lundi 29 mai 2017

En chantant... Patrice de La Tour du Pin, Les sept jours de la Genèse

Que les plus claires laisses de bonheur
Se séparent du temps et de la marche de la mer
Et tournent sur elles-mêmes !
Sur le ciel, où les amours, les violences
Obscures, les éclairs d'eau, réfléchis
S'enfoncent loin derrière en mon absence,
Se prolongent peut-être dans ma nuit
De l'avenir, où lentement j'avance
Prédestiné jusqu'au dernier silence,
Je vois trois veines se chevauchant
Se retourner en trois cercles immenses,
Comme des nébuleuses se lovant,
Former les vraies lumineuses présences.
Qu'elles soient des îles de clarté,
Les tout premiers corps prélevés hors du temps,
Et pour les vagues qui déposent, des aimants.
Ô lieux enfin trouvés dans une mer fuyante,
Îles des plus parfaits, des plus secrets bonheurs
Qui frissonnez de vos trois aubes hésitantes,
États de grâce encore inconnus, que le cœur
A saisis, séparés des lueurs de surface,
De ce fourmillement sans éternel qui passe
Et qu'une âme abandonne au temps sans en mourir.
Soyez de beaux aimants où les vagues déposent
Les parcelles venues des fonds, pour agrandir
Ce fondement d'amour qu'un univers suppose.
Qu'elles expriment l'air qui doit les couvrir !
Qu'elles s'étendent lentement
Et prennent leur forme de leur propre ferment !
Sachant si peu de la clarté du fond des êtres,
Je ne les surpris pas entre mes souvenirs,
Mais à les voir gagner sur l'ombre et s'agrandir,
Un autre instant d'amour a pu les reconnaître
Et sans presser, sans les forcer, sans les saisir,
Les laissant exhaler l'air où tout pourra naître,
La nébulosité chaude et dorée peut-être
Qui monte des vivants au-dessus des désirs,
Les protège des vents, des choses éphémères,
Je sentis lentement me prendre la première
D'un enthousiasme vierge et noir, bouleversant,
La seconde plus loin, de son ravissement,
Vierge, mais souverain ; et plus loin la dernière
De la plus vierge adoration dans la lumière.
Qu'elles soient pressées jusqu'aux semences encloses !
Jaillissent les vies qui ne se détachent pas !
Que leur nature fasse sa flore !
Alors l'Amour battit doucement dans ces îles...
Il naissait au-dessus de ces trois germes de bonheur,
Des pousses sensuelles, vert pâle et fragiles,
Tout un miraculeux avril intérieur.
Et je planais sur lui comme un milan royal,
Criant et recriant : Naissent les vies montantes !
Sur les limons encore ondulants, sur les pentes
Spongieuses, crevaient des nids de perce-neige ;
Et dans l'aspiration du soleil matinal,
Sous le vent clabaudeur qui tourne entre les tiges,
La joie d'avoir une ombre et de la voir tourner,
L'explosion en fleurs, la splendeur pour chacune
D'être d'une beauté, d'un halo qui parfume,
Et quand passe le vent de mer de s'incliner
Un peu, de remonter vers le ciel diaphane
Et d'épuiser en lui le bleu des gentianes,
Le blanc plat des grandes achillées, le blond rose
Des reines-des-prés, et tous les ors...
Qu'elles soient pressées encore avec plus de violence !
Jaillissent les vies qui se détachent d'elles !
Que leur nature fasse sa faune allant d'une île à l'autre !
Alors l'Amour battit de toutes ses forces,
Le matin de ce monde allait passer aux corps,
Les sèves enfouies déborder des écorces...
Genèse ! Genèse ! toutes les voix nouvelles
Montant de la chaleur nourricière s'appellent
Et le premier concert presqu'étouffé... Alors
Dans les poches de joncs les nids se découvrirent
Des grêles échassiers ; alors de leurs repaires
Dans la rosée, de petits fauves se risquèrent
Vers le jour ; et tout chantait dans un grand rire
Émerveillé ; d'une crête à l'autre crête,
Des chèvres sauvages se hélaient, des paquets
D'alouettes de mer se ruaient sur les sables,
Et tout cela disait et redisait la splendeur
D'être et de bondir au soleil jeune ; il tournait
Très haut déjà dans l'air des milans admirables,
Leur ombre éclaboussée de milliers de nageoires,
Mais ils montaient toujours dans la grande paix blanche,
Laissant dessous la terre éblouie de porter
Le bleu de paradis des mésanges,
L'or pâle des pluviers et l'or roux des renards,
Et l'or tourbillonnant des guêpes...

Que ces corps lèvent leurs visages,
Et dans certains regards je mettrai mon image
Pour que ma création aille jusqu'où je vais !
Levez au ciel vos yeux naïfs, faites silence,
La partie que je mène est presque consommée,
Tous ceux que j'ai choisis sont de ma vraie naissance,
Soyez graves, ô vous qui devez m'animer !
Le reste peut vagabonder dans l'innocence.
Enfants de mes trois îles originelles,
Des seuls plaisirs à peu près purs que j'aie trouvés,
Je vous engendre tous enfin :
PARADISIERS
Avec vos ailes et si peu de coupant d'ailes
Et mon besoin de plénitude de clarté...
Mes
CHANTEURS... que vos voix soient timides et frêles,
Vous porterez pour moi ma passion de chanter...
Et mes enfants
SAUVAGES où je reconnais,
Si pur est le trembler d'une race mortelle,
Mon refus de la terre et mon ivresse d'elle,
La gloire et le frisson des êtres condamnés.
Vous êtes des trois hymnes du fond de moi-même,
Ne vous égarez pas, je dois vous expirer.
Vous recevrez de moi cette chance suprême
Que je n'ai pas connue : tant que je le pourrai,
Je ne livrerai pas vos vocations profondes
Au temps qui mûrit mal les sens d'éternité.
J'aurais pu tout entier me mettre dans ce monde,
Incarner mon visage au-dessus d'un reflet,
Raconter ma naissance en moi comme une aurore,
Mentir pour mon honneur... tant que je le pourrai !
Soyez donc les enfants de cette terre encore
D'enfance... et portez-la, portez-la bien,
Et non pas comme nous qui perdîmes la nôtre ;
Je ne peux pas vous donner plus : je n'ai rien d'autre...
Je vous confie ma création d'amour qui vient
De plus haut...

Qu'ils ordonnent cet univers,
Qu'ils découvrent et perpétuent la Genèse
Pour que toute chose s'exprime hors du temps !
Je vous promets le chant, la voix d'homme qui chante,
Tous mes instincts à prendre et à réincarner,
À porter au-dessus de la danse vivante
Que je sens battre en moi et ne peux exprimer,
— Que je ne peux danser, trop subtile peut-être,
Trop vive pour mon corps et d'un rythme inconnu,
Mais vous naissez des mouvements qui s'enchevêtrent,
Tous les ferments, les boursouflures, les tempêtes
Me feront bien un cœur avec son sens perdu...
Je vous promets des jeux, les trois plus grands du monde,
À comprendre d'abord, et peut-être à gagner,
À pousser si avant dans leurs règles profondes
Que vous en resterez pour toujours prisonniers.
Ah ! la terreur me défigure, vous rend blêmes !
Mais que sera-ce au bout du Jeu de l'Homme devant lui-même
Quand vous reconnaîtrez la touche du néant
Sur tout ce que la joie et l'espérance fondent
— Si je ne suis qu'un perpétuel éclatement !
Et que sera-ce au bout du Jeu de l'Homme devant le Monde,
Dans ce vide étranger, cet autre insaisissable
Que parcourent des temps, des nuits de création
Dont on ne peut saisir que l'évaporation
La brusque fin dans la seule zone habitable
Pour nous de l'Univers...
Et que sera-ce au bout du Jeu de l'Homme devant Dieu ?
Petits contemplatifs, rendez ce qui déborde,
Allez dans le concert où la Grâce s'accorde
Et cet hiver extrême, où seul le Creux
Demeure...
                       Alors j'aurai vécu mon existence,
Si naïve est ma foi, ne perdez pas confiance.
Vous aurez d'autres jeux à courir, les plus libres,
Comme ceux des amours d'enfants et des dauphins,
Toutes les tragédies, tous les mythes possibles
Que rencontre un adolescent sur son destin
— Et celui d'épuiser les choses et les rêves,
De mêler sa croissance aux croissances des sèves,
De prendre dans sa voix les musiques du ciel
Et de la terre — et gagner pas à pas le mystère
D'être homme, l'honneur d'être homme...
                                                                                et l'Éternel...


Patrice de La Tour du Pin, in Petite somme de poésie