RETOUR DANS LA FORET
Et aussi...
Enfin,
la vérité. Allongé à plat ventre, le visage contre le tapis poussiéreux du
bureau où il avait autrefois cru apprendre les secrets de la victoire, Harry
avait finalement compris qu'il n'était pas censé survivre. Sa tâche consistait
à marcher calmement vers les bras accueillants de la mort. Au long du chemin,
il devait détruire les derniers liens qui rattachaient Voldemort à la vie.
Ainsi, quand il finirait par se jeter en travers de sa route, sans même lever
sa baguette pour se défendre, l'issue serait claire et nette, le travail qui
aurait dû être accompli à Godric's Hollow serait terminé : ni l'un ni
l'autre ne vivrait, ni l'un ni l'autre ne pourrait survivre.
Il
sentit son cœur tambouriner furieusement dans sa poitrine. Il était étrange
que, dans sa peur de la mort, il batte d'autant plus vite, le maintenant
vaillamment en vie. Mais il allait devoir s'arrêter, et bientôt. Ses pulsations
étaient comptées. Combien y en aurait-il encore pendant le temps qu'il mettrait
à se relever, à traverser pour la dernière fois le château, à sortir dans le
parc et à pénétrer dans la Forêt interdite ?
La
terreur le submergea tandis qu'il demeurait étendu par terre, avec ce tambour
funèbre qui battait en lui. Mourir était-il douloureux ? Toutes les fois
où il avait cru que c'était la fin mais avait réussi à s'échapper, il n'avait
jamais vraiment pensé à la chose elle-même. Sa volonté de vivre avait toujours
été beaucoup plus forte que sa peur de la mort. Pourtant, en cet instant, il ne
lui venait pas à l'idée d'essayer de s'échapper, de distancer Voldemort.
C'était fini, il le savait, et il ne restait plus que le fait en soi :
mourir.
Si
seulement il avait pu mourir en cette nuit d'été où il avait quitté pour la
dernière fois le 4, Privet Drive, cette nuit où sa noble baguette à la plume de
phénix l'avait sauvé ! Si seulement il avait pu mourir comme Hedwige, avec
une telle soudaineté qu'il ne s'en serait même pas rendu compte ! Ou s'il
avait pu s'élancer devant une baguette magique pour sauver quelqu'un qu'il
aimait... À présent, il enviait même la mort de ses parents. Cette marche de
sang-froid vers sa propre destruction exigerait une autre forme de bravoure. Il
sentit ses doigts trembler légèrement et s'efforça de les contrôler, bien qu'il
n'y eût personne pour le voir. Tous les tableaux accrochés aux murs étaient
vides.
Lentement,
très lentement, il se redressa en position assise et se sentit alors plus
vivant, plus conscient qu'il ne l'avait jamais été de la vie qui animait son
propre corps. Pourquoi n'avait-il jamais su apprécier ce miracle que
constituait son être, ce cerveau, ces nerfs, ce cœur qui bondissait dans sa
poitrine ? Tout cela allait disparaître... Ou tout au moins, devrait-il
l'abandonner. Son souffle était lent, profond, sa bouche et sa gorge
complètement asséchées, ses yeux aussi.
La
trahison de Dumbledore n'était presque rien. Il existait un plan plus vaste,
bien sûr. Harry avait simplement été trop sot pour le voir, il s'en rendait
compte à présent. Il n'avait jamais mis en question sa conviction que
Dumbledore voulait qu'il reste vivant. Maintenant, il voyait que son espérance
de vie avait toujours été déterminée par le temps qu'il mettrait à éliminer les
Horcruxes. Dumbledore lui avait passé le relais en le chargeant de les détruire
et, docilement, il avait continué à rogner les liens qui unissaient non
seulement Voldemort mais lui-même à la vie ! Comme il était ingénieux,
élégant, d'épargner des vies supplémentaires en confiant la tâche dangereuse au
garçon qui était déjà destiné au sacrifice et dont la mort ne serait pas une
calamité mais un nouveau coup porté à Voldemort.
Et
Dumbledore avait su que Harry ne se défilerait pas, qu'il irait jusqu'à la fin,
même si c'était sa fin à lui, car il avait pris la peine de chercher à le
connaître, n'est-ce pas ? Dumbledore savait, comme le savait Voldemort,
que Harry ne laisserait personne mourir à sa place après avoir découvert qu'il
était en son pouvoir d'en finir. L'image de Fred, Lupin et Tonks allongés morts
dans la Grande Salle s'imposa dans son esprit et pendant un moment, il put à
peine respirer : la mort était impatiente...
Mais
Dumbledore l'avait surestimé. Il avait échoué : le serpent était toujours
vivant. Même après que Harry aurait été tué, il resterait un Horcruxe qui
rattachait Voldemort à la terre. Il était vrai que cela faciliterait la tâche à
quelqu'un d'autre. Il se demanda qui s'en chargerait... Ron et Hermione
sauraient ce qu'il fallait faire, bien sûr... c'était sans doute pour cette
raison que Dumbledore avait voulu qu'il partage ce secret avec eux... pour que,
si jamais sa destinée s'accomplissait un peu trop tôt, ils puissent prendre la
relève...
Il
devait mourir : cette vérité irréfutable avait la réalité d'une surface
dure contre laquelle ses pensées venaient s'écraser comme des gouttes de pluie
contre les vitres d'une fenêtre. Je
dois mourir. Il faut que cela
finisse.
Ron et
Hermione lui paraissaient distants, dans un pays lointain. Il avait
l'impression de les avoir quittés depuis très longtemps. Il n'y aurait pas
d'adieux, pas d'explications, il y était résolu. C'était un voyage qu'ils ne
pouvaient accomplir ensemble et leurs tentatives pour essayer de l'arrêter lui
feraient perdre un temps précieux. Il regarda la vieille montre en or bosselée
qu'il avait reçue en cadeau pour son dix-septième anniversaire. La moitié de
l'heure que lui avait accordée Voldemort pour se rendre était écoulée.
Il se
leva. Son cœur bondissait contre ses côtes à la manière d'un oiseau pris de
panique. Peut-être ce cœur lui-même savait-il qu'il ne lui restait plus
beaucoup de temps, peut-être avait-il décidé, avant sa fin, de battre autant qu'il
l'aurait fait pendant une vie tout entière. Harry ne regarda pas en arrière
lorsqu'il referma la porte du bureau.
Le
château était vide. En le parcourant seul, il avait l'impression d'être un
fantôme, comme s'il était déjà mort. Les portraits étaient toujours absents de
leurs cadres. Il régnait autour de lui une immobilité sinistre, inquiétante,
comme si les derniers restes de vie s'étaient concentrés dans la Grande Salle,
où se serraient ceux qui pleuraient les morts.
Harry
étendit sur lui la cape d'invisibilité et descendit les étages jusqu'à
l'escalier de marbre qui menait dans le hall d'entrée. Une part infime de
lui-même espérait peut-être qu'on s'apercevrait de sa présence, qu'on
essayerait de l'arrêter, mais la cape, comme toujours, était impénétrable,
parfaite, et il atteignit facilement la porte d'entrée.
Neville
faillit se cogner contre lui. Aidé de quelqu'un d'autre, il ramenait un corps
du parc. Harry baissa les yeux et reçut un nouveau coup au creux de l'estomac :
Colin Crivey, bien que non encore majeur, avait dû revenir subrepticement, tout
comme Malefoy, Crabbe et Goyle. Dans la mort, il paraissait minuscule.
—Tu
sais, je peux m'en occuper tout seul, Neville, dit Olivier Dubois.
Il
hissa Colin sur son épaule à la manière des pompiers et l'emporta dans la
Grande Salle.
Neville
s'adossa un Moment contre le montant de la porte et s'essuya le front d'un
revers de main. Il avait l'air d'un vieil homme. Puis il redescendit les
marches de pierre pour aller chercher d'autres corps dans l'obscurité.
Harry
jeta un coup d'œil derrière lui, vers l'entrée de la Grande Salle. Il voyait
des gens passer, certains essayaient de se réconforter les uns les autres,
d'autres buvaient, d'autres encore étaient agenouillés auprès des morts, mais
il n'apercevait personne parmi ses amis les plus proches. Il n'y avait pas
trace d'Hermione, de Ron, de Ginny, ni d'un autre Weasley, ni de Luna. Il
aurait donné tout le temps qui lui restait pour pouvoir les regarder une
dernière fois. Mais aurait-il eu alors la force de les quitter des yeux ?
C'était sans doute mieux ainsi.
Il
descendit les marches et s'enfonça dans l'obscurité. Il était près de quatre
heures du matin et le parc, figé dans une immobilité mortelle, donnait
l'impression de retenir son souffle en attendant de voir si Harry parviendrait
à mener à bien ce qu'il devait accomplir.
Il
s'approcha de Neville, penché sur un autre corps.
—
Neville.
— Bon
sang, Harry, j'ai failli avoir une attaque !
Harry
avait ôté la cape d'invisibilité. L'idée lui était venue d'un coup, née du
désir de s'assurer que tout irait jusqu'au bout.
— Où
vas-tu tout seul ? lui demanda Neville d'un air soupçonneux.
— C'est
une partie du plan, répondit Harry. Je dois faire quelque chose. Écoute...
Neville...
— Harry !
Neville
parut soudain effrayé.
—
Harry, tu ne songes pas à te rendre ?
— Non,
répondit-il, sans éprouver de difficulté à mentir. Bien sûr que non... il
s'agit d'autre chose. Mais je vais peut-être disparaître pendant un moment. Tu
connais le serpent de Voldemort, Neville ? Il a un énorme serpent... il
s'appelle Nagini...
— J'en
ai entendu parler, oui... Et alors ?
— Il
faut le tuer. Ron et Hermione le savent, mais simplement au cas où ils…
Pendant
un moment, l'horreur de cette hypothèse le suffoqua, l'empêcha de parler. Mais
il se reprit : c'était crucial, il fallait faire comme Dumbledore, garder
la tête froide, s'assurer que d'autres viendraient en renfort, poursuivraient
la tâche. Dumbledore était mort en sachant que trois autres personnes
connaissaient l'existence des Horcruxes. À présent, Neville prendrait la place
de Harry : ainsi, ils seraient toujours trois à connaître le secret.
— Au
cas où ils seraient... occupés... et que toi, tu en aies l'occasion..
— Tuer
le serpent ?
— Tuer
le serpent, répéta Harry.
—
D'accord, Harry. Ça va, tu te sens bien ?
—Ça va
très bien, merci, Neville.
Mais
lorsque Harry voulut s'éloigner, Neville lui saisit le poignet.
— On va
tous continuer à se battre, Harry. Tu le sais ?
— Oui,
je...
L'émotion
étouffa dans sa gorge la fin de sa phrase, il ne put continuer. Neville ne
sembla pas s'en étonner. Il tapota l'épaule de Harry, le relâcha, et s'en alla
chercher d'autres corps.
Harry
étendit à nouveau sur lui la cape d'invisibilité et poursuivit son chemin. Un
peu plus loin, quelqu'un d'autre se penchait sur une silhouette allongée sur le
ventre. Il n'était qu'à quelques mètres lorsqu'il reconnut Ginny.
Il
s'immobilisa. Elle était accroupie auprès d'une fille qui murmurait en appelant
sa mère.
— Ne
t'inquiète pas, disait Ginny. Ça va aller. Nous allons te ramener à
l'intérieur.
— Mais
je veux rentrer à la maison, répondit la fille. Je ne veux plus
me battre.
— Je
sais, reprit Ginny d'une voix qui se brisa. Tout ira bien.
Harry
sentit comme une onde glacée à la surface de sa peau. Il aurait voulu hurler
dans la nuit, il aurait voulu que Ginny sache qu'il était là, qu'elle sache où
il allait. Il aurait voulu qu'on l'empêche de continuer, qu'on le ramène en
arrière, qu'on le renvoie chez lui...
Mais il était chez lui. Poudlard était le
premier foyer qu'il ait connu, le plus accueillant. Lui, Voldemort et Rogue,
les garçons abandonnés, avaient tous trouvé un foyer ici...
Ginny,
agenouillée à présent auprès de la fille blessée, lui tenait la main. Au prix
d'un effort considérable, Harry se força à reprendre sa marche. Il crut voir
Ginny jeter un coup d'œil au moment où il passa près d'elle et se demanda si
elle avait senti la présence de quelqu'un à proximité, mais elle ne dit rien,
et il ne regarda pas en arrière.
La
cabane de Hagrid se dessina dans l'obscurité. Il n'y avait aucune lumière,
Crockdur ne grattait pas à la porte, on n'entendait pas ses aboiements résonner
en signe de bienvenue. Toutes ces visites qu'ils avaient faites à Hagrid...
tous ces souvenirs… le reflet de la bouilloire de cuivre sur le feu, les
gâteaux durs comme le roc, les asticots géants, son gros visage barbu, Ron
vomissant des limaces, Hermione l'aidant à sauver Norbert...
Il
poursuivit son chemin, puis s'arrêta lorsqu'il eut atteint la lisière de la
forêt.
Un
essaim de Détraqueurs glissait parmi les arbres. Harry sentait le froid qu'ils
répandaient alentour et n'était pas sûr de pouvoir passer parmi eux sans
dommages. Il n'avait plus assez de forces pour produire un Patronus. Il ne
parvenait pas à contrôler ses tremblements. Mourir n'était, finalement, pas si
facile. Chacune de ses respirations, l'odeur de l'herbe, la fraîcheur de l'air
sur son visage, lui étaient infiniment précieuses : penser que la plupart
des gens avaient des années et des années devant eux, du temps à perdre, un
temps si abondant qu'il traînait en longueur, alors que lui se raccrochait à
chaque seconde. Il pensait qu'il lui serait impossible de continuer tout en
sachant qu'il le devait. Le long match était terminé, il avait attrapé le Vif
d'or, le moment était venu d'atterrir...
Le Vif
d'or. Ses doigts sans forcé fouillèrent un moment dans la bourse qu'il portait
au cou et il l'en sortit.
« Je
m'ouvre au terme ».
La
respiration rapide, saccadée, il le contempla. Maintenant qu'il aurait voulu
voir le temps passer le plus lentement possible, il paraissait au contraire
s'accélérer, et sa compréhension des choses était si rapide qu'elle semblait
avoir contourné sa pensée. Le terme était là. Le moment était venu.
Il
pressa le métal doré contre ses lèvres et murmura :
— Je
suis sur le point de mourir.
La
coquille métallique s'ouvrit alors. D'un geste de sa main tremblante, il leva
la baguette sous la cape et murmura :
—
Lumos.
La
pierre noire craquelée par le milieu en une ligne brisée reposait dans les deux
moitiés du Vif d'or. La Pierre de Résurrection s'était fendue le long de la
ligne verticale qui représentait la Baguette de Sureau. Le triangle et le
cercle symbolisant la cape et la pierre elle-même étaient toujours visibles.
À
nouveau, Harry comprit sans avoir à réfléchir. Il n'avait plus besoin de les
faire revenir puisqu'il s'apprêtait à les rejoindre. Il n'allait pas vraiment
les chercher, c'étaient eux qui venaient le chercher.
Il
ferma les yeux et tourna trois fois la pierre dans sa main.
Il sut
que quelque chose se passait lorsqu'il entendit autour de lui de légers
mouvements, comme des corps frêles posant le pied sur le sol de terre,
recouvert de brindilles, qui marquait la lisière de la forêt. Il ouvrit les
yeux et regarda.
Ce
n'étaient ni des fantômes, ni véritablement des êtres de chair. Ils
ressemblaient plutôt au Jedusor qui s'était échappé du journal intime, il y
avait si longtemps maintenant. Il s'agissait alors d'un souvenir qui s'était
presque matérialisé. Moins consistants que des corps vivants, mais plus que des
spectres, ils s'avançaient vers lui et sur chaque visage il voyait le même
sourire d'amour.
James
avait exactement la même taille que Harry. Il portait les vêtements dans
lesquels il était mort. Ses cheveux étaient mal peignés, ébouriffés, et ses
lunettes un peu de travers, comme celles de Mr Weasley.
Sirius
était grand, beau, et paraissait beaucoup plus jeune que Harry ne l'avait
jamais vu dans la réalité. Il marchait à grands pas, avec une grâce
décontractée, les mains dans les poches, un sourire aux lèvres.
Lupin
aussi était plus jeune, l'aspect moins miteux, les cheveux plus épais, d'une
couleur plus foncée. Il semblait heureux de revenir dans ce lieu familier qui
avait été le décor de tant de vagabondages adolescents.
C'était
Lily qui avait le plus large sourire. Elle rejeta ses longs cheveux en arrière
lorsqu'elle s'approcha de lui et ses yeux verts, si semblables à ceux de Harry,
scrutèrent son visage avec avidité comme si elle ne pourrait jamais le
contempler suffisamment.
— Tu as
été si courageux.
Il lui
fut impossible de parler. Il la dévorait des yeux en pensant qu'il aurait voulu
rester là à la regarder à tout jamais, que cela lui aurait suffi.
— Tu y
es presque, dit James. Tout près. Nous sommes.. si fiers de toi.
—
Est-ce que ça fait mal ?
La
question puérile s'était échappée des lèvres de Harry avant qu'il ait pu la
retenir.
—
Mourir ? Pas du tout, répondit Sirius. C'est plus rapide et plus facile
que de tomber endormi.
— Et il
voudra aller vite. Il a hâte d'en finir, assura Lupin.
— Je ne
voulais pas que vous mouriez, dit Harry.
Il
avait prononcé ces paroles malgré lui.
— Ni
aucun d'entre vous. Je suis désolé...
Il
s'adressa à Lupin plus qu'aux autres, l'air suppliant.
— Juste
après avoir eu un fils... Remus, je suis vraiment désolé...
— Moi
aussi, dit Lupin. Je suis désolé de ne pas pouvoir le connaître... mais il
saura pourquoi je suis mort et j'espère qu'il comprendra. J'essayais de
construire un monde dans lequel il puisse avoir une vie plus heureuse.
Une
brise fraîche qui semblait émaner du cœur de la forêt souleva les cheveux de
Harry sur son front. Il savait qu'ils ne lui diraient pas d'y aller, que
c'était à lui de prendre la décision.
— Vous
resterez avec moi ?
—
Jusqu'à la toute fin, dit James.
— Ils
ne pourront pas vous voir ? demanda Harry.
— Nous
faisons partie de toi, répondit Sirius. Nous sommes invisibles pour les autres.
Harry
regarda sa mère.
— Reste
près de moi, dit-il à voix basse.
Et il
se mit en chemin. Le froid des Détraqueurs ne parvint pas à le submerger. Il le
traversa avec ses compagnons qui agissaient comme des Patronus et ensemble, ils
s'avancèrent parmi les vieux arbres dont les troncs avaient poussé les uns
contre les autres, leurs branches emmêlées, leurs racines noueuses, tordues
sous leurs pas. Dans l'obscurité, Harry serrait étroitement la cape
d'invisibilité contre lui, s'enfonçant de plus en plus dans la forêt, sans
savoir exactement où était Voldemort, mais certain qu'il le trouverait. À côté
de lui, presque sans bruit, marchaient James, Sirius, Lupin et Lily. C'était
leur présence qui constituait son courage, c'était grâce à eux qu'il parvenait
à mettre un pied devant l'autre.
Son
corps et son esprit semblaient étrangement déconnectés, à présent, ses membres
remuant sans qu'il ait à les commander consciemment, comme s'il était le
passager, et non le conducteur, du corps qu'il s'apprêtait à quitter. Les morts
qui marchaient à côté de lui à travers la forêt étaient maintenant beaucoup
plus réels à ses yeux que les vivants restés au château. C'étaient Ron,
Hermione, Ginny et tous les autres qui semblaient des fantômes tandis que,
trébuchant, glissant par endroits, il s'avançait vers le terme de sa vie, vers
Voldemort...
Il
entendit un bruit sourd, puis un murmure. Quelqu'un avait bougé à proximité.
Harry, enveloppé de sa cape, s'immobilisa, observant les environs, l'oreille
tendue. Sa mère, son père, Lupin et Sirius s'arrêtèrent également.
— Il y
a quelqu'un, là-bas, chuchota d'un ton brusque une voix proche. Il a une cape
d'invisibilité. Est-ce que ça pourrait...
Deux
silhouettes sortirent de derrière un arbre. Leurs baguettes s'allumèrent et
Harry vit Yaxley et Dolohov scruter l'obscurité, à l'endroit précis où se
trouvaient Harry, sa mère, son père, Sirius et Lupin. Apparemment, ils ne
voyaient rien.
— Je
suis sûr d'avoir entendu quelque chose, affirma Yaxley. Tu crois que c'était un
animal ?
— Ce
fou furieux de Hagrid gardait tout un tas de bestioles, ici, dit Dolohov en
lançant un regard par-dessus son épaule. Yaxley consulta sa montre.
— Le
délai est presque écoulé. Potter avait une heure pour se montrer. Il n'est pas
venu.
— Pourtant, il était certain qu'il
viendrait ! Il ne va pas être content.
— Il vaut mieux y retourner, dit Yaxley.
Pour voir quel va être le nouveau plan, maintenant.
Dolohov
et lui tournèrent les talons et s'éloignèrent dans la forêt. Harry les suivit,
sachant qu'ils le mèneraient là où il voulait aller. Il jeta un coup d'œil de côté
et vit sa mère lui sourire et son père l'encourager d'un signe de tête.
Ils
avaient marché quelques minutes à peine lorsque Harry vit une lumière un peu
plus loin. Yaxley et Dolohov s'avancèrent dans une clairière que Harry
connaissait. C'était là qu'avait vécu le monstrueux Aragog. Les restes de sa
vaste toile d'araignée étaient toujours là, mais les nombreux descendants qu'il
avait engendrés avaient été envoyés au combat par les Mangemorts, pour soutenir
leur cause.
Au
milieu de la clairière brûlait un feu dont la lueur vacillante éclairait une
foule de Mangemorts attentifs et totalement silencieux. Certains étaient encore
masqués et encapuchonnés, d'autres montraient leur visage. Deux géants étaient
assis à l'extérieur du groupe, projetant sur la scène des ombres massives, les
traits cruels, grossièrement taillés, comme un morceau de roc. Harry reconnut
Fenrir, rôdant furtivement, rongeant ses ongles longs. Rowle, grand et blond,
tamponnait sa lèvre ensanglantée. Il vit Lucius Malefoy, qui semblait accablé,
terrifié, et Narcissa dont les yeux caves exprimaient une profonde
appréhension.
Tous
les regards étaient fixés sur Voldemort qui se tenait face à Harry, la tête
inclinée, ses mains blanches serrant devant lui la Baguette de Sureau. On
aurait pu croire qu'il priait, ou qu'il comptait mentalement. Harry, immobile
au bord de la clairière, eut l'impression absurde de voir un enfant qui comptait jusqu'à cent en
jouant à cache-cache. Derrière la tête de Voldemort, continuant d'onduler, de
se tortiller, Nagini, le grand serpent, flottait dans sa cage ensorcelée,
parsemée d'étoiles, tel un halo monstrueux.
Lorsque
Dolohov et Yaxley rejoignirent le cercle, Voldemort releva la tête.
— Aucun
signe de lui, Maître, dit Dolohov.
L'expression
de Voldemort ne changea pas. Les yeux rouges semblaient brûler à la lumière du
feu. Lentement, il leva la Baguette de Sureau entre ses longs doigts.
— Maître...
C'était
Bellatrix qui avait parlé. Assise plus près de Voldemort que les autres, elle
avait les cheveux en bataille et du sang sur le visage mais paraissait indemne
par ailleurs.
Voldemort
la fit taire d'un geste de la main et elle resta silencieuse, le regardant avec
une révérence fascinée.
— Je
pensais qu'il viendrait, dit Voldemort de sa voix claire et aiguë, les yeux
fixés sur les flammes qui dansaient devant lui. Je m'attendais à ce qu'il se
montre.
Personne
ne parla. Tous semblaient aussi effrayés que Harry dont le cœur se jetait à
présent contre ses côtes comme s'il avait décidé de quitter son corps avant que
lui-même ne l'abandonne. Harry avait les mains moites lorsqu'il retira la cape
d'invisibilité et la glissa sous sa robe, avec sa baguette magique. Il ne
voulait pas avoir la tentation de combattre.
— Il semble que je me sois... trompé,
dit Voldemort.
— Non,
vous ne vous êtes pas trompé.
Harry
avait parlé d'une voix aussi sonore que possible, avec toute la force dont il
était capable. Il ne voulait pas laisser penser qu'il avait peur. La Pierre de
Résurrection glissa de ses doigts engourdis et du coin de l’œil, il vit ses
parents, Sirius et Lupin disparaître quand il s'avança vers le feu. À cet
instant, plus personne ne comptait pour lui en dehors de Voldemort. Ils
n'étaient plus que tous les deux.
Cette
illusion s'envola aussi vite qu'elle était née. Les géants rugirent, les
Mangemorts se levèrent tous ensemble, et des cris, des exclamations de
surprise, des éclats de rire, même, montèrent de la foule. Voldemort s'était
figé sur place, mais ses yeux rouges s'étaient posés sur Harry et le
regardaient fixement pendant qu'il marchait vers lui. Il n'y avait plus entre
eux que le feu qui brûlait.
Soudain
une voix hurla :
— HARRY ! NON !
Il se
retourna. Hagrid, les membres ligotés, était attaché à un arbre proche. Il se
débattait désespérément, son corps massif secouant les branches au-dessus de sa
tête.
— NON ! NON ! HARRY, QU'EST-CE
QUE TU...
—
SILENCE ! s'écria Rowle en faisant taire Hagrid d'un coup de baguette
magique.
Bellatrix,
qui s'était levée d'un bond, les yeux avides, la poitrine haletante, regarda
Voldemort puis Harry. Seuls bougeaient les flammes et le serpent dont les
anneaux s'enroulaient et se déroulaient inlassablement dans la cage
scintillante suspendue en l'air, derrière la tête de Voldemort.
Harry
sentait sa baguette contre lui, mais il n'essaya pas de la sortir. Il savait
que le serpent était trop bien protégé, il savait que s'il parvenait à la
pointer sur Nagini, cinquante maléfices le frapperaient avant qu'il n'ait pu
tenter quoi que ce soit. Voldemort et Harry continuaient de s'observer. À
présent, Voldemort penchait un peu la tête de côté, contemplant le garçon qui
se tenait devant lui, et un sourire singulièrement dépourvu de joie retroussa
sa bouche sans lèvres.
— Harry
Potter, dit-il très doucement.
Sa voix
aurait pu se confondre avec le crépitement du feu.
— Le
Survivant.
Les
Mangemorts ne bougeaient pas. Ils attendaient. Tout attendait autour d'eux.
Hagrid se débattait et Bellatrix haletait. Inexplicablement, Harry songea à
Ginny, à son regard flamboyant, à la sensation de ses lèvres contre les
siennes...
Voldemort
avait levé sa baguette, la tête toujours penchée de côté, comme un enfant en
proie à la curiosité, se demandant ce qui arriverait s'il poussait les choses
plus loin. Harry soutenait le regard des yeux rouges. Il voulait que tout se
passe vite, pendant qu'il pouvait encore tenir debout, avant qu'il ne perde le
contrôle de lui-même, avant qu'il ne trahisse sa peur...
Il vit
alors la bouche remuer, puis il y eut un éclair de lumière verte et tout
disparut.
Joanne
Rowling, in Harry Potter et les Reliques de la Mort (Gallimard)
Et aussi...
En fantasyant... Donner Sa vie pour l'autre, Narnia
En fantasyant... Donner sa vie pour l'Autre, Le Seigneur des Anneaux