mardi 19 juillet 2011

En fantasyant... Donner sa vie pour l'Autre, Harry Potter

RETOUR DANS LA FORET
Enfin, la vérité. Allongé à plat ventre, le visage contre le tapis poussiéreux du bureau où il avait autrefois cru apprendre les secrets de la victoire, Harry avait finalement compris qu'il n'était pas censé survivre. Sa tâche consistait à marcher calmement vers les bras accueillants de la mort. Au long du chemin, il devait détruire les derniers liens qui rattachaient Voldemort à la vie. Ainsi, quand il finirait par se jeter en travers de sa route, sans même lever sa baguette pour se défendre, l'issue serait claire et nette, le travail qui aurait dû être accompli à Godric's Hollow serait terminé : ni l'un ni l'autre ne vivrait, ni l'un ni l'autre ne pourrait survivre.
Il sentit son cœur tambouriner furieusement dans sa poitrine. Il était étrange que, dans sa peur de la mort, il batte d'autant plus vite, le maintenant vaillamment en vie. Mais il allait devoir s'arrêter, et bientôt. Ses pulsations étaient comptées. Combien y en aurait-il encore pendant le temps qu'il mettrait à se relever, à traverser pour la dernière fois le château, à sortir dans le parc et à pénétrer dans la Forêt interdite ?
La terreur le submergea tandis qu'il demeurait étendu par terre, avec ce tambour funèbre qui battait en lui. Mourir était-il douloureux ? Toutes les fois où il avait cru que c'était la fin mais avait réussi à s'échapper, il n'avait jamais vraiment pensé à la chose elle-même. Sa volonté de vivre avait toujours été beaucoup plus forte que sa peur de la mort. Pourtant, en cet instant, il ne lui venait pas à l'idée d'essayer de s'échapper, de distancer Voldemort. C'était fini, il le savait, et il ne restait plus que le fait en soi : mourir.
Si seulement il avait pu mourir en cette nuit d'été où il avait quitté pour la dernière fois le 4, Privet Drive, cette nuit où sa noble baguette à la plume de phénix l'avait sauvé ! Si seulement il avait pu mourir comme Hedwige, avec une telle soudaineté qu'il ne s'en serait même pas rendu compte ! Ou s'il avait pu s'élancer devant une baguette magique pour sauver quelqu'un qu'il aimait... À présent, il enviait même la mort de ses parents. Cette marche de sang-froid vers sa propre destruction exigerait une autre forme de bravoure. Il sentit ses doigts trembler légèrement et s'efforça de les contrôler, bien qu'il n'y eût personne pour le voir. Tous les tableaux accrochés aux murs étaient vides.
Lentement, très lentement, il se redressa en position assise et se sentit alors plus vivant, plus conscient qu'il ne l'avait jamais été de la vie qui animait son propre corps. Pourquoi n'avait-il jamais su apprécier ce miracle que constituait son être, ce cerveau, ces nerfs, ce cœur qui bondissait dans sa poitrine ? Tout cela allait disparaître... Ou tout au moins, devrait-il l'abandonner. Son souffle était lent, profond, sa bouche et sa gorge complètement asséchées, ses yeux aussi.
La trahison de Dumbledore n'était presque rien. Il existait un plan plus vaste, bien sûr. Harry avait simplement été trop sot pour le voir, il s'en rendait compte à présent. Il n'avait jamais mis en question sa conviction que Dumbledore voulait qu'il reste vivant. Maintenant, il voyait que son espérance de vie avait toujours été déterminée par le temps qu'il mettrait à éliminer les Horcruxes. Dumbledore lui avait passé le relais en le chargeant de les détruire et, docilement, il avait continué à rogner les liens qui unissaient non seulement Voldemort mais lui-même à la vie ! Comme il était ingénieux, élégant, d'épargner des vies supplémentaires en confiant la tâche dangereuse au garçon qui était déjà destiné au sacrifice et dont la mort ne serait pas une calamité mais un nouveau coup porté à Voldemort.
Et Dumbledore avait su que Harry ne se défilerait pas, qu'il irait jusqu'à la fin, même si c'était sa fin à lui, car il avait pris la peine de chercher à le connaître, n'est-ce pas ? Dumbledore savait, comme le savait Voldemort, que Harry ne laisserait personne mourir à sa place après avoir découvert qu'il était en son pouvoir d'en finir. L'image de Fred, Lupin et Tonks allongés morts dans la Grande Salle s'imposa dans son esprit et pendant un moment, il put à peine respirer : la mort était impatiente...
Mais Dumbledore l'avait surestimé. Il avait échoué : le serpent était toujours vivant. Même après que Harry aurait été tué, il resterait un Horcruxe qui rattachait Voldemort à la terre. Il était vrai que cela faciliterait la tâche à quelqu'un d'autre. Il se demanda qui s'en chargerait... Ron et Hermione sauraient ce qu'il fallait faire, bien sûr... c'était sans doute pour cette raison que Dumbledore avait voulu qu'il partage ce secret avec eux... pour que, si jamais sa destinée s'accomplissait un peu trop tôt, ils puissent prendre la relève...
Il devait mourir : cette vérité irréfutable avait la réalité d'une surface dure contre laquelle ses pensées venaient s'écraser comme des gouttes de pluie contre les vitres d'une fenêtre. Je dois mourir. Il faut que cela finisse.
Ron et Hermione lui paraissaient distants, dans un pays lointain. Il avait l'impression de les avoir quittés depuis très longtemps. Il n'y aurait pas d'adieux, pas d'explications, il y était résolu. C'était un voyage qu'ils ne pouvaient accomplir ensemble et leurs tentatives pour essayer de l'arrêter lui feraient perdre un temps précieux. Il regarda la vieille montre en or bosselée qu'il avait reçue en cadeau pour son dix-septième anniversaire. La moitié de l'heure que lui avait accordée Voldemort pour se rendre était écoulée.
Il se leva. Son cœur bondissait contre ses côtes à la manière d'un oiseau pris de panique. Peut-être ce cœur lui-même savait-il qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps, peut-être avait-il décidé, avant sa fin, de battre autant qu'il l'aurait fait pendant une vie tout entière. Harry ne regarda pas en arrière lorsqu'il referma la porte du bureau.
Le château était vide. En le parcourant seul, il avait l'impression d'être un fantôme, comme s'il était déjà mort. Les portraits étaient toujours absents de leurs cadres. Il régnait autour de lui une immobilité sinistre, inquiétante, comme si les derniers restes de vie s'étaient concentrés dans la Grande Salle, où se serraient ceux qui pleuraient les morts.
Harry étendit sur lui la cape d'invisibilité et descendit les étages jusqu'à l'escalier de marbre qui menait dans le hall d'entrée. Une part infime de lui-même espérait peut-être qu'on s'apercevrait de sa présence, qu'on essayerait de l'arrêter, mais la cape, comme toujours, était impénétrable, parfaite, et il atteignit facilement la porte d'entrée.
Neville faillit se cogner contre lui. Aidé de quelqu'un d'autre, il ramenait un corps du parc. Harry baissa les yeux et reçut un nouveau coup au creux de l'estomac : Colin Crivey, bien que non encore majeur, avait dû revenir subrepticement, tout comme Malefoy, Crabbe et Goyle. Dans la mort, il paraissait minuscule.
—Tu sais, je peux m'en occuper tout seul, Neville, dit Olivier Dubois.
Il hissa Colin sur son épaule à la manière des pompiers et l'emporta dans la Grande Salle.
Neville s'adossa un Moment contre le montant de la porte et s'essuya le front d'un revers de main. Il avait l'air d'un vieil homme. Puis il redescendit les marches de pierre pour aller chercher d'autres corps dans l'obscurité.
Harry jeta un coup d'œil derrière lui, vers l'entrée de la Grande Salle. Il voyait des gens passer, certains essayaient de se réconforter les uns les autres, d'autres buvaient, d'autres encore étaient agenouillés auprès des morts, mais il n'apercevait personne parmi ses amis les plus proches. Il n'y avait pas trace d'Hermione, de Ron, de Ginny, ni d'un autre Weasley, ni de Luna. Il aurait donné tout le temps qui lui restait pour pouvoir les regarder une dernière fois. Mais aurait-il eu alors la force de les quitter des yeux ? C'était sans doute mieux ainsi.
Il descendit les marches et s'enfonça dans l'obscurité. Il était près de quatre heures du matin et le parc, figé dans une immobilité mortelle, donnait l'impression de retenir son souffle en attendant de voir si Harry parviendrait à mener à bien ce qu'il devait accomplir.
Il s'approcha de Neville, penché sur un autre corps.
— Neville.
— Bon sang, Harry, j'ai failli avoir une attaque !
Harry avait ôté la cape d'invisibilité. L'idée lui était venue d'un coup, née du désir de s'assurer que tout irait jusqu'au bout.
— Où vas-tu tout seul ? lui demanda Neville d'un air soupçonneux.
— C'est une partie du plan, répondit Harry. Je dois faire quelque chose. Écoute... Neville...
— Harry !
Neville parut soudain effrayé.
— Harry, tu ne songes pas à te rendre ?
— Non, répondit-il, sans éprouver de difficulté à mentir. Bien sûr que non... il s'agit d'autre chose. Mais je vais peut-être disparaître pendant un moment. Tu connais le serpent de Voldemort, Neville ? Il a un énorme serpent... il s'appelle Nagini...
— J'en ai entendu parler, oui... Et alors ?
— Il faut le tuer. Ron et Hermione le savent, mais simplement au cas où ils…
Pendant un moment, l'horreur de cette hypothèse le suffoqua, l'empêcha de parler. Mais il se reprit : c'était crucial, il fallait faire comme Dumbledore, garder la tête froide, s'assurer que d'autres viendraient en renfort, poursuivraient la tâche. Dumbledore était mort en sachant que trois autres personnes connaissaient l'existence des Horcruxes. À présent, Neville prendrait la place de Harry : ainsi, ils seraient toujours trois à connaître le secret.
— Au cas où ils seraient... occupés... et que toi, tu en aies l'occasion..
— Tuer le serpent ?
— Tuer le serpent, répéta Harry.
— D'accord, Harry. Ça va, tu te sens bien ?
—Ça va très bien, merci, Neville.
Mais lorsque Harry voulut s'éloigner, Neville lui saisit le poignet.
— On va tous continuer à se battre, Harry. Tu le sais ?
— Oui, je...
L'émotion étouffa dans sa gorge la fin de sa phrase, il ne put continuer. Neville ne sembla pas s'en étonner. Il tapota l'épaule de Harry, le relâcha, et s'en alla chercher d'autres corps.
Harry étendit à nouveau sur lui la cape d'invisibilité et poursuivit son chemin. Un peu plus loin, quelqu'un d'autre se penchait sur une silhouette allongée sur le ventre. Il n'était qu'à quelques mètres lorsqu'il reconnut Ginny.
Il s'immobilisa. Elle était accroupie auprès d'une fille qui murmurait en appelant sa mère.
— Ne t'inquiète pas, disait Ginny. Ça va aller. Nous allons te ramener à l'intérieur.
— Mais je veux rentrer à la maison, répondit la fille. Je ne veux plus me battre.
— Je sais, reprit Ginny d'une voix qui se brisa. Tout ira bien.
Harry sentit comme une onde glacée à la surface de sa peau. Il aurait voulu hurler dans la nuit, il aurait voulu que Ginny sache qu'il était là, qu'elle sache où il allait. Il aurait voulu qu'on l'empêche de continuer, qu'on le ramène en arrière, qu'on le renvoie chez lui...
Mais il était chez lui. Poudlard était le premier foyer qu'il ait connu, le plus accueillant. Lui, Voldemort et Rogue, les garçons abandonnés, avaient tous trouvé un foyer ici...
Ginny, agenouillée à présent auprès de la fille blessée, lui tenait la main. Au prix d'un effort considérable, Harry se força à reprendre sa marche. Il crut voir Ginny jeter un coup d'œil au moment où il passa près d'elle et se demanda si elle avait senti la présence de quelqu'un à proximité, mais elle ne dit rien, et il ne regarda pas en arrière.
La cabane de Hagrid se dessina dans l'obscurité. Il n'y avait aucune lumière, Crockdur ne grattait pas à la porte, on n'entendait pas ses aboiements résonner en signe de bienvenue. Toutes ces visites qu'ils avaient faites à Hagrid... tous ces souvenirs… le reflet de la bouilloire de cuivre sur le feu, les gâteaux durs comme le roc, les asticots géants, son gros visage barbu, Ron vomissant des limaces, Hermione l'aidant à sauver Norbert...
Il poursuivit son chemin, puis s'arrêta lorsqu'il eut atteint la lisière de la forêt.
Un essaim de Détraqueurs glissait parmi les arbres. Harry sentait le froid qu'ils répandaient alentour et n'était pas sûr de pouvoir passer parmi eux sans dommages. Il n'avait plus assez de forces pour produire un Patronus. Il ne parvenait pas à contrôler ses tremblements. Mourir n'était, finalement, pas si facile. Chacune de ses respirations, l'odeur de l'herbe, la fraîcheur de l'air sur son visage, lui étaient infiniment précieuses : penser que la plupart des gens avaient des années et des années devant eux, du temps à perdre, un temps si abondant qu'il traînait en longueur, alors que lui se raccrochait à chaque seconde. Il pensait qu'il lui serait impossible de continuer tout en sachant qu'il le devait. Le long match était terminé, il avait attrapé le Vif d'or, le moment était venu d'atterrir...
Le Vif d'or. Ses doigts sans forcé fouillèrent un moment dans la bourse qu'il portait au cou et il l'en sortit.
« Je m'ouvre au terme ».
La respiration rapide, saccadée, il le contempla. Maintenant qu'il aurait voulu voir le temps passer le plus lentement possible, il paraissait au contraire s'accélérer, et sa compréhension des choses était si rapide qu'elle semblait avoir contourné sa pensée. Le terme était là. Le moment était venu.
Il pressa le métal doré contre ses lèvres et murmura :
— Je suis sur le point de mourir.
La coquille métallique s'ouvrit alors. D'un geste de sa main tremblante, il leva la baguette sous la cape et murmura :
— Lumos.
La pierre noire craquelée par le milieu en une ligne brisée reposait dans les deux moitiés du Vif d'or. La Pierre de Résurrection s'était fendue le long de la ligne verticale qui représentait la Baguette de Sureau. Le triangle et le cercle symbolisant la cape et la pierre elle-même étaient toujours visibles.
À nouveau, Harry comprit sans avoir à réfléchir. Il n'avait plus besoin de les faire revenir puisqu'il s'apprêtait à les rejoindre. Il n'allait pas vraiment les chercher, c'étaient eux qui venaient le chercher.
Il ferma les yeux et tourna trois fois la pierre dans sa main.
Il sut que quelque chose se passait lorsqu'il entendit autour de lui de légers mouvements, comme des corps frêles posant le pied sur le sol de terre, recouvert de brindilles, qui marquait la lisière de la forêt. Il ouvrit les yeux et regarda.
Ce n'étaient ni des fantômes, ni véritablement des êtres de chair. Ils ressemblaient plutôt au Jedusor qui s'était échappé du journal intime, il y avait si longtemps maintenant. Il s'agissait alors d'un souvenir qui s'était presque matérialisé. Moins consistants que des corps vivants, mais plus que des spectres, ils s'avançaient vers lui et sur chaque visage il voyait le même sourire d'amour.
James avait exactement la même taille que Harry. Il portait les vêtements dans lesquels il était mort. Ses cheveux étaient mal peignés, ébouriffés, et ses lunettes un peu de travers, comme celles de Mr Weasley.
Sirius était grand, beau, et paraissait beaucoup plus jeune que Harry ne l'avait jamais vu dans la réalité. Il marchait à grands pas, avec une grâce décontractée, les mains dans les poches, un sourire aux lèvres.
Lupin aussi était plus jeune, l'aspect moins miteux, les cheveux plus épais, d'une couleur plus foncée. Il semblait heureux de revenir dans ce lieu familier qui avait été le décor de tant de vagabondages adolescents.
C'était Lily qui avait le plus large sourire. Elle rejeta ses longs cheveux en arrière lorsqu'elle s'approcha de lui et ses yeux verts, si semblables à ceux de Harry, scrutèrent son visage avec avidité comme si elle ne pourrait jamais le contempler suffisamment.
— Tu as été si courageux.
Il lui fut impossible de parler. Il la dévorait des yeux en pensant qu'il aurait voulu rester là à la regarder à tout jamais, que cela lui aurait suffi.
— Tu y es presque, dit James. Tout près. Nous sommes.. si fiers de toi.
— Est-ce que ça fait mal ?
La question puérile s'était échappée des lèvres de Harry avant qu'il ait pu la retenir.
— Mourir ? Pas du tout, répondit Sirius. C'est plus rapide et plus facile que de tomber endormi.
— Et il voudra aller vite. Il a hâte d'en finir, assura Lupin.
— Je ne voulais pas que vous mouriez, dit Harry.
Il avait prononcé ces paroles malgré lui.
— Ni aucun d'entre vous. Je suis désolé...
Il s'adressa à Lupin plus qu'aux autres, l'air suppliant.
— Juste après avoir eu un fils... Remus, je suis vraiment désolé...
— Moi aussi, dit Lupin. Je suis désolé de ne pas pouvoir le connaître... mais il saura pourquoi je suis mort et j'espère qu'il comprendra. J'essayais de construire un monde dans lequel il puisse avoir une vie plus heureuse.
Une brise fraîche qui semblait émaner du cœur de la forêt souleva les cheveux de Harry sur son front. Il savait qu'ils ne lui diraient pas d'y aller, que c'était à lui de prendre la décision.
— Vous resterez avec moi ?
— Jusqu'à la toute fin, dit James.
— Ils ne pourront pas vous voir ? demanda Harry.
— Nous faisons partie de toi, répondit Sirius. Nous sommes invisibles pour les autres.
Harry regarda sa mère.
— Reste près de moi, dit-il à voix basse.
Et il se mit en chemin. Le froid des Détraqueurs ne parvint pas à le submerger. Il le traversa avec ses compagnons qui agissaient comme des Patronus et ensemble, ils s'avancèrent parmi les vieux arbres dont les troncs avaient poussé les uns contre les autres, leurs branches emmêlées, leurs racines noueuses, tordues sous leurs pas. Dans l'obscurité, Harry serrait étroitement la cape d'invisibilité contre lui, s'enfonçant de plus en plus dans la forêt, sans savoir exactement où était Voldemort, mais certain qu'il le trouverait. À côté de lui, presque sans bruit, marchaient James, Sirius, Lupin et Lily. C'était leur présence qui constituait son courage, c'était grâce à eux qu'il parvenait à mettre un pied devant l'autre.
Son corps et son esprit semblaient étrangement déconnectés, à présent, ses membres remuant sans qu'il ait à les commander consciemment, comme s'il était le passager, et non le conducteur, du corps qu'il s'apprêtait à quitter. Les morts qui marchaient à côté de lui à travers la forêt étaient maintenant beaucoup plus réels à ses yeux que les vivants restés au château. C'étaient Ron, Hermione, Ginny et tous les autres qui semblaient des fantômes tandis que, trébuchant, glissant par endroits, il s'avançait vers le terme de sa vie, vers Voldemort...
Il entendit un bruit sourd, puis un murmure. Quelqu'un avait bougé à proximité. Harry, enveloppé de sa cape, s'immobilisa, observant les environs, l'oreille tendue. Sa mère, son père, Lupin et Sirius s'arrêtèrent également.
— Il y a quelqu'un, là-bas, chuchota d'un ton brusque une voix proche. Il a une cape d'invisibilité. Est-ce que ça pourrait...
Deux silhouettes sortirent de derrière un arbre. Leurs baguettes s'allumèrent et Harry vit Yaxley et Dolohov scruter l'obscurité, à l'endroit précis où se trouvaient Harry, sa mère, son père, Sirius et Lupin. Apparemment, ils ne voyaient rien.
— Je suis sûr d'avoir entendu quelque chose, affirma Yaxley. Tu crois que c'était un animal ?
— Ce fou furieux de Hagrid gardait tout un tas de bestioles, ici, dit Dolohov en lançant un regard par-dessus son épaule. Yaxley consulta sa montre.
— Le délai est presque écoulé. Potter avait une heure pour se montrer. Il n'est pas venu.
 Pourtant, il était certain qu'il viendrait ! Il ne va pas être content.
— Il vaut mieux y retourner, dit Yaxley. Pour voir quel va être le nouveau plan, maintenant.
Dolohov et lui tournèrent les talons et s'éloignèrent dans la forêt. Harry les suivit, sachant qu'ils le mèneraient là où il voulait aller. Il jeta un coup d'œil de côté et vit sa mère lui sourire et son père l'encourager d'un signe de tête.
Ils avaient marché quelques minutes à peine lorsque Harry vit une lumière un peu plus loin. Yaxley et Dolohov s'avancèrent dans une clairière que Harry connaissait. C'était là qu'avait vécu le monstrueux Aragog. Les restes de sa vaste toile d'araignée étaient toujours là, mais les nombreux descendants qu'il avait engendrés avaient été envoyés au combat par les Mangemorts, pour soutenir leur cause.
Au milieu de la clairière brûlait un feu dont la lueur vacillante éclairait une foule de Mangemorts attentifs et totalement silencieux. Certains étaient encore masqués et encapuchonnés, d'autres montraient leur visage. Deux géants étaient assis à l'extérieur du groupe, projetant sur la scène des ombres massives, les traits cruels, grossièrement taillés, comme un morceau de roc. Harry reconnut Fenrir, rôdant furtivement, rongeant ses ongles longs. Rowle, grand et blond, tamponnait sa lèvre ensanglantée. Il vit Lucius Malefoy, qui semblait accablé, terrifié, et Narcissa dont les yeux caves exprimaient une profonde appréhension.
Tous les regards étaient fixés sur Voldemort qui se tenait face à Harry, la tête inclinée, ses mains blanches serrant devant lui la Baguette de Sureau. On aurait pu croire qu'il priait, ou qu'il comptait mentalement. Harry, immobile au bord de la clairière, eut l'impression absurde de voir un enfant qui comptait jusqu'à cent en jouant à cache-cache. Derrière la tête de Voldemort, continuant d'onduler, de se tortiller, Nagini, le grand serpent, flottait dans sa cage ensorcelée, parsemée d'étoiles, tel un halo monstrueux.
Lorsque Dolohov et Yaxley rejoignirent le cercle, Voldemort releva la tête.
— Aucun signe de lui, Maître, dit Dolohov.
L'expression de Voldemort ne changea pas. Les yeux rouges semblaient brûler à la lumière du feu. Lentement, il leva la Baguette de Sureau entre ses longs doigts.
 Maître...
C'était Bellatrix qui avait parlé. Assise plus près de Voldemort que les autres, elle avait les cheveux en bataille et du sang sur le visage mais paraissait indemne par ailleurs.
Voldemort la fit taire d'un geste de la main et elle resta silencieuse, le regardant avec une révérence fascinée.
— Je pensais qu'il viendrait, dit Voldemort de sa voix claire et aiguë, les yeux fixés sur les flammes qui dansaient devant lui. Je m'attendais à ce qu'il se montre.
Personne ne parla. Tous semblaient aussi effrayés que Harry dont le cœur se jetait à présent contre ses côtes comme s'il avait décidé de quitter son corps avant que lui-même ne l'abandonne. Harry avait les mains moites lorsqu'il retira la cape d'invisibilité et la glissa sous sa robe, avec sa baguette magique. Il ne voulait pas avoir la tentation de combattre.
 Il semble que je me sois... trompé, dit Voldemort.
— Non, vous ne vous êtes pas trompé.
Harry avait parlé d'une voix aussi sonore que possible, avec toute la force dont il était capable. Il ne voulait pas laisser penser qu'il avait peur. La Pierre de Résurrection glissa de ses doigts engourdis et du coin de l’œil, il vit ses parents, Sirius et Lupin disparaître quand il s'avança vers le feu. À cet instant, plus personne ne comptait pour lui en dehors de Voldemort. Ils n'étaient plus que tous les deux.
Cette illusion s'envola aussi vite qu'elle était née. Les géants rugirent, les Mangemorts se levèrent tous ensemble, et des cris, des exclamations de surprise, des éclats de rire, même, montèrent de la foule. Voldemort s'était figé sur place, mais ses yeux rouges s'étaient posés sur Harry et le regardaient fixement pendant qu'il marchait vers lui. Il n'y avait plus entre eux que le feu qui brûlait.
Soudain une voix hurla :
 HARRY ! NON !
Il se retourna. Hagrid, les membres ligotés, était attaché à un arbre proche. Il se débattait désespérément, son corps massif secouant les branches au-dessus de sa tête.
 NON ! NON ! HARRY, QU'EST-CE QUE TU...
— SILENCE ! s'écria Rowle en faisant taire Hagrid d'un coup de baguette magique.
Bellatrix, qui s'était levée d'un bond, les yeux avides, la poitrine haletante, regarda Voldemort puis Harry. Seuls bougeaient les flammes et le serpent dont les anneaux s'enroulaient et se déroulaient inlassablement dans la cage scintillante suspendue en l'air, derrière la tête de Voldemort.
Harry sentait sa baguette contre lui, mais il n'essaya pas de la sortir. Il savait que le serpent était trop bien protégé, il savait que s'il parvenait à la pointer sur Nagini, cinquante maléfices le frapperaient avant qu'il n'ait pu tenter quoi que ce soit. Voldemort et Harry continuaient de s'observer. À présent, Voldemort penchait un peu la tête de côté, contemplant le garçon qui se tenait devant lui, et un sourire singulièrement dépourvu de joie retroussa sa bouche sans lèvres.
— Harry Potter, dit-il très doucement.
Sa voix aurait pu se confondre avec le crépitement du feu.
— Le Survivant.
Les Mangemorts ne bougeaient pas. Ils attendaient. Tout attendait autour d'eux. Hagrid se débattait et Bellatrix haletait. Inexplicablement, Harry songea à Ginny, à son regard flamboyant, à la sensation de ses lèvres contre les siennes...
Voldemort avait levé sa baguette, la tête toujours penchée de côté, comme un enfant en proie à la curiosité, se demandant ce qui arriverait s'il poussait les choses plus loin. Harry soutenait le regard des yeux rouges. Il voulait que tout se passe vite, pendant qu'il pouvait encore tenir debout, avant qu'il ne perde le contrôle de lui-même, avant qu'il ne trahisse sa peur...
Il vit alors la bouche remuer, puis il y eut un éclair de lumière verte et tout disparut.

Joanne Rowling, in Harry Potter et les Reliques de la Mort (Gallimard)

Et aussi...
En fantasyant... Donner Sa vie pour l'autre, Narnia
En fantasyant... Donner sa vie pour l'Autre, Le Seigneur des Anneaux