J'aimerais trouver les mots, le ton, la force afin de dire pourquoi m'afflige décidément la désespérance contemporaine. Elle est un gaz toxique que nous respirons chaque jour. Et depuis longtemps. L'Europe en général et la France en particulier semblent devenues ses patries d'adoption. Elle est amplifiée, mécaniquement colportée par le barnum médiatique. Oui, mécaniquement. Par définition, le flux médiatique est un discours attristé, voire alarmé. Il s'habille en noir. Or la réalité n'est jamais aussi sombre. Elle est faite d'ombres et de lumières. Elle mêle le pire au meilleur. Partout. Toujours. À n'insister que sur les ombres, on pèche — et on ment — par omission. En toute bonne foi. Vieille question ! Cette insuffisance n'est pas facile à corriger. L'optimisme n'est plus « tendance » depuis longtemps. On lui préfère le catastrophisme déclamatoire ou la dérision revenue de tout, ce qui est la même chose. Se réfugier dans la raillerie revient à capituler en essayant de sauver la face. Après moi le déluge...
Cette
culture de l'inespoir — avec ses poses et ses chichis — me semble aussi dangereuse
que les idéologies volontaristes d'autrefois. Elle désigne le présent comme un
répit, et l'avenir comme une menace. Elle se veut lucide, et même « raisonnable ». Qui
croit encore aux lendemains qui chantent ?
Pourquoi perdre son temps à rêver au futur ? Telle
est la doxa du moment. Les affligés professionnels
tiennent le haut du pavé et, de ce promontoire, toisent tout un chacun. Il est
de bon ton de citer Arthur Schopenhauer, sa référence au « temps cyclique » et son
(prétendu) pessimisme, ou encore Émile Cioran, auteur de Sur les
cimes du désespoir. L'écrivain anglais Gilbert Keith Chesterton
(1874-1936) n'avait pas tort de dire qu'il existait une « Église
du pessimisme ».
Ajoutons
que ce renoncement au goût de l'avenir peut devenir une injonction discrètement
idéologique. En dissuadant les citoyens de trop penser au futur, elle les
invite à s'accommoder du présent, c'est-à-dire de l'ordre établi. Elle promeut pour
ce faire quantité de formules passe-partout qui sont devenues autant de slogans
conservateurs. On se souvient du There
is no alternative, « Il n'y
a pas d'alternative », de
Margaret Thatcher. Citons aussi l'inévitable « C'est
plus compliqué que cela », qu'on
oppose aux citoyens indignés par une injustice et révoltés par la prédation des
virtuoses de la finance. Ou encore le « Face au
chômage, on a tout essayé »,
exclamation malheureuse de François Mitterrand en 1993.
Pendant plusieurs décennies, les élus de droite et de gauche auront tenu et
conforté ce que l'économiste Jean-Paul Fitoussi appelle le discours de
l'impuissance. À force d'insister sur les « contraintes », il
aggrava la crise de la démocratie et jeta les citoyens dans une langueur dont
nous ne sommes toujours pas guéris.
J'aimerais
trouver les mots pour parler
autrement... J'y pense presque chaque matin, à l'aube,
quand je vois rosir le ciel au-dessus des toits de Paris ou monter la lumière
derrière la forêt de la Braconne, chez moi, en Charente. L'espérance a beaucoup
à voir avec le petit matin. Ou le mois
d'avril. L'idée d'un commencement, d'une remise en route,
d'une infatigable renaissance. L'appétit de l'avenir et l'énergie du matin sont
vraiment le propre de l'homme. Nous sommes mus par le besoin d'un « en-avant »
déterminé. Seul cet impératif nous
dissuade de trop sacrifier à la nostalgie et aux tentations restauratrices qui
lui font escorte. Je pense à cette petite voix qui nous souffle parfois à
l'oreille : « C'était
mieux avant, retournons en arrière ».
J'ajoute que la petite
fille espérance que célébrait
Charles Péguy n'est pas, loin s'en faut, l'apanage des
juifs ou des chrétiens. C'est un athée résolu, marxiste non orthodoxe, Ernst
Bloch, qui publia dans les années 1950 un maître livre en trois volumes,
intitulé Le Principe espérance. Je m'en
suis beaucoup nourri. Il y pointait le risque létal de ce que les Grecs
appelaient la heimarmené, l'inéluctable
destin d'un monde clos, c'est-à-dire sans projet ni dessein. Aujourd'hui, Bloch
paraît oublié ou carrément contredit. Serions-nous condamnés à cette clôture de
l'avenir ? Serait-ce là notre nouveau
fatum ? Je ne
m'y résous pas. Je sais qu'un monde ainsi borné ne serait pas durablement
habitable.
Trouver les mots pour parler
simplement d'espérance, cela implique — d'abord ! — de refuser
la niaiserie. Je pense à celle du professeur Pangloss (« Tout
est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ») dont
Voltaire se moque avec raison dans Candide. À
travers Pangloss, Voltaire ironise sur la théodicée du philosophe et scientifique
allemand Gottfried Wilhelm Leibniz. Le
conte Candide, publié en 1759 — trente petites
années avant la Révolution —, est d'ailleurs
ironiquement sous-titré : L'Optimisme.
Trouver les mots, c'est montrer que ni
l'optimisme ni l'espérance n'équivalent à une sotte crédulité de ce genre.
Quant à sa jumelle inversée, la désespérance,
fût-elle talentueuse, elle n'est pas toujours aussi lucide qu'elle le prétend.
Pour dire la vérité, elle l'est rarement et succombe le plus souvent à la
futilité. Désespérer avec ostentation, sauf s'il s'agit de littérature, est un
dandysme qui ne m'a jamais tenté. Où
conduit-il ? Je garde en tête un vers de Goethe : « Le
pessimiste se condamne à être spectateur ». Très
peu pour moi.
Cherchant les mots
et le ton, je relis l'admirable préface écrite par Bernanos à ses Grands Cimetières
sous la lune. Quel rapport ? Dans ces pages rédigées en 1937, Bernanos
adjure ses amis catholiques de désavouer les crimes commis par les soudards
franquistes. Il les presse de condamner les évêques espagnols qui, toute honte
bue, absolvent les assassins et bénissent les tanks de Francisco Franco
Bahamonde. « La colère des imbéciles m'a toujours rempli de tristesse,
mais aujourd'hui, elle m'épouvanterait plutôt. Le monde entier, ajoute Bernanos,
retentit de cette colère ». Il écrit résolument contre les siens, contre
toute facilité tribale et en bravant la bienséance catholique. Il cherche les
mots pour renverser les montagnes. Il subira injures et moqueries venues de son
propre camp. Il tiendra bon. C'est en cela qu'il est notre contemporain.
Théorisé, rabâché, valorisé,
l'inespoir d'aujourd’hui est plus lourd qu'une montagne. Il pèse le poids d'une
pierre tombale. L'époque nous inspire des idées de fatalité, ou de causes
perdues. Jouissez vite du présent et n'attendez rien de l'avenir : on
connaît la rengaine. Elle est mortifère. À ce discours désappointé, il faut
opposer une parole plus robuste. Espérer ne consiste pas à rêvasser ni à se
priver de je ne sais quelle jouissance immédiate. Si l'espérance concerne
l'avenir, elle se vit au présent, un présent qu'elle éclaire et enrichit. Loin
de « soustraire » quelque chose au bonheur immédiat — comme le répète
depuis vingt ans le philosophe André Comte-Sponville —, elle lui ajoute une
dimension. Et une saveur. Renoncer à l'espérance n'entraîne par conséquent
aucun « bénéfice » en termes d'hédonisme. Si tel était le cas, alors
les sociétés rassemblées autour d'un projet d'avenir et d'une espérance
seraient moins heureuses que celles qui, n'espérant plus rien, se vouent à
l'ébriété du présent.
L'absurdité du raisonnement saute aux
yeux. On voit la mystification dont Comte-Sponville se fait, en toute bonne foi
et avec un grand talent, le troubadour 1. La sagesse grecque —
hédoniste ou stoïcienne — procède par adaptation à un monde qu'elle renonce à
transformer. Pourquoi tenterait-on de corriger une réalité cosmique qui redeviendra,
fatalement, ce qu'elle fut ? Faire aujourd'hui retour à ce stoïcisme,
c'est consentir à baisser les bras. Cela conduit à accepter docilement la « fin
de l'histoire », pour reprendre l'expression hâtive par laquelle
Francis Fukuyama prenait acte, en 1992, de l'effondrement du communisme
2. C'est une lâcheté. Vingt ans après,
qui soutiendrait encore que l'Histoire est « finie » ? Qui
pourrait affirmer que le débat n'a plus lieu d'être ?
Espérer, c'est refuser de s'en remettre à la fatalité.
J'aime par-dessus tout un passage de la Torah (« livre
des Psaumes ») qui nous invite à ne pas « abandonner
le monde aux méchants ».
Mais attention ! Cet optimisme
du projet que j'oppose ainsi à une « sagesse » trop docile ne doit
pas devenir angélique, ou alors il devient une posture comme une autre.
Bernanos, dans ses Cimetières, se
défie avec raison de la fausse béatitude de Pangloss : « L'optimisme,
écrit-il, m'est toujours apparu comme l'alibi sournois des égoïstes, soucieux
de dissimuler leur chronique satisfaction d'eux-mêmes ». Plus tard, il
sera plus violent encore en écrivant dans La Liberté, pour quoi faire ? : « L'optimisme
est une fausse
espérance à l'usage des lâches et des imbéciles. » Ne jouons surtout pas
au ravi de la crèche ! Non, tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le désarroi et la
souffrance partout présents en portent témoignage. C'est dire s'il faut peser
ses mots quand on refuse le pessimisme contemporain. À
bien des égards, il est justifié. Pas question de lui opposer un optimisme trop
claironnant qui fermerait les yeux sur les périls.
Durant l'année 2011, dans le cadre
d'un colloque à Strasbourg, je fus invité à commenter la fameuse exclamation du
pape Jean-Paul II : « N'ayez pas peur ! » J'ai répondu que,
prise au pied de la lettre, elle pouvait apparaître comme une fanfaronnade
chrétienne. Il existe quantité de raisons d'avoir peur par les temps qui
courent. Je vois bien la peur que ressentent les hommes et les femmes autour de
moi. Je la respecte. Il m'arrive de l'éprouver moi-même. Elle est légitime. Je
pense aux peuples de notre vieille Europe qui craignent le chômage de masse et
la précarité, qui perçoivent autour d'eux une société disloquée, redoutent de
ne plus pouvoir compter sur le rôle protecteur de l'État, ou s'alarment
simplement du lien social qui se rompt. Dans son dernier livre, le philosophe
Jean-Pierre Dupuy, inventeur de l'expression « catastrophisme éclairé »,
écrit que ce dernier est « un
optimisme fondé sur la raison »3. J'ajouterai
que l'espérance est — aussi — une disposition de
l'âme, une sensibilité qu'il faut mettre en mouvement.
Puisque je parle en mon nom propre, évacuons
d'abord les aspects personnels de la question. Voilà
des années qu'on me questionne sur l'espérance qui m'habite, contre toute vraisemblance,
ajoute-t-on. On en trouve trace dans tous les livres que j'ai écrits. On me dit
qu'elle détonne. Comme journaliste, j'ai passé vingt-cinq ans de ma vie à « couvrir » les
guerres, les révolutions, et les tragédies. Au journal Le
Monde, comme grand reporter, je fus le préposé aux catastrophes. Cela
correspond à des centaines d'heures passées au
milieu des égorgements, des famines, des tueries et des
désastres. Du Biafra (1969) à la Bosnie (1994),
j'ai vu mourir et s'entre-tuer les hommes. En toute logique, cet
exil consenti dans les tragédies du
lointain aurait dû faire de moi un tourmenté sans
illusions sur la nature humaine. De ces victimes dont j'ai partagé — pour de
brefs moments — l'épouvante, je devrais,
paraît-il, porter le deuil. On attend de moi des
propos sombres, voire un dégoût de la vie. À la limite, on comprendrait que je
sois devenu cynique. Et taiseux.
Ce n'est pas le cas. Le cynisme me
fait horreur, et la désillusion m'apparaîtrait
comme une trahison. Mon optimisme n'a pas « survécu » aux famines
éthiopiennes, aux assassinats libanais ou aux hécatombes du Vietnam. Tout au
contraire, il leur doit d'exister, il
s'est nourri et fortifié de ce que j'ai vécu là-bas. Quand je me remémore ces années-là,
c'est l'énergie des humains, l'opiniâtreté de
leur espérance, l'ardeur de leurs recommencements qui me
viennent en tête. Je pourrais mettre des noms propres sur tous ces êtres que j'ai
vus s'accrocher à l'avenir, avec cette infatigable
volonté qui leur permettait de rester debout dans le désastre. Ceux-là
continuaient de penser qu'au-delà des souffrances et des dévastations un « demain »
demeurait possible.
Comprenons également qu'à cette
espérance droite et forte s'ajoutait une solidarité instinctive, un réflexe
d'entraide qui en était à la fois la cause et la conséquence. Les sociologues,
psychologues ou psychiatres ont étudié cet altruisme paradoxal qui surgit au cœur même
des catastrophes. Ils citent aujourd'hui l'exemple des attentats du 11
septembre 2001 à New York, ou bien celui de l'ouragan Katrina en septembre
2005, à La Nouvelle Orléans. Il s'est passé dans ces deux villes des scènes de
courage, de solidarité, de générosité
dont on se souviendra longtemps. Cette empathie spontanée et cette espérance,
je les ai vues à l'œuvre
pendant vingt ans, et sur tous les continents.
À la longue, j'ai fini par me sentir
comme dépositaire de cette flamme. Des bidonvilles de Calcutta aux rizières du
delta vietnamien, des villages de la
montagne du Chouf libanais déchirés par les massacres aux vallées du Sahel
érythréen bombardées par les Sukhoï de l'aviation soviétique : partout
la même leçon de courage. À Sarajevo en 1992, dans cette avenue mortelle qu'on
appelait snipers alley car
elle était sous le feu des tireurs serbes embusqués dans les collines, j'ai
assisté à une scène inimaginable. Alors que les rares passants se mettaient
précipitamment à courir pour échapper aux
balles des Tchetniks serbes, un homme d'une quarantaine
d'années a interrompu sa course. Reprenant une allure normale, il a parcouru la
dernière centaine de mètres en se retournant vers les sommets d'où venaient les
tirs pour faire crânement un
doigt d'honneur aux assassins. Refus soudain de la panique et de l'humiliation.
Affirmation bravache d'une espérance.
Je pourrais poursuivre l'énumération.
Disons que, chaque fois, en tous pays et en toutes circonstances, j'ai trouvé
des hommes et des femmes qui n'acceptaient ni de capituler ni de désespérer. Au
milieu des pires saloperies humaines perdurent leurs contraires :
entraide, détermination, vitalité, projets, courage, douceur... De façon très concrète,
cette espérance correspond à des maisons dix fois détruites et dix fois
reconstruites, à des répressions policières mille fois défiées, à des iniquités
dénoncées, à des familles endeuillées mais à nouveau debout, à des joies
collectives toujours renaissantes après l'horreur.
Je me souviens aussi d'une petite
ville du Sud-Liban, Marjayoun, régulièrement bombardée par les Israéliens dans
les années 1980. Moins d'un quart d'heure après la dernière salve, les
habitants sortaient de leurs abris pour réparer les dégâts. Jour après jour.
Sans jamais renoncer. Je saluais avec respect ces hommes juchés sur des
échelles qui tentaient de raccorder, au sommet des
poteaux, les branchements quotidiennement pulvérisés. J'ai fini par baptiser « refusants » ces
hommes et ces femmes dont l'obstination, un peu partout dans le monde, répond
magnifiquement à cette remarque d'Antoine de Saint-Exupéry : « L'avenir,
tu n'as pas à le prévoir mais à le permettre ».
Permettre l'avenir : y
a-t-il plus sobre et plus universelle définition de
l'espérance ?
Grâce à ces gens du lointain, j'ai
pris en grippe le désenchantement bavard que je retrouvais, dans ma tribu
d'origine (la France !), à
chaque retour de reportage. À peine descendu de l'avion, je tombais sur les
râleurs, les mécontents, les pessimistes. Ils l'étaient bien davantage que tous
ces gens que j'avais quittés la veille, et qui se coltinaient, eux, avec une
autre sorte de tragique. Cela m'indignait. Qui étions-nous au juste pour nous
complaire dans la rouspétance ?
Avions-nous oublié que, dans notre pays, les bombes ne tombent plus depuis longtemps
et que nulle police ne fait plus irruption dans
nos maisons à cinq heures du matin ? Tenions-nous
pour négligeable d'être en paix depuis soixante années et quatre fois plus
riches que ne l'étaient nos parents ?
Le pessimisme, affiché comme une
preuve de clairvoyance, m'exaspérait d'autant plus que je pouvais y céder moi
aussi les semaines suivantes, repris par le climat ambiant. En faisant cela,
j'avais l'impression de trahir tous ces gens laissés là-bas. Cela m'aidait à me
reprendre. Impossible d'oublier qu'à dix mille kilomètres de Paris ils étaient
moins grognons que nous. Je suis fier d'avoir suggéré un jour de 1979 à mon
confrère Dominique Lapierre d'aller visiter le bidonville de Pilkana (à
Calcutta) d'où j'arrivais. Ce fut le point de départ d'un livre de lui publié
en 1985 et traduit dans le monde entier : La Cité
de la joie.
Quant au culte sentencieux du « réalisme » et au
désenchantement assumé qui prévalurent chez nous dès après l'écroulement du
communisme, ce n'est pas en grippe, mais en horreur que je les ai pris. Je
gardais en tête ce que Bernanos, encore lui, disait du réalisme dans le
prologue de Sous le soleil de Satan (1926) : « Le
réalisme, c'est la bonne conscience des salauds ». De ce
lâche soulagement d'après 1989, le philosophe Emmanuel
Levinas a parlé de manière moins polémique mais non moins prophétique. Dans un
article publié le 2 juin 1992, à contre-courant de l'humeur
médiatique, il notait que le naufrage du communisme
n'était pas seulement la défaite d'une tyrannie et le « triomphe
de la liberté » (partout célébré à l'Ouest), mais
aussi un ébranlement ambigu du principe espérance. « Nous
avons vu aujourd'hui disparaître l'horizon qui apparaissait derrière le communisme,
d'une espérance ; d'une
promesse de délivrance. Le temps promettait quelque chose. Avec l'effondrement
du système soviétique [...], le trouble atteint des catégories très profondes de
la conscience européenne ». En écrivant cela, le Lithuanien
qu'il était originellement ne manifestait aucun
regret devant la disparition d'un système totalitaire. Il nous invitait
seulement à prendre en compte ce trouble profond. Un trouble dont procède, en
dernière analyse, la fade asthénie d'aujourd'hui.
Il faut nous en guérir. L'espérance
est à ce prix.
*
* *
Soyons justes. La fidélité
instinctive aux peuples meurtris de l'hémisphère Sud aura été la principale
source de mon optimisme, mais elle ne fut pas la seule. Mon travail d'éditeur m'aura
permis — aussi — de me lier d'amitié avec quelques grands « optimistes »
envers qui ma dette est immense. Je pense au philosophe et psychanalyste
Cornélius Castoriadis qui, avec Claude Lefort, construisit dans les années 1950
la première critique « de gauche » du totalitarisme marxiste ;
au philosophe Edgar Morin, fondateur de la « pensée complexe » ;
aux philosophes René Girard et Michel Serres auxquels me lia une amitié durable ;
à l'ancien ministre gaulliste Edgar Pisani, grand serviteur de l'État et homme respecté
de tous ; au grand résistant Serge Ravanel, responsable des « Corps
francs » dans la région lyonnaise, à Lucie Aubrac et à bien d'autres. J'ai
eu la chance de prendre continûment des leçons auprès d'hommes et de femmes
qui, à des titres divers, surent mettre leurs idées en pratique, c'est-à-dire
accorder leur vie à leurs convictions. À quatre-vingt-dix ans passés, Edgar
Morin, dont j'étais l'éditeur, n'a rien abdiqué de son énergie agissante.
En 1940-1941, quand Lucie et Raymond Aubrac
s'engagent dans le réseau Libération, ils n'ont pas beaucoup de motifs
raisonnables d'espérer. La
détermination de Lucie lui fait passer outre... C'est au nom d'une espérance déraisonnable
qu'elle devint une flamboyante héroïne de la Résistance. Comment oublier la
leçon ? Cette dernière trouvait d'autant
mieux un écho en moi que Jacques Ellul fut mon professeur et mon maître à
l'université de Bordeaux. Il passait pour
un pessimiste, alors même qu'il publia dès 1972 un livre au titre prémonitoire : L'Espérance
oubliée. Identifiant notre époque comme « le
temps de la déréliction », il
assurait qu'un homme devient vraiment libre lorsqu'il décide d'espérer.
J'ajoute que l'optimisme comme
l'espérance ne font sens que s'ils sont vécus en connaissance de cause. Autrement dit, pour combattre L’inespoir
contemporain, il faut lever le nez du guidon, oublier le tapage de l'actualité
immédiate et regarder en face ce qui fonde notre désabusement. Et c'est peu de
dire qu'a priori nous
avons de bonnes raisons d'être désabusés. Le désarroi contemporain n'est pas
sans motifs sérieux. Quand on reprend la ritournelle médiatique qui consiste à
répéter que le pessimisme pathologique du moment est une caractéristique propre
aux Français, on insulte nos compatriotes. Les assauts de ce pessimisme ne
procèdent pas d'une invention franchouillarde.
C'est d'une tout autre inquiétude
qu'il s'agit.
Jean-Claude Guillebaud, in Une autre vie est possible (L’Iconoclaste)
1.
Voir par exemple : André Comte-Sponville, Le Bonheur désespérément (2000),
J'ai lu, 2002.
2. Francis Fukuyama, La Fin de
l'histoire et le dernier homme, Flammarion 1992, édition poche 1993 et
2009.
3.
Jean-Pierre Dupuy, L'Avenir de l'économie. Sortir de l'économystification, Flammarion,
2012, p. 265.