samedi 20 mai 2017

En contemplant... Éloi Leclerc, Le silence de Jeanne Jugan


Cet étrange secret, dans lequel Dieu s'est retiré...
Blaise Pascal, Lettre à Charlotte de Roannez
Ce qui est exceptionnel dans la vie de Jeanne Jugan, ce n'est pas sa longue mise à l'ombre, ce rejet officiel qui la condamnait à la solitude, à l'inaction et à l'oubli. C'est là un fait trop fréquent et presque banal dans les allées du pouvoir. Et dans la vie de toute société. Jeanne ne fut ni la première ni la dernière à connaître un tel sort. Le ciel du pouvoir ne tolère qu'un seul soleil. Tout autre foyer de lumière qui peut porter atteinte à l'éclat de cet unique soleil doit être éloigné et mis sous le boisseau. Il n'y a pas que le désert à être monothéiste. Le pouvoir aussi. Il ne connaît qu'un seul dieu. Et, s'il le faut, il crée lui-même le désert autour de lui 1.
Ce qui est exceptionnel, chez Jeanne, c'est tout d'abord la qualité de sa souffrance. Elle ne souffre pas d'être dépossédée, rejetée, oubliée. Elle souffre de ne plus pouvoir approcher les pauvres gens et leur témoigner librement son amour. Elle souffre de ne plus pouvoir se dépenser corps et âme, comme elle le faisait naguère, quand elle sillonnait l'ouest de la France pour ouvrir des maisons d'accueil ou pour venir en aide à celles qui existaient déjà.
On ne peut comprendre la souffrance de Jeanne, si l'on ne mesure pas la profondeur et l'intensité de son amour des pauvres, notamment des personnes âgées délaissées. Cet amour était, chez elle, une urgence intérieure qui la brûlait et la consumait. C'était une générosité divine qui ne demandait qu'à se répandre sur le monde. Ce n'était pas seulement l'amour d'un être humain pour ses semblables défavorisés. C'était l'amour même de Dieu pour les hommes, qui s'exprimait à travers Jeanne. La souffrance de Jeanne, c'était cette flamme divine soudainement écartée de son but et qu'un vent de nuit s'acharnait à éteindre. Nous touchons ici à ce qu'il y a de vraiment extraordinaire et d'unique dans cette expérience.
À la qualité de la souffrance répond celle du silence. Jeanne aurait pu crier haut et fort sa souffrance. Avec combien de justesse et de justice ! C'eût été le cri d'une passion noble et magnifique. Non pas le cri amer d'une personne qui se voit offensée et qui se révolte d'être ainsi abaissée, oubliée, mais le cri d'un amour qui dépasse la personne elle-même. Et ce cri aurait été entendu. Les journalistes qui avaient fait connaître Jeanne au grand public n'auraient pas manqué de s'en faire l'écho. Il suffisait d'un cri.
Au lieu de ce cri, le silence. Un silence impressionnant et déroutant. Pas une parole de protestation, pas un écrit, pas la moindre lettre. Et cela pendant vingt-sept ans. De la main de Jeanne, nous n'avons qu'une seule signature au bas d'une pièce officielle, notifiant la décision de la congrégation de n'accepter aucun revenu fixe. C'est tout. Certes, des paroles de Jeanne nous ont été rapportées. Elles ne disent rien de son drame intérieur. Sauf quelques brèves allusions, et à mots couverts.
Mais il y a le silence. Immense et profond comme la mer. Voilà qui étonne et nous interpelle dans un monde comme le nôtre, pris sous une déferlante médiatique de paroles, de commentaires, d'accusations et de justifications de toutes sortes.
Un jour, Jeanne a confié à une jeune sœur : « Qui garde sa langue, tient son âme ». Son silence, c'était son âme, sa flamme. Ce silence n'était pas un mur qui l'enfermait en elle-même. C'était, au contraire, un espace d'accueil et d'écoute. Une ouverture toujours plus grande et plus profonde à tous les appels de Dieu et des hommes.
C'était le silence d'une croissance. Ainsi le proverbe zaïrois : « Un seul arbre qui tombe fait grand bruit. Mais la forêt qui pousse, nul ne l'entend ». Tel était le silence de Jeanne. Tout son être grandissait. Son silence n'avait rien à voir avec la rumination nostalgique et stérile du passé. Il apportait chaque jour quelque chose de nouveau à l'être lui-même. C'était le silence de l'arbre qui grandit. Le silence de la rose qui s'épanouit librement dans le parc de La Tour. Une sève ascendante. Une force créatrice.
Et ce n'était pas seulement Jeanne qui grandissait. C'était aussi son entourage et l'univers, avec elle. Au plus profond d'elle-même, le chaos du monde se changeait en une étoile dansante. En un cantique immense. Et quand, un jour de Pâques, Jeanne entraîna un groupe de novices dans son chant, c'était le cœur du monde qui chantait l'alleluia pascal. Le Christ de nos abîmes devenait celui de nos résurrections.
La vie silencieuse de Jeanne, à La Tour, ressemble à une estampe japonaise. Quelques coups de pinceau délicats et précis sur la toile, et voici qu'apparaît, dans sa légèreté et ses moindres détails, une branche fleurie. Mais celle-ci est loin d'occuper toute la place sur le tableau. Elle est comme une île de lumière sur un océan. Autour d'elle s'étendent de grands espaces. Ce n'est pas le vide mais une plénitude d'espaces : des espaces de recueillement, d'émerveillement. Comme si la branche, en fleurissant, ouvrait autour d'elle des plages d'extase. La vie de Jeanne se présente de cette façon. Quelques paroles sur un grand fond de silence. Ces paroles ne déchirent pas le silence ; elles le renforcent, au contraire. Elles renvoient à une plénitude de sens qu'elles-mêmes ne parviennent pas à exprimer.
Quel est donc ce sens plénier ? Quel est ce chant intérieur ?
Par son silence, Jeanne nous dit, en premier, que la grandeur de l'homme ne tient pas à la place qu'il occupe dans la société, ni au rôle qu'il y joue, ni à sa réussite sociale. Tout cela peut lui être retiré du jour au lendemain. Tout cela peut disparaître en un rien de temps. La grandeur de l'homme est dans ce qui lui reste, quand précisément tout ce qui lui donnait un éclat extérieur s'efface. Et que lui reste-t-il ? Ses ressources intérieures et rien d'autre.
Dans ses Lettres de Westerbork — le camp où furent rassemblés les Juifs de Hollande en attente d'un départ vers les camps d'extermination —, Etty Hillesum, elle-même internée, écrit ces lignes :
Parmi ceux qui échouent sur cet aride pan de lande de cinq cents mètres de large sur six cents de long, on trouve aussi des vedettes de la vie politique et culturelle des grandes villes. Autour d'eux, les décors de théâtre qui les protégeaient ont été soudain emportés par un formidable coup de balai et les voilà, encore tout tremblants et dépaysés, sur cette scène nue et ouverte aux quatre vents qui s'appelle Westerbork. Arrachées à leur contexte, leurs figures sont encore auréolées de l'atmosphère palpable qui s'attache à la vie mouvementée d'une société plus complexe que celle-ci.
Ils longent les minces barbelés, et leurs silhouettes vulnérables se découpent en grandeur réelle sur l'immense plaine du ciel. Il faut les avoir vus marcher ainsi...
La solide armure que leur avaient forgée position sociale, notoriété et fortune est tombée en pièces, ne leur laissant pour tout vêtement que la mince chemise de leur humanité. Ils se retrouvent dans un espace vide, seulement délimité par le ciel et la terre et qu'il leur faudra meubler de leurs propres ressources intérieures — il ne leur reste plus rien d'autre. 
Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Lettres de Westerbork, éd. Le Seuil
La grandeur de l'être humain, sa vraie richesse, n'est pas dans ce qui se voit. Elle est dans ce qu'il porte en son cœur. Voilà ce que nous dit le silence de Jeanne. Et il nous dit aussi qu'une personne vouée à l'oubli peut porter dans son cœur le monde entier : un monde réconcilié et déjà tout pénétré d'une tendresse infinie.
Le silence de Jeanne a une autre profondeur. On ne peut, en effet, le séparer du mystère de Dieu qu'elle n'a cessé de contempler durant les vingt-sept ans de sa réclusion. On finit toujours par ressembler à cela même que l'on contemple. Le silence de Jeanne reflète celui de Dieu. Il nous introduit dans « cet étrange secret dans lequel Dieu s'est retiré » (Pascal). Ce silence prend alors une dimension prophétique pour notre temps.
Aujourd'hui Dieu, le fondateur du monde, se voit lui aussi tenu à l'écart, oublié à la porte de tous les conseils où se décident les affaires de ce monde. Il ne figure pas parmi les grands. Il est relégué dans l'ombre, comme inutile ou inexistant. On se passe de lui, allègrement. Il est mort, disent certains. Désormais, nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes, proclament les têtes pensantes, avec la fière conscience d'ouvrir une ère nouvelle pour l'humanité : celle où l'homme lui-même refera le monde. Croire en Dieu aujourd'hui est devenu une infirmité grave de la pensée, voire un obstacle à l'avènement de l'homme.
Et Dieu, l'oublié, se tait. Son silence n'est pas un repli sur lui-même. Le fondateur du monde se laisse volontiers dépouiller de tout signe de puissance. Il n'y a en lui aucune volonté de domination ou de possession. Son silence exprime sa vérité, sa vraie grandeur :
Mes pensées sont des pensées de paix et non de malheur... Ce sont des pensées d'avenir et d'espérance pour vous... Vous pouvez me chercher, je me laisse trouver.
Jérémie 29, 11-14
Le silence de Jeanne s’ouvre sur celui de Dieu. Il nous en fait entrevoir la profondeur. Ce silence ne signifie pas que Dieu s’est éloigné de nous et qu’il garde ses distances par rapport à notre vie terrestre et quotidienne. Il signifie, au contraire, qu’il s’est fait si proche de nous que nous ne pouvons l’entendre qu’en écoutant notre propre cœur. Il nous faut prêter l’oreille au mystère qui nous habite. Le silence de Dieu, en nous, est le silence de la source.
Revenir à la source. Dieu est là. Il est ma source, mon commencement. Il me parle dans cette part de moi-même qui plonge dans son éternelle Enfance. Je suis vraiment moi-même, là où précisément je suis plus que moi-même. Il y a en chacun de nous, sous un tas de pierraille, une source divine qui ne demande qu’ à jaillir et à chanter. Heureux l’homme qui, dans la maturité de l’âge et malgré toutes les blessures de la vie, retrouve en lui le regard émerveillé de l’enfant et sa confiance spontanée dans la bonté de l’être. Ce regard, trop tôt oublié, pur de toute volonté de possession et de domination, ne s’ouvre pas sur un autre monde ; il ouvre ce monde à la profondeur, il en perçoit la gratuité, celle de l’Amour créateur.
« Fais que j’entende au matin ton amour », demande le psalmiste au Seigneur (Ps 142, 8). C’est toujours « au matin » que l’on entend son amour. Au commencement. À la source. À l’heure où aucune piste ne court encore dans la rosée, où rien ne trouble le regard, et où le cœur de l’homme s’ouvre, comme la rose, dans le silence du jour qui se lève.
Éloi Leclerc, Jeanne Jugan, Le désert et la rose


1. Il faut le dire franchement : une telle manière de concevoir et d'exercer le pouvoir n'a rien à voir avec l'Évangile ; elle est aux antipodes de l'esprit évangélique. Et il ne faudrait surtout pas invoquer la sainteté qu'en a retirée Jeanne Jugan, pour justifier ou même simplement excuser une telle pratique. Grâce à Dieu, l'étonnement et l' indignation de certaines sœurs devant le comportement toujours plus autoritaire de l'abbé Le Pailleur finirent par être perçus en haut lieu. On peut regretter qu'ils ne le furent pas plus tôt. C'est seulement quelques années après la mort de Jeanne qu'une enquête apostolique fut ouverte. Et en 1890, Auguste Le Pailleur — âgé de 78 ans, et après avoir exercé son autorité pendant plus de quarante ans — fut appelé à Rome. Il y termina ses jours dans un couvent. On ne peut oublier qu'il mit ses dons d'organisateur au service de la congrégation naissante. Mais son comportement révèle chez lui « un déséquilibre psychologique » qui l'a conduit à concentrer en sa personne tout le pouvoir et toute la notoriété, au mépris de la vérité.