mercredi 4 mai 2011

En lisant... Charles Péguy, Le monde moderne

PRÉFACE

Dans un premier recueil qui nous faisait relire les prières de Charles Péguy, le lecteur suit la laborieuse préparation de son âme.

Nous la suivons encore cette préparation dans ce nouveau recueil. Le lecteur n'y trouvera pas de longs poèmes, mais des sentences brèves, si pleines de vie, impérieuses comme des commandements militaires.

On sent que Péguy cherche sa route ainsi que celle de la France vers plus de vérité, de justice et de charité.

Il sait, il sent qu'il ne peut se sauver tout seul. Aussi veut-il que tous, ensemble, la main dans la main, s'acheminent vers le salut.

De là son appel si plein d'une belle franchise aux hommes de son temps pour les arracher aux mensonges et les entraîner vers la vérité qu'ils ignorent.

Qu'elle est émouvante cette parole écrite par Péguy à la fin de sa vie, : « La justice et la vérité que nous avons tant aimées, à qui nous avons donné tout, n'étaient point des vérités et des justices de concept ; elles étaient organiques, elles étaient chrétiennes.

« ... Et de tous les sentiments qui ensemble nous poussèrent, une vertu était au cœur, et c'était la vertu de charité ».

Dans ces pages on voit une pensée en marche, une intelligence qui aspire à la vérité et la cherche sans l'atteindre encore. Mais n'est-ce pas déjà un hommage et une espérance ?

Pour lui aussi « le chemin du salut est raboteux ». Il est beau et réconfortant de contempler cet effort parfois rude, toujours sincère et si profondément humain qui « brise les vieilles servitudes, renverse les préjugés et les idoles, et monte peu à peu vers la lumière » !

En lisant ces pages on a la ferme espérance que Dieu a exaucé cette âme !

Jean, cardinal Verdier,
Archevêque de Paris.


LE MONDE MODERNE

VII, 3, 3o octobre 1904, Zangwill.

Nous croyons tous plus ou moins obscurément que l'humanité commence au monde moderne.

Tout le monde moderne est dans Renan ; on ne peut ouvrir du Renan sans qu'il en sorte une immensité de monde moderne.


VII, 7, 17 décembre 19o5, les suppliants parallèles.

L'humanité grecque meurt aujourd'hui sous nos yeux. Ce que n'avaient pu obtenir les invasions, ni les pénétrations d'aucuns barbares, ce que n'avait pas obtenu le temps même, infatigable démolisseur, le passager triomphe de quelques démagogies politiciennes est en train de l'effectuer sous nos yeux.

Par une simple altération, par une simple prétendue réforme des programmes de l'enseignement secondaire français, par le triomphe passager de quelques maniaques modernistes et scientistes français, généralement radicaux, quelques-uns socialistes professionnels, toute une culture, tout un monde... disparaît tout tranquillement et tout posément sous nos yeux de la face du monde et de la vie de l'humanité. Sous nos yeux, par nos soins disparaît la mémoire de la plus belle humanité.

Le triomphe des démagogies est passager. Mais les ruines sont éternelles.


VIII, 5, 2 décembre 1906, situation faite... parti intellectuel.

Les intellectuels modernes, le parti intellectuel moderne a infiniment le droit d'avoir une métaphysique, une philosophie, une religion, une superstition tout aussi grossière et aussi bête qu'il est nécessaire pour leur faire plaisir... Mais ce qui est en cause... c'est de savoir si l'État moderne a le droit et si c'est son métier… d'adopter cette métaphysique, de se l'assimiler, de l'imposer au monde en mettant à son service tous les énormes moyens de la gouvernementale force.

Quand donc aurons-nous enfin la séparation de la métaphysique et de l'État ?

Quand donc nos Français ne demanderont-ils à l'État et n'accepteront-ils de l'État que le gouvernement des valeurs temporelles ? Ce qui est déjà beaucoup, et peut-être trop.


VIII, 11, 3 février 1907, Cahiers de la Quinzaine.

Tout ce qu'on nomme la science pure, c'est-à-dire le jeu des systèmes et des hypothèses, des explications et des théories, tout cela est plein, est bondé, est bourré des plus anciennes mythologies physiques et métaphysiques.

Descartes n'a point battu Platon comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein, et Kant n'a point battu Descartes comme le caoutchouc pneumatique a battu le caoutchouc creux.

De ce que les pratiques avancent par un progrès linéaire ininterrompu continu ou discontinu, il ne suit nullement... qu'il y ait un progrès des théories, et surtout que ce progrès soit un progrès linéaire.

L'humanité dépassera les premiers dirigeables comme elle a dépassé les premières locomotives. Elle dépassera M. Santos-Dumont comme elle a dépassé Stephenson. Après la téléphotographie elle inventera tout le temps des graphies et des scopies et des phonies, qui ne seront pas moins télé les unes que les autres, et l'on pourra faire le tour de la terre en moins de rien. Mais ce ne sera jamais que de la terre temporelle... On ne voit pas que nul homme jamais, ni aucune humanité… puisse intelligemment se vanter d'avoir dépassé Platon. Je vais plus loin. J'ajoute qu'un homme cultivé, vraiment cultivé, ne comprend pas, ne peut pas même imaginer ce que cela pourrait bien vouloir dire que de prétendre avoir dépassé Platon.

La Renaissance fut une véritable merveille dans l'histoire de l'humanité. Elle n'en était pas moins fort incomplète. Et nous pouvons voir aujourd'hui, nous pouvons mesurer combien elle aura été précaire.


IX, 1, 6 octobre 1907, situation faite… gloire temporelle.

On oublie trop que le monde moderne, sous une autre face, est le monde bourgeois, le monde capitaliste. C'est même un spectacle amusant que de voir comment nos socialistes antichrétiens, particulièrement anticatholiques, insoucieux de la contradiction, encensent le même monde sous le nom de moderne et le flétrissent, le même sous le nom de bourgeois et de capitaliste.

À l'avènement des temps modernes, une grande quantité de puissances de force, la plupart même sont tombées, mais loin que leur chute ait servi aucunement aux puissances d'esprit, en leur donnant le champ libre, au contraire la suppression des autres puissances de force n'a guère profité qu'à cette puissance de force qu'est l'argent.

Quand nous disons moderne... nous nommons un temps très déterminé... dont assurément le monde verra la fin... si nous n'avons pas, nous, quand même nous n'aurions pas ce bonheur, nous-mêmes, que nous n'avons peut-être encore pas mérité, que nous n'avons sans doute pas obtenu.

Vingt, trente générations (annuelles) de Français sans compter les suivantes, et celles qui viennent d'avance, croient qu'en effet ça s'est fait comme ça. Que c'est comme ça. Que tous les gens, sans aucune exception depuis le commencement du monde, qui toutefois n'a pas été créé, jusqu'au trente et un décembre dix-sept cent quatre-vingt-huit, — après la naissance du Christ, — à minuit, ont été de foutues bêtes... et que le premier janvier dix-sept cent quatre-vingt-neuf, à minuit zéro minute zéro seconde un dixième de seconde, — et encore les vrais savants ne s'arrêtent pas au dixième de seconde — tout le monde a été créé splendide, tout le monde, excepté, bien entendu, les réactionnaires.

Le monde moderne avilit. Il avilit la cité, il avilit l'homme. Il avilit l'amour ; il avilit la femme. Il avilit la race ; il avilit l'enfant. Il avilit la nation ; il avilit la famille. Il avilit même, il a réussi à avilir ce qu'il y a peut-être de plus difficile à avilir au Monde : il avilit la mort.


X, 13, 20 juin 1909, à nos amis, à nos abonnés.

La dissolution de l'empire romain.., n'était rien en comparaison de la dissolution de la société présente...
Il y avait sans doute beaucoup plus de crimes et encore un peu plus de vices. Mais il y avait aussi infiniment plus de ressources. Cette pourriture était pleine de germes. Ils n'avaient pas cette sorte de promesses de stérilités que nous avons aujourd'hui.


XI, 12, 17 juillet 1910, notre jeunesse.

Le monde moderne ne s'oppose pas seulement à l'ancien régime français, il s'oppose, il se contrarie à toutes les anciennes cultures ensemble, à tous les anciens régimes ensemble, à toutes les anciennes cités ensemble, à tout ce qui est culture, à tout ce qui est cité. C'est... la première fois dans l'histoire du monde que tout un monde vit et prospère, paraît prospérer contre toute culture.

La Révolution est éminemment une opération de l'ancienne France. La date discriminante n'est pas le premier janvier 1789, entre minuit et minuit une. La date discriminante est située aux environs de 1881.

Le sabotage d'en haut est de beaucoup antérieur au sabotage d'en bas.

Le dernier des serfs était de la même chrétienté que le roi. Aujourd'hui, il n'y a plus aucune cité. Le monde riche et le monde pauvre vivent ou enfin font semblant, comme deux masses, comme deux couches horizontales séparées par un vide, par un abîme d'incommunication.

Dans le monde moderne tout le monde souffre du mal moderne.


XII, 1, 23 octobre 1910, Victor-Marie, comte Hugo.

Un homme qui défend le français, le latin, ou le grec, ou simplement l'intelligence, est un homme perdu.


XIII, 2, 24 septembre 1911, un nouveau théologien.

C'était au commencement de l'affaire Dreyfus que j'ai entendu dire à l'École Normale, passant le seuil de la porte, pour entrer : « J'espère qu'à présent on va foutre tout ça en l'air. On commence à nous emm... avec Corneille et Racine... » Il voulait dire que nous autres, jeunes gens, nous allions employer notre victoire et notre force à démolir ce qui est la France même.

De tels mots forment la jeunesse.


XIV, 6, 16 février 1913, l'argent.

On peut dire, dans le sens le plus rigoureux des termes, qu'un enfant élevé dans une ville comme Orléans, entre 1873 et 188o, a littéralement touché l'ancienne France.
Le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu'il n'a changé depuis trente ans.
Le croira-t-on, nous avons été nourris dans un peuple gai... De mon temps, tout le monde chantait.

Notez qu'aujourd'hui au fond ça ne les amuse pas de ne rien faire sur les chantiers... Comme leurs pères ils entendent ce sourd appel du travail qui veut être fait. Et au fond ils se dégoûtent d'eux-mêmes, d'abîmer les outils. Mais voilà, des messieurs très bien, des savants, des bourgeois leur ont expliqué que c'était ça le socialisme, et que c'était ça la révolution.

On ne saurait trop le redire. Tout le mal est venu de la bourgeoisie... Je dis expressément la bourgeoisie capitaliste et la grosse bourgeoisie. La bourgeoisie laborieuse, au contraire, la petite bourgeoisie est devenue la classe la plus malheureuse de toutes les classes sociales, la seule aujourd'hui qui travaille réellement, la seule qui par suite, ait conservé intactes les vertus ouvrières, et pour sa récompense la seule enfin qui vive réellement dans la misère.

Des ouvriers embourgeoisés (les pires des bourgeois).

L'intrépidité de ces beaux cavaliers est admirable... Alexandre et César, David et Charlemagne ne les font pas trembler... Mais ils tremblent devant M. Lavisse... Ils ne veulent pas qu'on dise la messe, mais ils veulent bien célébrer la cérémonie Lavisse.


XV, 4, 28 décembre 1913, Ève.

Seule, vous le savez, que l'argent seul est maître. Et qu'il a mis son trône à la place de Dieu.


Clio (œuvre posthume).

La sagesse antique : cette invention unique... née d'un seul peuple et poussée, tiédie, fomentée d'une seule terre pour l'humanité.

(Clio parle) Tout ce qu'il avait pour lui, mon pauvre père, et il ne s'en doutait peut-être pas... c'est que pas un naufragé ne tendait sur la mer ses mains suppliantes, vers quelque trirème lointaine entre-aperçue au ras des flots... pas un hôte, pas un voyageur, pas un navigateur, pas un pèlerin, pas un criminel ne se présentait au seuil d'une porte sans que la majesté de mon père le revêtit d'un impérissable manteau... Voilà ce qui le sauve, le pauvre vieux.

Le grand triomphe du monde moderne : épargne et capitalisation, avarice, ladrerie, économie(s), cupidité, dureté de cœur, intérêt(s) ; caisse d'épargne et recette buraliste.

La théorie du progrès revient essentiellement à être une théorie de caisse d'épargne... C'est un escabeau... Malheureusement pour ce système... la réalité ne monte point aussi facilement à l'échelle.

Il y a une affinité, une parenté extrêmement profonde entre le (monde) moderne et le non organique et l'argent ; comme il y a une affinité, une parenté infiniment profonde et qui va infiniment loin entre le christianisme et l'organique (la vie éternelle) et la pauvreté.

Les abus de l'ancien régime... On n'a jamais mis un régime par terre parce qu'il commettait des abus. On met un régime par terre parce qu'il se détend.

Les abus de l'ancien régime... nous en avons supporté bien d'autres, depuis... Dans ses plus grands abus, l'ancien régime n'a jamais été le règne de l'argent... le régime moderne est le règne de l'argent... Le règne inexpiable de l'argent.

(Clio parle) Écrivez-nous un Homère, essai sur la pureté antique... Nous finissons par être excédées... de toutes les sottises que les modernes débitent sur notre compte... Rien n'était aussi pur que la cité antique et le foyer antique et je dirai rien n'était aussi pieux et je dirai rien n'était aussi sacré... Il est temps de le dire, Péguy, et il faut leur expliquer cela la beauté antique n'a pas toujours été située dans des cuisses russes.
D'une âme païenne on peut faire une âme chrétienne. Mais eux, qui ne sont rien, ni anciens ni nouveaux, ni plastiques ni musiciens, ni spirituels ni charnels, ni païens ni chrétiens, eux, ces morts vivants, qu'en ferons-nous ?

Il y a dans Homère... un certain ciel et une tout autre terre... Le ciel n'est pas le ciel de cette terre là... Les dieux ne sont pas les dieux de ces hommes-là... Vous m'entendez très bien, Jésus est du dernier des pécheurs et le dernier des pécheurs est de Jésus. C'est le même monde. Eux, leurs dieux ne sont pas d'eux, et ils ne sont pas de leurs dieux.

Oui, l'homme envie aux dieux leur éternelle jeunesse, leur éternelle beauté... Mais il devient très vite évident que cette envie même est comme noyée dans un certain mépris propre... Mépris de quoi ?... Mépris de ce qu'ils n'ont point la triple grandeur de l'homme, la mort, la misère, le risque.

Périr inachevés dans un combat militaire... Voilà ce qu'il manque aux dieux.


Note conjointe (œuvre posthume).

Le moderne est un journal, et non pas seulement un journal mais nos malheureuses mémoires modernes sont de malheureux papiers savatés sur lesquels on a, sans changer le papier, imprimé tous les jours le journal du jour.

Si à chaque jour suffit sa peine, pourquoi assumer, aujourd'hui la peine de demain ?

Celui qui épargne, qui économise de l'argent pour ses vieux jours, est rigoureusement celui qui est prodigue, et un mauvais prodigue. Car il engage, il aliène sa liberté, sa fécondité, qui sont les véritables biens... Tout un peuple peut engager sa liberté, aliéner sa fécondité, vendre sa race, pour acheter des rentes sur l'État. Mais quand il n'y aura plus de peuple et de race, où sera l'État ?

Celui qui épargne de l'argent est le dilapidateur de ce qu'il a vendu pour avoir de l'argent... Et au contraire, c'est le charitable qui est le vrai avare et qui entasse des biens...

Il amasse du bien, dit-on. Non, il amasse ce pour quoi il a vendu son bien.

Ce que tout un peuple fait coucher sur les registres des livrets de caisse d'épargne, c'est l'argent pour lequel il a vendu sa race.

Je l'ai dit depuis longtemps. Il y a le monde moderne... Pour la première fois dans l'histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l'argent... Pour la première fois dans l'histoire du monde, l'argent est maître sans limitation ni mesure.

La lutte n'est pas entre tel ou tel autre monde et le monde moderne. La lutte est entre tous les autres mondes ensemble et le monde moderne.

Tous les autres mondes.., ont été des mondes de quelque spiritualité. Le monde moderne seul, étant le monde de l'argent, est le monde d'une totale et absolue matérialité.

Charles Péguy, in Pensées