
7. Psaume LXXXVI.
8. Antienne des Laudes de l'Office de
la Dédicace des églises.
9. Psaume CXXXVIII, 16.
10. Cf.
Psaume XLVII, 3.
11. Éphésiens II, 19.
12. Lucain,
Pharsale, II, 12-13.