Le mot « Dieu »
Il est une chose curieuse,
à plus forte raison si l'on est athée, c'est la présence du mot
« Dieu » dans notre langue. Quand j'affirmerais la non-existence de
Dieu, je serais toujours forcé d'affirmer en même temps l'existence obstiné de
ce signifiant. Un signifiant étrange, d'ailleurs, de par sa manière même de
signifier. Je ne dis pas « Dieu » comme je dis « arbre ».
Je peux pointer du doigt un arbre. Je peux cerner l'idée de vivant végétal. En l'espèce,
le référent et le signifié ne me sont pas si obscurs. Mais avec
« Dieu », c'est autre chose. Cela ressemble à de la musique.
La musique signifie, mais
on ne sait pas quoi. Elle nous transporte, mais on ne sait pas où. Elle renvoie
à quelque merveille insaisissable, opère une révélation incessante, jamais
achevée, et même tournant court : le rideau se lève sur de nouveaux
voiles, l'élévation finit par nous lâcher, pas moins lourds, sur notre siège.
La transcendance entraperçue retombe comme un soufflet. Il en va de même avec
toute chose belle. C'est d'un éclair obscur qu'elle nous foudroie. Elle parle à
notre cœur mais nous ne comprenons pas, et cette incompréhension peut nous
faire mal dans la joie même qu'elle nous procure.
Or, de même qu'on
expliquera que le beau relève d'une « tendance sexuelle inhibée quant au
but », ou que le plaisir de la musique n'est qu'une sorte de massage
cérébral, on pourra dire que, derrière le mot « Dieu », et sa
présence dans notre langue, il y a quelque chose de matériel et de très explicable.
Je dois l'avouer :
avant ma conversion, je détestais ce mot. J'avais l'impression que quand
quelqu'un disait « Dieu », il mettait fin à toute conversation. Il
avait introduit en fraude un joker dans le jeu de cartes. C'était un abracadabra,
une formule magique et je dirais même une « solution finale »
avec tout ce que cette expression peut avoir de terrifiant. Une solution finale
à l'intérieur de la discussion, d'un coup étouffée sous ce gros mot massif.
Ma conversion fut d'abord
une conversion de vocabulaire. Du temps de mon athéisme, j'étais bien forcé de
confesser un mystère de l'existence. Je pensais toutefois que le mot
« Dieu » n'avait rien à voir avec ce mystère, qu'il était même une
façon de l'esquiver. Je prétendais expliquer sa présence dans le lexique par
cet effort d'esquive : déni de la mort, volonté de puissance, fuite dans
l'au-delà, sublimation névrotique du « papa-maman-au secours »...
Aujourd'hui, que s'est-il
passé ? J'ai été corrigé de ce contresens. Ce mot ne résonne plus à mes
oreilles comme un bouche-trou, mais comme un ouvre-abîme. Certains, sans doute,
en usent comme d'un bouche-trou (croyants ou pas, du reste). Ils ne l'entendent
guère. Ils n'en perçoivent pas la musique, pour ainsi dire. Car le signifiant
« Dieu » ne descend pas d'un désir de solution finale : il
provient de la reconnaissance d'une béance irrécupérable. Il ne surgit pas tant
comme une réponse que comme un appel. Il désigne l'évidence de ce qui
m'échappe, l'exigence de ce qui me dépasse.
Je le rappelle souvent aux
séminaristes : « Quand vous êtes en mission d'évangélisation, et que
quelqu'un vous déclare : "Je ne crois pas en Dieu", faites
attention, ne lui sautez pas à la gorge en disant : "Mais si, il faut
que tu croies en Dieu !", parce que, si ça se trouve, vous n'y croyez
pas non plus au "Dieu" dont il parle ! Demandez-lui d'abord ce
qu'il entend par ce mot. Et demandez-vous si vous en entendez vous-même le
vertige ».
Quand nous l'entendons
bien, ce mot nous laisse bouche bée. C'est le mot qui dit que nous n'avons pas
le dernier mot. C'est le Nom qui n'est pas fermeture du dialogue mais
hospitalité à ce qui nous altère, à ce qui nous ouvre, à ce qui nous surprend,
et nous dispose à toute rencontre. Le Nom de Dieu ne saurait nous rendre
suffisants et superbes, il réclame notre humilité devant lui, humblement livré
à nos discours. Qui l'assène comme un coup de massue n'est pas seulement
assommant : il est lui-même complètement étourdi.
Le
troisième commandement le suggère. Spontanément, on s'imagine que le vrai croyant,
le grand dévot, c'est celui qui met le mot « Dieu » dans toutes ses
palabres. Or voilà que Dieu ordonne à son fidèle : Tu
ne prononceras pas le Nom du Seigneur ton Dieu en vain, car le Seigneur
n'absoudra pas celui qui prononcera son Nom en vain (Ex
20, 7). Le fidèle est donc obligé de mettre une garde à sa bouche.
D'après cette troisième parole, le péché mortel, irrémissible même (le
Seigneur n'absoudra pas), ne semble pas tant une menace pour
celui qui ne parle pas de « Dieu », que pour celui qui en parle — à
tort et à travers.
Que signifie toutefois prononcer
en vain le Nom du Seigneur ton Dieu, ou, comme dit littéralement l'hébreu, porter
le Nom de YHVH, ton Élohim, pour rien ? N'est-ce qu'une consigne de
précaution relative à l'emploi du tétragramme, comme s'il s'agissait d'une
substance explosive ? Le verbe hébraïque ne parle pas de
« prononcer » seulement, mais de « porter ». On porte le
Nom, comme on porte un fardeau (Nb 11, 17), comme le coupable porte
le poids de sa faute (Lv 5, 17) comme le serviteur souffrant porte les
péchés des foules (Is 53, 12), comme une mère porte un petit enfant (Nb
11, 12). Ce n'est pas une action que des lèvres, mais de tout l'être physique
et moral. — Quant à la locution adverbiale « en vain » ou « pour
rien », son terme se retrouve dans un verset de psaume repris deux
fois : Néant, le salut qui vient des hommes (Ps 59, 13 ; 107,
13). Ce rien cherche donc à passer pour quelque chose. Cet en vain n'avoue
pas son vide mais s'enfle de vanité. Aussi le même terme peut-il être traduit
selon le vocabulaire du simulacre : Ne porte pas le Nom de manière
illusoire. Ce ne sont pas d'abord les athées qui dénoncent l'utilisation de
« Dieu » comme une illusion. C'est la Parole de Dieu même.
Dans
la bouche du fondamentaliste comme de l'athée
Porter le Nom en vain
revient sans doute, en premier lieu, à le noyer dans la vanité du monde. C'est
le danger d'une banalisation du Nom de Dieu, laquelle est d'abord
fondamentaliste. L'illusion est de pouvoir prendre le Bon pour sa bonne à tout
faire.
Chez le fondamentaliste, le
mot « Dieu » envahit tout le discours. Cela peut partir d'un constat
tragique : si ténébreuse est notre âme, si débile notre intelligence, que
seule une parole céleste pourrait nous donner quelque lumière. Cela peut venir
d'une intention glorieuse : Quoi que vous puissiez dire ou faire, que
ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus, rendant par lui grâces au Dieu
Père ! (Col 3, 17). Mais cette attitude d'un cœur déchiré par sa
misère ou par la louange devient posture d'un cœur gonflé par sa conviction. Et
le nom de Dieu se transforme en dispense de penser et réplique universelle.
Il est ce dépanneur ouvert
24 heures sur 24 toujours prêt à refaire ronfler le moteur de votre sermon. Il
est cette « solution finale » que je dénonçais tout à l'heure.
Quoi ? Vous vous posez des questions sur l'évolution des espèces ?
Regardez dans l'Écriture. Vous avez une interrogation scientifique ou
économique ? Regardez dans l'Écriture. Tout est là, il n'y a pas à
réfléchir, il suffit de dire « Dieu » pour que tout soit résolu.
C'est le couteau suisse et la panacée, l'absolu sésame et le suprême talisman.
Sartre définissait
l'imbécile comme celui qui a immédiatement réponse à tout. Avec le
fondamentalisme, le mot « Dieu » devient le levier d'une imbécillité
parfaite. Le discours religieux finit par exclure ou par absorber toute autre
forme de discours. Plus pratique encore : il n'y aura plus de discours
attentif, à partir des choses telles qu'elles sont données à l'expérience.
Pourquoi chercher la clef qui correspond à telle serrure ? Voici la pince-monseigneur.
— Qu'est-ce que l'homme ?
— La chose du Seigneur.
— 2 + 2 = ?
— Ce que voudra le Seigneur.
— Qu'est-ce que l'homme ?
— La chose du Seigneur.
— 2 + 2 = ?
— Ce que voudra le Seigneur.
Le « Seigneur »
se substitue à toutes choses. Et c'est pourquoi n'importe quelle chose pourra
finir par se substituer au « Seigneur ». En effet, cette banalisation
à la fois invasive et défensive conduit bientôt à une
réaction : celle de l'athéisme.
Cette réaction est très
saine en tant que riposte, mais très problématique en tant que réponse. L'athée
objecte avec raison : « Pourquoi est-ce que tu me parles de Dieu
alors que je suis devant toi ? Parle-moi de toi, parle-moi de moi, parlons
de nous, de ce verre de vin que nous allons boire ensemble, n'est-ce pas ce qui
saute aux yeux ? Pourquoi me renvoies-tu à quelque chose que tu ne vois
pas et n'accueilles-tu pas ce que tu vois ? Pourquoi me parles-tu de Dieu
quand il y a cette radieuse jeune fille qui vient de traverser la rue, ou même
ce beau soleil qui éclaire cette journée ? N'est-ce pas que tu fuis la
réalité des choses et que, sous tes appels à l'amour, ton cœur est gorgé de
ressentiment ? »
L'athée en infère à bon
droit que la foi est un nihilisme. C'est la conclusion de Nietzsche. Nietzsche
n'est pas nihiliste, contrairement à ce que certains disent, et qui sont
peut-être eux-mêmes des fondamentalistes blessés. Le projet de Nietzsche est de
sortir du nihilisme, de lutter contre ceux qui pensent que ce monde n'est pas
le vrai monde, que cette vie n'est pas la vraie vie. Sa doctrine de l'éternel
retour n'a rien à voir avec quelque croyance régressive en un cycle
cosmique : elle affirme simplement que si ce qui est présent devait sans
cesse revenir, aussi cruel que soit ce présent, il faudrait y consentir
toujours, avec une dionysiaque, une tragique jubilation. Parce que rien
n'existe en dehors de ce présent terrible, rien ne demeure au-delà des
apparences et du temps.
Nietzsche met donc le
bouddhisme, le platonisme et le christianisme dans le même sac, sans distinguo.
Le processus de ce rejet se décrit aisément : Vous croyez en un
au-delà ? C'est parce l'ici-bas vous a fait bobo. Alors, en douillets
pleins de rancœur, vous le condamnez et vous vengez en inventant un ailleurs
qui retournera votre situation. Vous êtes donc des nihilistes : vous niez
la valeur de ce monde au profit d'un autre monde hypothétique ; vous niez
ce que vous voyez au profit de ce que vous ne voyez pas. Laissez-moi embrasser
cette belle femme au lieu d'étreindre vos brumes.
L'objection est légitime.
Elle verse toutefois dans l'erreur contraire. Nietzsche identifie le discours
sur Dieu avec le discours fondamentaliste, c'est-à-dire un discours où le mot
« Dieu » sert de baguette magique, où la foi exclut la raison, où la
rédemption s'oppose à la création, et donc où Dieu, auteur de l'au-delà,
devient l'ennemi de Dieu, auteur de l'ici-bas.
Les rivaux se ressemblent.
L'athée a ceci de commun avec le fondamentaliste : il parle de Dieu avec
autant de facilité. De fait, un athée véridique, militant, un athée comme je
les aime, prêt à croiser le fer, ne cesse d'avoir ce mot à la bouche.
C'est d'ailleurs le vrai
problème de l'athéisme : vous y êtes obsédé par Dieu, vous essayez de vous
en débarrasser, mais pour ce faire, il faut à chaque fois expliquer que Dieu
n'existe pas ou que la religion est obscurantiste et violente. Votre athéologie
vous renvoie toujours à la théologie, et votre appellation même — a-thée — contient le nom de Dieu dans sa
queue. Si bien que ce nom vous colle à la langue, vous hérisse le poil, vous
cause autant d'émotions, autant d'ivresses imbues, au fond, que le
fondamentaliste, quoique en sens contraire. Et de même que le fondamentaliste
met ce nom à toutes les sauces, vous le vouez à tous les diables. Pour le
premier, il suffit de dire « Dieu », et tout est réglé. Pour le
second, tout est réglé parce qu'on ne le dit plus (mais il faut à chaque fois
redire qu'il ne faut plus le dire 1 !).
L'un et l'autre emploient
donc ce nom avec beaucoup d'aisance, soit pour une promotion mécanique, soit
pour un utopique débarras. De part et d'autre, c'est la même jactance, c'est le
même militantisme affairé. Le fondamentaliste s'aperçoit que la figure du monde
réapparaît toujours sous ses yeux, l'athée se rend compte que le nom de Dieu
revient toujours à ses oreilles, et tous deux s'énervent et s'acharnent l'un
contre l'autre et chacun contre son hydre dont les têtes repoussent à mesure
qu'il les coupe. Parce qu'ils s'opposent à ce qui résiste et se renouvelle
chaque jour, leur existence se dépense dans la surexcitation de l'activisme et
la surenchère de slogans dont « Dieu » reste l'assaisonnement de
choix.
Dans
les gestes de l'agnostique comme de l'enfoui
Beaucoup
me diront : « Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en ton Nom que nous
avons prophétisé ? En ton Nom que nous avons chassé les démons ? En
ton Nom que nous avons fait des miracles ? » Alors je leur dirai en
face : « Jamais je ne vous ai connus ; écartez-vous de moi, vous
qui commettez l'iniquité » (Mt 7, 22-23).
Jésus parle de chrétiens
qui ne cessent de parler du Christ, qui font tout en son Nom et que le Christ,
pourtant, n'a jamais connus, parce qu'ils l'ont instrumentalisé et se sont
rengorgés dans une banalisation arrogante ou une idolâtre appropriation. Je
dis : « Seigneur », mais il s'agit d'un gri-gri ou d'un doudou.
Le « Très-Haut » se ramène aux proportions d'un fétiche domestique,
le « Tout-Puissant » devient l'ustensile de mon pouvoir. Et si tu
n'es pas d'accord avec moi, tu iras rôtir sur les tournebroches de
l'enfer ! L'athée s'en indigne, mais il tombe dans le même travers — c'est
ça qui est drôle : il manipule « Dieu » aussi bien que son
adversaire.
Pour s'épargner le péril
d'une telle jactance, on pourrait conclure, d'après les paroles mêmes du
Christ, que l'important, en fin de compte, n'est pas de dire : « Allah
est grand » ou « Dieu est mort », mais de ne pas commettre le
mal. Jésus déclare aux faux dévots : Écartez-vous de moi, vous qui
commettez l'iniquité. L'essentiel se trouve par conséquent du côté de la
justice. Il suffit d'être juste, d'aimer son prochain, d'aimer tous les hommes
comme des frères (et des sœurs...) qui se tiennent tous par la main (ce qui
suppose que l'on ait chacun des milliards de mains pour n'exclure personne de
notre poignée chaleureuse), et pas la peine de parler de « Dieu »,
mot pipé, truc à Tartuffe, source de tous les malentendus et de tous les
litiges.
Telle est la mystique
d'« enfouissement » pratiquée par ceux que nous pourrions appeler des
chrétiens « anonymes » ou « sociaux » : Le royaume
des cieux est semblable à du levain qu'une femme a pris et mis dans trois
mesures de farine, jusqu'à ce que la pâte soit toute levée (Mt 13, 33). Pas
la peine de parler de Dieu. Vivons plutôt de manière juste et compatissante
avec tous les hommes. Soyons levure et non enflure, ferment et non nappage.
Mieux vaut charité silencieuse qu'écrasante vérité. Le levain dans la pâte
accomplit son œuvre sans bruit. Son effet est sans effets. Sa présence, sans
ostentation. Comme elle, le chrétien doit œuvrer dans l'incognito. Larvatus
prodeo, pourrait-on dire avec Descartes (ou Kierkegaard) :
« j'avance masqué ».
Les actes sont du reste
plus éloquents que les paroles. N'est-ce pas un enseignement majeur de
l'Évangile face à un pharisaïsme bavard ? Lorsque Jacques parle de montrer
sa foi par ses œuvres (Jc 2,
18), lorsque Jean commande de n'aimer pas en paroles et de langue, mais en
actes et dans la vérité (Jn 3, 18), ces deux apôtres suggèrent une certaine
défiance à l'égard d'une parole qui reste dans la tête et ne descend pas dans
le cœur, principe de l'activité humaine. Parler de Dieu serait l'occasion
d'illusions mortifères. Il convient davantage de parler à Dieu, dans la prière,
et de faire la volonté de Dieu, par des gestes.
Mais il y a là un petit
écueil. Ce levain enfoui dans la pâte, comment le distinguer d'une image
analogue, employée par le Christ, quoique de manière péjorative : le
talent enfoui dans la terre (Mt 25, 25). La vocation du disciple peut-elle se
confondre avec le mutisme de la carpe ? La sanctification, avec la sécularisation ?
Les précédentes prémisses conduisent insensiblement à la remarque
suivante : si l'on peut être juste sans « Dieu », alors on peut
tout aussi bien être juste sans Dieu. Comme le fondamentalisme provoque la
réaction de l'athéisme, l'anonymat des chrétiens, au nom de l'humilité et de la
primauté des actes sur les paroles, provoque la réaction de l'agnosticisme.
Non sans pertinence,
l'agnostique vient à conclure : il suffit d'être juste. Ne peut-on pas
être juste sans croire en Dieu, et injuste en y croyant ? N'a-t-on pas vu
des justes mécréants et des criminels catholiques ? La connaissance de
Dieu n'a donc rien de décisif. Inutile d'en parler. Inutile d'y croire. Sauf
pour se livrer à d'admirables exercices d'érudition.
L'agnosticisme se distingue
de l'athéisme parce que l'agnostique s'épargne d'avoir à prouver que Dieu
n'existe pas. Il évite par là l'obsession de l'athée, sa jactance et son
affairement contre l'hydre récalcitrante. — Peut-être que Dieu existe, dit-il
gentiment, tu peux même y croire, si ça te chante, mais là n'est pas
l'essentiel, l'essentiel se trouve dans la justice et la tolérance dont je fais
justement montre à ton égard.
Les tracas de l'athéisme
théorique sont évités. On n'en demeure pas moins dans un athéisme pratique.
L'agnostique ne dit pas que Dieu n'existe pas, mais il vit comme
si, ce qui revient à peu près au même, et l'on pourrait penser qu'au bout du
compte l'athée militant est moins hypocrite. Cependant, l'agnostique peut
pousser la tolérance jusqu'à avoir un rapport positif au « divin » :
« Je suis mécréant, mais je crois en certains "états
théopathiques"... J'ignore s'il y a un Éternel mais j'adore Thérèse
d'Avila... Je ne crois pas en Jésus-Christ, mais je reste culturellement
chrétien, et crois aux valeurs évangéliques... »
Reste à savoir si
l'Évangile est là pour promouvoir des valeurs, et non la rencontre d'une
Personne. Qu'est-ce en effet qu'une culture chrétienne sans le Christ ?
Et, plus encore, quelle peut bien être la « valeur » de cette Bonne
Nouvelle, si celui qui l'énonce est un menteur, si, contrairement à ce que
révèle sa parole et ses actes, il n'est pas le Dieu Sauveur ? Certains
recourent à l'artifice d'une opposition entre le Jésus historique, modeste
prophète de la démocratie, et le Jésus des Écritures, fabriqué par des apôtres
arrivistes. Cette opposition est à l'évidence de leur propre fabrication, et
relève elle-même d'un certain arrivisme. Le morveux cherche toujours à moucher
autrui.
L'enfoui et l'agnostique
partagent la même erreur : en opposant radicalement la parole et les
actes, ils oublient que la parole est un acte, et même l'acte le plus
profond pour un vivant qui se spécifie par la parole. Prétendre que la
connaissance de Dieu ne change rien à notre action dérive de cette
« misologie » : on s'imagine qu'en général la parole n'est pas
décisive, et que la parole de Dieu, en particulier, n'a pas d'influence
radicale sur notre agir, ne transforme en rien notre conception de la justice.
Mais s'imaginer cela, c'est manquer à la première justice. Et y manquer plutôt
trois fois qu'une.
Premièrement, on manque à
la justice en la réduisant à quelque chose qui n'est pas directement en lien
avec la vérité de la parole. On se flatte d'un humanitarisme qui traite les
hommes comme des bêtes : on les nourrit, on les réchauffe, on les caresse
comme animaux domestiques ; on veille à leur prospérité matérielle, et au
diable leur âme ! Le bonheur n'est-il pas dans un bien-être aveugle ?
Qu'on aide les pauvres, vite ! mais comme s'ils n'avaient pas d'angoisse
devant la mort, n'étaient pas affamés de sens, assoiffés de contemplation.
Comme si la poésie et le savoir, la louange et la supplication, la conversation
et la confidence, n'étaient pas les premières des nourritures pour l'homme en
tant qu'homme. Imaginez que je vous propose de manger ensemble, mais sans
échanger un mot ni un regard éloquent, sans même se parler intérieurement à
soi-même : en quoi nous distinguerions-nous de deux vaches, nos mufles à
ruminer parallèlement dans l'auge ? Un acte qui serait tout à fait en dehors
de la parole ne serait pas un acte humain.
Deuxièmement, on manque à
la justice en livrant sa définition aux caprices du monde. Car qui nous
montrera la justice ? Où trouverai-je son modèle ? Nous devons vivre
comme des frères, soit ! Mais trouverons-nous la référence de la vie
fraternelle chez les Dalton ? Serons-nous plutôt comme Romulus et
Remus ? Comme Abel et Caïn ? Nous devons nous aimer les uns les
autres, très bien ! Est-ce à la façon de Bonnie et Clyde ? De
Pasiphaé et de son taureau ? De Roméo et Juliette se suicidant ? Du
reste, si notre modèle de justice n'est pas transcendant, ne sera-t-il pas
toujours négociable et manipulable ? La justice ne sera-t-elle pas le
déguisement du plus séducteur et du plus persuasif ? Dès lors, il n'y a
guère que deux possibilités : soit l'on verse dans le laxisme — on laisse
faire ; soit l'on glisse dans le totalitarisme — on impose une norme
arbitraire.
Troisièmement — et c'est
là, me semble-t-il, le manquement le plus grave, parce qu'au principe des deux
précédents — je ne rends pas justice à Dieu en lui offrant mon action de
grâces. Si je ne perçois pas la grâce de l'existence, comment apprendrais-je à
faire grâce pour accomplir la justice ? Si je ne reconnais pas la vie
comme un don, et ne témoigne pas pour son Donateur, comment n'en ferais-je pas
une propriété qui doit m'être rentable et sur laquelle j'ai tous les
droits ? Il est impossible d'entrer dans une juste considération des
choses en commençant par une omission pleine d'ingratitude. Il est impossible
de faire vraiment justice si l'on déroge à la première justice, qui est d'être
reconnaissant à l'égard du principe de toute justice. Je ne saurais rendre à
chacun ce qui lui est dû, si je n'ai pas d'abord rendu hommage à celui qui aime
chacun comme son enfant.
Par conséquent, sans une
référence à une origine divine, on ne peut être parfaitement juste, car sans
cette référence ou désappropriation, on se poserait soi-même comme juge ultime
ou maître de toute justice, ce qui est le commencement de toutes les
spoliations.
Encore
un effort : tentative d'un athéisme de bonne foi, suivie d'un essai de
fondamentalisme radical
Devant le mutisme de
l'agnostique et du chrétien social, on peut se demander si la jactance de
l'athée et du fondamentaliste n'est pas plus humaine. C'est pourquoi je
voudrais y revenir, essayer ces deux positions, l'une après l'autre, moins pour
voir à quel point elles sont intenables que pour introduire à une question
métaphysique fondamentale : celle du rapport entre le Créateur et la créature.
Regardez bien, Éminence,
mes frères et sœurs, je vais tenter devant vous d'être parfaitement athée. Il
ne s'agit pas que d'une expérience de pensée, comme on dit, mais d'un mémorial
du passé, puisque athée je fus, et, d'une certaine façon, athée, je reste, non
comme un terme, bien sûr, mais comme un élan. Or, voilà, il est très difficile
d'être athée pour de bon. C'est même quasiment impossible. Si l'on me pose la
question abstraite : « Est-ce que tu crois en Dieu ? », je
peux facilement répondre non. Mais si on me demande plus concrètement :
« Quel est le dieu de ton monde ? Quelle est la chose que tu poses
comme un principe directeur et que tu divinises dans ta vie ? », je
ne peux plus me débarrasser si facilement de la question.
La vérité de l'athéisme
m'oblige à ne rien diviniser, et surtout à ne pas diviniser l'athéisme. Ce
serait malheureux si, voulant sortir de la religion, j'invente la religion de
la sortie de la religion. Ce serait lamentable si, voulant affirmer la laïcité,
j'instaure un clergé laïque, chargé d'excommunier le clergé religieux. Ce genre
de contradiction ne fut pas rare parmi les athées. J'en suis conscient, c'est
pourquoi je veux pousser l'essai plus loin, dans la plus grande cohérence.
En fin de compte, pour être
athée jusqu'au bout, je ne dois diviniser ni l'argent, ni la volupté, ni la culture,
ni le Real Madrid,. ni Nietzsche, ni moi-même et mon propre jugement... Je dois
donc accepter de ne pas avoir le dernier mot. Ce qui signifie que l'athéisme
n'est pas le dernier mot. L'athéisme ne peut être sincère que s'il entre dans
cette dynamique qui le sort sans cesse plus avant de sa contradiction. Ou, pour
le dire autrement, la position d'athée est toujours datée. Si tout d'un coup je
me raidis : « Ça y est, c'est fini, je tiens le fin mot de toute
l'histoire », je ne suis plus athée, au contraire, je déchois au niveau
des fabricants d'idoles. Ma probité d'athée me pousse donc à dire que je n'ai
pas le dernier mot — mais aussi qu'il doit y avoir un dernier mot.
Déclarer : « Nous n'aurons jamais que des avant-derniers mots »,
sans plus, c'est prétendre encore avoir le dernier mot. Si vous dites :
« Il n'y a que des avant-derniers mots et pas de dernier mot », à ce
moment-là votre avant-dernier mot devient le dernier mot, et vous vous
contredisez encore. Il faut donc dire : « Je n'ai pas le dernier mot,
mais il doit y avoir un dernier mot qui nous échappe et nous surpasse, un verbe
transcendant ».
L'athéisme
n'est vrai que s'il devient pure disponibilité au mystère. Il détruit toutes
les idoles, puis il brise l'idole de l'athéisme pour se changer en attente
d'une révélation transcendante,
d'un sens que nous n'avons pas fabriqué, mais qui vient à nous malgré nous
et même contre nous. D'un sens qui nous dérange, en quelque sorte. Non
pas ce qui donne un sens à ma vie, mais ce qui me livre au sens
de la vie, et me demande donc de le suivre jusqu'à la mort. Comme le dit
Jésus : Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais moi je vous ai
choisis et je vous ai établis (Jn 15, 16). Un tel établissement est tout le
contraire de l'establishment ou de la « situation bien
établie » : je ne l'ai pas choisi, il déroute mes projets, bouleverse
mes plans. Il est très exactement comme la vie (que j'ai reçue sans la choisir
et qui ne cesse de dépasser tout programme en m'ouvrant à l'improviste),
puisqu'il a été établi par la Vie en personne (Jn 1, 4 et 14, 6).
Mais
je réclame à nouveau votre attention, Éminence, mes frères et sœurs, car je
suppose à présent que cette Révélation m'est advenue ! Ne va-t-elle pas
révolutionner mon existence ? Ne vais-je pas m'y attacher plus qu'à tout
autre chose, et même peut-être à l'exclusion de toute autre chose ? Il
arrive ainsi que l'athée militant devienne un fondamentaliste religieux. Ce
retournement n'est pas rare, d'autant qu'il est facilité par cette habitude
d'activisme et de jactance qui est commune à ces deux figures. Je brûle ce que
j'ai adoré et j'adore ce que j'ai brûlé. De même que je me suis échiné à
« écraser l'infâme », je m'évertue dorénavant à « combattre les
infidèles ».
Fondamentaliste je fus
aussi, me semble-t-il, juste après ma conversion, et fondamentaliste je reste,
non comme un terme, bien sûr, mais comme un appui. Le fondamentaliste prend la
Parole révélée comme fondement absolu. Pourquoi ? Parce que c'est la
Parole de Dieu. Or cette Parole me révèle que Dieu est Créateur du Ciel et de
la Terre. Par conséquent, que je me cramponne à Sa Révélation par la foi, et je
suis obligé de m'attacher à Sa Création par la raison. N'est-il pas l'auteur de
l'un et de l'autre ?
Plus je m'attache à la
lettre des Écritures saintes, plus j'entends cette lettre me déclarer : La
lettre tue, c'est l'Esprit qui vivifie (2 Co 3, 7). Plus je me tourne vers
le Très-Haut, plus je vois ce Très-Haut s'abaisser vers les tout-petits : J'ai
vu la souffrance de mon peuple (Ex 3, 7). Et si je me consacre
exclusivement à l'Invisible, voilà que l'Invisible me dit par l'intermédiaire
de son témoin : Si quelqu'un dit : « J'aime Dieu », et
qu'il haïsse son frère, c'est un menteur ; car celui qui n'aime pas son
frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? (1 Jn
4, 20).
Le fondamentaliste sincère
est forcé de ne pas en rester aux Écritures sacrées. Celles-ci ne sont un
fondement que si, sur elles, s'élève un édifice. D'ailleurs, elles ne sont
reçues qu'à travers une chaîne de témoins, et donc une Tradition qui déjà
m'entraîne au-delà de la page. Elles ne peuvent être bien lues qu'au sein de
cette Tradition, et aussi parce qu'on a appris à lire, qu'on a lu en outre des
livres de grammaire, d'histoire, de philosophie, de littérature, sans quoi l'on
risque le subjectivisme et le contresens. Enfin, ces Écritures qui témoignent
du Créateur affirment que la création tout entière est portée par le Verbe de
Dieu : elles ne sont vraiment accueillies que si l'on accueille aussi
toute créature comme une parole divine.
Fabrice
Hadjadj, in Comment parler de Dieu aujourd’hui ? (Salvator)
1.
Michael Lonsdale m'a rapporté cette confidence de Marguerite Duras :
« Je ne crois pas en Dieu, mais j'en parle tout le temps ».