Évocation de Maurice Zundel
Comment évoquer cet être de Feu qui
se consumait au service de Dieu et des autres ?
Il disait : « Si on peut
allumer le Feu dans un cœur, rien ne peut être plus grand.
Ce Feu il l'a allumé dans
d'innombrables cœurs. On voudrait, remuant cette pauvre cendre qui est en nous,
retrouver la petite étincelle qui rejaillira sur d'autres.
1935. J'étais à Leysin, immobilisée
depuis des années pour une histoire osseuse dont on changea plusieurs fois
l'étiquette. À ce moment-là j'étais au plus mal. Un prêtre était venu brandir
des menaces, me disant que l'enfer m'attendait puisque je ne pratiquais pas. Il
me semblait que, ce faisant, il violait ma liberté et je l'éconduisis poliment.
Je manquais sûrement de générosité puisque je n'acceptais pas l'épreuve comme
venant de Dieu ; mais justement je me heurtais au problème du mal qui
mettait pour moi en question Dieu même.
J'avais organisé tout un réseau
d'entraide pour orienter les malades vers une réadaptation au sortir du sana.
Je vis là d'admirables dévouements — des malades qui souvent allaient mourir et
usaient leurs dernières forces au service des autres. L'une d'elles m'envoya le
Père Zundel.
Je le vois encore entrer dans ma
chambre. Il marchait un peu comme on danse. Il avait l'air de suivre un rythme
intérieur de musique. Il parlait peu et bas. Il s'enquit de ma souffrance, me
tint longtemps les mains dans les siennes, puis les baisa avec un tel respect
que j'en fus troublée.
Il portait une pèlerine usée, des
cheveux un peu longs, ce qui n'était pas d'usage en ce temps-là. Petit de
taille et d'une attitude si humble, il avait l'air vraiment de s'excuser d'être
là, l'image du dépouillement, comme dans mon enfance le serf de mon livre
d'histoires.
Plus tard, le Père Sanson me dit :
« C'est le saint François d'Assise du siècle ». Pour l'heure il
partit comme il était venu, de sa marche dansante, et me souffla plus qu'il ne
me dit au seuil de la porte :
Dieu est Amour
et
Il vous aime
et
Il vous aime
Ainsi commençait une amitié qui dura
quarante ans. Il n'annonçait pas une récompense ou un châtiment, mais la
présence d'une personne qui vous aime. À cette époque, où j'avais surtout
rencontré du moralisme, c'était nouveau. Je gardai bien longtemps en moi ce dépôt
sacré sans être mûre pour répondre à la grâce, mais la semence était là.
Il vint me voir partout où on me
transportait, toujours allongée sans mouvement, comme une gisante.
Il ne me parlait pas de Dieu. Il se
contentait de m'entourer d'une tendresse à nulle autre pareille, et qui se
manifestait d'abord par un sourire d'ineffable joie à l'arrivée et puis par ses
mains enveloppant les miennes comme on tient un oiseau blessé pour le protéger.
1937. Il me rendit visite dans un chalet
que nous avions au mont d'Arbois et resta quelques jours. Maman très inquiète
me dit qu'il ne se couchait pas, car son lit n'était jamais défait. Nous
apprîmes, comme tous ses amis, à connaître son mode de vie. Il travaillait la
nuit, lisait, préparait livres et conférences, répondait à ses correspondants
multiples (car on en a dénombré plus de cinq cents), puis s'endormait aux
petites heures du matin dans son fauteuil. Alors, enfoncé sans doute dans un
sommeil de plomb, il n'avait rien trouvé de mieux pour en sortir que d'organiser
un concert de gros réveils qui sonnaient tous en même temps et auraient
réveillé un mort ! Cela le mettait en branle pour sa messe du matin.
Il mangeait de la purée de pommes de
terre, parfois un œuf, et c'était tout. Invité chez des gens inconnus, il
semblait toucher à tout pour ne pas offenser. S'il y avait une servante, il se
levait quand elle entrait, comme il l'aurait fait pour une princesse. On le
taxait d'original, en fait il respectait en chacun la dignité humaine jusqu'à
l'extrême. Quant à lui, il ne voulait appartenir à aucun système ni dépendre
des contingences qu'il avait dépassées.
Je ne l'ai jamais vu en quarante ans
refuser une visite, même lointaine, pour aider une âme. Toujours sur la brèche,
il donnait son temps sans compter. Beaucoup plus tard, je le conduisis un jour
près d'un prêtre malade en une longue course à travers la montagne. Il me dit
en avoir pour une demi-heure. J'attendis près de 4 heures. Mais il avait comblé
le frère que la profondeur de sa pensée avait renouvelé comme un frais baptême
de l'esprit.
Ce qui frappait la malade que
j'étais, c'était sa prodigieuse sympathie, cet élan qu'il avait près de vous.
Il assumait votre souffrance, l'allégeait en portant le fardeau et vous
irradiait de sa joie. Rencontre et participation, enfoncement dans la
profondeur, peu à peu un vide se creusait en vous : cet « espace de
liberté » qui est dépouillement. Et quand il partait, toujours de sa
marche dansante, il vous suivait du regard jusqu'à l'ultime minute où il
murmurait le mot : merci. En vous, il avait rencontré plus que
vous-même, d'où cet immense respect et le sentiment de dignité dont on se
sentait revêtu.
Outre son élan de générosité, ce
partage vrai de la souffrance, il était, comme aucun être jamais connu, entouré
de silence, d'un silence vivant. C'était comme une ascèse. Il avait dû se
dépouiller sur tous les plans pour atteindre à la pauvreté selon l'esprit et on
devait « cesser de faire du bruit avec soi-même », comme il disait,
pour le rejoindre et se rejoindre. Une maïeutique en somme, ceux que cela
agaçait sont passés à côté de ce pêcheur d'âme et surtout à côté d'eux-mêmes. Quand
cela nous arrivait, nous ne pouvions ignorer que nous étions restés en surface
et qu'il fallait plus d'effacement pour atteindre notre propre vie créatrice en
sommeil et devenir origine, comme il disait.
Mais parfois c'était lourd, on se
heurtait à un mur. Je me souviens d'une de ses amies d'exceptionnel dévouement,
au neuvième étage d'un hôtel de Beyrouth. Nous étions tous les trois en extase devant
la beauté d'un soleil qui fusait derrière les monts du Liban. Mais le silence
se prolongeant, elle dit tout à coup : « Dites quelque chose, mon
Père ». Alors, il nous raconta une histoire ravissante comme à des enfants
impatients, puis il repartit dans sa chambre secrète.
Il aimait à citer le grand évêque
martyr Ignace d'Antioche, cette autre âme de Feu, qui disait « être à
l'écoute des mystères de clameurs qui s'accomplissent dans le silence de Dieu ».
Il découvrit surtout le silence au
monastère d'Einsiedeln. « Ce silence, comme un don merveilleux, qui a fait
de ce monastère la patrie de mon âme », « le maître des maîtres
puisqu'il nous enseigne sans parler ».
Il écrit à une de ses filles
spirituelles, bénédictine à Kergonan : « Je remercie le Seigneur avec
Vous pour votre jubilé de Profession en vous souhaitant d'être, comme je
voudrais l'être, une âme de silence ». Jamais le monde et l'Église
n'ont eu plus besoin de cette désappropriation radicale de soi qui ne
s'acquiert qu'à l'écoute silencieuse de Dieu. « Un Monastère est un
sacrement communautaire de ce silence vivant où s'atteste la Présence divine ».
Et sur le mémento de Madame Le Brun,
fondatrice du Cours Lafayette à Neuilly dont il fut l'aumônier, « il est
impossible de ne pas garder en soi, dans l'agenouillement de la plus profonde
vénération, son admirable visage par qui la vie était ennoblie et de ne pas
sentir la jeunesse de Dieu dans ce regard qui ne cessait de communiquer
l'émerveillement qu'elle puisait dans la musique silencieuse où son âme
respirait ce que sa présence nous transmettait ».
Pendant la guerre de 40, nous fûmes
séparés. Il était en Égypte, dans l'impossibilité de rejoindre son pays. Il
perdit sa mère et en fut très affecté. Il ne parlait jamais de lui mais quand
on l'interrogeait on sentait sa sensibilité « qu'il avait exquise »
profondément blessée. Je reçus de courts billets où il me parlait de
l'au-dedans qui est l'au-delà de nous-mêmes.
Pendant la guerre aussi je ralliai la
foi de mon enfance plus par fidélité que par une lumière foudroyante que
j'enviais chez Paul Claudel avec lequel je correspondis longtemps. Il m'écrivit
des lettres magnifiques, mais ce fut certainement plus ses prières que ses
semonces fracassantes qui m'atteignirent. En 4o, sortie de mon immobilité par
le grand homme que fut le Professeur Santy, je mis le temps de guerre à
reprendre vie normale, d'abord en France puis en Suisse à partir de 42. Au
retour de l'Abbé Zundel je le vis presque journellement à Ouchy. Je connus la
ferveur de sa messe qui le faisait entrer et nous à sa suite dans le mystère
sacré. On ne peut évoquer ces instants inoubliables, ils étaient une
illumination et après cela, on ne comprend pas comment on pouvait retomber
soi-même dans le médiocre quotidien. Lui, avait aussi à sa manière ses
retombées où on le sentait angoissé, assailli par la crainte de l'échec de Dieu
dans un monde à la dérive.
Mais dans l'ensemble il était
d'humeur gaie avec des reparties et un immense pouvoir d'émerveillement. Son
amour de la vie, sa façon de la ressentir : avant tout un artiste domine. Devant
la beauté de la nature ou de l'art, il a un oh !
admiratif qui se prolonge en contemplation avec une onde de joie sur son
visage. Il sent la frange du mystère des êtres et des choses, cet au-delà qui
est poésie, et c'est un régal de lui montrer un beau paysage, d'écouter de la
musique ensemble ou de regarder un tableau, même d'avant-garde. Il perçoit ce
que d'autres ne font que pressentir ; et tout esprit par son ascèse,
aucune opacité ne fait obstacle à ces communions profondes qui atteignent
l'absolu, nous font « décoller de nous-mêmes » et atteindre… le Tout
Autre, comme il disait.
Confessions. D'autres ont magnifiquement évoqué
ces expériences incomparables : extases selon l'étymologie puisque lui et
nous sortions de nous-mêmes. Toujours aucun moralisme mais une tendresse pour
nous protéger de nous-mêmes et protéger Dieu en nous.
Une fois je vins le trouver, ébranlée
par la passion d'un être exceptionnel. Il ne pouvait s'agir que d'un amour
éphémère mais brûlant. Il me dit simplement « Ma petite fille » mais
il mit dans ces termes une telle vénération qu'ils atteignirent en moi une
région sacrée qui ne pouvait être violée. Cela passait toute morale.
En revanche, quand je lui conduisis
mon futur mari, il ouvrit les bras : il accueillait un fils.
À une jeune femme dans un parfait
isolement et n'en pouvant plus, il dit à l'église d'Ouchy : « Allez à
l'autel de la Vierge et appelez de tout votre cœur ‘Maman’. Elle viendra à
votre secours ». Ainsi fut fait et la jeune femme trouva un chemin de
dévouement qui la sauva d'elle-même.
Par deux fois il me donna le sacrement
des malades. Avec un mouvement passionné, il me fit offrir ma vie un peu comme
il offrait la sienne à ses eucharisties, dans un élan de tout lui-même qui le
bouleversait et nous bouleversait, car dans un frémissement cela dépassait le
présent, touchait, s'intégrait à l'unique : intemporel. La Communion qui
va d'Adam à la Jérusalem Céleste.
Après l'accident où mon mari trouva
la mort, alors que personne n'avait le courage de me l'annoncer, car j'étais au
plus mal, c'est lui qui le fit et j'entrai dans le coma. Quand j'en sortis
j'étais encore très bas et voilà que par là-dessus une jaunisse vint ébranler
l'organisme déjà si atteint. Je pouvais à peine parler, je respirais encore
plus difficilement. Il me donna l'absolution. Je fis sortir des sons bizarres
qui voulaient dire : « Que savons-nous ? »
Il les perçut en se penchant sur moi
et c'est par un cri étouffé qu'il y répondit : « JE SAIS ». Aucun argument théologique, aucune
philosophie n'atteindra jamais à ce degré de vérité, elle sortait vivante de
ses entrailles. Quand tout s'enténèbre, ces deux mots-là surgissent, illuminent
et apaisent.
Lui-même avait ses nuits. On le
sentait parfois submergé par le mal dans le monde. Au moment où le Liban prit
feu, il m'écrivait : « La guerre me déchire, tout homme qui tombe est
une défaite pour l'humanité ».
Dans ses derniers temps, malgré
l'héroïsme avec lequel il supportait ses souffrances, on voyait en lui une
angoisse indicible. De toute sa volonté, qu'il avait indomptable, il essayait
l'impossible : récupérer des cellules détruites, et il se tua à cette
tâche. Cinq jours avant sa mort, et alors que très conscient il me faisait lire
son livre Rencontre avec le Christ. Je lui dis, voulant y croire : « Vous
retrouverez votre érudition mon Père ». Il rétorqua vivement : « Elle
ne m'aura appris qu'à désapprendre ».
C'est donc totalement dépouillé et
l'acceptant qu'il me suivit une dernière fois du regard jusqu'à la porte. Je ne
le revis plus mais il reste pour moi, comme pour tant d'autres, le témoin
inoubliable, l'Alter Christus.
Je me souviens d'un jour de Pâques à
Rolle en 1971. Dans la petite église proche du lac, sans préambule comme
toujours, il entrait dans le vif du sujet, montrant que Jésus-Christ est le
Révélateur :
Essayons
d'écouter cette musique qui est en nous et qui est Dieu. Reconnaissons en Dieu
l'éternel dépouillement, que chacun de nous regarde le Seigneur dans son cœur,
écoute cette parole éternelle qui est le Verbe fait chair.
Il
nous a révélé le sens de notre humanité en nous représentant un Dieu libre de
soi dans la circulation des trois personnes. Il faut nous transformer
nous-mêmes avec une volonté ferme de surgir des ténèbres, de devenir un espace
de lumière et d'amour où, à travers nous, tous se sentent accueillis.
Un silence profond d'où il semblait
arracher la vérité trouvée, puis :
Si
Dieu est esprit, l'homme aussi est esprit dans la mesure où il est libéré dans
l'intimité du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Pâques
nous invite à réaliser notre vocation en devenant l'ostensoir de la présence
divine. Il faut que notre corps soit sanctifié par sa présence, la présence du
prince de la vie.
La voix sourde, haletant, il
soufflait les mots plus qu'il ne les disait. Ce sont des termes qui surnagent
dans mon souvenir, mais il les puisait dans toute la profondeur de sa vie pour
leur donner cette inaltérable saveur dont le Christ parlait à la Samaritaine.
Regards sur Maurice Zundel
On est devant un visage mais l'être
véritable, où est-il ?
On est devant une vie qui vient de
s'éteindre, le mystère est encore plus troublant. En quoi fut-elle unique ?
Qu'en reste-t-il ?
Pour Maurice Zundel, c'est d'autant
plus poignant que tous ceux qui l'ont approché, ont senti que c'était un être
d'exception qui a vécu une expérience fulgurante.
Avec du recul théologiens et savants
feront renaître sa figure en y mettant tout leur art. Nous, regardons seulement
quelques images de sa vie.
Une famille simple à Neuchâtel en
Suisse, où il naquit le 21 janvier
1897. Son père, Argovien, administrateur des postes, boitait légèrement. Il
disait parfois à sa femme en partant : « Sois comme je devrais être ».
La maman, grande travailleuse, besognait sans cesse. Les enfants, deux garçons,
deux filles ; il était le troisième. Pour les jeux violents, ils formaient
deux camps – l'aînée et lui contre les autres – très tôt, il parvint à se
maîtriser et je l'en admirais, dit Renée.
Il allait chez sa grand-mère
maternelle, chez laquelle tout petit il mangeait de merveilleuses tartines beurrées au sucre. Cette
protestante fribourgeoise avait tenu parole en élevant ses enfants dans le
catholicisme de son mari, mais elle ne se faisait pas faute de critiquer cette
religion ! Bonne pour les pauvres, elle était profondément chrétienne.
Avec sa sœur elles étaient allées en Russie et sa sœur s'y était mariée.
Maurice eut un cousin moine orthodoxe. Ainsi au carrefour de plusieurs formes
de religion, il vécut un œcuménisme avant la lettre. Mais il entra un peu au
cœur du catholicisme sous l'influence de son grand ami et parrain, l'oncle
Auguste, frère de son père et frère aussi des Écoles chrétiennes que les lois d'expulsion
venaient de renvoyer de France. Il lui fait partager une dévotion à la Vierge
qui dominera toute sa vie. On les voit cheminant très tôt pour aller à la messe
de l'hôpital, puis ils prennent leur petit déjeuner chez les frères avant que
l'enfant n'aille à l'école. De 1904 à 1907, il suit les cours de l'école
primaire de la Madeleine, fréquentée presque uniquement par des protestants.
Puis – de 1907 à 1912 – collège classique en face de la poste, dans une
ambiance très amicale, où il est le seul élève catholique.
Avec des camarades, il crée le Club des Amis de la Nature qui existe
toujours : initiation, recherche et camaraderie. Jean Piaget en fait
partie et dit de lui : « Cœur d'or et beaucoup d'humour ».
À quatorze ans, deux événements
marquent son jeune âge et orientent toute sa vie : l'Expérience de la Vierge, et l'Exigence
de la Pauvreté.
Mon expérience de la Vierge se situe
le 8 décembre 1911
(fin de
mes 14 ans), à l'église de Neuchâtel (la rouge), devant une statue de Notre-Dame
de Lourdes.
Cette expérience consista
essentiellement à l'époque à percevoir l'exigence de pureté dans une personne.
Il s'agissait donc d'autre chose qu'une morale d'interdit qui engendre un
sentiment de culpabilité. Il s'agissait d'un rapport lumineux avec quelqu'un en
qui la pureté s'identifiait avec l'être.
Cette rencontre, aussi imprévue que
décisive, comportait une vision de la femme qui intériorisait son mystère en
excluant toute sensualité. Il en résulta immédiatement une exigence
imprescriptible dont je ne pus jamais oublier l'emprise tout imprégnée de
grâce.
Je devais retrouver à Einsiedeln où
la présence de la Sainte Vierge était si intimement mêlée à notre vie
d'étudiant, le climat qui répondait le mieux à cette première rencontre avec
l'Immaculée. C'est pourquoi, d'ailleurs, je ne peux penser à Einsiedeln sans y
rejoindre la Patrie de mon âme.
J'ai gardé de cette expérience une
dévotion particulière envers le mystère de l'Immaculée Conception qui est
l'aspect intérieur de la conception virginale. C'est par là que la chasteté se
révèle comme une attitude de l'esprit, comme une forme de désappropriation à
l'égard de cette troisième personne qui est l'enfant dont nous portons en nous
le germe. Sans doute, le Fils de Marie est le Verbe incarné et devait naître de
l'Esprit comme le nouvel Adam qui est l'origine d'une nouvelle création libérée
de la servitude de la chair et du sang, mais tout enfant est appelé à se
libérer de la servitude de la chair et du sang pour devenir réellement une
personne.
Il faut que ceux qui l'engendrent se
rendent capables de l'aider à se libérer en respectant d'abord en eux-mêmes sa
présence virtuelle dans les germes de vie dont ils sont porteurs. Tout cela
aboutira un jour à la perception d'une Trinité humaine qui est la clé de
l'amour.
Il n'y a pas deux personnes envoûtées
par le vertige de l'espèce et qui s'y engloutissent, il y a trois personnes. La
troisième personne qui est l'enfant exige de l'homme et de la femme une
désappropriation aussi profonde que la vocation infinie à laquelle ils doivent
l'aider à correspondre.
En un mot, l'expérience de la Vierge
se situait à cette époque dans la pleine actualité de mon adolescence et devait
m'accompagner en contrepoint toute ma vie.
Maurice Zundel disait en effet par
ailleurs :
La
Sainte Vierge est tout pour moi. Elle est ma vie, ma douceur, mon espérance. Je
lui dois tout, elle est la vie de ma vie.
Ma découverte de l'exigence de
pauvreté se situe au même moment que mon expérience de la Vierge, par ma
relation avec un jeune apprenti mécanicien protestant qui me fit une lecture de
l'Évangile avec un accent si vivant que je n'ai jamais pu l'oublier.
À travers sa conviction, le Christ
cessait d'être une image de vitrail ou un concept abstrait. Sa parole et sa
présence étaient d'aujourd'hui et apparaissaient seuls capables de donner un
sens à la vie.
Ce fut lui qui me fit connaître
Pascal dont il était un lecteur enthousiaste, et Les
Misérables de Victor Hugo où l'évêque Myriel représente d'une manière si
émouvante la charité du Christ : « C'est ici la maison de
Jésus-Christ, vous êtes chez vous et tout est à vous ». Ces mots adressés
à Jean Valjean qui revient du bagne et devant qui toutes les portes se ferment
me sont restés gravés dans l'esprit comme une exigence de dépouillement dans la
vie du prêtre qui ne peut rien garder pour lui sous peine de se couper de l'Évangile.
Ce sont les deux expériences
spirituelles de cette époque qui se passent toutes deux à Neuchâtel et qui
m'ont accompagné tout au long de ma vie.
Il a rencontré quelqu'un et
l'exigence de la pauvreté se fait jour. Il raconte :
Il y avait un ami qui avait le secret
de la vie. C'était l'époque de la découverte, de la nouveauté, de
l'enthousiasme, période inoubliable car une flamme avait été allumée à ce
moment-là. Ce fut l'élan foncier qui a fait naître et alimenté ma vocation —
celle d'une vie religieuse qui ressemblait à un mouvement de l'esprit.
Ces deux expériences sont les deux
racines de cette floraison que la vie développera. Elles sont
essentielles. Pour
l'instant l'existence reprend son cours à petits pas, mais tout est changé. Il
part un an à Fribourg puis deux ans au monastère d'Einsiedeln, pour y apprendre
l'allemand.
Une nouvelle touche fut la rencontre
de la vie monastique sous la forme bénédictine. La liturgie était une chose
vécue, dont on ne parlait du reste pas, mais on en vivait avec une intensité
prodigieuse. Cent cinquante moines qui vivaient dans le silence, sans que je
m'en aperçoive : ce fut un apport fondamental. Ce cérémonial découvert à
travers l'Évangile, c'était la réconciliation de l'Évangile avec le visible. Il
était incarné sur la terre dans la parole, les couleurs et les sons, tout cela
autour de la table du Seigneur, la vie monastique était sur tous les plans du
réel, le silence était vraiment présence de quelqu'un. Le côté rituel, je l'ai
vu comme un voile de lumière jeté sur un visage. La vie à travers toutes les
réalités visibles ordonnées dans la mesure, tout cela était fait pour
harmoniser tous les plans de l'existence.
Après ces deux années en Suisse
allemande, le voilà étudiant à Fribourg, où il rencontre des maîtres de valeur,
des amis, comme l'abbé Journet, de six ans son aîné, mais il regrette
l'enseignement trop libéral de Neuchâtel où il n'y avait pas de notes. Il est
ordonné prêtre le 2o juillet 1919.
On le nomme à son premier poste
vicaire à la paroisse Saint-Joseph de Genève où il restera six ans. Il y fit,
de son aveu même, un travail passionnant, qui laissa une marque encore sensible
sur toute une génération de filles spirituelles qu'il nommait les petites.
Le Père Zundel commença de goûter la
Croix lorsqu'il dut quitter la paroisse de Saint-Joseph. À cette époque, il ne
savait pas tout ce qui le concernait. Il en devinait assez cependant pour
souffrir cruellement d'une injustice et d'une décision de l'autorité
ecclésiastique, mal informée et maladroite. On l'envoyait à Rome pour y
poursuivre ses études en théologie. Il s'en va, sans se plaindre.
Ce n'est que vingt ans plus tard
qu'il apprit de la bouche même de son évêque la cause de sa mise à l'écart :
il était accusé d'une faute grave qu'un autre prêtre avait commise. À quoi
faut-il s'attendre de la part de l'abbé Zundel ? à une démarche
invraisemblable et qui désormais lui paraîtra comme la règle même de
l'Évangile. Il alla tout droit vers ce prêtre coupable et le pria d'entendre sa
confession. Ce prêtre ignorait que son pénitent d'occasion savait tout. Bien
loin de condamner le coupable, l'abbé Zundel s'humilia devant lui. Et quand ce
prêtre fut mort et sans le nommer, il confiait avoir découvert ce jour-là le
sens du sacrement de pénitence : ‘Il s'était, disait-il, humilié devant
toute l'humanité, et senti coupable de tous les péchés du monde’. C'est là le
mystère même du Christ. Participant à sa mort, nous portons avec lui le péché
du monde : ou alors nous n'avons point de part en sa mort pour le péché. 1
À Rome, le Père Zundel passe son Doctorat de Théologie. Il entre dans les formules thomistes :
La rigueur de cette formulation
m'apparaissait à la fois remarquable et étouffante ; je fis tout mon
possible pour y entrer plus profondément encore, non sans profit, car c'était
une sorte de purification, cela désembroussaillait et donnait le sens des
questions bien posées, ce n'était pas inutile. Cependant, une fois qu'on a
absorbé le rythme du système on en voit les limites et, les événements
marchant, on quitte le milieu scolaire... Saint Thomas qui était un mystique
savait que ce qu'il avait écrit était de la paille et répondait provisoirement
au Christianisme du XIIIe siècle.
Il quitte Rome ; exil amer à
Paris – poste qui ne lui convenait pas – puis l'occasion naît pour lui d'une
longue méditation quand il devient aumônier des Bénédictines de la rue Monsieur :
ce haut lieu de l'esprit dont on ne peut se souvenir sans émotion, car cette
simple chapelle imprégnée de la prière des moniales et d'un silence vivant fut
la rencontre de Dieu pour d'innombrables êtres qui s'y convertirent.
Mon ministère le permettant, je me
mis à écouter, à entrer dans le silence, maître
incomparable qui nous introduit dans les grands espaces de la liberté ; le système s'est alors défait, parce que
je n'étais plus amené à le maintenir ; personne ne me demandait de réponse
immédiate, je courais le risque de tout lire, cela n'engageait que moi. J'ai
donc lu tous les travaux de l'époque sur la Bible, les choses se sont
sédimentées... Le fait d'être libéré d'un ministère paroissial, de vivre dans
une communauté laissait à ma pensée de grands espaces ; j'affrontais les
difficultés et elles pouvaient mûrir selon les exigences qu'elles comportaient.
Il devient silence, puis chant né de
ce silence et publie le Poème de la
sainte Liturgie, que Monseigneur Montini traduira en italien. Il lui faut
quitter la rue Monsieur, et les Assomptionnistes le prennent à Londres comme
deuxième aumônier : rencontre bénéfique avec les Anglicans.
De retour en Suisse, on le voit dans
sa tour à l'église de Bex, écrivant ; puis menant sa vie errante à Paris,
en 1937, à l'École biblique de Jérusalem, en 1939 au Proche-Orient.
Le Dieu pauvreté qu'il a découvert avec l'ouvrier mécanicien à
Neuchâtel lors de ses 14 ans, de notion devient vie, il passe du dehors au-dedans :
C'est tous les jours à recommencer
comme une expérience vitale. La présence de saint François d'Assise, je l'ai
rencontrée à ce moment-là. Je ne pouvais pas imaginer l'influence qu'il devait
avoir sur moi, qui concordait avec ce que la théologie m'avait apporté de
meilleur. Quand on pense à l'histoire des dogmes, ce mot qui hérisse tous les
gens qui ne savent pas ce que cela veut dire, toutes ces notions s'acharnaient
à montrer que la distinction reposait sur une relation, sur une générosité.
L'incendie s'est allumé en moi ; je percevais que la
mystique
trinitaire était l'expression d'une générosité, l'esprit pouvait aller plus
loin. Saint François m'est apparu comme celui qui a eu la mission unique de
chanter la pauvreté comme une personne et de voir en elle Dieu Lui-même. Ce que
les théologiens disaient admirablement, sèchement, devenait vivant et le
regroupement s'est fait de lui-même ; la sagesse de Dieu s'identifiait
avec la pauvreté, c'était la fin du système.
François,
qui était un réaliste passionné,
a vécu la pauvreté avec passion, parce qu’elle était son unique nécessaire. Il n'y a qu'une réalité qui compte, exprimée dans les sacrements, comme la lumière de
la fraction du pain n'apparaît
qu’à celui qui la
vit.
On peut suivre l'évolution de sa
pensée :
À travers François le cheminement de la vie trinitaire me faisait
déboucher sur la mystique, l'union avec Dieu. Il fallait une conversion pour
atteindre à cette pénétration, une simplification extrême, car la pauvreté, quand on essaie de la
vivre aussi peu que ce soit permet de
tirer les conclusions religieuses,
expérimentales, mystiques : c'est la clé de tout le catéchisme. En est
résulté un énorme approfondissement, c'est là le foyer central, et il est
impossible d'aboutir à une vie chrétienne sans l'expérimenter. Plus
l'expérience est profonde, plus elle est révélatrice. C'est à la lumière de la
pauvreté qu'il faut lire l'Incarnation, le mystère de Jésus et le mystère de l'Église.
Une grande démission à tous les
échelons qui apporte une grande transparence. Dieu n'est concevable qu'en
transparence dans une conscience qui fait l'expérience de la pauvreté, au sens
de vide sacré, c'est pourquoi la dépossession est
la condition des plus hautes expériences. L'homme doit devenir un espace de
Lumière ; il doit grandir pour que le visage de Dieu puisse se manifester.
Il y a donc un exhaussement de l'homme inimaginable, ce n'est que lorsque
l'homme aura toute sa taille que l'Évangile aura tout son sens.
Dans le temps, c'est la guerre de 4o,
qu'il passe en Égypte au Carmel de Matarieh au Caire. Il vend son ciboire pour
faire sortir de prison un malheureux. Il trouve là, et au Liban, une tendresse
humaine que les Occidentaux n'ont plus toujours, ou ne savent plus marquer. Il
perd sa mère en 42, alors qu'il est bloqué en Égypte. Tout de suite après la guerre,
il devient vicaire à Ouchy, protégé par son ami, Monseigneur Ramuz. Il écrit,
fait des récollections un peu partout : au Cénacle de Genève, à Paris,
Bruxelles, Londres, puis son cher Proche-Orient où il retourne pour le carême.
À Lausanne, tout le jour sur la brèche pour aider les âmes en peine, les
malades, les agonisants, les pauvres, dont il est la proie. Un jour, dit-on, un
mendiant auquel il ne peut rien donner, car son tiroir est vide, se met à lui
taper dessus. Un ami arrive et cogne à son tour sur le mendiant : le Père
tout meurtri court après lui et implore
son pardon !
En 72, déjà très malade, mais considérant
ses malaises comme des bobos, il
répond à l'appel de Paul VI et va prêcher la Retraite du Vatican, impromptu, avec une brève préparation au long
des nuits bien sûr ! De la prédication du Vatican il passe au Liban, y
parle encore de façon magistrale, entouré du cercle de ses amis fidèles. Rentré
en Suisse, il doit corriger sa retraite du Vatican, il se débat entre ses
convictions et ce qu'on lui demande de supprimer : la tâche nocturne et
l'angoisse dépassent ses forces. Il part au Cénacle de Paris et s'effondre une
première fois. Tout son organisme est atteint et il entre dans cette nuit de
l'esprit qu'ont connue tant de saints, dont la petite sœur Thérèse. C'est le
Jardin des Oliviers, le cri de détresse.
Témoignages
Entre tant d'autres qui auraient pu
parler de l'abbé Zundel en connaissance de cause, nous n'en présenterons que
sept. Le premier témoignage (R. H. Barbe) évoque sa Présence. Le second (R.
Ramuz), sa paix et sa charité. Le seul nom de l'abbé Pierre, et son œuvre,
suffisent à valoriser sa reconnaissance de l'appui spirituel et sacerdotal
qu'il trouva dans le Père Zundel. Albert Maréchal nous permet de pénétrer un
peu la vie intérieure de celui dont il fut le confesseur et qu'il connut de ce
fait plus intimement que tout autre ; en même temps il formule en quelques
lignes son enseignement et l'actualité d'une philosophie – au plus haut sens de ce mot – que certains commencent
à piller sans toujours dire leur source. R. Habachi, au contraire, lui rend un
hommage auquel sa position à l'UNESCO confère une portée pour ainsi dire
officielle. Enfin, Charles du Bos et Paul VI viennent de plus loin, mais, avec
le minimum de mots, vont à l'essentiel du génie qui les a frappés.
À Nice, une conférence, chez les
Dominicains, un soir. La longue silhouette noire, le visage blanc, les mains de
lumière, la voix presque incantatoire. Romantisme, vision hugolienne ?
Hiératisme plutôt, authenticité d'un homme qui donne son chant profond, avec
réserve, dans le mystère... À Évian, un entretien eut lieu que j'ai gardé sur
bande magnétique. Il y parlait du Dieu « qui fait de sa créature son Dieu »,
et je le questionnais sur le mystère de Judas. J'ai là une précieuse écoute de
sa voix, de son respir. Non pour le sensible, mais pour cette Présence incarnée
qu'il a été et qu'il demeure. Ce ne sont pas des idées, ni même un idéal...
c'est lui, le don d'une personne et, à travers lui, Dieu : lui, vivant et
le Dieu vivant. « Le reste est silence ».
Abbé
Robert Barbe 2
J'ai vécu une dizaine d'années sous
le même toit que M. Zundel. Je ne faisais que partager mes repas avec lui et
d'autres prêtres de la paroisse du Sacré-Cœur. Je vous dis simplement que si M.
l'abbé Zundel a marqué ma vie plus que toute autre personne, c'est qu'il était
pour moi l'incarnation de la vraie paix, du véritable amour du prochain et de
la vraie charité. En sa présence, tous les conflits, petits et grands,
s'éteignaient comme l'incendie de la forêt sous l'averse. Devant lui, il était
non seulement impossible, mais impensable de faire à son prochain l'égratignure
même la plus « microscopique ». On se rendait immédiatement compte
que l'on manquait de respect envers M. Zundel lorsque, par hasard, on se
permettait de critiquer son prochain. Son sourire et sa bonté resteront
toujours vivants dans mon esprit. Dans les moments difficiles — et ils ne
manquent pas — je pense à lui et je sens le calme revenir en moi. Grâce à lui,
on pouvait saisir ce qui était important ou non dans l'existence.
René
Ramuz 3
Sur le Père Zundel le seul témoignage
que je puisse donner - mais n'est-ce pas dire tout ? - c'est qu'il est le
prêtre auprès duquel il m'a été donné de trouver le plus en toutes
circonstances la paix et la force de l'Éternel notre certitude et notre
espérance...
Abbé
Pierre 4
Le Père Zundel fut plus que bon, il
fut tendre. Dans la vie d'un homme une ligne de crête peu à peu se dessine.
Chez les plus grands, elle monte sans cesse au point d'être visible de toutes
parts. Chez le Père Zundel, cette ligne de crête qui préside à l'ordonnance de
sa vie, c'est la tendresse. Cette tendresse est une qualité de l'amour. Elle
est plus que la bonté qui aime à donner.
Elle est autre chose que la
miséricorde qui se plaît à pardonner, à chérir la misère pour la combler. Le
cœur est tendre, s'il se dilate de joie à se laisser pénétrer par l'autre, par
ses qualités, ses lacunes et ses défauts. À son tour, il aimera à pénétrer dans
l'autre si celui-ci le lui permet, et quel que soit son état, il est prêt à
solliciter son amitié.
Dans les siècles passés, l'Église dut
s'établir et se répandre. Elle s'implanta comme une force et parfois même comme
une forteresse. Malgré quelques écarts, peut-être le fallait-il !
Aujourd'hui, malgré d'autres écarts, la liberté redoutant jusqu'à l'apparence
de la contrainte, n'aurait d'autre refuge, dit-on, que l'athéisme. Méconnue,
cette tendresse de Dieu s'est pourtant déployée sur la terre pour que dans sa
béatitude nous respirions notre propre liberté. Or, même des chrétiens se
laissent gagner par une telle peur de la contrainte qu'ils voudraient reculer
les interventions de Dieu le plus loin possible dans l'histoire et dans les
affaires humaines.
Le Père Zundel vivait ce drame. Son
cœur en était déchiré. Il consacra son ministère à dissiper cette fatale
erreur. Il voulut être le témoin d'une Église, qui sans rien renier de sa foi
apostolique, ni rien abandonner du pouvoir que lui a remis son Sauveur, serait
tout entière : dans ses structures, dans ses déclarations, dans sa manière
d'être et de faire, comme dans ses ministres et ses fidèles, la voix de la
tendresse de Dieu, la voix d'une Mère humble et magnanime auprès du cœur de
tous les hommes.
Le monde de l'intériorité divine
devenait chez lui perceptible. L'âme de sa prédication, de son contact et de sa
confidence n'exprimait plus que la tendresse de Dieu pour les hommes. Le
mystère de la Sainte Trinité était devenu le foyer de son intimité et celui de
son rayonnement. C'était le mystère de l'Autre, hors duquel nul ne pouvait
accomplir intégralement sa personne et sa paix.
Cet aspect du Père Zundel pouvait
laisser croire que sa vie était de tous points paisible. Dans sa dernière
maladie qui fut crucifiante, d'aucuns s'étonnèrent qu'il laissât voir
innocemment l'affreuse angoisse qui l'étreignait.
Depuis longtemps cependant elle lui
était familière. Sa parole n'était pas éteinte, que la grâce qui en était la
lumière s'éteignait avec elle. Réduite aux ténèbres, sa sensibilité qu'il avait
exquise et de tous côtés exposée
à la blessure, ne pouvait renoncer à cette beauté, pour les autres entrevue un moment, et aussitôt après
disparue pour lui. Il s'épuisait en efforts pour la retrouver. En vain le plus souvent. Alors son âme
naturellement inquiète se tourmentait. Il se consumait en reproches : de
n'avoir pas été, de ne pas être,
devant Dieu et devant ses frères, cette lumière sans défaillance qu'avec anxiété il cherchait toujours.
Inutile de lui rappeler des distinctions théologiques qu'il connaissait ou de
verser dans son âme des apaisements qui restaient impuissants. Il ne fallait
que l'écouter. Sous des aspects psychologiques, se cachaient en vérité les
nuits obscures du mystère de Jésus.
Aussi l'abbé Zundel se réfugiait-il
dans la prière : dans sa messe qu'il disait avec une ardente lenteur, dans
les psaumes de l'office divin où il retrouvait des cris qui étaient les siens.
Que restera-t-il de lui ? Une
fois décanté de son style de vie, parfois déroutant, le Père Zundel restera le
mystique moderne qu'il faut à notre temps. Il connaît notre époque. Il en a
étudié les meilleurs représentants, penseurs, hommes de lettres et de science.
Bien mieux. Il est lui-même moderne. Épris de savoir et d'action, résolument
tourné vers le devenir du monde, passionné de liberté, rejetant toute
contrainte, il avait une âme tumultueuse à la façon peut-être de Lammenais. Il
aurait pu finir dans la révolte, il finit au contraire dans la tendresse.
Cependant, la raison de cette
victoire de la tendresse sur son tempérament, est à chercher plus au fond de
lui, là où se joue le sort de la personne, dans cet espace de vérité où la
liberté et la foi se reconnaissent et s'embrassent. C'est dans son expérience
intime que le Père Zundel trouvait la lumière divine pour défaire les nœuds des
imbroglios humains. Il avait à ce sujet un mot sibyllin, mais qui résout en
profondeur ce qui reste à résoudre en surface : « En Dieu, il n'y a
pas de problèmes et hors de Dieu, il n'y a pas de solutions ». Ce sont
dans ces altiers parages qu'éclot la liberté ; c'est en eux déjà que
s'étaient nouées les deux alliances de Dieu avec les hommes.
Le Père Zundel s'ouvre ainsi un
chemin entre l'objectivité pure qui conduit au totalitarisme et la subjectivité
pure qui conduit au suicide. Notre époque touche à ces deux extrêmes. Dans les
deux cas, c'en est fait de la liberté et de la tendresse. Au milieu, en haut ou
en profondeur – c'est la même chose – passe le sentier, la voie étroite :
celle du cœur. Cette voie n'est pas nouvelle dans l'Église, mais il faut sans
cesse en retrouver la trace et la reconstruire aujourd'hui avec un matériau
moderne.
N'est-ce pas là le sens même de
l'existence du Père Zundel et le souffle de sa vie ? permettre à Dieu de
réaliser en nous le mariage parfait de son infinie tendresse avec notre liberté
d'homme. À ce titre, la théologie dogmatique et morale, la prédication, la
pastorale, surtout dans le contact spirituel avec l'homme tout entier, pourront
faire leur profit d'une attention particulière portée à la spiritualité du Père
Zundel. Sans doute, celui-ci n'a pas tout expérimenté, ni tout dit. Ce n'était
pas sa mission. Son rôle était d'ouvrir à nos contemporains la porte du fond :
celle du mystère.
Il a accompli son travail. Nous avons
à accomplir le nôtre. Ne sera-ce pas la victoire de l'Église, crucifiée de nos
jours, que le monde puisse en celle dont on se détournait, voir paraître
vivante la tendresse de ce Dieu rejeté, qu'on croyait mort à jamais.
Abbé
Albert Maréchal 5
Zundel ! Un itinéraire de
ressuscité. Un ressuscité qui a traversé toutes les morts. C'est pourquoi il
percevait dramatiquement le désordre du monde aussi bien que celui des vies
singulières, les exprimant avec des mots inouïs, tendus sur des abîmes, qu'on
écoutait dans l'étonnement et s'interrogeant si l'on avait bien entendu.
Soudain, le style de la parole
s'éclaire comme d'une fulgurance de poésie et d'un accent de tendresse venus de
je ne sais où, parce que l'innocence de Dieu lui était apparue et qu'à partir
d'elle tout redevient possible ; l'homme peut acquérir grandeur et dignité
et de la blessure du monde peut monter la grande arche de la rédemption.
Le lieu d'où la pensée de Zundel
prend son élan est si central que sa réflexion est en avance sur nous de
quelques décades. Nous apprendrons peu à peu son actualité.
Du point de vue théologique, il
précède l'aggiornamento et va
beaucoup plus loin dans le sens de l'Évangile. Du point de vue philosophique,
il annonce la critique récemment amorcée des sciences humaines au nom de la
qualité humaine. Du point de vue idéologique et social, il a peut-être fixé
pour longtemps le point de convergence où pourraient se concilier les courants
antagonistes qui remuent les pays industrialisés et en voie
d'industrialisation.
Qui donc a été aussi loin dans la
dialectique des relations avec autrui, dans la mesure mouvante du droit et de
la propriété, dans le sens personnalisant de la sexualité, dans la critique du
monde chosifié et dans l'invention de la liberté des déterminismes hérités qui
constituent le tremplin de tout vivant humain ?
Sa culture, où exégètes et
philosophes, hommes de lettres et artistes trouveraient pâture pour leur
spécialité, était inspirée par un dynamisme intellectuel éminemment original
qui traversait le cloisonnement des disciplines en rattachant celles-ci à leur
signification essentielle.
C'est pourquoi les références et les
citations sont serties dans un contexte qui les dépasse, emportées comme des
joyaux dans un torrent d'exigence mystique qui, à leur sens premier, ajoute une
dimension nouvelle, une dimension originelle.
De là ce style étrangement musical,
d'abord heurté et comme noué sur lui-même au départ, qui se détend par la suite
et se rythme, pris d'un balancement d'un extrême de la pensée à l'autre,
appelant des analogies et des images qui surprendraient plus d'un artiste. Plus
qu'en toute occasion, il met son génie et toutes les ressources de sa
sensibilité à évoquer la pauvreté de Dieu et le mystère de la désappropriation
divine qui érige l'homme en créateur.
Parce que la vie quotidienne de M.
Zundel dans son détail le plus humble – mais à ce niveau il n'y a plus que de
la noblesse – était identique à sa pensée, parce qu'un itinéraire aussi
audacieux n'est imaginable que surgissant d'une expérience incessamment vécue,
on assiste avec lui à la création d'une œuvre d'art en même temps qu'à la
recréation d'un monde fortement charpenté où la vie la plus concrète circule
dans l'ensemble comme dans le détail.
Voilà bien le message le plus
essentiel attendu par notre culture en désarroi d'avoir perdu le sens de
l'orientation.
René
Habachi 6
Parmi mes compagnons chez les
bénédictines de la rue Monsieur, il y avait l'abbé Zundel, que j'ai toujours
tenu pour un génie, génie de poète, génie mystique, écrivain et théologien, et
tout cela fondu en un, avec des fulgurations.
Paul
VI 7
Ici, rien n'est dit qui
intérieurement n'est entendu, où l'acte de dire ne soit pas
l'affleurement du mode le plus intime d'écouter : ici il n'est parole
qui ne remonte du sein d'un silence jamais interrompu.
Charles
du Bos 8
France du Guérand, in À l’Écoute du
Silence
1. Nous citons ce fait d’après le
Père Maréchal même, qui fut le confesseur du Père Zundel.
2. Abbé Robert Barbe, d'abord
brillant interne des hôpitaux ; touché par la grâce il se fait prêtre ;
connaît le P. Zundel d'abord par ses écrits. Actuellement il s'occupe à Nice du
Troisième Age ; atteint de graves rhumatismes déformants, il est l'image
émouvante du Christ supplicié.
3. René Ramuz, frère de Mgr Ramuz, et
son secrétaire, vécut à la paroisse du Sacré-Cœur à Ouchy en même temps que le
P. Zundel. Mort en 1958.
4. Inutile de présenter l'Abbé
Pierre. Il connut M. Zundel après la guerre.
5. Abbé Albert Maréchal, ancien
condisciple de Maurice Zundel, puis son confesseur et son exécuteur
testamentaire. Ayant approuvé le projet de ce livre, il a bien voulu nous
donner ce portrait intérieur du Père Zundel.
6. René Habachi, philosophe et
écrivain, ancien directeur du Département de la Philosophie à l'UNESCO.
7. Cité par Jean Guitton, dans son Journal
de ma vie, Desclée de Brouwer 1976, p. 55o.
8. Charles du Bos : Approximations,
VIIe série, Ed.
Corréa. Toute cette Approximation est
consacrée au Poème de la Sainte Liturgie.