Chaque fois qu'elle abandonne un système de pensée, l'humanité s'imagine perdre Dieu.
Le Dieu de « l'ontologie classique » est mort ? Il se peut. Je m'en soucie peu. — Je ne tiens pas à défendre les constructions glacées d'un Wolf. — Mais si « l'ontologie classique » a disparu, c'est qu'elle n'était pas adéquate à l'être. Pas davantage son idée de Dieu n'était adéquate à Dieu. L'esprit, lui, demeure vivant, et pareillement le Dieu qui s'impose à lui.
« Dieu est mort ! » C'est ce qu'il nous semble... Bientôt « nous le retrouverons vivant », au prochain détour de la route. Il s'imposera de nouveau, par delà tout ce que nous aurons laissé en chemin, tout ce qui n'était que viatique pour une étape de notre marche, abri provisoire avant de repartir... Et si vraiment nous avons progressé, nous Le trouverons Lui-même grandi. Mais ce sera le même Dieu. Deus semper major. Et de nouveau nous marcherons à Sa lumière...
Dieu n'est jamais en arrière, parmi les déchets. En quelque direction que nos pas nous portent, Le voici en avant qui surgit, le voici qui nous appelle, qui vient à notre rencontre...
Il n'est souvent que trop vrai : « Un déiste est un homme qui n'a pas encore eu le temps de devenir athée 1 ».
Le Dieu du déisme, ce Dieu de plusieurs « théodicées » modernes, qui le jugent et le jaugent bien plus qu'elles ne le « défendent » ; ce Dieu dont on ne sait plus s'il peut dire encore : « je suis » ; ce Dieu qui tend à ne plus être que « l'harmonie universelle des choses » et qui règne sur un au-delà où « c'est partout comme ici 2 » ; ce Dieu enfermé « dans les limites de la raison », qui n'intervient plus dans le monde, qui n'est plus en réalité que la projection de l'homme naturel, qui tout à la fois est devenu lointain et a perdu son mystère ; Dieu fait à notre mesure et défini par notre idéal ; Dieu qui se confond avec « l'ordre moral de l'univers » tel que l'homme peut le concevoir ; Dieu qu'on n'adore pas et qu'on ne sert que par le culte de la moralité ; Dieu qui « n'est accessible que dans le pur savoir » et qui n'est autre « que ce savoir même » ; Dieu, enfin, dont les pensées sont nos pensée et dont les voies sont nos voies : ce Dieu-là s'est montré, à l'usage, un sujet d'attribution bien inutile, en même temps qu'il est devenu l'objet d'un ressentiment justifié 3. Quand enfin, pour rentrer en possession de son bien, l'homme s'est avisé de le chasser, « réduit à l'étroite enceinte de la pensée de l'homme », il n'était déjà plus qu'une ombre 4.
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« Convaincre Voltaire d'athéisme n'est peut-être pas une grande victoire sur la pensée chrétienne5 ». Ni montrer que le Dieu de Fichte ou de Hegel se transforme sans peine en l'Homme de Feuerbach. « Qu'ils en concluent ce qu'ils voudront contre le déisme », disait déjà Pascal, prophétiquement 6.
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Nous avons assisté, dans ces derniers siècles, à « l'évaporation rationaliste de Dieu 7 ». Mais c'était le Dieu des rationalistes. Soufflez, et dissipez cette vapeur. Nous n'en serons pas troublés. Nous respirerons plus à l'aise. Le Dieu véritable, Celui que nous ne cessons d'adorer, est ailleurs. Il est partout où vous croyez l'atteindre. Il est partout où vous ne L'atteignez pas.
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Quand « la Cause de Dieu » est vaincue, c'est alors que Dieu, de nouveau, triomphe. Alors « Il est son propre défenseur 8 ».
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On reconnaît que c'est le christianisme qui a « installé dans notre histoire la contestation des faux dieux ». Mais on s'offre à le relayer dans ce rôle, comme s'il n'était pas capable de le « pousser jusqu'au bout ». On veut lui donner pour héritière « la philosophie ». — Cependant, on dit que le philosophe est « celui qui comprend » et non « celui qui choisit 9 ». Les faux dieux, avec lui, auront encore de beaux jours !
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Il faut, dit cet écrivain, « repousser les dieux, tous les dieux ». C'est précisément ce que nous ont appris à faire, dès l'origine, les disciples de Jésus. S'ils furent pris pour des athées, ce n'est pas parce qu'ils apportaient, chose banale, un autre dieu, — lequel n'eût été qu'un dieu parmi les autres, c'est parce qu'ils annonçaient Celui qui est tout autre que les dieux et qui nous arrache à leur tyrannie. Ils niaient donc tout ce que les hommes autour d'eux tenaient pour divinité, — tout ce que l'homme, à toute époque, tend à diviniser pour s'adorer lui-même et se tyranniser lui-même en ses dieux.
Seul l'Évangile est le véritable « crépuscule des dieux ».
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On peut soutenir que la religion — et d'abord la foi en Dieu — est un système inventé par la nature en vue de rassurer l'homme, qui sans elle serait terrassé de trouble et de frayeur en face du mystère hostile.
Mais il y a aussi une autre manière, pour l'homme, de se rassurer : celle du rationaliste, celle de l'optimiste à courte vue, qui ne s'élève même pas au sentiment du mystère, et qui déclare superbement qu'il n'a point à en connaître.
Laquelle des deux est la plus conforme au vrai ?
La foi en Dieu nous rassure 10. C 'est indéniable, et il n'y a point à en rougir, comme s'il était plus intelligent de n'avoir pas ressenti l'angoisse, ou plus noble de ne pas vouloir en être délivré. Elle nous rassure, — mais non pas à notre niveau ; non pour nous procurer une illusion paralysante ou une satisfaction béate, mais pour nous permettre d'agir. Elle rend confiance à l'homme, afin qu'il soit digne de lui-même, afin qu'il ne succombe pas à la formidable crise de croissance que constitue l'éveil de la conscience au sortir de l'animalité. Elle le rassure, mais en l'établissant dans la vérité, et pour lui communiquer une inquiétude supérieure.
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Horreur d'un monde sans Dieu, sans stabilité ni mystère, qui se croit clair à lui-même, et qui va s'abîmant dans un devenir sans signification et sans issue, dum nu perenne cogitat.
Désespoir atroce d'une société que les idoles temporelles ont séduite, et où meurt étouffée la mens avida aeternitatis.
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Je compare Nietzsche à Jésus. Jésus fut tué par les hommes pour leur avoir annoncé le Père qui est dans les cieux. Nietzsche s'est tué lui-même, son intelligence a sombré dans la nuit, pour avoir proclamé, accepté, voulu « la mort de Dieu ».
Depuis le jour de cette décision, malgré sa persuasion volontaire de posséder un « Gai Savoir », l'homme doit s'avouer, avec Nietzsche, que ce « savoir » le « glace d'effroi », — et il demeure en proie « à une épouvante sacrée 11 ».
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Droit divin des rois, droit divin des peuples inventions humaines, instruments d'oppression. Droit divin de Dieu : seule libération de l'homme.
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L'antithéiste — et tout athée militant en est un — prétend connaître Dieu, puisqu'il ne pourrait sans cela s'opposer à Lui. Mais, par le fait même, et quoi qu'il en ait, ce n'est pas à Dieu qu'il s'oppose. Car Dieu ne saurait être ainsi connu.
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Du seul point de vue de l'analyse sociologique, la théorie de Marx sur la religion est déjà peu exacte, — ou du moins elle est incomplète. La religion pourrait être en effet, admettons-le du moins, l'opium du peuple, si le peuple avait le goût de cet opium. Peut-être l'a-t-il, en certaines circonstances heureuses. Mais l'observation nous donne à penser que, à mesure qu'il devient prolétariat, le peuple perd précisément ce goût. Loin de provoquer par compensation mystique un élan religieux, l'aliénation sociale croissante qui caractérise la condition prolétarienne tend plutôt à étouffer l'intérêt pour la religion. Elle détourne de Dieu celui qu'elle déshumanise.
Un certain degré d'aliénation sociale peut entraîner en effet l'aliénation de la conscience. Mais la conscience aliénée est tout le contraire de la conscience religieuse.
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« Le prolétaire n'a point de patrie ». En un sens analogue, et pour de semblables motifs, le prolétaire n'a point de religion. Dans une société telle que la nôtre, la religion tend à devenir un article de luxe, que toute une part de la population ne peut plus se procurer. La suppression du prolétariat ne rendra pas automatiquement Dieu à l'homme : mais dans une certaine mesure elle est une condition pour que Dieu lui soit rendu.
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Cette fameuse dialectique marxiste : encore un cas, très authentique, quoique très aberrant et comme honteux, de « philosophie chrétienne ».
Hegel était théologien, ses grandes catégories lui furent fournies par les mystères chrétiens rationalisés. Marx fut hégélien. Il a fallu, pour obtenir le résultat présent, un double retournement, une double « apostasie » : une immanentisation du divin, opérée par Hegel ; puis une matérialisation de l'humain, opérée par Marx (c'est ce que Marx appelait : remettre la dialectique sur ses pieds). Mais à travers cette double métamorphose, la texture est restée la même : ce n'est pas l'expérience ; ce n'est pas la science, ce n'est même pas la réflexion pure qui l'a fournie — la réflexion pure a-t-elle jamais fourni quelque chose ? — c'est la foi. C'est le Mystère du Christ, Dieu incarné, mort et ressuscité. Un œil exercé reconnaît encore, sous les catégories les plus profanes d'apparence, le « larcin des choses saintes » qui est à leur origine. Aujourd'hui encore, après tant de mutations, de reniements, de négations, de corruptions, l'idéologie marxiste tire de la substance chrétienne une vie parasitaire 12.
Quand on ne parlera plus de « l'histoire absolue de l'Idée divine » ou de son « aliénation suprême », la foi vivra toujours au Dieu qui s'est incarné dans l'histoire et qui s'y est « anéanti » pour nous. Quand il ne sera plus question de « Vendredi Saint spéculatif » ni de « Calvaire de l'Histoire », la croix de Jésus continuera de fleurir et de porter le Fruit de Vie.
Quand j'ai rencontré un saint, je sais ce que j'ai vu, — ou, du moins, entrevu. Voici maintenant ceux qui disent se passer désormais de Dieu, et s'en mieux trouver. J'attends qu'ils me montrent un nouveau type de saint.
Pauvres esprits, qui se sont un jour mis en tête que « l'angoisse métaphysique a fait son temps » ! « Nous sommes, proclament-ils, des obsédés guéris. L'obsession de Dieu, l'obsession de l'être et du néant, la brûlure de l'inconnu en plein cœur du connu, l'autre qui nous poursuivait en nous-mêmes, cette folie est finie ». Nous avons vaincu, disent-ils encore, « la hantise de l'absolu », nous avons secoué le poids des « vérités éternelles »... Pauvres mutilés, qui se croient délivrés ! Ils célèbrent comme une « immense victoire » la plus triste abdication. Mais qu'ils se hâtent d'achever leur chant de triomphe ! Même en eux la mutilation n'est point complète, et ils ne savent pas que l'abdication est impossible à l'homme. Voici qu'un brusque réveil remet tout en question. Une étincelle soudain ranime le foyer que l'on croyait éteint. L'âme resurgit en celui qui l'avait tuée. Alors, s'apercevant avec effroi qu'il la porte en lui,
non pas comme une vache pleine qui rumine sur ses pieds,
Mais comme une jument vierge la bouche embrasée du sel qu'elle a pris dans la main de son maître,
Comment saurait-il la serrer et la contraindre, la grande chose terrible qui se dresse et qui crie, dans l'étroite écurie de sa volonté personnelle,
Alors que par les fentes de la porte avec le vent de l'aube arrive l'odeur de l'herbage 13 ?
Il est en l'homme une blessure, signe souvent secret mais signe inamissible, de sa grandeur. Quand cette blessure affleure à la conscience, elle y apparaît sous des formes multiples. C'est une inquiétude toujours renaissante, une essentielle insatisfaction qui empêche non seulement de s'en tenir à quelque forme stable, mais de se contenter d'un progrès poussé dans la même ligne. C'est un élan de la pensée, qui lui fait briser les uns après les autres tous les cercles dans lesquels la vie de l'animal humain tend à s'enclore, et qui a raison tour à tour de tous les systèmes critiques, de toutes les sagesses positivistes qui croyaient en avoir raison. Ce peut être, sans objet toujours défini, une angoisse :
...Aliis oppressa rnalis in pectore cura.
Angoisse dont les variétés ou les succédanés psychologiques seraient infinis à décrire, — mais dont toute psychologie, de la surface ou des « profondeurs », n'atteint jamais que des manifestations. C'est aussi, parfois, un pressentiment, le pressentiment d'une autre existence, dont celui qui l'éprouve d'abord communique autour de lui le goût, ou tout au moins le soupçon, grâce à la secrète connivence que lui assure un même esprit partout répandu, quoique assoupi chez la plupart, et lui aussi soumis à de mystérieuses lois de germination. C'est ce qu'un philosophe appelait « l'appel de la transcendance »...
De ce phénomène universel, on peut essayer de donner des explications rassurantes. On en peut également critiquer bien des manifestations naïves. On en peut condamner maintes déformations, dénoncer maintes contrefaçons, — celles-ci, souvent, d'autant plus graves que l'épanouissement normal de la vie spirituelle se trouve d'autre part empêché. On peut s'attacher à démêler toutes sortes de confusions qu'une mentalité rudimentaire entretient à son sujet 14. On peut observer en outre que beaucoup d'hommes, en général contents d'eux-mêmes, n'en ont pas le moindre soupçon, tandis qu'il semble curieusement aiguisé par certain états maladifs de l'organisme physique ou social. Bien mauvais observateur serait cependant celui qui n'y verrait qu'une anomalie, un mal superficiel, une sorte d'excroissance qu'on pourrait un jour extirper, un fantôme qu'on pourrait dissiper ; une voix étrangère qu'on pourrait réduire au silence. Bien peu réaliste, celui qui s'imaginerait qu'on s'en débarrassera par le développement de la science ou par une santé physique ou sociale enfin pleinement acquise. Celui-là méconnaîtrait ce qu'il y a dans l'homme de plus humain, et qui fait en même temps que « l’homme passe l'homme ».
Supposons toutefois qu'il y parvienne. Nous n'hésiterons pas à le dire mieux vaudrait alors moins de santé, si une telle santé devait nous satisfaire au point de nous installer dans un humanisme béat ; si un tel équilibre devait s'établir, que l'homme en fût comme à jamais repu, et qu'il ne fût plus à lui-même une question. Quel misérable idéal, que celui d'une existence terrestre désormais sans lutte, sans contradiction, sans souffrance, mais aussi sans élan, sans recherche de l'Absolu ! Idéal d'un monde si parfaitement ordonné qu'il ne s'y trouverait plus de place convenable pour les saints ni pour les héros ! Idéal d'une condition si parfaite en sa réalité circonscrite, si totalement adaptée au milieu, réalisant une équation si rigoureuse entre l'objectif et le subjectif, entre l'idée que l'homme se fait de lui-même et son existence concrète 15 ; qu'il ne resterait plus la moindre faille par où communiquer encore avec le mystère de l'être, plus aucun jeu dans cette grande machine de l'univers humain merveilleusement agencée ; plus rien qui permette encore les débats de l'homme avec lui-même et les engagements d'une option personnelle ! On pourrait bien alors parler encore d'humanisme, de culture ou de vie spirituelle : mais en quel sens affadi ! Chrétiennement, quelle horreur ! Mais humainement déjà, quelle misère ! Est-ce à ce cachot que doit aboutir l'immense effort qui nous porte aujourd'hui en avant16 ?
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Mais, en réalité, nous ne sommes point acculés à pareil dilemme. Bien plutôt devrait-on dire qu'un état social trop injuste ou trop misérable – tout en favorisant peut-être certaines aberrations grossières – ferme l'homme à la vie de l'esprit. Nous pouvons donc de plein cœur et sans arrière-pensée, sans crainte d'être jamais exposés à dépasser là limite souhaitable, travailler à l'assainissement de notre espèce et à sa progression sur tous les fronts : jamais la réussite ne sera telle que la blessure auguste se cicatrise. Quand bien même devrait se réaliser sur terre ce « saut dans le règne de la liberté » que prophétisait Engels, la blessure demeurerait ouverte. La conscience que nous en prendrions n'en serait que plus vive et plus pure. Ce que n'a point engendré le désordre social, l'ordre social est impuissant à en guérir.
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Pour la première fois à notre époque cette persuasion collective a surgi, puissante comme un raz de marée, que l'heure de l'homme a enfin sonné, l'heure de l'être fini qui se suffit en Son immanence et en sa finitude et qui, dans son immanence et dans sa finitude, prend à son compte toutes les prérogatives de Dieu : Folie de Kirilov et folie de Zarathoustra, comme folie de Feuerbach. Folie de « l'humaniste » et folie du « surhomme »... On a justement parlé à son sujet de « méprise tragique ». L'homme excelle, il est vrai à transmuer en toutes sortes de rêves les conditions actuelles de sa misère, physiologique ou sociale. Il y a certes beaucoup de vrai dans les psychanalyses adverses, d'un Marx ou d'un Freud, pour ne citer que ces deux grands exemples parallèles. Il y en a aussi dans l'idée comtienne d'un premier âge « théologique » et dans tant de réflexions analogues de nos philosophes et de nos historiens. L'un des signes de la maturité de l'esprit est bien en effet de renoncer aux fausses transcendances, à toutes ces végétations folles qui épuisent la sève sans donner de fruit solide. Mais n'oublions pas non plus la sagesse du premier des grands « réducteurs ». Quand le vieux Xénophane de Colophon tenait ses propos apparemment sceptiques : « Si les bœufs et les chevaux avaient des mains et pouvaient peindre... », son intention n'était point de détruire l’idée de la divinité : il travaillait uniquement à la purifier. N'oublions pas qu'une fois, retrouvée, s'il en était besoin la réalité de la nature et la réalité de l'homme, il faut encore l'expliquer. Il faut encore la pénétrer. II faut aussi la préserver, la sauver. Prenons garde que les réductions opérées ne deviennent des mutilations ; que les conquêtes de la science, mal interprétées, ne produisent des obnubilations ; et qu'à une illusion n'en succède une autre, antithétique. Car, il y a bien une illusion de l'absolu, mais il y a également une illusion du relatif ; il y a bien une illusion de l'éternel, mais il y a également une illusion de l’historique ; une illusion de la transcendance, mais aussi une illusion de l’immanence ; une illusion mystique, mais aussi une illusion positive. C'est à dire que, d'une part en méconnaissant le relatif et l'historique, il est vrai qu'on n'obtient qu'un pseudo-absolu, qu'un pseudo-éternel, une libération en rêve ; mais, d'autre part, et non moins certainement, la méconnaissance de l'éternel et de l'absolu ne laisse entre les mains qu'un pseudo-historique, un pseudo-temporel, une voie qui ne mène pas à la libération. Bref , la « mystification » n'est pas à sens unique.
Il y a une illusion mystique, ou céleste, — et il y a une illusion positive, ou terrestre. Nommons l'une spiritualiste, et l'autre, matérialiste. Or, ce ne sont pas seulement des illusions ou des maladies individuelles. Elles peuvent marquer, tantôt l'une et tantôt l'autre, de longues périodes de l'histoire humaine. Normalement, l'illusion céleste vient avant la terrestre, et c'est pourquoi la seconde est illusion redoublée, se prenant pour lucidité critique. Rien ne sert cependant de dissiper l'une, si c'est pour tomber dans l'autre.
Celui que guide l'Évangile se trouve en garde contre l'une et l'autre aussi bien. L'idée de la transcendance implique l'immanence. Le dogme de la résurrection et l'invitation biblique au travail de la terre indiquent des directions sûres ; pareillement le précepte de la charité fraternelle. La maturation intellectuelle et les progrès techniques de ces derniers siècles nous aident à en prendre une conscience approfondie. Nous croyons avec saint Paul que « la figure de ce monde passe » et nous ne consentons à sacrifier aucune des deux faces de cette vérité, les reconnaissant solidaires. Pas de vie spirituelle dans le rêve ! Pas d'éternité pour nous que le temps ne prépare ! Mais pas non plus d'humanisme clos, d'« humanisme inhumain » ! Le « rien-que-la-terre » est l'illusion la plus cruelle...
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Le ciel de l'illusion mystique n'existe pas. Mais la terre de l'illusion « positive », de l'illusion temporaliste, cette terre existe, — et elle se venge.
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« ...Nous ne protestons pas assez contre les déformations de l'idée de Dieu dans le peuple chrétien. Nous pensons toujours à ménager les faibles ; nous évitons de brusquer les imbéciles, et nous évitons d'écarter les impurs dans l'espoir que tout contact gardé avec l'Église maintienne la possibilité de les éclairer et de les convertir ; mais nous ne songeons pas à ces autres faibles que sont les incroyants et qui se scandalisent de nos compromissions. Laisser s'obscurcir la vérité est toujours cause de scandale quelque part, même si on s'y laisse entraîner pour éviter de scandaliser tel ou tel17 ».
Ce n'est pas une preuve qui m'a donné mon Dieu, ce n'est pas la critique d'une preuve qui me l'enlèvera. Si intelligente qu'elle soit, cette critique elle-même relèvera toujours d'une autre critique18. Mais peut-être faut-il d'abord qu'elle joue son rôle salutaire. Sans me contraindre à quelque concession, elle me provoque à un progrès. Sans ôter valeur à ma preuve, elle m'oblige à en découvrir le ressort secret, à creuser ma croyance et à la purifier.
Aussi l'athée est-il souvent, à son insu et malgré lui, le meilleur auxiliaire du croyant. Comme le Qohélet biblique, il marque par sa critique l'un des temps de la dialectique intégrale. Il concourt sans le vouloir à cet « épurement de la foi » qui doit aller « se démêlant de plus en plus des sens et des raisonnements humains ». Il apporte ce sel qui empêchera mon idée de Dieu de se corrompre en se figeant.
L'idée de Dieu est indéracinable, parce qu'elle est en son fond la Présence même de Dieu à l'homme. Il n'est pas possible de se débarrasser de cette Présence. L'athée n'est pas celui qui y aurait réussi. C'est seulement l'idolâtre qui, comme disait Origène, « rapporte à n'importe quoi plutôt qu'à Dieu son indestructible notion de Dieu 19 ».
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Si les civilisations industrielles sont naturellement athées 20, les civilisations agricoles sont aussi naturellement païennes. La foi au vrai Dieu est toujours une victoire 21.
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En devenant de plus en plus profanes, nos civilisations modernes nous exposent à perdre Dieu. Peut-être aussi nous permettront-elles de Le retrouver à plus de profondeur, et cette re-découverte pourrait préparer de nouvelles synthèses, sans que doivent jamais être rétablies les indistinctions primitives 22.
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Pas d'homme sans valeurs, et pas de valeurs fondant absolument la valeur de l'homme sans un Absolu qui les fonde elles-mêmes.
L'homme vaut absolument, parce que sa face est illuminée d'un rayon de la Face divine ; parce que, tout en se développant et en agissant dans l'histoire, il respire déjà dans l'éternité. Hors de là, toute philosophie de l'homme ne peut être que vulgarité, cynisme ou rêve vain.
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On a pu croire que tout réduire à l'immanence, ce serait tout rendre à l'homme, et d'abord le rendre à lui-même : c'était au contraire tout lui ravir, et l'aliéner tout entier. Car c'était tout réduire à la durée, — à une durée sans assise éternelle, dont tous les moments, quoi qu'on en ait, s'éparpillent ou s'additionnent sans se compénétrer. On n'a pas récupéré « les trésors gaspillés aux cieux ». On n'a pas fait descendre l'Absolu d'un ciel de rêve sur une terre réelle ; on ne l'a pas ramené de Dieu dans l'Homme : on l'a fait tomber dans le relatif, et tout l'homme avec lui.
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Œuvre réelle d'un Dieu bon, le monde a une valeur réelle. Plus encore que le milieu dans lequel l'homme doit agir et s'engager, plus que l'instrument qu'il doit employer, il est, pour ainsi dire, l'étoffe du monde à venir, la matière de notre éternité. L'homme a donc moins à se libérer du temps qu'à se libérer par le temps. Il n'a point à s'évader du monde, mais à l'assumer. Seulement, pour comprendre et le temps et le monde, il est nécessaire de porter son regard au delà : car c'est son rapport à l'éternité qui donne au monde sa consistance et qui fait du temps un devenir réel. Et c'est l'espérance d'une transformation radicale et dernière qui sauve notre effort terrestre de la vanité.
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L'humanisme, a-t-on dit, « est un anthropo-centrisme réfléchi qui, partant de la connaissance de l'homme, a pour objet la mise en valeur de l'homme, exclusion faite de ce qui l'aliène de lui-même, soit en l'assujettissant à des vérités ou à des puissances supra-humaines, soit en le défigurant par quelque utilisation infra-humaine 23 ».
Mais si ce qu'on appelle un refus d'assujettir l'homme « à des vérités ou à des puissances supra-humaines » devait être un refus de Dieu et de la vérité divine, un tel refus conduirait bien vite à défigurer l'homme « par quelque utilisation infra-humaine ». La protection de la valeur de l'homme est située plus haut que lui. La « mise en valeur de l'homme » par un humanisme qui voudrait voir en l'homme la valeur suprême finit par ressembler à la mise en valeur d'une terre ou à l'exploitation d'un cheptel.
L'homme a le double caractère d'historicité et d'intériorité, sans qu'on puisse dissocier l'un de l'autre. Il n'a l'un que parce qu'il a l'autre : sans historicité réelle, orientée, féconde, son intériorité ne serait que fantasmagorie ou vain psychologisme ; sans intériorité substantielle, son historicité se désagrégerait dans un temps devenu lui-même poussière... L'homme se fait dans l'histoire et par l'histoire, — on peut affirmer cela sans préjuger d'aucune théorie du « progrès », — et c'est pourquoi chaque génération ne se comprend pleinement que comme un chaînon d'une humanité en marche. Mais la marche de cette humanité n'aurait point de sens, ou, pour mieux dire, l'humanité ne marcherait pas, et ce nom même sous lequel nous la désignons ne serait qu'un flatus vocis, s'il n'y avait, présent au cœur de notre monde et l'attirant comme une Fin, un Éternel, qui imprime en chacun de nous le sceau de Sa Face et confère de la sorte à chacun de nous son irréductible intériorité.
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S'il veut se trouver lui-même, l'homme doit viser plus haut et plus loin que lui. Il ne suffit pas que chaque individu se donne à une tâche qui le dépasse ; mais il en va de même encore pour chaque génération, pour chaque communauté naturelle, pour l'humanité entière. Sans quoi toutes les réussites ne sont qu'extérieures et précaires, guettées à chaque fois par une crise de nihilisme plus radical, et toutes se retournent contre l'homme. Nul avenir humain n'est digne d'absorber l'attention des hommes. L'humanité ne peut trouver un équilibre, une paix — paix active, équilibre en marche, — qu'en maintenant son regard au-dessus de son horizon terrestre. En étant fidèle à sa Vocation divine.
Il faut à l'homme un au-delà de l'homme, qui ne soit jamais résorbé ; il lui faut un au-delà, qui reste toujours au-delà. Car il ne peut se trouver sans se perdre.
À tous les échelons, la solution dernière du problème humain n'est que dans l'adoration. Elle n'est que dans l'extase 24.
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« L'homme passe l'homme ». Parmi ceux-là mêmes qui se veulent rigoureusement, exclusivement « humanistes », beaucoup le reconnaissent. Pas d'homme digne de ce nom, suivant eux, sans un « sursum ». Toute doctrine qui l'enferme dans une nature réalisée, leur paraît basse et mensongère. Au sein de l'immanence, ils postulent un mouvement de transcendance.
...Mais comment un tel mouvement pourrait-il être efficace ? Tous les rêves d'avenir collectif sont vains, sans un Au-delà eschatologique, déjà présent et agissant au sein du devenir. Et tous les rêves de dépassement intérieur sont également vains, sans un au-delà transcendant et immanent tout ensemble.
Une « transcendance vers le néant » : c'est tout ce que peut offrir à l'homme celui qui ne reconnaîtrait pas en lui l'attirance d'un Transcendant.
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Tantôt on nous dit que nous concevons un monde céleste à l'image de celui — trop réel — de la terre, et tantôt, que notre désir crée, par contraste, une région mystique, où tous les signes sont inversés, pour fuir dans une liberté de rêve le dur esclavage de la société d'ici-bas.
Mais nous, nous savons bien que notre Dieu, est autre ! Nous savons bien qu'il est le Dieu Vivant ! Notre foi en Lui est indépendante de ces processus, et l'espérance qu'Il verse en nos cœurs ne trompe pas.
Certes, nous voyons aussi bien que d'autres les processus qu'on nous signale. L'esprit a besoin d'analogies pour se représenter son Dieu, — et c'est la porte ouverte à bien des risques. L'opprimé a tendance à chercher au ciel un refuge contre les duretés de l'existence et la malignité des hommes, — et cela entraîne bien des risques inverses. Il n'est que trop aisé, trop « naturel » de mobiliser le divin au service d'un réalisme social, ou de l'appeler au secours d'un subjectivisme utopique. L'un peut appeler Dieu le principe de sa révolte, et l'autre, celui de sa tyrannie. Mais le croyant se garde de ces abus. Il n'est la dupe ni des analogies ni des contrastes. Il ne divinise pas la terre, et n'hypostasie pas davantage un ciel sans rapport avec elle. Cependant, il sait bien qu'en fin de compte, son espérance du ciel est la seule à donner du goût pour l'œuvre terrestre qui le prépare.
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L'homme, aliéné par son Dieu ? — Hélas ! disons plutôt, aujourd'hui : aliéné de son Dieu. Privé de sa dernière richesse, la plus précieuse, celle où il retrouverait le principe non seulement de son avoir, mais de son être.
Quel relief prend aujourd'hui la formule traditionnelle : celui qui est en moi plus moi-même que moi ! Formule adoptée peut-être de confiance par beaucoup de ceux qui en vivaient la vérité sans réfléchir, mais dont une terrible expérience en creux impose à nouveau l'évidence !
L'homme sans Dieu, déshumanisé.
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Il y a des dieux tyrans. Il y a un Dieu libérateur.
Les dieux tyrans ne prennent plus aujourd'hui, généralement, des noms de dieux. Ils préfèrent des pseudonymes. Leur tyrannie n'est pas moindre.
Vous repoussez la foi en Dieu, comme une intolérable « théocratie » ? Mais la preuve se fait, de jour en jour plus forte, que c'est au profit d'une « mythocratie » redoutable. Au ciel que vous avez vidé, voici monter l'armée des mythes : mythes plus contraignants que la faim, plus despotiques que tous les despotes...
Non habebis deos alienos coram Me. Tel est, pour toujours, le « précepte de la liberté 25 ». Ces dieux étrangers, faux dieux, dieux mythiques, ce sont des dieux aliénateurs, — monstres dévorants, comme les passions humaines dont ils sont tous des hypostases.
Vous avez fait du vrai Dieu leur semblable, et vous avez cru les repousser tous également, d'un même geste. Mais ce geste superbe venait d'un contre-sens. Vous n'avez pas vu qu'au contraire il faut choisir entre eux et Lui. Les obscures divinités que le Soleil de Justice faisait fuir à son aurore et qu'il tenait en respect reviennent aussitôt, sous d'autres noms.
Noms antiques ou noms nouveaux, noms de dieux ou pseudonymes, toujours sous eux se cache quelque trait de l'homme qui s'adore en elles, et qui se fait ainsi son propre esclave.
Jusqu'où faudra-t-il descendre en cet esclavage, pour que l'humanité tout entière enfin s'écrie, d'une seule voix : « Je tends les bras à mon Libérateur ! »
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On refuse Dieu comme limitant l'homme, — et l'on ne voit pas que c'est par son rapport à Dieu que l'homme a en lui « quelque infinité ». On refuse Dieu comme asservissant l'homme, — et l'on ne voit pas que c'est par son rapport à Dieu que l'homme échappe à toutes les servitudes, à celle en particulier de l'historique et du social. On refuse Dieu comme obligeant l'homme à tout ratifier, — et l'on ne voit pas que c'est toujours ce même rapport à Dieu qui confère à l'homme sa « capacité illimitée de refus 26 ». On refuse Dieu comme aliénant l'homme par sa transcendance, — et l'on ne voit pas que « c'est dans l'affirmation de la transcendance que l'homme trouve sa plus authentique vérité 27 ».
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« La conscience purement humaniste, la conscience désireuse de ne rien reconnaître en dehors de l'homme, ne sait jamais très bien si l'élan qui l'entraîne vers la vie est d'espoir ou de désespoir. Dire que l'homme est tout, n'est-ce pas dire qu'il ne trouve, en face de lui, que le néant ?... Peut-on sauver l'homme sans recourir à l'au-delà de l'homme 28 ? »
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Toute révolte qui n'a pas Dieu à son principe et qui ne Le prend pas pour allié finit dans l'asservissement.
Tout non suppose un oui plus profond qui le fonde, qui le suscite et qui l'oriente ; toute révolte, un plus foncier et plus libre acquiescement.
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Jamais on ne peut mettre entre parenthèses », fût-ce pour une courte génération, ni les problèmes immédiats de l'existence, ni le problème total de la destinée.
L'humanité est toujours actuelle, avec ses besoins élémentaires et sa passion d'absolu.
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Tristesse du croyant, qui voit s'enliser l'humanité — pour combien de siècles peut-être ? — au moment même où plus que jamais elle aspire à émerger. Il la voit écarter son Dieu comme « un être étranger 29 ». Il la voit s'aliéner dans l'acte même où elle croit enfin se libérer. Tristesse, de la voir commencer de s'avilir dans un mouvement qui semblait devoir être un sursaut de dignité...
Ceux en qui survit l'aspiration première ne s'apercevront-ils pas à temps de ce drame ? Et ne reconnaîtront-ils pas alors pour alliés indispensables, pour messagers du salut, ces croyants qu'ils prenaient d'abord pour des adversaires ?
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L'homo sapiens redevient en nos temps homo faber, — mais, cette fois, ouvrier d'un monde et, par là, plus que jamais, ouvrier de lui-même. Non plus besogneux animal, mais créateur. — Oui. Mais ne faudra-t-il pas encore, au delà, retrouver une nouvelle sagesse ? Et comment se retrouvera-t-elle, sinon par une plus haute et plus riche contemplation ?
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Pour ne pas recevoir du Créateur les caractères qui me font homme, vais-je consentir à les aliéner au profit d'une entité future, ou plutôt mythique, qui ne m'est rien et à laquelle je ne suis rien 30 ? D'un côté, moyennant la reconnaissance d'un don, j'ai la garantie, d'une noblesse inaliénable, et si je me sacrifie à mes frères, mon sacrifice a un sens. De l'autre, ma conscience même est sacrifiée 31 et, par l'effet d'une aliénation totale et définitive, je ne suis plus qu'un rouage dans l'immense machine à produire, dans un lointain qui m'échappe, ce qu'on appelle encore, je ne sais pourquoi, l'Humanité 32.
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Toujours menacée et comme prête à mourir, l'idée de Dieu en nous est aussi toujours renaissante. Tout la ruine, semble-t-il, car tout nous est scandale, et voici que cela même qui semblait la ruiner l'alimente à nouveau. Chaque jour en apporte quelque nouveau témoignage. L'homme n'aura jamais fini de se débattre contre Dieu. La lutte mystérieuse de Jacob avec l'ange, lutte audacieuse mais nécessaire, nécessaire mais inégale, a duré toute la nuit, — toute la nuit de notre sombre histoire.
« C'est Dieu même qui est perpétuellement en ruine et en résurrection au genre humain 33 ».
Sub nocte Jacob caerula,
Luctator audax angeli,
Luctator audax angeli,
Eo usque dum lux surgeret,
Sudavit impar praelium 34.
Sudavit impar praelium 34.
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...Exaudi me, Domine, Deus meus, Illumina oculos meos, ne unquam obdormiam in nocte 35.
Henri de Lubac, in Sur les chemins de Dieu
1. BONALD, Cf. Peter Won, La crise occidentale, dans Le Roseau d'or, Chroniques, 1929, p. 330 : « Le Dieu des déistes n'est plus qu'une ombre absolument morte du Dieu paternel des chrétiens ». Jacques MARITAIN, Les degrés du savoir, pp. 446-447 ; Paul HAZARD, La pensée européenne au XVIIIe siècle, t. I, p. 553 ; La crise de la conscience..., t. II, p. 31. Dans la Philosophie de la misère, PROUDHON disait crûment : « Je sais tel qui, pour la cause de Dieu, serait prêt à tirer l'épée, et, comme Robespierre, à faire jouer la guillotine jusqu'à la destruction du dernier athée, sans se douter que cet athée ce serait lui ». Disons tout au moins que le déisme rationaliste fournit à la négation de Dieu au profit de l'homme son plus redoutable argument.
2. Cf. Jules LACHELIER, critiquant cette conception de LEIBNIZ, Lettre à Jean Baruzi, 10 déc. 1906.
3. Cf. déjà F. PILLON, Une dénonciation épiscopale, dans La Critique philosophique, 1876, II, pp. 522-123 : « Voulait-on seulement qu'il rendît un hommage de bienséance au Dieu de Cousin et de la Revue des Deux Mondes ? A-t-il tort de dédaigner, de mépriser ce religiosisme bourgeois et incolore des éclectiques et des doctrinaires, qui ne tire pas à conséquence, qui n'a aucune action sur la vie, qui n'est nullement incompatible avec un profond scepticisme de derrière la tête, qui met obstacle, par la place qu'il tient dans les habitudes, à toute manifestation spontanée et originale du véritable sentiment religieux ? » — Pour Hegel, cf. Jean HYPPOLITE, Logique et existence (1953) ; la pensée de Hegel lui-même est encore ambiguë, — mais aussi bien l'est-elle déjà dans les premières œuvres : cf. Marcel MÉRY, G. W. F. HEGEL, Premières publications (1952), p. 299 ; du même : La critique du christianisme chez Renouvier, t. II (1952), conclusion (pp. 500-501).
4. On se rappellera toujours, cependant, que chaque cas est unique ; qu'il y a des survivances actives ; qu'il y a aussi des ambivalences, que les « querelles de l'athéisme » sont souvent confuses, que ce qui apparaît sous un certain jour comme une dégradation pourrait quelquefois être au contraire l'amorce d'une réinvention... »
M. Gabriel MARCEL remarque par exemple que « chez les plus grands représentants de l'idéalisme » — il songe en particulier à Fichte — « subsistait une reconnaissance extraordinairement vigoureuse des valeurs » : Le mystère de l'être, t. II (1955), p. 89.
5. Étienne GILSON, répondant à Léon BRUNSCHVICG, Querelle de l'athéisme.
6. Cf. G. FESSARD, La main tendue (1937), PP. 124-126, à propos de la formule hégélienne proclamant « la mort de l'abstraction de l'Essence divine ».
7. Georges GUSDORF, Mythe et Métaphysique (1953), p. 221.
8. Cf. LEIBNIZ, Causa Dei..., et n. 68.
10. Cf. CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Textes choisis des Prophètes, n. 21 et 26 : Dieu est à la fois « lumière inaccessible » et « feu dévorant » ; comme feu, il engendre la crainte ; comme lumière, il rend à la sécurité.
11. Cf. Affrontements mystiques (1950), ch. II, Nietzsche mystique.
12. Cf. Franz GRÉGOIRE, Aux sources de la pensée de Marx (1947), p. 77 « L'attachement de Hegel au dogme chrétien de la rédemption, fût-ce après que ce philosophe eut perdu la foi, comme à un pur symbole, a certainement contribué à suggérer à Hegel l'idée du processus dialectique comme loi fondamentale des choses ». Et G. VAN DER LEEUW, L'homme primitif et la religion, pp. 194-195 « Plus l'athéisme s'affirme, plus nous pouvons relever distinctement dans ses traits les traces d'expériences religieuses passées, comme dans l'athéisme communiste celles de l'eschatologie et de la religion de la communauté humaine. L'homme qui ne veut pas être religieux l'est précisément par cette volonté même. Il peut bien fuir devant Dieu, il ne lui est pas possible de l'esquiver ».
Dans Le Génie des Religions (1841), Edgar QUINET avait déjà noté cette sorte d'absorption du christianisme opérée par les doctrines des métaphysiciens allemands les plus opposées à la foi chrétienne ; mais son point de vue libéral lui faisait envisager le fait d'une manière optimiste : « Le christianisme étant entré presque tout entier dans les théories de ses métaphysiciens, n'a jamais été aboli, même un seul jour, dans les esprits ; en sorte qu'elle (l'Allemagne) a passé de la religion à la philosophie, sans violence... Jamais elle ne s'est trouvée un seul moment en face du néant... »
13. Paul CLAUDEL, La Ville.
15. Cf. Henri NIEL, Athéisme et Marxisme, dans Lumière et Vie, 1955, p. 78 : Aux yeux de Marx, « la religion naît ainsi du dualisme entre l'idéal et la réalité, entre l'idée que l'homme se fait de lui-même et son existence concrète. Tant que ce décalage subsiste, il y a religion. C'est à ce sentiment d'insuffisance, de désadaptation que Marx veut mettre fin par la réalisation d'un monde où l'homme se retrouve véritablement chez lui ». Emmanuel MOUNIER, Carnets de route, II, p. 415 : « Qu'est-ce qu'un homme heureux ? — Un homme bien adapté, pensera-t-on, glissant comme un parfait rouage sur ses engrenages biologiques, affectifs et sociaux... »
16. Il semble que des marxistes eux-mêmes le redoutent obscurément, et ce serait l'une des raisons pour lesquelles ils tracent beaucoup plus volontiers le portrait idéal de l'homme marxiste dans la société actuelle, que celui de l'homme dans la société marxiste.
17. Jacques LECLERCQ, op. cit., pp. 23-24. Cf. Louis BOUYER, Le sens de la vie monastique (1950), p. 1o5, sur les blasphèmes qu'on « profère à genoux ».
19. ORIGÈNE, Contra Celsum, 1. II, C. XL. J. LECLIMCQ, Dialogue de l'homme et de Dieu, nouvelle édition (1948), p. 19 : « On met Dieu dans les choses, parce qu'on ne connaît pas Dieu. Pourtant on le connaît, puisque c'est Lui qu’on cherche dans les choses, qu'on ne les cherche pas pour elles-mêmes, comme elles sont, mais pour l'Ineffable dont on les couvre ».
20. Cf. Joseph FOLLIET, L'avènement de Prométhée (1951), pp. 21-22 : « En préludant à l'essor des sciences de la nature et des techniques, Descartes et Bacon préparent l'avènement des grands négateurs, des ennemis de Dieu. L'homme prométhéen vit dans un monde qui est sa propre création, loin de la nature dont la cruauté et la beauté emplissaient le primitif, puis le paysan, d'enthousiasme et de terreur ; les lumières de la ville lui cachent les étoiles... Parmi l'univers qu'il sécrète, il n'éprouve plus le besoin du Créateur. La peur de l'inconnu qui demeure en lui est celle d'un inconnu humain et social, plus que d'un inconnu naturel ou surnaturel ».
21. Cf. Henri NIEL, loc. cit, p. 8o : À travers la révolution technique, « c'est d'une certaine façon l'expérience de son pouvoir créateur que fait l'homme et qu'il compare avec le pouvoir créateur de la nature. En révélant à l'homme un nouvel aspect de sa grandeur, cette révolution nous oblige par contre-coup à un travail de décrassage, de purification de l'idée que nous nous faisons de Dieu ».
22. Cf. D. VAN DER Linzuw, L'homme primitif et la religion, p. 207 : « Ce que nous appelons la sécularisation n'est pas seulement une déchéance religieuse, mais un phénomène allant de pair avec la prise de conscience de l'homo religiosus. Ce que la religion perd en largeur, elle peut le gagner en profondeur. L'homme primitif ne mange jamais sans y mêler la religion, tandis que le fait de manger est pour l'homme moderne, même s'il est religieux, la chose la plus ordinaire du monde. Mais le primitif ne peut pas se « convertir », et c'est ce que l'homme moderne, lui, est à même de faire. C'est une possibilité de la sécularisation, que l'homme primitif possède beaucoup moins : l'homme qui a découvert le monde peut y trouver sa perdition. C'est ainsi que la perte de la notion du caractère sacré de la vie peut devenir la condition préalable de la notion du caractère sacré de Dieu ; mais elle peut aussi conduire à la perte de toute notion sacrée quelle qu'elle soit ».
On méditera aussi ces autres réflexions du même auteur (pp. 167-168 et 187) : « La souveraineté de l'abstraction, qui, dans ses formes idéalistes et matérialistes, domine en grande partie le XIXe siècle, vient se briser à notre époque sur les forces implacables de la réalité. L'homme se retrouva soi-même comme être de chair et de sang, il retrouva ses instincts ; il découvrit à nouveau les puissances qui dominent le monde, il est même en train de redécouvrir la réalité de ses dieux et même parfois celle de son Dieu. Toutes sortes d'influences en apparence extrêmement contradictoires, concourent à briser l'abstraction. C'est ici que se trouvent alignés côte à côte les noms de Nietzsche et de Kierkegaard, de Barth et du Troisième Reich, de Klages et de Berdiaev, de Guardini et de Rosenberg, de Buber et de Chesterton. La « mentalité » moderne comme abstraction de la réalité, dominant cette réalité, est un phénomène transitoire, un fantôme rôdant encore, parmi nous, mais condamné à disparaître bientôt ». Seulement, cette liquidation du rationalisme est en même temps l'irruption d'un irrationalisme non moins dangereux. Il faut en être averti : « Quelque grande et stable que soit, dans l'ensemble de la vie humaine, l'importance des structures de la vie primitive et mythique, elles ne doivent jamais nous brouiller avec la raison. Autrement nous commettrions la faute exactement opposée à celle de ceux... qui présentent la structure rationnelle comme la seule salutaire. Nous reprendrions en quelque sorte la glorification d'un « bon sauvage » rousseauienne... Les considérations que font valoir les ennemis mortels de l'esprit, en particulier celles de Klages, nous y font penser..., quoiqu'elles visent à un but très différent... »
C'est pourquoi, si l'on ne veut pas retomber de Charybde en Scylla, il importe tant aujourd'hui de retrouver davantage et de remettre en valeur dans son intégralité l'idée de l'esprit qui nous vient de la tradition chrétienne...
24. À quiconque entrevoit tout au moins le besoin d'adoration qui est au fond de l'homme, toutes les solutions positivistes du problème religieux paraîtront dérisoires. C'est là l'un des vices de la solution comtienne. Cf. notre Drame de l'humanisme athée, deuxième partie. De même pour l'esquisse de Julian HUXLEY, dans L'homme cet être unique (traduction française, 1947), P. 349 : « La disparition de Dieu entraîne une refonte de la religion, et une refonte d'un genre fondamental. Elle entraîne pour l'homme l'obligation de porter sur ses propres épaules des responsabilités finales dont il s'était précédemment chargé sur Dieu » : par exemple, la responsabilité de devenir objet d'adoration, le propre objet de sa propre adoration ? L'utopie du laïcisme intégral est du moins plus logique...
25. ORIGÈNE.
26. Expression d'André BRETON, Position politique du surréalisme, p. 11 (cité par Ferdinand ALQUIÉ, Philosophie du surréalisme, 1955, p. 91).
29. Cf. Karl MARX, Le Capital (Œuvres, trad. MOLITOR, t. VI, p. 40) : « Il est devenu pratiquement impossible de demander s'il existe un être étranger, un être placé au-dessus de la nature et de l'homme, cette question impliquant la non-essentialité de la nature et de l'homme ».
30. Cf. Henri NIEL, loc. cit., p. 83 : « En fait l'individu concret ne trouve dans l'idée de société parfaite que sa propre réalité présente d'être social, déterminée par la représentation d'une société qui n'existe pas encore. Représenté comme produisant la réalité du présent en fonction d'un idéal à venir, l'individu actuel fait seul tous les frais de cette représentation de la société parfaite. S'il considère donc comme déjà réel pour lui un terme purement représenté et qui ne contient rien d'autre que ses efforts strictement actuels et s'il croit reconnaître en cette représentation une présence réelle de la société parfaite, c'est alors qu'il s'aliène, car il nourrit de sa propre substance un avenir qui n'a d'autre réalité que celle de son présent mythiquement projeté. La représentation, en effet, de la société parfaite a pour nécessaire condition d'existence le don vivant de l'individu qui la produit. Nous sommes bien en pleine aliénation, et le remède à la mort n'est, en réalité, que son utilisation idéologique : la vie et la mort de l'individu servent au profit d'une représentation de la société. Nous ne dépassons pas l'idéologie et ses aliénations particulières ».
31. Cf. F.-W. FOERSTER, L'Europe et la question allemande, tr. fr. (1937), p. 10 : « Rien de plus grandiose que la façon dont l'Apocalypse décrit la croissance de cette bête collective, qui met sa marque sur chaque front et chaque main, c'est-à-dire uniformise la pensée et l'action de chacun, et ouvre toute grande sa gueule pour blasphémer et vomir des mensonges. Telle est bien cette société contemporaine, où ne compte plus la conscience individuelle attachée au monde moral invisible, cette masse dépourvue de tout centre moral, insoucieuse de toutes les valeurs éternelles, reprenant cette apparence gélatineuse des méduses, dont l'humanité était sortie par le lent progrès des consciences individuelles ».
32. Cf. Gaston FESSARD, France, prends garde de perdre ta liberté (1946), p. 146 « Parce qu'elle fait abstraction de la conscience individuelle et de ses rapports tant avec les autres qu'avec l'univers, elle (la nature humaine du marxisme) n'est aussi que le concept générique de l'Homme ou de l'Humanité : individualité abstraite ou universalité purgée de toute réalité humaine ».
33. BOSSUET.
34. PRUDENCE, Livre d'heures, hymne II (éd. M. LAVARENNE, 1943), p 10.
35. Psalm. XIII, y. 4.