mardi 19 juillet 2011

En fantasyant... Donner sa vie pour l'Autre, Le Seigneur des Anneaux

LA MONTAGNE DU DESTIN

Sam plaça sa cape d'Orque en guenilles sous la tête de son maître et le couvrit ainsi que lui-même du vêtement gris de Lorien ; et, ce faisant, ses pensées se reportèrent à ce beau pays et aux Elfes, et il espéra que le tissu fait de leurs mains pourrait avoir quelque vertu de nature à les tenir cachés contre tout espoir dans ce terrifiant lieu sauvage. Il entendit la bagarre et les cris diminuer à mesure que les troupes franchissaient l'Isenmouthe. Il semblait que dans la confusion et le mélange de nombreuses compagnies de diverses sortes on ne se fût pas aperçu de leur absence, pour le moment du moins.
Sam prit une goutte d'eau, mais il pressa Frodon de boire ; et, quand son maître se fut un peu remis, il lui donna une gaufrette entière de leur précieux pain de voyage qu'il l'obligea à manger. Alors, trop exténués même pour ressentir grande peur, ils s'allongèrent. Ils dormirent un peu par à-coups d'un sommeil agité ; car leur transpiration se glaçait sur eux, les pierres dures leur entraient dans la peau, et ils frissonnaient. Du nord, de la Porte Noire par Cirith Gorgor affluait, murmurant sur le sol, un souffle froid et subtil.
Le matin, revint une lumière grise, car dans les régions supérieures le vent d'ouest soufflait encore, mais en bas, sur les pierres derrière les défenses de la Terre Noire, l'air semblait presque mort, froid et pourtant étouffant. Sam regarda hors du trou. Tout le terrain alentour était désolé, plat et gris. Sur les routes proches, plus rien ne bougeait ; mais Sam redoutait les yeux vigilants du mur de l'Isenmouthe, à moins d'un furlong au nord. Au sud-est, dans le lointain, s'élevait la Montagne, telle une ombre noire dressée. Il s'en déversait des fumées et, tandis que celles qui s'élevaient dans les couches supérieures de l'air dérivaient vers l'est, de grands nuages descendaient en volutes flottantes le long de ses flancs pour s'étendre sur la terre. À quelques milles au nord-est, se voyaient les contreforts des Monts Cendrés, tels des spectres gris foncé, derrière lesquels les brumeuses hauteurs septentrionales s'élevaient comme une ligne de lointains nuages à peine plus sombres que le ciel sinistre.
Sam essaya d'évaluer les distances et de décider du chemin qu'ils devraient prendre.
— Ça a tout l'air de faire bien cinquante milles, murmura-t-il sombrement, le regard fixé sur la montagne menaçante, et cela va prendre facilement une semaine, dans l'état où est Monsieur Frodon.
Il hocha la tête et, tandis qu'il supputait les choses, une nouvelle et sinistre pensée se développa lentement dans sa tête. L'espoir n'avait jamais disparu pour longtemps de son ferme cœur ; et il avait toujours jusqu'à présent pensé à leur retour. Mais il se rendait enfin compte de l'amère vérité : leurs provisions les mèneraient au mieux jusqu'à leur but ; et, leur tâche accomplie, ils trouveraient là leur fin, seuls, sans abri, sans nourriture au milieu d'un terrible désert. Il ne pouvait y avoir aucun retour.
« C'était donc là la tâche que je sentais devoir accomplir quand je suis parti, pensa Sam : aider Monsieur Frodon jusqu'au dernier pas, et puis mourir avec lui ? Eh bien, si c'est cela, il faut que je le fasse. Mais il me serait bien doux de revoir Lèzeau, Rosie Colton et ses frères, l'Ancien, Boutondor, et tout ça. Je ne peux pas m'empêcher de penser que Gandalf n'aurait pas envoyé Monsieur Frodon exécuter cette mission s'il n'y avait aucun espoir du tout de le voir jamais revenir. Tout a été de travers quand il est descendu dans la Moria. Je voudrais bien qu'il s'en fût abstenu. Il aurait fait quelque chose ».
Mais au moment même où l'espoir mourait ou semblait mourir en Sam, il se transforma en une nouvelle force. Le brave visage de Hobbit de Sam se fit sévère, presque menaçant, tandis que la volonté se durcissait en lui, et il sentit dans tous ses membres un frémissement comme s'il se muait en quelque créature de pierre et d'acier que ni le désespoir, ni la fatigue, ni des milles d'aridité sans fin ne pourraient réduire.
Avec un nouveau sentiment de responsabilité, il ramena son regard vers le sol proche pour étudier le prochain mouvement à accomplir. Comme la lumière croissait un peu, il vit avec surprise que ce qui, de loin, lui avait paru être de vastes bas fonds sans relief était en fait tout défoncé et bouleversé. À la vérité, la surface entière des plaines de Gorgoroth était parsemée de grands trous, comme si elles avaient été frappées d'une pluie de rocs et d'énormes pierres de fronde alors qu'elles étaient encore un désert de boue molle. Les plus vastes de ces trous étaient entourés d'un cercle de rocs brisés, et de larges fissures en partaient dans toutes les directions. C'était un terrain dans lequel il serait possible de se glisser de cachette en cachette, inaperçus de tous les regards hormis les plus vigilants : possible du moins pour quelqu'un de fort, à qui la rapidité ne serait pas indispensable. Pour des gens qui avaient encore une longue distance à parcourir, affamés et exténués, le site offrait un aspect sinistre.
Sam retourna vers son maître, réfléchissant à toutes ces choses. Il n'eut pas besoin de le réveiller. Frodon était allongé sur le dos, les yeux ouverts, contemplant le ciel nuageux.
— Eh bien, Monsieur Frodon, dit Sam, j'ai été jeter un coup d'œil alentour et réfléchir un peu. Il n'y a rien sur les routes, et on ferait mieux de partir pendant qu'on en a une chance. Le pouvez-vous ?
— Oui, dit Frodon. Il le faut
Ils repartirent une fois de plus, se glissant de trou en trou, passant sous tous les couverts qu'ils pouvaient trouver, mais progressant toujours en pente vers les contreforts de la chaîne septentrionale. Dans leur avance, toutefois, la plus orientale des routes les suivait, jusqu'au moment où 'elle s'éloigna pour aller épouser le contour des montagnes dans un mur d'ombre noir au loin. Ni homme ni Orque ne bougeaient tout au long de son étendue plate et grise ; car le Seigneur Ténébreux avait achevé le mouvement de ses forces et, même dans la forteresse de son propre royaume, il recherchait le secret de la nuit, craignant les vents du monde qui s'étaient tournés contre lui, déchirant ses voiles, et troublé par les nouvelles concernant des espions audacieux qui avaient passé au travers de ses défenses.
Après avoir parcouru quelques milles pénibles, les Hobbits firent halte. Frodon semblait presque épuisé. Sam vit qu'il ne pouvait aller beaucoup plus loin de cette façon, en rampant, se baissant, choisissant très lentement à un moment un chemin douteux, et se hâtant le moment suivant dans une course trébuchante.
— Je retourne sur la route tant qu'il restera de la lumière, Monsieur Frodon, dit-il. Fiez-vous encore à la chance ! La dernière fois, elle nous a presque abandonnés, mais pas tout à fait. Un bon pas pendant quelques milles encore, et puis un repos.
Il prenait un risque beaucoup plus grand qu'il ne le pensait ; mais Frodon était trop occupé de son fardeau et de la lutte qui se déroulait dans son esprit pour discuter, et presque trop désespéré pour s'en soucier. Ils grimpèrent sur la chaussée et continuèrent à marcher lourdement sur la route dure et cruelle qui menait à la Tour Sombre même. Mais leur chance tint bon et, durant le reste de la journée, ils ne rencontrèrent aucun être vivant ni rien de mobile ; et, à la nuit, ils disparurent dans les ténèbres du Mordor. Toute la terre était en attente à présent, comme à l'approche d'une grande tempête : car les Capitaines de l'Ouest avaient dépassé le Carrefour et mis le feu aux mortels champs d'Imlad Morgul.
Ainsi se poursuivit le voyage désespéré, l'Anneau allant vers le sud, tandis que les bannières des rois montaient vers le nord. Pour les Hobbits, chaque jour, chaque mille était plus dur que le précédent, à mesure que leur force diminuait et que le pays devenait plus sinistre. Ils ne rencontraient aucun ennemi de jour. Parfois, la nuit, comme ils étaient tapis ou qu'ils se laissaient aller à un assoupissement inquiet dans quelque cachette près de la route, ils entendaient des cris et le bruit de nombreux pas ou le passage rapide d'un coursier cruellement mené. Mais bien pire que tous les périls de ce genre était la menace toujours plus proche qui pesait sur eux : l'horrible menace de la Puissance qui attendait, ruminant dans une profonde réflexion et une malice sans cesse en éveil derrière le voile sombre tendu autour de son trône. Plus près, toujours plus près, toujours plus noire, comme l'approche d'un mur de nuit à l'ultime bout du monde.
Vint enfin une terrible tombée de la nuit ; et, au moment même où les Capitaines de l'Ouest approchaient de la fin des terres vivantes, les deux voyageurs atteignirent une heure de profond découragement. Quatre jours s'étaient écoulés depuis qu'ils avaient échappé aux Orques, mais le temps était derrière eux comme un rêve de plus en plus sombre. Frodon n'avait pas parlé de toute cette dernière journée ; il avait marché à demi courbé, trébuchant souvent, comme si ses yeux ne voyaient plus la route devant ses pieds. Sam devinait que de toutes leurs souffrances il endurait la pire, le poids croissant de l'Anneau, fardeau pour le corps et tourment pour l'esprit. Sam avait remarqué avec anxiété la façon dont la main gauche de son maître s'élevait souvent comme pour parer un coup ou pour protéger ses yeux contractés d'un terrible Œil qui cherchait à regarder dedans. Et parfois sa main droite crispée se glissait vers sa poitrine, puis se retirait comme la volonté reprenait le dessus.
À présent que les ténèbres nocturnes revenaient, Frodon était assis, la tête entre les genoux, les bras pendant avec lassitude jusqu'au sol, sur lequel ses mains se crispaient légèrement. Sam l'observa, jusqu'au moment où la nuit, les recouvrant tous deux, les cacha l'un à l'autre. Il ne trouvait plus rien à dire ; et il revint à ses sombres pensées personnelles. Quant à lui, quoique fatigué et soumis au poids de la peur, il conservait encore une certaine force. Le lembas possédait une vertu sans laquelle ils se seraient depuis longtemps couchés pour mourir. Cela ne satisfaisait pas le désir, et par moments l'esprit de Sam était empli de souvenirs de nourriture et d'une ardente envie de simple pain et de viande. Ce pain de voyage des Elfes avait cependant un pouvoir qui s'accroissait quand les voyageurs s'en remettaient à lui seul, sans le mêler à d'autres aliments. Il nourrissait la volonté et donnait une force d'endurance, ainsi qu'une maîtrise des nerfs et des membres dépassant celle des simples mortels. Mais à présent, il fallait prendre une nouvelle décision. Ils ne pouvaient plus suivre cette route, car elle continuait en direction de l'est dans la grande Ombre ; or, la Montagne s'élevait maintenant à leur droite, presque en plein sud, et ils devaient se tourner de ce côté. Mais il s'étendait encore devant elle une vaste région de terres fumantes, arides, couvertes de cendres.
— De l'eau ! De l'eau ! murmura Sam.
Il s'était restreint et, dans sa bouche desséchée, sa langue lui paraissait épaisse et enflée ; mais, en dépit de tous ses soins, il leur en restait très peu, une demi-gourde peut-être, et il pouvait y avoir encore plusieurs jours de marche. Tout aurait été depuis longtemps épuisé, s'ils n'avaient osé emprunter la route des Orques. Car, à de longs intervalles sur cette grand-route, on avait construit des citernes à l'usage des troupes envoyées en hâte dans les régions sans eau. Dans l'une d'elles, Sam avait trouvé un reste d'eau, croupie, rendue bourbeuse par les Orques, encore suffisante toutefois pour leur cas désespéré. Mais c'était déjà une journée auparavant, et il n'y avait aucun espoir d'en trouver d'autre.
Enfin, lassé de ses soucis, Sam s'assoupit, abandonnant le lendemain jusqu'à sa venue ; il ne pouvait rien de plus. Rêve et réveil se mêlèrent de pénible façon. Il voyait des lumières semblables à des yeux avides, des formes noires et rampantes ; il entendait des sons comme de bêtes sauvages ou les cris affreux de créatures torturées ; et il se réveillait en sursaut pour trouver le monde tout enténébré et une obscurité vide tout autour de lui. Une fois seulement, comme il se tenait les yeux frénétiquement écarquillés, il lui sembla voir, quoique éveillé à présent, des lumières semblables à celles d'yeux ; mais elles ne tardèrent pas à clignoter et à s'évanouir.
Cette détestable nuit passa avec lenteur et sembla ne disparaître qu'à contrecœur. Le peu de lumière du jour qui suivit était terne ; car ici, à l'approche de la Montagne, l'air était toujours fuligineux, tandis que s'échappaient de la Tour Sombre les voiles d'Ombre que Sauron tissait autour de lui-même. Frodon était étendu sur le dos, immobile. Sam se tenait debout â côté de lui, hésitant à dire quoi que ce fût, bien qu'il sût qu'à présent la parole était à lui : il devait mouvoir la volonté de son maître pour un nouvel effort. Enfin, il se baissa et, caressant le front de Frodon, il lui parla à l'oreille.
— Réveillez-vous, maître ! dit-il. Le moment est venu de repartir.
Comme tiré du sommeil par une soudaine sonnerie de cloche, Frodon se mit vivement debout et regarda au loin vers le sud ; mais, à la vue de la Montagne et du désert, il flancha de nouveau.
— Je ne peux pas y arriver, Sam, dit-il. C'est un tel poids à porter, un tel poids !
Sam sut avant de parler que c'était en vain et que pareils mots pourraient faire plus de mal que de bien ; mais, dans sa compassion, il ne put garder le silence.
— Alors laissez-moi le porter un peu pour vous, maître, dit-il. Vous savez que je le ferai, et avec joie, tant que j'aurai un peu de force.
Une lueur féroce parut dans les yeux de Frodon.
— Arrière. Ne me touche pas ! cria-t-il : Il est à moi, dis-je. Va-t'en !
Sa main s'égara vers la garde de son épée. Mais alors sa voix changea rapidement.
— Non, non, Sam, dit-il avec tristesse. Mais il faut comprendre. C'est mon fardeau, et personne d'autre ne peut le porter. Il est trop tard, maintenant, mon cher Sam. Tu ne peux plus m'aider de cette manière-là. Je suis presque en son pouvoir, à présent. Je ne pourrais y renoncer, et si tu essayais de le prendre, je deviendrais fou.
Sam hocha la tête.
— Je comprends, dit-il. Mais j'ai réfléchi, Monsieur Frodon, il y a d'autres choses dont on pourrait se passer. Pourquoi ne pas alléger un peu le chargement ? Nous allons par là, maintenant, aussi directement qu'on le pourra.
Il désignait la Montagne.
 Inutile d'emporter quoi que ce soit dont nous ne soyons pas sûrs d'avoir besoin.
Frodon regarda de nouveau vers la Montagne.
— Non, dit-il, nous n'aurons pas besoin de grand-chose sur cette route. Et à la fin, il ne nous faudra plus rien du tout.
Il ramassa son bouclier d'Orque qu'il jeta au loin, et il lança aussi son casque derrière. Puis, arrachant le manteau gris, il déboucla le lourd ceinturon et le laissa choir à terre, ainsi que l'épée dans son fourreau. Il déchira ensuite les lambeaux de la cape noire, qu'il dispersa.
— Voilà, je ne serai plus un Orque, cria-t-il, et je ne porterai pas d'arme, belle ou infâme. Qu'ils me prennent, s'ils le veulent !
Sam fit de même et mit de côté son équipement d'Orque ; et il sortit tous les objets de son paquet. Il s'était attaché à chacun de façon ou d'autre, fût-ce seulement pour les avoir portés aussi loin avec tant de peine. Le plus dur fut de se séparer de ses ustensiles de cuisine. Les larmes lui montèrent aux yeux à l'idée de les jeter.
— Vous vous rappelez ce morceau de lapin, Monsieur Frodon ? dit-il. Et notre endroit sous le talus chaud au pays du Capitaine Faramir, le jour où j'ai vu un oliphant ?
 Non, je le crains, Sam, dit Frodon. Du moins, je sais que ces choses se sont passées, mais je ne les revois pas. Il ne me reste aucun goût de nourriture, aucune sensation d'eau, aucun son de vent, ni souvenir d'arbres, d'herbe ou de fleurs, aucune image de la lune ou d'étoiles. Je suis nu dans les ténèbres, Sam, et il n'y a aucun voile entre moi et la roue de feu. Je commence à la voir même de mes yeux éveillés, et tout le reste disparaît.
Sam alla vers lui et lui baisa la main.
 Alors, plus tôt on s'en débarrassera, plus vite on se reposera, dit-il avec hésitation, ne trouvant rien de mieux.
« Parler n'arrangera rien », ajouta-t-il pour lui-même, tout en rassemblant toutes les choses qu'ils avaient choisi de jeter. Il n'avait pas envie de les laisser exposées dans le désert aux regards de n'importe qui. « Le Puant a ramassé cette chemise d'Orque, apparemment, et il ne va pas y ajouter une épée. Ses mains sont déjà assez dangereuses quand elles sont vides. Et il ne va pas fourgonner dans mes casseroles ! » Sur quoi, il emporta tout l'équipement vers l'une des nombreuses fissures béantes qui sillonnaient le terrain et l'y jeta. Lé fracas de ses précieuses casseroles tombant dans les ténèbres résonna comme un glas dans son cœur.
Il revint à Frodon et alors il coupa un petit bout de sa corde elfique afin d'en faire une ceinture pour son maître pour serrer la cape grise autour de sa taille. Il enroula soigneusement le reste, qu'il remit dans son paquet. À part cela, il ne garda que les restes de leur pain de voyage, la gourde et Dard, toujours suspendu à sa ceinture ; et, cachées dans une poche de sa tunique contre sa poitrine, la fiole de Galadriel et la petite boîte qu'elle lui avait donnée en cadeau personnel.
Tournant enfin la tête vers la Montagne, ils partirent sans plus penser à se cacher, fixant leur fatigue et leurs volontés chancelantes sur l'unique tâche de poursuivre leur route. Dans la semi-obscurité de cette morne journée, peu d'êtres, même dans cette terre vigilante, auraient pu les apercevoir, sauf de près. De tous les esclaves du Seigneur Ténébreux, seuls les Nazgûl auraient pu l'avertir du danger qui se glissait, petit mais indomptable, au cœur même de son royaume bien gardé. Mais les Nazgûl et leurs ailes noires étaient partis en une autre mission : ils étaient rassemblés loin de là pour suivre la marche des Capitaines de l'Ouest, et la pensée de la Tour Sombre était tournée de ce côté.
Ce jour-là, il sembla à Sam que son maître avait trouvé une nouvelle force, plus grande que ne pouvait l'expliquer le petit allégement du fardeau qu'il devait porter. Dans les premières marches, ils allèrent plus loin et plus vite qu'il ne l'avait espéré. Le pays était rude et hostile ; ils avaient pourtant beaucoup progressé, et la Montagne se rapprochait toujours davantage. Mais, comme la journée tirait à sa fin et que la lumière ne se mettait que trop tôt à diminuer, Frodon se courba de nouveau et commença à tituber comme si son effort renouvelé avait dilapidé ce qui lui restait de forces.
À leur dernière halte, il se laissa tomber à terre et dit :
— J'ai soif, Sam.
Et il ne parla plus. Sam lui donna une gorgée d'eau ; il n'en restait plus qu'une. Il s'en passa lui-même ; et alors, comme la nuit de Mordor se refermait encore une fois sur eux, le souvenir de l'eau revint dans toutes ses pensées ; et chaque ruisseau, chaque rivière, chaque source qu'il avait jamais vu, sous les ombrages verts des saules ou scintillant au soleil, dansait et gazouillait pour son tourment derrière la cécité de ses yeux. Il sentait la boue fraîche autour de ses pieds tandis qu'il pataugeait dans la Mare à Lèzeau avec Jolly Chaumine, Tom et Nibs, et leur sœur Rosie. « Mais c'était il y a des années, soupira-t-il, et loin. Le chemin du retour, s'il en est un, passe par la Montagne ».
Il ne pouvait dormir, et il mena un débat avec lui-même.
— Allons, voyons, on a fait mieux que tu ne l'espérais, dit-il résolument. On avait bien commencé, en tout cas. Je crois qu'on a dû parcourir la moitié de la distance avant de s'arrêter. Un jour encore suffira.
Et il s'arrêta.
— Ne sois pas stupide, Sam Gamegie, répondit sa propre voix. Il n'ira pas un jour de plus comme ça, s'il peut même aucunement bouger. Et tu ne peux pas continuer encore longtemps en lui donnant toute l'eau et la majeure partie de la nourriture :
 Je peux encore faire pas mal de chemin, et je le ferai.
 Pour aller où ?
 À la Montagne, bien sûr.
 Et alors, Sam Gamegie, une fois là ? Une fois là, que feras-tu ? Il ne pourra rien faire par lui-même.
À son désarroi, Sam se rendit compte qu'il n'avait rien à répondre à cela. Il n'avait aucune idée claire. Frodon ne lui avait guère parlé de sa mission, et Sam ne savait que vaguement que l'Anneau devait de façon ou d'autre être mis dans le feu.
— La Crevasse du Destin, murmura-t-il, tandis que le vieux nom surgissait dans son esprit. Eh bien, si le Maître sait où la trouver, moi je n'en sais rien.
La réponse vint aussitôt :
— Tu vois ! Tout cela est parfaitement vain. Il l'a dit lui-même. C'est toi le vieil imbécile, à continuer à espérer et à peiner. Vous auriez pu vous étendre et vous endormir tous les deux il y a plusieurs jours déjà, si tu n'avais pas été aussi obstiné. Mais tu mourras tout autant, et peut-être d'une mort pire. Tu ferais aussi bien de te coucher maintenant et d'abandonner. Tu n'arriveras jamais au sommet, de toute façon.
— J'y arriverai, dussé-je tout laisser derrière hormis mes os, dit Sam. Et je porterai moi-même Monsieur Frodon jusqu'en haut, même si cela doit me rompre le dos et le cœur. Alors, assez discuté !
À ce moment, Sam sentit sous lui un tremblement dans le sol, et il entendit ou sentit intuitivement un grondement éloigné, comme d'un tonnerre enfermé sous terre. Il y eut une brève flamme rouge qui tremblota sous les nuages avant de disparaître. La Montagne aussi avait le sommeil agité.
La dernière étape de leur voyage vers Oradruin arriva, et ce fut un tourment dépassant tout ce que Sam avait jamais imaginé pouvoir supporter. Il souffrait, et il était si desséché qu'il ne pouvait plus même avaler une bouchée de nourriture. L'obscurité demeurait, et pas seulement à cause des fumées de la Montagne : un orage semblait monter, et, au loin dans le sud-est, il y avait des lueurs d'éclairs sous les cieux noirs. Pis que tout, l'air était plein de vapeurs ; la respiration était pénible et difficile, et ils furent pris d'étourdissement, de sorte qu'ils chancelaient et tombaient souvent. Mais leur volonté ne cédait point, et ils avançaient tant bien que mal.
La Montagne, de plus en plus proche, grandissait lentement, au point que, s'ils levaient leurs têtes lourdes, sa vastitude dressée emplissait toute leur vision : énorme masse de cendre, de scories et de pierre brûlée, d'où s'élevait jusque dans les nuages un cône aux pentes escarpées. Avant la fin de la journée crépusculaire et le retour de la nuit véritable, ils avaient, à force de ramper et de trébucher, atteint son pied même.
Frodon, haletant, se jeta à terre. Sam s'assit à côté de lui. À sa surprise, il se sentait fatigué, mais plus léger, et sa tête lui semblait de nouveau claire. Nul débat ne lui troublait plus l'esprit. Il connaissait tous les arguments du désespoir et refusait de les écouter. Sa volonté était arrêtée, et seule la mort pouvait la briser. Il ne sentait plus ni désir ni besoin de sommeil, mais plutôt celui de vigilance. Il savait que tous les risques et tous les périls touchaient à un point décisif : le lendemain serait un jour de jugement, celui de l'effort final ou du désastre, le dernier sursaut.
Mais quand viendrait-il ? La nuit paraissait interminable et hors du temps ; les minutes mouraient l'une après l'autre, mais leur addition ne formait aucune heure passagère et n'apportait aucun changement. Sam commença à se demander si une nouvelle obscurité avait commencé et si aucun jour reparaîtrait jamais. Il finit par chercher à tâtons la main de Frodon. Elle était froide et tremblante. Son maître grelottait.
— Je n'aurais jamais dû abandonner ma couverture, murmura Sam.
Et, s'étendant, il s'efforça de réconforter Frodon de ses bras et de son corps. Et puis le sommeil le prit, et la terne lumière du dernier jour de leur quête les trouva côte à côte. Le vent était tombé la veille en se détournant de l'ouest ; il venait à présent du nord et commençait à fraîchir ; et, lentement, la lumière du soleil invisible filtra dans l'ombre, où se trouvaient les Hobbits.
— Allons-y ! En avant pour le dernier sursaut ! dit Sam, se remettant péniblement sur pied. Il se pencha sur Frodon et le réveilla doucement. Frodon poussa un gémissement ; mais, par un grand effort de volonté, il se releva en chancelant ; puis il retomba sur ses genoux. Il leva les yeux avec difficulté vers les pentes sombres de la Montagne du Destin qui s'élevait démesurément au-dessus de lui, et il se mit à se traîner pitoyablement à quatre pattes.
Sam, qui le regardait, pleura intérieurement, mais aucune larme ne monta à ses yeux secs et cuisants. « J'ai dit que je le porterais, dût mon corps se rompre, murmura-t-il, et je vais le faire ! »
— Allons, Monsieur Frodon ! cria-t-il. Si je ne peux pas le porter pour vous, je peux vous porter, vous, et lui en même temps. Alors debout ! Allons, cher Monsieur Frodon ! Sam va vous offrir une petite promenade. Dites-lui seulement où aller, et il ira.
Comme Frodon s'accrochait à son dos, les bras lâchement passés autour de son cou, les jambes fermement serrées sous ses bras, Sam se remit sur ses pieds en chancelant ; et alors, à son grand étonnement, le fardeau lui parut léger. Il avait craint d'avoir à peine la force de soulever son maître seul, et il s'attendait, par-dessus le marché, à partager le terrible et écrasant poids du maudit Anneau. Mais il n'en était pas ainsi. Que ce fût du fait que Frodon était tellement épuisé par ses longues souffrances, par la blessure du poignard et la piqûre venimeuse, ainsi que par le chagrin, la peur et l'errance sans abri, ou que quelque don de force finale lui était accordé, Sam souleva Frodon sans plus de difficulté que s'il portait un enfant hobbit à dos dans quelque jeu sur les pelouses ou les champs de foin de la Comté. Il respira profondément et démarra.
Ils avaient atteint le pied de la Montagne sur sa face nord, un peu à l'ouest ; là, les longues pentes grises, quoique anfractueuses, n'étaient pas escarpées. Frodon ne parlait pas, et Sam allait donc cahin-caha du mieux qu'il pouvait, sans autre directive que sa volonté de grimper le plus haut possible avant que ses forces ne l'abandonnassent et que sa volonté ne lâchât. Il peinait, montant toujours, tournant de-ci de-là pour diminuer la pente, trébuchant souvent en avant et, pour finir, rampant comme un escargot chargé d'un lourd fardeau. Quand sa volonté ne put le porter plus loin et que ses membres cédèrent, il s'arrêta et déposa doucement son maître sur le sol.
Frodon ouvrit les yeux et respira profondément. La respiration était plus aisée là-haut, au-dessus des fumées qui ondulaient et dérivaient en bas.
 Merci, Sam, dit-il en un murmure cassé. Quelle distance reste-t-il à faire ?
 Je ne sais pas, dit Sam, puisque je ne sais pas où nous allons.
Il regarda en arrière, puis en l'air ; et il fut étonné de voir jusqu'où son dernier effort l'avait amené. La Montagne dressée, menaçante et isolée, lui avait paru plus haute qu'elle n'était. Sam vit alors qu'elle était moins élevée que les hauts de l'Ephel Duath, qu'il avait escaladés avec Frodon. Les épaulements confus et éboulés de sa grande base se dressaient à environ trois mille pieds au-dessus de la plaine, et au-dessus d'eux s'élevait encore à une altitude moitié moindre son haut cône central, tel un vaste four ou une cheminée couronnée d'un cratère déchiqueté. Mais Sam avait déjà fait plus de la moitié du chemin à partir de la base, et la plaine de Gorgoroth s'estompait en dessous de lui, enveloppée de fumées et d'ombre. Comme il regardait vers le haut, il aurait poussé un cri de joie, si sa gorge desséchée le lui eût permis : parmi les bosses et les épaulements anfractueux, il voyait clairement un sentier ou une route. Cela grimpait comme une ceinture qui, montant de l'ouest, s'enroulait tel un serpent autour de la Montagne jusqu'à atteindre avant de disparaître le pied du cône sur son côté est.
Sam ne pouvait voir la partie qui se trouvait immédiatement au-dessus de lui, car une pente escarpée partait de l'endroit où il était ; mais il devinait que, si seulement il pouvait se débrouiller pour grimper encore un peu plus haut, il atteindrait le sentier. Une lueur d'espoir lui revint. Il pourrait encore vaincre la Montagne. « Ça aurait pu être mis là exprès ! se dit-il. Sans cela, j'aurais dû m'avouer battu en fin de compte ».
Le sentier n'avait pas été mis là pour les besoins de Sam. Il ne le savait pas, mais il voyait la Route de Sauron de Barad-dûr aux Sammath Naur, les Chambres de Feu. Partant de l'énorme porte ouest de la Tour Sombre, elle franchissait un profond gouffre sur un vaste pont de fer ; puis, passant dans la plaine, elle courait sur une lieue entre deux chasmes fumants pour atteindre ainsi une longue chaussée ascendante qui menait au côté oriental de la Montagne. De là, tournant et encerclant toute sa large circonférence du sud au nord, elle grimpait enfin, haut sur le cône supérieur, mais encore loin du sommet fumant, jusqu'à une sombre entrée qui regardait droit à l'est la Fenêtre de l'Œil dans la forteresse de Sauron enveloppée d'ombre. Souvent bloquée ou détruite par les tumultes des fournaises de la Montagne, la route était toujours réparée et nettoyée à nouveau par les travaux d'innombrables Orques.
Sam respira profondément. Il y avait une voie, mais il ne savait comment escalader la pente pour la rejoindre. Il devait commencer par soulager son dos douloureux. Il s'étendit un moment tout de son long près de Frodon. Aucun des deux ne parla. La lumière crût lentement. Soudain, un sentiment d'urgence qu'il ne comprenait pas s'empara de Sam. C'était presque un appel : « Maintenant, maintenant, ou il sera trop tard ! » Il s'arma de tout son courage et se leva. Frodon semblait avoir senti l'appel, lui aussi. Il se dressa péniblement sur les genoux.
— Je vais ramper, Sam, dit-il, haletant.
Aussi, pied à pied, comme de petits insectes gris, ils rampèrent le long de la pente. Ils arrivèrent au sentier, et ils virent qu'il était large, pavé de moellons brisés et de cendre battue. Frodon s'y hissa ; puis, comme mû par quelque impulsion, il se tourna lentement face à l'est. Au loin, planaient les ombres de Sauron ; mais, déchirés par quelque coup de vent venu du monde ou remués par une grande agitation intérieure, les nuages enveloppants tournoyèrent et s'écartèrent un moment ; et il vit alors, dressée toute noire, plus noire et sombre que les vastes ombres au milieu desquelles elle s'élevait, la plus haute tour de Barad-dûr avec ses cruels pinacles et son couronnement de fer. Elle ne se détacha qu'un moment, mais, comme d'une grande fenêtre incommensurablement haute, jaillit vers le nord une flamme rouge, le clignement d'un Œil perçant ; et puis les ombres se replièrent et la terrible vision disparut. L'Œil n'était pas tourné vers eux : il observait le nord, où les Capitaines de l'Ouest luttaient en désespérés, et toute sa malice était axée sur ce point, comme la Puissance s'apprêtait à frapper son coup décisif ; mais Frodon, à cet horrible aperçu, tomba comme mortellement frappé. Sa main chercha la chaîne qu'il avait au cou.
Sam s'agenouilla auprès de lui. Il l'entendit murmurer faiblement, presque imperceptiblement :
— Il nous a repérés ! Tout est perdu, ou le sera bientôt. C'est maintenant la fin des fins, Sam Gamegie.
De nouveau, Sam souleva Frodon et tira ses mains vers sa propre poitrine, laissant pendre ses jambes. Puis il baissa la tête et partit en peinant sur la route ascendante. Le chemin n'était pas aussi aisé qu'il l'avait paru de prime abord. Par chance, les feux qui s'étaient déversés au cours des grands tumultes, alors que Sam se tenait sur Cirith Ungol, avaient coulé principalement sur les pentes méridionale et occidentale, et la route n'était pas bloquée de ce côté. En de nombreux endroits, toutefois, elle s'était éboulée ou était traversée de fissures béantes. Après avoir grimpé quelque temps en direction de l'est, elle revenait sur elle-même par un tournant abrupt et s'en allait pour un moment vers l'ouest. À ce virage, elle était profondément coupée au travers d'un bloc de vieille pierre usée par le temps, vomie très anciennement par les fournaises de la Montagne. Haletant sous son fardeau, Sam franchit le tournant ; et, tandis même qu'il le faisait, il vit du coin de l'œil tomber du rocher quelque chose comme un petit morceau de pierre noire qui se serait détaché à son passage.
Un poids soudain le frappa, et il s'écrasa en avant, arrachant le dos de ses mains qui serraient toujours celles de son maître. Et puis il sut ce qui s'était passé, car, étendu à terre, il entendit au-dessus de lui une voix haïe.
— Sssale maître ! sifflait-elle. Sssale maître nous trompe ; trompe Sméagol, Gollum. Il ne doit pas aller par là. Il ne doit pas faire de mal au Trésor. Donnez-le à Sméagol, oui, donnez-le-nous ! Donnez-le-nous !
Par un violent effort, Sam se releva. Il dégaina aussitôt son épée ; mais il ne pouvait rien faire. Gollum tirait de toutes ses forces sur le Hobbit, essayant d'atteindre la chaîne et l'Anneau. C'était sans doute la seule chose capable de ranimer les cendres du cœur et de la volonté de Frodon : une attaque, une tentative de lui arracher de force son trésor. Il résista avec une soudaine furie qui stupéfia Sam et Gollum aussi. Même ainsi, les choses auraient pu aller bien autrement, si Gollum était demeuré semblable à lui-même ; mais quels que fussent les terribles chemins, solitaires, dépourvus de toute nourriture et d'eau, qu'il avait suivis, conduit par un désir dévorant et une peur terrible, ils avaient laissé sur lui des marques cruelles. C'était un être maigre, affamé, hâve, tout os et peau plombée et tendue. Ses yeux flamboyaient d'une lueur sauvage, mais sa malice n'était plus accompagnée de son ancienne force d'étreinte. Frodon le rejeta et se redressa en frissonnant.
— À bas, à bas ! dit-il, haletant et serrant sa main contre sa poitrine de façon à agripper l'Anneau sous l'abri de sa chemise de cuir. À bas, espèce de créature rampante, et hors de mon chemin ! Ton temps est fini. Tu ne peux plus me trahir ni me tuer.
Puis, soudain, comme auparavant sous les surplombs de l'Emyn Muil, Sam vit ces deux rivaux sous un autre jour. Une forme ramassée sur elle-même, à peine plus que l'ombre d'un être vivant, une créature à présent complètement défaite et vaincue, mais cependant pleine de rage et d'une hideuse convoitise ; et devant elle se dressait, sévère, inaccessible maintenant à la pitié, une figure en blanc ; mais sur la poitrine elle tenait une roue de feu. Du feu, parla une voix de commandement.
 Va-t'en et ne m'importune plus ! Si jamais tu me touches encore, tu seras toi-même jeté dans le Feu du Destin.
La forme tassée recula, ses yeux clignotants emplis de terreur, et pourtant en même temps d'un désir insatiable.
Puis la vision passa, et Sam vit Frodon debout, la main sur la poitrine, le souffle entrecoupé, et Gollum à ses pieds, reposant sur ses genoux avec ses mains à large empan étalées sur le sol.
— Attention ! cria Sam. Il va sauter !
Il fit un pas en avant, l'épée brandie.
 Vite, maître ! dit-il, haletant. Continuez ! Continuez ! Il n'y a pas de temps à perdre. Je vais m'occuper de lui. Allez !
Frodon le regarda, comme s'il était maintenant très loin.
— Oui, il faut que je continue, dit-il. Adieu, Sam ! C'est la fin au bout du compte. Sur la Montagne du Destin, le destin tombera. Adieu !
Il se détourna et s'en fut, marchant lentement, mais le corps droit, sur le sentier montant.
 Et maintenant ! dit Sam. Je peux enfin m'occuper de toi !
Il bondit en avant, l'épée nue, prêt au combat. Mais Gollum ne sauta pas. Il tomba à plat sur le sol et se mit à geindre.
 Ne nous tuez pas, dit-il en pleurnichant. Ne vous faites pas de mal avec le sssale acier cruel ! Laissez-nous vivre, oui, vivre juste un peu plus longtemps. Perdu, perdu ! Nous sommes perdus ! Et quand le Trésor partira, nous mourrons, oui, mourrons dans la poussière.
Il fit voler les cendres du sentier de ses longs doigts décharnés.
 La poussière !
La main de Sam hésita. Il était enflammé de colère et du souvenir du mal. Ce ne serait que justice de tuer cette créature perfide et meurtrière, une justice maintes fois méritée ; et cela semblait aussi la seule chose sûre à faire. Mais quelque chose le retenait au plus profond de son cœur : il ne pouvait frapper cet être couché dans la poussière, abandonné, délabré, totalement misérable. Lui-même, encore qu'un petit moment seulement, avait porté l'Anneau, et maintenant il devinait vaguement l'angoisse de l'esprit et du corps racornis de Gollum, asservis par cet Anneau, incapables de jamais retrouver la paix et le soulagement dans la vie. Mais Sam n'avait pas de mots pour exprimer ce qu'il sentait.
— Oh, la peste t'emporte, espèce de puant ! dit-il. Va-t'en ! Ouste ! Je ne te fais aucune confiance, pas jusque-là où je pourrais t'envoyer d'un coup de pied ; mais fiche le camp. Ou je te ferai vraiment du mal, oui, avec le sale acier cruel.
Gollum se redressa sur ses quatre pattes et recula de plusieurs pas ; puis il se retourna, et, comme Sam s'apprêtait à lui lancer un bon coup de pied, il s'enfuit dans la descente. Sam ne lui accorda plus d'attention. Il se rappela soudain son maître. Il regarda dans le chemin et ne le vit pas. Il clopina sur la route le plus rapidement qu'il pouvait. S'il eût porté les yeux en arrière, il aurait pu voir Gollum se retourner non loin et, avec une sauvage lueur de folie dans les yeux, remonter en se glissant rapidement mais précautionneusement, ombre furtive parmi les pierres.
Le sentier poursuivait sa montée. Il ne tarda pas à tourner de nouveau et, dans un dernier cours en direction de l'est, il franchit une coupure au flanc du cône pour aboutir à la porte sombre dans le côté de la Montagne : la porte des Sammath Naur. Dans le lointain vers le sud, le soleil, perçant les fumées et la brume, brûlait menaçant, disque rouge terne et estompé ; mais tout le Mordor s'étendait autour de la Montagne comme une terre morte, silencieuse, enveloppée d'ombre, en attente de quelque terrible coup.
Sam s'approcha de l'ouverture béante et regarda à l'intérieur. Il était sombre et chaud, et un profond grondement secouait l'air.
— Frodon ! Maître ! cria-t-il.
Il n'y eut aucune réponse. Il se tint un moment, le cœur battant d'une peur folle, puis il plongea dedans. Une ombre le suivit.
Au début, il n'y vit rien. Dans sa grande nécessité, il sortit une fois de plus la fiole de Galadriel, mais elle était pâle et froide dans sa main tremblante, et elle ne projeta aucune lumière dans ces ténèbres étouffantes. Il était parvenu au cœur du royaume de Sauron et aux forges de son ancien pouvoir, plus grand en Terre du Milieu ; toutes les autres puissances étaient ici subjuguées. Il avança craintivement de quelques pas incertains dans le noir, et puis tout d'un coup jaillit verticalement un éclair rouge qui alla frapper la haute voûte noire. Sam vit alors qu'il se trouvait dans une longue caverne ou un tunnel qui s'enfonçait dans le cône fumant. Mais, à une petite distance seulement devant lui, le sol et les murs de part et d'autre étaient coupés par une grande fissure d'où provenait la lumière rouge, tantôt bondissante, tantôt se résorbant dans l'obscurité ; et tout ce temps, loin en dessous, il y avait une rumeur et une agitation comme de grandes machines qui peineraient en vrombissant.
La lumière jaillit de nouveau, et là, au bord du gouffre, de la Crevasse même du Destin, se tenait Frodon, détaché en noir sur le rayonnement, tendu, droit, mais immobile comme pétrifié.
— Maître ! cria Sam.
Frodon bougea alors et il parla d'une voix claire, d'une voix plus claire et plus puissante, en fait, que Sam ne l'avait jamais entendu employer, et elle dominait le vrombissement et le tumulte de la Montagne du Destin, qui se répercutaient sur la voûte et les murs.
— Je suis arrivé, dit-il. Mais il ne me plaît pas, maintenant, de faire ce pour quoi je suis venu. Je n'accomplirai pas cet acte. L'Anneau est à moi !
Et soudain, comme il le passait à son doigt, il s'évanouit à la vue de Sam. Sam eut le souffle coupé, et il n'eut pas le temps de crier, car à ce moment-là bien des choses se produisirent.
Quelque chose le frappa violemment dans le dos, ses jambes furent projetées en avant, il se trouva renversé sur le côté, et sa tête donna contre le sol pierreux, tandis qu'une forme sombre bondissait par-dessus lui. Il resta sans mouvement et, durant un moment, tout fut ténèbres.
Et au loin, comme Frodon passait l'Anneau à son doigt et le revendiquait pour sien, même dans les Sammath Naur, cœur même du royaume, la Puissance de Barad-dûr fut ébranlée et la Tour trembla de ses fondations à son fier et ultime couronnement. Le Seigneur Ténébreux fut soudain averti de sa présence, et son Œil, perçant toutes les ombres, regarda par-dessus la plaine la porte qu'il avait faite ; l'ampleur de sa propre folie lui fut révélée en un éclair aveuglant et tous les stratagèmes de ses ennemis lui apparurent enfin à nu. Sa colère s'embrasa en un feu dévorant, mais sa peur s'éleva comme une vaste fumée noire pour l'étouffer. Car il connaissait le péril mortel où il était et le fil auquel son destin était maintenant suspendu.
Son esprit se libéra de toute sa politique et de ses trames de peur et de perfidie, de tous ses stratagèmes et de ses guerres, un frémissement parcourut tout son royaume, ses esclaves fléchirent, ses armées s'arrêtèrent, et ses capitaines, soudain sans direction, hésitèrent et désespérèrent. Car ils étaient oubliés, toute la pensée et toutes les fins de la Puissance qui les conduisait étaient à présent tournées avec une force irrésistible vers la Montagne. À son appel, virant avec un cri déchirant, volèrent en une dernière course désespérée les Nazgûl, les Esprits Servants de l'Anneau, qui, en un ouragan d'ailes, s'élançaient en direction du sud, vers la Montagne du Destin.
Sam se releva. Il était étourdi, et du sang qui coulait de sa tête lui dégoulinait dans les yeux. Il avança en tâtonnant, et il vit alors une étrange et terrible chose. Gollum luttait comme un fou au bord de l'abîme contre un ennemi invisible. Il oscillait de droite et de gauche, tantôt si près de l'arête qu'il manquait choir dans le vide, tantôt reculant avec peine, tombant à terre, se relevant, retombant. Et, durant tout ce temps, il n'arrêtait pas de siffler, sans prononcer de mots.
En bas, les feux s'éveillèrent en courroux, la lumière rouge flamboya et toute la caverne fut emplie d'un grand rayonnement et d'une forte chaleur. Soudain, Sam vit les longues mains de Gollum se porter à sa bouche ; ses crocs blancs luisirent, puis se refermèrent brutalement pour mordre. Frodon poussa un cri, et il apparut, tombé à genoux au bord du gouffre. Mais Gollum, dansant comme un fou, élevait l'Anneau, un doigt encore passé dans son cercle. L'Anneau brillait à présent comme s'il était vraiment fait de feu vivant.
— Trésor, trésor, trésor ! cria Gollum. Mon Trésor ! Oh, mon Trésor !
Là-dessus, au moment où ses yeux étaient levés pour contempler son butin, il fit un pas de trop, bascula, balança un moment sur le bord, puis, avec un cri, il tomba. Des profondeurs, monta son dernier gémissement Trésor et c'en fut fait de lui.
Il y eut un grondement et une grande confusion de bruits. Des flammes jaillirent et allèrent lécher la voûte. Le vrombissement crût jusqu'à devenir un grand tumulte, et la Montagne trembla. Sam courut à Frodon, le ramassa et le porta jusqu'à l'entrée. Et là, sur le seuil sombre des Sammath Naur, loin au-dessus des plaines de Mordor, il fut saisi d'un tel étonnement et d'une telle terreur qu'il resta planté là, oubliant toute autre chose, et il regarda comme mué en statue de pierre.
Il eut une brève vision d'un nuage tournoyant et, en son milieu, de tours et de remparts, hauts comme des collines, fondés sur un puissant trône de montagnes au-dessus de puits insondables ; de grandes cours et des cachots, des prisons aveugles, escarpées comme des falaises, et des portes d'acier et de diamant béantes ; puis tout passa. Les tours tombèrent et les montagnes glissèrent ; les murs s'émiettèrent et fondirent, s'écroulant avec fracas ; de vastes spires de fumée et des vapeurs jaillissantes montèrent, toujours plus haut jusqu'à ce qu'elles déferlent comme une vague irrésistible, dont la crête ondulante et impétueuse s'abattit en écumant sur la terre. Et enfin, sur les milles intermédiaires, vint un bruit sourd qui s'éleva jusqu'à devenir un fracas et un rugissement assourdissants ; la terre trembla, la plaine se souleva et craqua. Les cieux éclatèrent en tonnerre strié d'éclairs. Un torrent de pluie noire tomba en une cinglante flagellation. Et au cœur de la tempête, avec un cri qui perçait tous autres sons, déchirant les nuages, jaillirent les Nazgûl, tels des traits enflammés, comme, pris dans la ruine embrasée de la montagne et du ciel, ils craquetaient, se desséchaient et s'éteignaient.
 Eh bien, c'est la fin, Sam Gamegie, dit une voix à son côté.
Et voilà que Frodon se trouvait là, pâle et usé, et pourtant redevenu lui-même ; et dans ses yeux, il y avait à présent la paix, et non plus une tension de la volonté, ni la folie, ni aucune peur. Son fardeau lui avait été retiré. C'était le cher maître du doux temps de la Comté.
 Maître ! s'écria Sam, et il tomba à genoux.
Dans toute cette ruine du monde, il ne ressentait pour le moment que joie, une grande joie. Le fardeau était parti. Son maître avait été sauvé ; il était de nouveau lui-même, il était libre. Et à ce moment, Sam aperçut la main estropiée et sanglante.
 Votre pauvre main ! dit-il. Et je n'ai rien pour la panser ou la réconforter. Je lui aurais plutôt donné toute une des miennes. Mais il est parti à présent sans retour, parti à jamais.
 Oui, dit Frodon. Mais te rappelles-tu les mots de Gandalf : Même Gollum peut encore avoir quelque chose à faire ? Sans lui, Sam, je n'aurais pu détruire l'Anneau. La Quête aurait été vaine, même à la fin des fins. Pardonnons-lui donc ! Car la Quête est achevée, et tout est terminé à présent. Je suis heureux que tu sois ici avec moi. Ici, à la fin de toutes choses, Sam.
John Ronald Reuel Tolkien, in Le Seigneur des Anneaux (Gallimard)


Et aussi...
En fantasyant... Donner Sa vie pour l'autre, Narnia
En fantasyant... Donner sa vie pour l'Autre, Harry Potter