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Les Actes des apôtres (20,
35) rapportent une phrase de Jésus qui n'est pas transcrite dans les Évangiles.
Saint Paul recommande aux anciens d'Éphèse : « Il faut se souvenir de
ces mots que le Seigneur Jésus Lui-même a prononcés : "Il y a plus de
bonheur à donner qu'à recevoir" ».
Faut-il en conclure que
l'abnégation serait le secret du bonheur ? Ce serait aller contre
l'expérience commune : si l'on donne tout sans rien garder pour soi, si
l'on s'oublie complètement, si l'on s'interdit d'attendre quoi que ce soit en
retour, le résultat n'est pas le bonheur, qui disparaît forcément avec la conscience
de soi, mais une sorte d'anéantissement. Ne reste, au mieux, que l'hypothétique
sérénité à laquelle peut laisser place l'effacement complet de toute subjectivité.
Or ce n'est pas à un
héroïsme suicidaire ni à une dissolution de la personne que Jésus appelle. Et
Il ne promet pas davantage que Dieu récompensera automatiquement dans une autre
existence ou dans « l'au-delà » n'importe quel détachement ou
renoncement suffisant. Le christianisme n'encourage pas l'altruisme jusqu'au
masochisme et ne limite pas le désir de l'homme à un nirvana au terme d'un
cycle de réincarnations !
Lorsque Jésus évoque « le
bonheur de donner », Il parle selon ce qu'Il fait Lui-même et exprime ce
qui à la fois unit et définit les trois Personnes de la Trinité sainte, dans la
surabondance de l'Amour incréé, parfait, saint, pur, total, partagé en un
échange de dons absolus. C'est, en soi, objectivement, le bonheur. Et c'est en même
temps, pour le Père, le Fils et l'Esprit, une communion intérieurement vécue
dans la joie.
C'est
précisément cette joie — ce bonheur ressenti avec jubilation — que le Christ
offre d'éprouver à ceux qui Le suivent. Dans son dernier discours après la
Cène, que rapporte l'Évangile selon saint Jean (chapitres
13 à 17), le rôle du Messie est dévoilé dans sa dimension trinitaire et la joie
divine est promise aux apôtres : Jésus leur redit son intimité avec le
Père (14, 9-11 ; 16, 15.28.32 ; 17, 10.21, etc.), Il leur annonce la
venue de l'Esprit (14, 16-17 ; 15, 26 ; 16, 7-15) et Il prie « pour
qu'ils aient la joie en plénitude » (17, 13). Il leur dit aussi (15, 11) :
« Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit
parfaite ».
Une telle allégresse est la
béatitude promise aux persécutés qui répondent à la violence par la douceur et à
la haine par l'amour. Jésus ne cache pas aux siens les épreuves qui les attendent
(Jean 15, 18-25 ; 17, 14). Car l'affrontement au péché et la
résistance à la tentation de se faire complice du mal dont on est pourtant
victime peuvent mener à tout donner, jusqu'à sa vie même, et ainsi tout perdre.
C'est ce à quoi Jésus consent sur la Croix.
Dans la Trinité sainte,
certes, aucune des trois Personnes ne se perd ni n'est en rien diminuée en se donnant
totalement. La perte est en quelque sorte la manière humaine de donner. On n'a
plus ce que l'on offre. Dans la condition pécheresse, séparée de Dieu, le don
devient privation, arrachement, sacrifice. Mais le renoncement n'empêche pas de
ressentir déjà la joie.
L'homme, « créé à
l'image et à la ressemblance de Dieu », la découvre lorsque, s'oubliant
lui-même, il rejoint, malgré les doutes de son cœur, le don qui est la Vie
divine même. Voilà pourquoi Jésus promet à ses apôtres : « Et votre
joie, personne ne pourra vous l'arracher » (Jean 16, 22).
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Jésus dit encore : « Celui
qui cherche sa vie la perdra ; celui qui perd sa vie à cause de moi la
trouvera » (Matthieu 10, 39). Ce n'est donc pas lorsqu'il réussit,
ni, à l'opposé, lorsqu'il oublie tout le reste en même temps que lui-même que
l'homme découvre le sens de sa vie et sa vocation au bonheur. Mais c'est
lorsqu'il se donne « à cause du Christ », à Son exemple, à Sa suite,
en aimant comme Lui. La joie qui lui est alors offerte, il ne la prend pas, il
ne la conquiert pas, il ne l'achète pas en ajoutant les sacrifices aux vertus.
Elle lui est octroyée « en héritage », elle est participation à la
joie de donner, de donner tout, de se donner, qui est la Vie même de Dieu.
Cette joie, qui anticipe la
libération du mal et de la mort, est bien sûr paradoxale. Elle vient littéralement
« du ciel ». Les trois paraboles que rassemble le chapitre 15 de l'Évangile
selon saint Luc, conjuguent la miséricorde et la joie : le berger
retrouve sa brebis, la femme sa drachme, le père son fils perdu et mort, et ils
se réjouissent. L'allégresse de ces trois personnages suggère qu'en Dieu la « miséricorde »,
l'attachement inlassable à ce qui paraît perdu, est source de joie, car cela
permet de donner gratuitement — et de partager : « Réjouissez-vous
avec moi », disent le berger et la femme à leurs amis et voisins, comme
Dieu à ses anges lorsqu'un seul pécheur se convertit (Luc 15, 7 et 10).
Et le père du « fils prodigue » invite son aîné à se joindre au
festin.
Le secret du bonheur de
l'homme est donc d'avoir part à la joie de Dieu. C'est en s'associant à Sa « miséricorde »,
en donnant sans rien escompter en échange, en s'oubliant, même en se perdant
que l'on est associé à la « joie du ciel ». L'homme ne « se
trouve » — c'est-à-dire n'atteint le bonheur pour lequel il est
invinciblement fait parce qu'il est créé « à l'image et à la ressemblance de
Dieu » — qu'en se perdant « à cause du Christ ». Il ne se reçoit
qu'en se donnant sans réserve, en acceptant de tout perdre à la suite du Fils.
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La « récompense »
du « bon et fidèle serviteur » est littéralement d' « entrer
dans la joie du Seigneur » (Matthieu 25, 21), de partager la Vie
même de Dieu. La « persécution », l'expérience de souffrance et
d'arrachement, n'est pas gommée. Le Fils unique l'a connue sans tricher. Elle
n'a pas altéré Sa joie de faire la volonté de son Père dans le don de Lui-même.
Est-il possible d' « entrer »
déjà dans cette joie de Dieu sans être dupe de son imagination ? Les
hommes peuvent-ils éprouver ici-bas ce qu'a vécu l'Homme-Dieu, partager le
bonheur divin aussi bien que la Passion de Jésus de Nazareth ?
C'est possible parce que
Dieu donne à l'homme de se comporter comme Lui. Si l'on accepte de s'appuyer sur
Dieu même sans Le « voir », si l'on consent à être uni au Christ qui
s'est livré au point de se faire la nourriture, la vie, le souffle, l'amour, le
pardon, la résurrection de l'homme, si l'on se laisse entraîner dans les mouvements
que suscite l'Esprit saint, voici que, dans l'obscurité d'une existence qui se
consume peu à peu, apparaît une joie infiniment plus grande et plus belle que
tous les rêves de réussite humaine, une joie insaisissable quoique certaine :
la mystérieuse joie de communier à la joie de Dieu.
Joie d'être aimé de Dieu
alors même qu'on ne L'aime pas assez. Joie de savoir, malgré son peu de foi, que
Dieu garde confiance en chacun, puisqu'Il l'appelle d'un amour irrévocable.
Même si l'on s'estime loin de Dieu, si l'on pense avoir avec Lui un « contentieux »
insurmontable, il faut se rappeler qu' « il y a plus de joie dans le ciel
pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui
n'ont pas besoin de repentir » (Luc 15, 7) et que Dieu veut
associer à cette joie non seulement ses anges et ses saints, mais aussi et même
d'abord celui qui « était mort et perdu, et est retrouvé et revenu à la
vie » (Luc 15, 32). Oui, le repentir est source de joie.
« Si tu savais le don
de Dieu, dit Jésus à la Samaritaine (Jean 4, 10), c'est toi qui Lui
demanderais à boire ». Il suffit de désirer ce don pour déjà y tremper les
lèvres Même si l'on souffre ou si l'on se sent coupable pourvu que l'on
ressente cette faim et cette soif de la « justice » de Dieu, on peut
déjà goûter le bonheur. Le Christ enseigne cette joie de la vie donnée, cette logique
de l'amour qui se fait don.
Le bonheur de l'homme,
c'est la joie qu'il reçoit de Dieu.
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Deux bénédictions que Jésus
a prononcées après le Sermon sur la montagne tracent clairement ce chemin du
bonheur.
Au chef des pharisiens qui
L'invite à un repas, le Christ dit : « Quand tu donnes un festin,
invite des pauvres [...] Heureux seras-tu parce qu'ils n'ont rien à te rendre »
(Luc 14, 14) — car ainsi tu agis comme Dieu agit envers toi, et tu
goûtes donc la joie de Dieu.
On se rappellera encore le
lavement des pieds avant la Cène (Jean 13, 4-17). Jésus se fait
l'esclave des siens. Il donne par là un signe de ce qu'Il va accomplir dans l'Eucharistie.
Et Il prophétise ce qu'Il va réaliser dans Sa Passion, par amour, pour purifier
ceux qu'Il aime, les sauver, leur communiquer la Vie divine et leur permettre
de la recevoir. Il commente son geste en disant : « Vous devez, vous
aussi, vous laver les pieds les uns aux autres » — vous dépouiller, vous
mettre au service de vos frères, de vos sœurs, les aimer humblement, pour vous
comporter comme Dieu à leur égard et à votre égard, et ainsi partager Sa joie.
Jésus conclut en effet : « C'est un exemple que je vous ai donné :
ce que j'ai fait pour vous, faites-le aussi. [...] Heureux serez-vous si vous
le faites » — car dès le moment où vous vivez dans le don et l'oubli de
vous-même, vous agissez en enfants de Dieu et vous participez au bonheur de Dieu
qui se donne à vous.
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Ce don sans retour est la
clé de toutes les béatitudes. Le Christ les vit en plénitude pour nous permettre
de les vivre à notre tour et d'en recevoir le bonheur.
Il reste cependant, pour
qui écoute ces béatitudes, une hésitation qui l'empêche de faire le pas décisif :
quel bonheur réel, concret, tangible est-il offert à celui qui, à la suite du
Christ, voudra tout donner, ce qu'il a et ce qu'il est ? Déjà les apôtres
demandaient à Jésus : « Et nous qui avons tout quitté pour te suivre,
quelle sera notre récompense ? » (Matthieu 19, 27). Le Royaume
des cieux, la Terre promise, la consolation, la plénitude de la justice, la
miséricorde, voir Dieu, être enfant de Dieu... En tous ces dons promis et qui
sont notre bonheur brille une éblouissante lumière, celle du Christ ressuscité,
en qui nous ressusciterons. Car si dès maintenant nous sommes enfants de Dieu,
ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette
manifestation nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu'Il
est. Ainsi s'exprime saint Jean dans sa Première Épître (3, 2)
Jean-Marie, cardinal Lustiger, in Soyez heureux