LA PUISSANTE
MAGIE VENUE DE LA NUIT DES TEMPS
Maintenant, nous devons retourner voir Edmund. La sorcière l'avait forcé à
marcher, pendant des heures et des heures, si loin et si longtemps que jamais
il n'aurait imaginé que quelqu'un puisse effectuer une
pareille marche ; et, finalement, ils avaient fait halte dans une vallée
obscure, assombrie encore par des sapins et des ifs. Edmund, alors, s'écroula
carrément et resta couché, à plat ventre par terre, sans bouger, sans même se
soucier de ce qui lui arriverait par la suite, ne souhaitant qu'une chose :
qu'on lui permette de rester allongé sur le sol. Il était beaucoup trop fatigué
pour remarquer à quel point il avait faim et soif. La sorcière et le nain
parlaient à voix basse à côté de lui.
Non, dit le nain, cela ne sert à rien, maintenant, ô reine. Ils doivent
avoir atteint la Table de Pierre à l'heure qu'il est.
— Le loup flairera peut-être notre piste et il viendra nous apporter des
nouvelles, supposa la sorcière.
— Dans ce cas, ce ne seront pas de bonnes nouvelles ! affirma le nain.
— Quatre trônes à Cair Paravel, cita la sorcière. Mais que se passera-t-il
si trois seulement sont occupés ? Cela n'accomplira pas la prophétie.
— Qu'est-ce que cela change, puisqu'il est ici ? observa le nain. Il
prenait, à présent, bien garde de ne pas mentionner le nom d'Aslan devant sa
maîtresse.
— Il ne restera peut-être pas longtemps. Et après... nous surprendrons les
trois autres !
— Ce serait tout de même préférable de garder celui-là, suggéra le nain (en
donnant un bon coup de pied à Edmund), il nous servira de monnaie d'échange
pour négocier.
— Bravo ! Pour qu'il soit délivré ! ricana la sorcière avec
mépris.
— Alors, dit le nain, il vaudrait mieux faire ce que nous avons à faire
tout de suite.
— J'aurais préféré le faire sur la Table de Pierre, objecta la
sorcière. C'est l'endroit approprié. C'est là que cela a toujours été fait
avant.
— Il faudra attendre longtemps avant que la Table de Pierre retrouve sa
destination première, déclara le nain.
— C'est vrai, admit la sorcière, qui ajouta : Bon, je vais commencer.
A cet instant, un loup accourut vers eux, en bondissant et en grondant :
— Je les ai vus ! Ils sont tout près de la Table de Pierre, avec Lui.
Ils ont tué mon capitaine, Maugrim. J'étais caché dans les fourrés et j'ai tout
vu. C'est le fils d'Adam qui l'a tué. Fuyez ! Fuyez !
— Non ! s'écria la sorcière. Ce n'est pas la peine de fuir.
Dépêche-toi ! Demande à tous nos gens de se rassembler ici le plus
rapidement possible ! Convoque les géants, les loups-garous et les esprits
des arbres qui sont de notre côté. Appelle les vampires et les revenants, les
ogres et les minotaures. Fais venir les scrofuleux, les vieilles carabosses,
les spectres et le peuple des champignons vénéneux. Nous allons nous battre !
Eh quoi ? N'ai-je pas encore ma baguette ? Leurs rangs ne vont-ils
pas se changer en pierre dès qu'ils s'avanceront ? Allez, file ! J'ai
une petite chose à terminer ici pendant que tu seras parti...
La grande brute inclina la tête, fit demi-tour et disparut au galop.
— Voyons ! dit-elle, nous n'avons pas de table... laisse-moi réfléchir
un peu... Nous ferions mieux de l'appuyer contre le tronc d'un arbre.
Edmund se retrouva mis de force sur ses pieds. Puis le nain l'adossa à un
arbre et l'y attacha solidement. Edmund vit la sorcière enlever sa cape. Ses
bras, en dessous, étaient nus et d'une blancheur terrifiante. Il les voyait
parce qu'ils étaient si blancs, mais il ne distinguait rien d'autre, car il
faisait trop sombre dans cette vallée, sous les arbres noirs.
— Prépare la victime ! ordonna la sorcière.
Le nain défit le col d'Edmund et plia sa chemise de façon à dégager son
cou. Ensuite, il le saisit par les cheveux et lui tira la tête en arrière si
fort qu'il dut lever le menton. Puis Edmund entendit un bruit étrange :
Ouizzz... ouizzz... ouizzz... D'abord, il ne sut pas ce que c'était. Puis il
comprit C'était le bruit d'un couteau qu'on aiguise.
Au même instant, il entendit de grands cris jaillir de tous les côtés à la
fois — des martèlements de sabots, des battements d'ailes, un hurlement de la
sorcière — bref, une confusion extrême autour de lui. Puis il se rendit compte
qu'on détachait ses liens. Des bras puissants l'entouraient et il entendit de
grosses voix amicales prononcer des paroles telles que :
Il faut l'étendre !
— Donnons-lui du vin !
— Bois ceci ! Calme-toi ! Tu iras mieux dans une minute...
Il entendit ensuite d'autres voix, qui ne s'adressaient plus à lui, mais
qui parlaient entre elles. Et qui disaient ceci :
— Qui a attrapé la sorcière ?
— Je pensais que c'était toi...
— Je l'ai perdue de vue après avoir fait sauter, d'un coup de poing, le
couteau qu'elle tenait à la main !
— Je poursuivais le nain...
— Tu veux dire qu'elle s'est enfuie ?
— On ne peut pas s'occuper de tout à la fois !
— Qu'est-ce que c'est que cela ? Oh ! Excuse-moi, ce n'est qu'une
vieille souche !
Mais, juste à cet endroit de la conversation, Edmund s'évanouit
complètement.
Alors, centaures, licornes, cerfs et oiseaux (c'était, vous l'avez bien
entendu deviné, l'équipe de secours envoyée par Aslan, au chapitre précédent)
se mirent en route pour retourner à la Table de Pierre, en portant Edmund avec
eux. Mais s'ils avaient pu voir ce qui allait se passer dans cette vallée après
leur départ, je pense qu'ils auraient été surpris.
Tout était parfaitement calme et la lune brillait avec éclat ; si vous
vous étiez trouvé là, vous auriez vu le clair de lune étinceler sur une vieille
souche et sur un bloc de pierre de grande taille. Mais, en regardant plus
attentivement, vous auriez commencé à penser que cette souche et cette pierre
avaient toutes deux quelque chose de bizarre. Et bientôt vous auriez trouvé que
la souche ressemblait à s'y méprendre à un petit homme gras, recroquevillé sur
le sol. Et si vous aviez observé la scène suffisamment longtemps, vous auriez
vu la souche marcher vers la grosse pierre, et vous auriez vu la grosse pierre
s'asseoir et se mettre à parler à la souche ; parce que, en réalité, la
souche et la pierre étaient tout simplement le nain et la sorcière. Car une
partie du pouvoir magique de la sorcière consistait à transformer l'apparence
des choses ; et elle eut la présence d'esprit d'user de ce pouvoir au
moment précis où le couteau lui fut enlevé de la main. Elle n'avait pas lâché
sa baguette, donc elle était restée intacte aussi.
Lorsque les autres enfants s'éveillèrent, le matin suivant (ils avaient
dormi sur des piles de coussins, dans le pavillon), la première chose qu'ils
apprirent, par Mme Castor, fut que leur frère avait été délivré et amené au
camp tard dans la nuit ; et qu'il se trouvait en ce moment avec Aslan. Dès
qu'ils eurent fini leur petit déjeuner, ils sortirent tous et ils virent Aslan
et Edmund, qui marchaient ensemble, dans l'herbe humide de rosée, à l'écart du
reste de la cour. Ce n'est pas la peine de vous rapporter les paroles d'Aslan
(et, du reste, personne ne les entendit), mais ce fut une conversation
qu'Edmund n'oublia jamais. Comme les autres approchaient, le Lion se tourna
vers eux pour les accueillir et il amena Edmund avec lui.
— Voici votre frère, dit-il, et... il est inutile de lui parler du passé.
Edmund serra la main de chacun de ses frère et sœurs et à chacun il dit :
— Je suis désolé.
Et tous lui répondirent :
— C'est oublié !
Et puis chacun voulut de tout son cœur dire quelque chose qui signifierait
clairement qu'il était à nouveau ami avec lui, quelque chose de simple et de
naturel mais, bien entendu, personne ne trouva rien à dire. Cependant, avant
qu'ils aient eu le temps de se sentir vraiment gênés, l'un des léopards
s'approcha d'Aslan et dit :
— Sire, il y a un messager de l'ennemi qui sollicite une audience.
— Qu'il approche, répondit Aslan.
Le léopard s'éloigna et revint bientôt, en conduisant le nain de la
sorcière.
— Quel est ton message, fils de la Terre ? demanda Aslan.
— La reine de Narnia, impératrice des îles Solitaires, désire un
sauf-conduit pour venir s'entretenir avec vous d'une affaire qui vous intéresse
autant qu'elle, déclara le nain.
— Reine de Narnia, vraiment ! s'exclama M. Castor. Quel toupet !
— Paix, Castor, dit Aslan. Tous les titres seront bientôt rendus à leurs
vrais détenteurs. En attendant, nous n'allons pas les contester. Dis à ta
maîtresse, fils de la Terre, que je lui accorde un sauf-conduit, à condition
qu'elle laisse sa baguette derrière elle, près de ce grand chêne.
Cette exigence fut acceptée et les deux léopards s'en retournèrent avec le
nain, pour veiller à ce que les conditions soient exactement respectées.
— Mais si elle change les deux léopards en pierre... chuchota Lucy à
l'oreille de Peter.
Je crois que les léopards eux-mêmes avaient eu cette idée ; en tout
cas, tandis qu'ils s'éloignaient, tous les poils de leurs dos étaient hérissés,
et leurs queues, arquées comme celle d'un chat quand il voit un chien
qu'il ne connaît pas.
— Tout ira bien, répondit Peter. Il ne les enverrait pas s'il y avait
du danger. Quelques minutes plus tard, la sorcière apparut au sommet de la
colline, et marcha droit vers Aslan. Les trois enfants qui ne l'avaient encore
jamais vue frissonnèrent des pieds à la tête en apercevant son visage, et
il y eut des grondements sourds parmi les animaux présents. Et, bien que le
soleil brillât, chacun eut soudain très froid. Les deux seules personnes présentes
qui semblaient tout à fait à leur aise étaient Aslan et la sorcière elle-même.
C'était absolument extraordinaire de voir ces deux visages — le visage doré et
le visage blanc comme la mort — si près l'un de l'autre. Mais la sorcière ne
regardait pas Aslan droit dans les yeux. Mme Castor (notamment) le remarqua.
— Vous avez un traître ici, Aslan, déclara la sorcière.
Bien entendu, chaque personne présente sut qu'elle désignait Edmund. Mais
celui-ci avait cessé de penser à lui-même, après tout ce qu'il avait enduré et
surtout après la conversation qu'il avait eue ce matin. Il continua tout
simplement à regarder Aslan et ne parut pas s'émouvoir des paroles de la
sorcière.
— Eh bien, observa Aslan, ce n'est pas vous qu'il a offensée.
— Avez-vous oublié la puissante magie ? demanda la sorcière.
— Disons que je l'ai oubliée, répondit Aslan avec gravité. Parlez-nous
de cette magie.
— Vous en parler ? cria la sorcière, d'une voix qui se fit soudain
perçante. Vous dire ce qui est écrit sur cette Table de Pierre, dressée à côté
de nous ? Vous dire ce qui est entaillé, en lettres aussi profondes qu'une
lance est longue, sur les pierres de Feu de la colline Secrète ? Vous dire
ce qui est gravé sur le sceptre de l'empereur-d'au-delà-des-mers ? Vous
connaissez au moins la Magie que l'empereur a établie à Narnia, au commencement
des temps ? Vous savez que chaque traître m'appartient, comme ma proie
légale, et que pour chaque trahison, j'ai le droit de tuer.
— Oh ! dit M. Castor, c'est ainsi que vous en êtes arrivée à vous
prendre pour une reine, parce que vous étiez le bourreau de l'empereur. Je vois !
— Paix, Castor, répéta Aslan, avec un grognement très étouffé.
— Pour cette raison, continua la sorcière, cette créature humaine
m'appartient. Sa vie est un gage pour moi. Son sang est ma propriété.
— Alors, venez le prendre ! gronda le taureau à tête d'homme, de
sa voix mugissante.
— Idiot ! dit la sorcière avec un sourire féroce, qui était plutôt un
grognement de hargne. Penses-tu vraiment que ton maître peut me dépouiller de
mes droits par la simple force ? Il connaît la puissante Magie mieux que
cela. Il sait que si je n'obtiens pas le sang, comme l'autorise la loi, tout
Narnia sera mis sens dessus dessous et périra par le feu et par l'eau !
— C'est parfaitement vrai, reconnut Aslan, je ne le nie pas.
— Oh ! Aslan, chuchota Susan à l'oreille du Lion, ne pouvons-nous pas
— je veux dire, vous ne le ferez pas, n'est-ce pas ? Ne pouvons-nous pas
agir envers la puissante Magie ? N'y a-t-il pas quelque chose que vous
puissiez faire opérer contre elle ?
— Agir contre la magie de l'empereur ? dit le Lion, en se tournant
vers elle avec, sur le visage, une expression qui ressemblait à un froncement
de sourcils désapprobateur.
Et plus personne n'osa jamais avancer cette suggestion.
Edmund se trouvait de l'autre côté d'Aslan. Il ne quittait pas des yeux son
visage. Il se sentait suffoqué par l'émotion et se demandait s'il devait dire
quelque chose ; mais, l'instant d'après, il comprit qu'il n'était pas
supposé faire quoi que ce soit, si ce n'est attendre et obéir.
— Reculez, vous tous, ordonna Aslan, je vais parler seul à la
sorcière.
Ils obéirent tous. Ce fut un moment terrible : attendre dans
l'incertitude, pendant que le Lion et la sorcière parlaient ensemble, gravement
et à voix basse. Lucy chuchota : « Oh ! Edmund... » et se
mit à pleurer.
Peter tourna le dos aux autres et contempla la mer, dans le lointain. Les
castors se tenaient les pattes et gardaient leurs têtes baissées. Les centaures
piaffaient avec inquiétude. Et puis finalement chacun devint, peu à peu,
parfaitement silencieux, si bien que l'on remarquait des bruits minuscules,
comme le vol d'un bourdon, les chants d'oiseaux, en bas, dans la forêt, ou le
bruissement du vent à travers les feuilles.
À la fin, ils entendirent la voix d'Aslan :
— Vous pouvez tous revenir, leur dit-il. J'ai arrangé l'affaire. Elle
a renoncé à réclamer le sang de votre frère.
Partout, sur la colline, il y eut un immense soupir : c'était comme si
chacun avait retenu son souffle et qu'il s'était mis à respirer à nouveau ;
puis il s'éleva un murmure de paroles.
La sorcière était en train de s'éloigner, avec une expression de joie
cruelle sur le visage, lorsque, tout à coup, elle s'arrêta et demanda :
— Mais comment serai-je sûre que cette promesse sera tenue ?
— Haa-a-arrrh ! rugit Aslan, en se levant à moitié de son trône. Et
son immense gueule s'ouvrit de plus en plus grand, et son rugissement retentit
de plus en plus fort, et la sorcière, après être restée un instant abasourdie
et bouche bée, releva ses jupes et se sauva, littéralement, à toutes
jambes.
LE TRIOMPHE DE LA SORCIÈRE
Aussitôt que la sorcière fut partie, Aslan dit :
— Nous devons quitter cet endroit sur-le-champ : il servira en
d'autres occasions. Nous établirons notre camp cette nuit au gué de Beruna.
Naturellement, chacun mourait d'envie de lui demander comment il avait
arrangé l'affaire avec la sorcière ; mais son visage était sévère et les
oreilles de tout le monde résonnaient encore du vacarme de son rugissement, si
bien que personne n'osa poser de question.
Après un repas qui fut pris en plein air au sommet de la colline (car le
soleil tapait fort maintenant, et il avait séché l'herbe), ils furent occupés,
pendant quelque temps, à démonter le pavillon et à préparer les bagages. Avant
qu'il ne soit deux heures, ils étaient en route et se dirigeaient vers le
nord-est, à petite allure, car ils n'avaient pas loin à aller.
Durant la première partie du voyage, Aslan expliqua à Peter son plan de
bataille :
— Dès que la sorcière aura terminé son travail dans ces régions, dit-il, il
est presque certain qu'elle se repliera dans sa maison avec son équipe et
qu'elle se préparera à soutenir un siège. Il se peut que tu puisses lui couper
la route et l'empêcher d'atteindre sa maison. Il se peut que tu n'y parviennes
pas.
Il exposa ensuite deux plans de bataille — l'un pour combattre la sorcière
et ses gens dans le bois, l'autre pour l'attaquer dans son château. Et tout le
temps il donnait à Peter des conseils pour la conduite des opérations, en lui
disant des choses comme ceci : « Tu dois disposer tes centaures à tel
et tel endroit », ou bien « Tu dois poster des sentinelles pour
veiller à ce que la sorcière ne fasse pas ceci et cela », tant et si bien
qu'à la fin Peter demanda :
— Mais vous serez là vous-même, Aslan ?
— Je ne peux pas te le promettre, répondit le Lion.
Et il continua à donner ses instructions à Peter.
Durant la dernière partie du voyage, ce sont Susan et Lucy qui le virent le
plus. Il parla peu et leur parut triste.
L'après-midi n'était pas terminé lorsqu'ils atteignirent un endroit où la
vallée s'ouvrait et où la rivière étalait sur une grande largeur ses eaux peu
profondes. C'était le gué de Beruna. Aslan ordonna de s'arrêter de ce côté de
l'eau. Mais Peter observa :
— Ne serait-il pas préférable de camper de l'autre côté, au cas où la
sorcière tenterait une attaque cette nuit ?
Aslan, qui semblait penser à tout autre chose, se ressaisit en secouant sa
magnifique crinière et dit :
— Eh ? Qu'est-ce que c'est ?
Peter répéta sa suggestion.
— Non, répondit-il d'une voix morne, comme si cela n'avait pas
d'importance. Non. Elle n'attaquera pas cette nuit.
Puis il poussa un profond soupir. Mais il ajouta :
— Néanmoins, ton raisonnement était bon, Peter. C'est ainsi qu'un soldat
doit réfléchir. Mais, aujourd'hui, cela n'a vraiment aucune importance. Alors
ils commencèrent à installer le camp.
L'humeur d'Aslan émut tout le monde ce soir-là. Peter se sentait mal à
l'aise, également, à l'idée de combattre tout seul ; la nouvelle qu'Aslan
ne serait peut-être pas là l'avait bouleversé. Le dîner fut très silencieux.
Chacun se rendait compte à quel point tout avait été différent la veille, ou
même encore, ce matin. C'était comme si le bon temps, à peine commencé, avait
déjà touché à sa fin.
Cette impression affecta tellement Susan que, une fois couchée, elle ne put
s'endormir. Après être restée allongée un bon moment, comptant les moutons, se
tournant et se retournant dans tous les sens, elle entendit Lucy pousser un
long soupir et remuer juste à côté d'elle, dans l'obscurité.
— Toi non plus, tu ne peux pas dormir ? chuchota Susan.
— Non, repondit Lucy. je pensais que tu dormais... Susan ?
— Quoi ?
— J'ai une horrible impression : j'ai l'impression que quelque chose
d'affreux va se produire...
— C'est vrai ? Parce que, moi aussi, j'ai cette impression…
— Quelque chose qui concerne Aslan, précisa Lucy. Soit il va lui arriver
une chose épouvantable, soit il va faire une chose épouvantable...
— Il a eu l'air bizarre durant tout l'après-midi, rappela Susan. Lucy ?
Qu'a-t-il dit exactement ? Qu'il ne serait pas avec nous pendant la
bataille ? Tu ne crois pas qu'il pourrait s'en aller en cachette et nous
abandonner cette nuit, n'est-ce pas ?
— Où est-il maintenant ? demanda-t-elle. Est-il dans le pavillon ?
— Je ne crois pas...
— Susan ! Sortons et jetons un coup d'œil : nous l'apercevrons
peut-être !
— D'accord ! Allons-y ! Cela sera aussi bien que de rester
réveillées ici !
Très silencieusement, les deux petites filles cherchèrent leur chemin à
tâtons parmi les autres dormeurs et se glissèrent hors de latente. Le clair de
lune étincelait et tout se taisait, à part le clapotis de la rivière contre les
pierres. Susan prit soudain le bras de Lucy et dit :
— Regarde !
À l'autre bout du campement, juste à la lisière des arbres, elles virent le
Lion qui s'éloignait à pas lents et s'enfonçait dans le bois. Sans dire un mot,
toutes deux le suivirent.
Il les entraîna ainsi, après avoir remonté son versant abrupt, en dehors de
la vallée ; puis il tourna légèrement à droite, et emprunta apparemment la
même route que celle qu'ils avaient suivie l'après-midi, en venant de la
colline de la Table de Pierre. Il les conduisit interminablement, passant de
l'ombre obscure au pâle clair de lune, et leurs pieds étaient trempés par la
rosée. Il avait l'air, d'une manière indéfinissable, différent de l'Aslan
qu'elles connaissaient. Sa tête et sa queue étaient basses, et il marchait
lentement, comme s'il était très, très fatigué. Ensuite, comme ils traversaient
un espace découvert, sur lequel il n'y avait pas d'ombre où elles auraient pu
se cacher, il s'arrêta et regarda autour de lui. Il était inutile d'essayer de
se sauver, alors elles vinrent vers lui. Quand elles furent tout près, il dit :
— Oh ! Enfants, enfants, pourquoi me suivez-vous ?
— Nous ne pouvions pas dormir, commença Lucy ; puis elle fut certaine
qu'elle n'avait pas besoin d'en dire plus et qu'il connaissait toutes leurs
pensées.
— S'il vous plaît, pouvons-nous vous accompagner, quel que soit
l'endroit où vous alliez ? demanda Susan.
— Eh bien, dit Aslan, puis il parut réfléchir. Il reprit :
— Je serais heureux d'avoir de la compagnie cette nuit. Oui, vous
pouvez venir, si vous me promettez de vous arrêter quand je vous le dirai, et
ensuite de me laisser continuer seul.
— Oh ! Merci, merci ! Et nous vous promettons de vous obéir !
s'écrièrent les deux sœurs.
Ils reprirent leur route, les petites filles marchant de chaque côté du
lion. Mais comme il avançait lentement ! Et sa grande tête majestueuse
penchait tellement que son mufle touchait presque l'herbe. Bientôt, il trébucha
et poussa un gémissement sourd.
— Aslan ! Cher Aslan, dit Lucy, qu'est-ce qui ne va pas ? Ne
pouvez-vous pas nous le dire ?
— Êtes-vous souffrant, cher Aslan ?. s'inquiéta Susan.
— Non, répondit-il. Je suis triste et je me sens seul. Posez vos mains
sur ma crinière, pour que je puisse sentir que vous êtes là, et marchons ainsi.
Et c'est ainsi que les petites filles firent ce qu'elles n'auraient jamais
osé faire sans sa permission, mais dont elles avaient eu envie dès le premier
instant où elles l'avaient vu : elles enfouirent leurs mains froides dans
le magnifique océan de fourrure, et, ainsi, marchèrent à côté de lui. Et elles
se rendirent bientôt compte qu'elles gravissaient la colline sur laquelle se
dressait la Table de Pierre. Ils empruntèrent le versant où les arbres poussaient
au plus près du sommet, et quand ils arrivèrent au dernier arbre (il était
entouré de quelques buissons), Aslan s'arrêta et dit :
— Oh ! Enfants, enfants, vous devez rester ici. Et, quoi qu'il se
passe, ne vous faites pas voir. Adieu !
Et les deux sœurs se mirent à pleurer amèrement (sans savoir vraiment
pourquoi) et elles se cramponnèrent au Lion, et elles embrassèrent sa crinière,
son mufle, ses pattes, et ses grands yeux tristes. Puis il se détourna d'elles
et se dirigea vers le sommet de la colline. Lucy et Susan, recroquevillées dans
les buissons, le suivirent du regard, et voici ce qu'elles virent.
Une foule immense se tenait autour de la Table de Pierre et, bien que la
lune brillât, de nombreux assistants portaient des torches qui brûlaient avec
une fumée noirâtre et des flammes d'un rouge funeste. Mais quels gens !
Des ogres avec des dents monstrueuses, et des loups et des hommes à tête de
taureau ; les esprits des arbres mauvais et des plantes vénéneuses ;
et d'autres créatures, que je ne décrirai pas car, si je le faisais, les
grandes personnes ne vous permettraient sans doute pas de lire ce livre :
scrofuleux, vieilles carabosses, incubes, spectres, horreurs, démons, esprits
follets, furies et gorgones. En fait se trouvaient là tous ceux qui étaient du
côté de la sorcière, et que le loup avait convoqués sur son ordre. Et, juste au
milieu, debout près de la table, se tenait la sorcière elle-même.
Un hurlement d'épouvante et des sons inarticulés jaillirent des gosiers de
ces créatures lorsqu'elles aperçurent le grand Lion qui s'avançait vers elles
et, pour un moment, la sorcière elle-même parut frappée de frayeur. Puis elle
se reprit et éclata d'un rire sauvage et féroce.
— L'idiot ! cria-t-elle. L'idiot est venu ! Attachez-le
solidement !
Lucy et Susan retinrent leur respiration, attendant qu'Aslan rugisse et
bondisse sur ses ennemis. Mais il n'en fit rien. Quatre vieilles carabosses s'étaient
approchées de lui : elles avaient un sourire moqueur, un regard méchant,
mais, en même temps, elles semblaient hésiter, à demi rassurées sur la tâche
qu'elles devaient accomplir.
— Attachez-le ! J'ai dit ! répéta la Sorcière Blanche.
Les vieilles carabosses s'élancèrent vers lui et poussèrent des cris de
triomphe en découvrant qu'il ne leur opposait aucune résistance. Puis d'autres
personnages — des méchants nains et des singes — se précipitèrent pour les
aider et, à eux tous, ils roulèrent l'immense Lion sur son dos et attachèrent
ses quatre pattes ensemble, en poussant des vivats comme s'ils avaient fait une
action courageuse alors que, si le Lion l'avait voulu, une seule de ses pattes
aurait pu causer leur mort à tous ! Mais il ne fit aucun bruit, pas même
quand ses ennemis, qui tiraient et tendaient les cordes, les serrèrent si fort
qu'elles lui entamèrent la chair.
Puis ils le traînèrent vers la Table de Pierre.
— Arrêtez ! cria la sorcière. Il faut d'abord le tondre !
Un autre éclat de rire ignoble jaillit de la gorge de ses serviteurs,
lorsqu'un ogre, armé d'une paire de cisailles, s'avança et s'accroupit près de
la tête d'Aslan. Les cisailles opérèrent, clic clac ! clic clac ! et
des masses de boucles dorées commencèrent à tomber sur le sol. Puis l'ogre se
recula, et les enfants, qui observaient tout de leur cachette, purent voir la
figure d'Aslan qui paraissait toute petite et complètement différente sans sa
crinière. Les ennemis, eux aussi, notèrent cette différence.
— Eh bien, ce n'est qu'un grand chat, après tout ! cria l'un.
— Est-ce de ça que nous avions peur ? s'esclaffa
un autre.
Et ils affluèrent autour d'Aslan, pour se moquer de lui et le ridiculiser
par ces quolibets :
— Mimi, minou ! Malheureux matou !
— Eh ! le chat, combien de souris as-tu attrapées aujourd'hui ?
— Aimerais-tu une soucoupe de lait, minet ?
— Oh ! Comment peuvent-ils ? murmura Lucy, avec
des larmes qui ruisselaient le long de ses joues. Les brutes, les brutes !
Maintenant que le premier choc était passé, la figure tondue d'Aslan lui
paraissait plus courageuse, et beaucoup plus belle, et beaucoup plus patiente
que jamais.
— Muselez-le ! hurla la sorcière.
Et même à présent, tandis qu'ils s'affairaient autour de sa figure pour
attacher la muselière, un seul coup de ses mâchoires aurait pu coûter leurs
mains à deux ou trois de ses ennemis. Mais il ne broncha pas. Et cela semblait
enrager cette canaille. Tout le monde s'acharnait contre lui, maintenant. Ceux
qui avaient eu peur de l'approcher, même après qu'il eut été attaché,
commencèrent à retrouver leur courage et, pendant quelques minutes, les deux
petites filles ne virent plus le Lion, tant était dense la foule des créatures
qui l'entouraient en lui donnant des coups de pied, en le frappant, en crachant
sur lui, en le raillant.
Finalement, ces canailles en eurent assez. Et ils se mirent à traîner le
Lion attaché et muselé vers la Table de Pierre ; certains tiraient,
d'autres poussaient. Le Lion était tellement immense que, une fois arrivés là,
il leur fallut rassembler tous leurs efforts pour le hisser sur la surface de
la table. Puis ils l'y attachèrent très serré, avec de nouvelles cordes.
— Les lâches ! Les lâches ! sanglota Susan. Ont-ils encore peur
de lui à présent ?
Après qu'Aslan eut été ligoté sur la pierre plate (et ligoté de telle façon
qu'il n'était plus qu'un tas de cordes !) le silence se fit dans la foule.
Quatre vieilles carabosses, tenant chacune une torche, se postèrent aux quatre
coins de la table. La sorcière dénuda leurs bras, comme elle avait dénudé les
siens la nuit précédente, quand il s'agissait d'Edmund au lieu d'Aslan. Puis
elle se mit à aiguiser son couteau. Il sembla aux enfants, lorsque la lueur des
torches l'éclaira, qu'il était en pierre, et non pas en acier, et qu'il avait
une forme étrange et maléfique.
La sorcière s'approcha enfin. Elle se plaça près de la tête d'Aslan. Son
visage était crispé et tordu par la passion, mais celui du Lion était tourné
vers le ciel, toujours tranquille, sans aucune trace de colère ou de peur,
empreint seulement d'une certaine tristesse. Et alors, juste avant de frapper,
la sorcière se pencha et dit d'une voix frémissante :
— Et maintenant, qui a gagné ? Idiot, pensais-tu que par ton sacrifice
tu sauverais le traître humain ? Maintenant, je vais te tuer à sa place,
comme le stipulait notre pacte, et, ainsi, la magie puissante sera apaisée.
Mais quand tu seras mort, qui m'empêchera de le tuer aussi ? Et qui le
sauvera alors ? Comprends que tu m'as donné Narnia pour toujours ; tu
as perdu ta vie et tu n'as pas sauvé la sienne. Sachant cela, désespère et
meurs !
Les enfants ne virent pas le meurtre lui-même. Elles n'auraient pas pu
supporter cette vision et s'étaient couvert les yeux de leurs mains.
Clive Staples Lewis, in Narnia (Gallimard)
Et aussi...
En fantasyant... Donner sa vie pour l'Autre, Harry Potter
En
fantasyant... Donner sa vie pour l'Autre, Le Seigneur des Anneaux