mercredi 27 avril 2011

En glanant... Gilbert Cesbron, Il y avait là un jardin

« Il y avait là un jardin dans lequel il entra avec eux... » C'est Jean qui parle, et de Jésus, et du Jardin des Oliviers.
Il fallait que le fils de l'homme passât par cette agonie, cette solitude ; par cette tentation aussi : « toutefois, ta volonté et non la mienne ! »
Il faut que tout homme y passe à son tour, à sa suite. C'est le prélude à sa mort, quelle qu'elle doive être — c'est-à-dire à la Rencontre : « Jésus, il est temps de nous voir... »
Je suis entré au Jardin des Oliviers le 14 mai 1978 quand j'ai appris — c'était à la fin du repas — que j'avais un cancer et seulement peu de temps à vivre.
Le regard droit mais le menton tremblant, Dominique eut le courage de me l'annoncer enfin. Je jure devant Dieu que je n'ai, sur l'instant, pleuré que sur elle : sur cette insupportable attente avant d'oser parler, sur cette solitude, cette force et cette faiblesse.
Depuis, je me suis accoutumé à la nouvelle — longues, lentes fiançailles. Comme j'avais passé ma vie à noter ce qui me traversait le cœur et l'esprit, j'ai continué ici. Je comprends que certains puissent juger peu convenable que je publie ces notes. Mais j'ai toujours affirmé, parce que c'est ma vérité, que la justification de ma vie et de mes écrits était de tenter d'aider les autres à vivre. Il se pourrait que ces pages en aident certains à continuer de vivre dans des conditions difficiles, et certains autres à les y aider.
La plus grande souffrance du Christ au Jardin des Oliviers a peut-être été de se trouver seul. « N'avez-vous donc pu veiller une heure avec moi ? »

Comme au soir des jours de fête dans les très grandes familles, il me faut commencer très tôt les adieux.
L'esprit d'Enfance consiste à regarder tout être, toute chose comme pour la première fois ; l'esprit de Pauvreté (auquel me voici enfin acculé), à les regarder comme pour la dernière fois.
Par instants, je m'en sens le regard agrandi, comme celui du spectateur dans les ténèbres de la salle avant le lever du rideau.
(À mon tour, je deviendrai une photographie sur un mur...)
Depuis que j'ai appris la nouvelle, mon esprit se refuse à emmagasiner, comme auparavant, les informations, les publicités, les programmes à venir. De cette prolifération de vie, de ce cancer-là, du moins, je me tiens à l'écart.
Et soudain, l'amour déchirant du moindre décor, du moindre détail, même laid...
C'est un tout autre regard que nous portons sur les choses lorsque nous les savons condamnées, ou lorsque nous nous savons condamnés.
Le jour où j'ai appris cette nouvelle, j'écoutais le bulletin d'informations d'une oreille distraite. Il me semblait — quelle forfanterie ! — qu'ils en oubliaient une...
Une telle annonce entraîne, mais pas sur-le-champ, bien des réactions, des conséquences, des décisions. Chaque fois que l'une d'elles me vient à l'esprit, je ressens de nouveau cette nausée puissante. Tant que je n'en aurai pas fait le tour, je ne trouverai pas la paix, la part de paix qui m'est encore permise.
La « punition » de l'écrivain, c'est que ce qu'il a cru inventer lui arrive.
Les soirs sont difficiles. Gestes de chaque soir, si apaisants jusqu'alors, soudain si déchirants. « Encore une journée achevée... » — et elles sont comptées, strictement.
Par une grâce apparemment cruelle, merveilleusement douce, c'est donc par la voix et le regard de l'être que j'aime le plus au monde que m'est venue la nouvelle.
J'éprouve désormais chaque instant de bonheur à l'ombre de la mort. C'est ainsi que nous devrions toujours l'éprouver si nous n'avions pas reçu le don précieux de la frivolité.
Une attention passionnée aux êtres, une indifférence absolue pour les détails. Je me contrains à répondre aux questions inutiles, à en poser moi-même, j'en ai la bouche sèche.
La « déprime » consiste à ne pas avoir envie de vivre et à s'y sentir astreint. Mon mal, en ce moment, est juste le contraire : être plus passionné de vivre que jamais et se savoir condamné.
Cette boule dans la poitrine, étouffement et nausée, je sais bien ce qu'elle me rappelle : les temps de la mort de ma mère. Me voici devenant orphelin de moi-même.
Puissance de renfermement d'un homme qui apprend qu'il va mourir.
Au fond contrairement à ce que l'on dit, ce serait assez simple de mourir seul, pourvu que ce soit vite.
« Être en sursis »... Pour la première fois je ressens pleinement cette expression ; moins provocante mais bien plus vraie que le « mort à crédit » de Céline. Je me sens vraiment créature : recréé à tout instant, soutenu en vie comme l'apprenti nageur. Alors, à l'angoisse inévitable succède une sorte de gratitude.
« Vivre à l'instant l'instant... » Ai-je assez écrit cette formule ! J'étais alors entièrement sincère. Mais à présent je la vis. Il y a une sincérité absolue de l'écrivain qui demeure cependant un jeu. Il faut que le corps s'en mêle, sans recours. Alors, la plume vous tombe des mains.
« Voir la mort de près », finalement cela ne veut rien dire. Voir la Vérité de près non plus.
Le seul « cadeau » que je puisse faire à Dieu, c'est ma peur.
À présent, je fais provision de tout. Je ne cesse d'observer ceux que j'aime, à leur insu. Et les voix ! N'oublie pas de retenir les voix ! — Quel étrange besoin, quel bagage inutile... À quoi bon ?
Et me voici, d'un coup (parabole obscure et soudain aveuglante), me voici « serviteur inutile ».
Tentation proprement enfantine de comparer avec ceux qui se portent bien, qui parviennent à un grand âge. C'est le stupide « Moins que toi ! » des écoliers...
Quel droit aurais-je donc de vivre plus ou moins longtemps que tel ou tel ? Le Ciel m'a-t-il demandé mon avis lorsqu'il m'a comblé de privilèges ? Eh bien, il y avait déjà (les biologistes l'assurent) cette petite graine de mort enfouie profond, cette « tare » qui équilibrait pour partie le reste. Non, le Ciel « ne se paye pas d'avance sur la bête » ; mais je découvre là une justice secrète, apprêtée depuis longtemps, qui me déchire et me rassure.
Un balcon sur le vide...
On voudrait parler à tout le monde : Écoutez, donnez-moi la main. Je suis seul. J'ai l'air semblable à vous — mais si vous saviez... Donnez-moi la main ! »
De grands creux de fatigue (c'est le symptôme, paraît-il) suivis, bien sûr, de coups de cafard... C'est tellement logique, tellement simple. Cela va de soi. Pourquoi faire tant d'histoires ?
Heureux celui qui, au dernier instant, peut songer : « À nous deux ! » ou : « Jésus, il est temps de nous voir... » Pour moi, c'est la perspective d'une longue nuit et, très loin, le petit matin. D'ailleurs, je serais incapable de supporter, d'un coup, la Lumière.
Cérémonie « pour le repos de l'âme » de Untel. Et comment pourrait-elle se reposer en attendant ? Et, une fois parvenue au terme, à l'océan, de quelle cérémonie peut-elle avoir besoin ?
Le faciès, le teint, la maigreur, etc. — Quand la mort aura abattu toutes ses cartes, elle fera le pli.
Le cancer m'a, d'un coup, rendu un regard neuf sur les êtres et les choses. Il m'a rendu des yeux, un cœur, le sens du temps qui passe. Il m'a rendu la vie.
À celui qu'on sait capable de la supporter, il faut certainement dire la vérité sur son état. Il faut lui permettre de reprendre son souffle avant de le perdre.
« Mon Dieu, je vous aime de toute mon âme, de tout mon cœur, de tout mon esprit, de toutes mes forces... » Il y a des années déjà que j'avais ajouté à cette prière immémoriale (elle figure dans l'Ancien Testament) : « ... et de tout le temps qui me reste ».
À partir du moment où l'on sait de quoi elle est le symptôme, la fatigue creuse en vous, corps et âme, des gouffres hors de proportion avec elle.
Il est singulier d'éprouver à la fois le sentiment d'avoir fait le tour des choses et celui de n'être qu'un enfant. Mais peut-être est-ce le secret final.
Instants de bonheur total. Certitude inexplicable qu'il arrête la marche du mal. « Là, maintenant, rien ne peut m'arriver… »
C'est cette sorte de zoom qui est épuisant : tantôt la mort si proche tient toute la place ; tantôt la voici reléguée à son rang : un événement naturel, une créature parmi des milliards d'autres et qui suit le chemin de tout le monde. Mais je ne suis pas encore le maître de penser ceci ou cela à volonté. Parfois, le « gros plan » surgit et me terrasse. Il me faut rameuter patiemment ces arguments que, jour après jour, j'ai mis au point afin de désarmer toute peur et que je croyais si décisifs.
Rien ne révolte plus un enfant que l'injustice. Et, contre toute raison, toute comparaison, tout sang-froid — oui, c'est un injuste sentiment d'injustice qui soudain me submerge.
Je suis un homme qui va mourir — mais tout homme va mourir ! Mais je suis un homme qui le sait : qui le sait de corps, et non d'esprit. J'ai déjà changé de planète.
Je me respecte comme on respecte un homme qui va mourir. C'est une bonne disposition pour mourir poliment.
Je ne me regardais pas souvent au miroir. À présent, je l'évite absolument. J'appréhende d'y voir l'autre, celui que j'observe de l'intérieur, celui que je crains et que je plains.
Il y a la vraie, la « bonne »fatigue, celle qui provient de l'effort physique ; et puis l'autre, qui est l'un des symptômes du mal. Quelquefois, j'essaie d'accumuler la première afin qu'elle masque l'autre.
Si je leur disais bonnement : « J'ai un cancer », ils s'écarteraient insensiblement de moi. Son avantage sur la lèpre est qu'il n'est guère visible qu'aux cœurs très attentifs. Ou encore, si la courtoisie ne nous muselait pas tous, ils s'étonneraient : « Quoi ! vous allez et venez, vous continuez de vivre ? » — Oui, et bien plus intensément que vous...
(Moi, je m'en vais. Je sais où, mais pas comment).
« Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps mais ne peuvent tuer l'âme... » Il peut tuer les deux, justement. Le doute, le désespoir, la souffrance, une certaine solitude peuvent détruire l'âme plus vite que le corps. La grâce de ne pas souffrir au-delà de sa force d'âme...
Le père B. me dit : « À partir de maintenant, il faut vivre dans la gravité ». Et, tout ensemble, dans le sourire.
L'inconsistance ou la rareté des symptômes, au début, l'impossibilité où se trouve le médecin de préciser un délai, tout contribue à fausser les unités de mesure habituelles du temps : à vous contraindre à vivre dans l'instant.
Spontanément, j'acquiers une « vision marginale » de tout ce qui est distractions, plaisirs organisés, spectacle, anecdote — de tout ce que auparavant j'enregistrais à mon insu tout aussi spontanément.
Je ne sais pas quand aura lieu l'embarquement, mais je suis entré dans la salle de transit.
Je regarde d'un œil neuf tant de choses belles ou seulement pratiques ; et je pense que les humains appliquent leurs dons et leur ingéniosité à se fabriquer un décor qu'il leur sera — qu'ils m'en croient — déchirant de quitter.
(J'aperçois de loin, dans le reflet d'une devanture, ma silhouette, mon profil, et je me dis sans aucune affectation : « J'en ai assez de ta vieille gueule... » — C'est une bonne disposition).
Je me regarde vivre. Tous ces gestes devenus si efficaces, ces petits trucs-à-aller-plus-vite, ce rituel quotidien tellement « au point »... Et tout cela va donc devenir inutile d'un seul coup ? Et je me sens pareil à l'homme qui change de métier ou s'expatrie.
Cette sorte de « courage » (qui vient sans doute de ce que je ne souffre pas) est une ruse du Diable. Satan-courage... Car il naît de ce que je m'observe sans cesse ; qu'à la fois je me renferme et me dédouble. « Je... je... je... » — Ces notes mêmes le prouvent.
La seule façon de ne plus y penser, c'est de ne penser qu'aux autres — voilà une évidence.
L'humour, dans ce cas, n'est une forme de courage que s'il ne met pas les autres mal à l'aise.
Le plus inhumain, dans la condamnation à mort en France, c'est peut-être l'espoir laissé au condamné jusqu'au dernier réveil à l'aube. Alternances d'espoir et de désespoir, quel esprit, quelle âme sont capables de les supporter longtemps ?
Pareil au coureur dont on chronomètre chaque passage, je ne peux m'empêcher d'observer à quelle fréquence me revient à l'esprit le souvenir de ma disgrâce.
Et la vie, soudain, comme un immense malentendu. « Si vous ne redevenez semblable à des petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume... » — Mais peut-être suffit-il d'un instant.
Dans l'un des plateaux de la balance toutes ces années plus qu'à demi perdues ; dans l'autre, le temps qui me reste, pourvu qu'il ne soit pas vécu mais survécu.
Je songe, pour la première fois, à tous ceux qui, en ce moment même, sont atteints de la même maladie. Non pas d'un cancer, mais du « mien ». Association anonyme, une sorte de club silencieux dont les membres se rencontrent peut-être sans même se reconnaître. Je pense à eux avec une sorte d'affection.
Tous ces gestes familiers, machinaux (surtout ceux du matin, si nombreux), me procurent parfois une sorte de nausée. À la pensée qu'ils représentent toute une vie d'habitude et que le bonheur est fait d'habitudes ? Ou qu'ils sont les témoins d'une aisance physique (la machine tourne toute seule) si provisoire désormais ? Ou que, confrontés au mystère qui les abolit, ils sont dérisoires ? — Ou pour toutes ces raisons à la fois ?
Pour l'heure, je ne souffre pas. C'est peut-être ce qui retire à ces observations tout intérêt ; ou leur en confère un, au contraire. La vie, le reste de vie de l'homme condamné est aimanté par deux pôles : SAVOIR et SOUFFRIR. Le second finit par oblitérer le premier ; mais, dans les débuts, le premier exerce à lui seul une force redoutable.
J'ai un cancer. Bon. Cela me revient à l'esprit ; j'y songe d'une manière tout intellectuelle. Et puis je pense au mal en soi, en moi : à ce travail aveugle, continu ; à cette dévoration incessante, même si, pour l'instant, elle est insensible. Alors, cela cesse tout à fait d'être « intellectuel »...
Le traitement chimique que je suis me procure par instants la nausée. Et je ne sais jamais si celle-ci est physique ou morale ; ni si celle-là entraîne celle-ci, ou l'inverse. C'est assez humiliant.
J'éternue ; on me dit : « Ne prends pas froid ! » — et cela me donne envie de rire. La pensée de tout autre malaise ou maladie venant se greffer sur celle-ci me fait rire : me fait songer à un liseron s'enroulant autour d'un arbre.
Certains matins on se sent si fragile qu'il vaut mieux ne pas respirer une rose, cela s'achèverait en larmes.
Ou alors se donner un alibi : écouter « la mort d'Yseult » ou ce fragment de « Roméo et Juliette » de Berlioz que je ne puis guère entendre sans que les larmes me viennent aux yeux. Pleurer de beauté pour ne pas pleurer de désespoir.
Le ricanement, voilà l'ennemi.
L'humour, le « courage », tout ce qu'on voudra, pourvu qu'ils soient spontanés — sinon, ils contribuent à vous « recentrer » alors qu'il faut absolument se détourner de soi. Le comportement idéal, pour les autres comme pour soi-même, est le « naturel ». Malheureusement, par instants, il s'enfuit au galop...
Est-ce bien enfin cet esprit de Pauvreté après lequel j'aurai couru toute ma vie, ou n'est-ce pas plutôt une sorte de lâcheté (qui m'aura, elle, poursuivi toute ma vie) qui me permet, pour l'instant, de renoncer si aisément ?
(De ces choses-là on peut écrire, mais difficilement parler).
Il m'apparaît plus facile de renoncer à la Beauté, à la Joie, qu'à ces petites fêtes réitérées et si souvent ratées qui sont à notre échelle.
Dieu ne nous a pas laissé construire, poussé, aidé à construire la cathédrale de Chartres pour, un jour, nous contraindre à y renoncer à jamais. Sous quelle forme la retrouverai-je ? Mais je la retrouverai.
C'est la fin des matins qui me paraît peut-être le plus difficile : la fin de cette sensation qu'on se réveille neuf pour une journée neuve, que tout recommence. Le compte à rebours est officiellement (car il l'est, de toute façon) commencé.
(Avec, dans mes meilleurs moments, une immense curiosité de ce qui va arriver, plus forte que la peur, que le doute).
Les premiers temps, on fait spontanément provision de toutes choses, avec l'arrière-pensée que c'est peut-être bien la dernière fois qu'on les voit. Et puis, quand vos armoires sont pleines, on en détourne son regard ; c'est une période dangereuse.
Détruire un corps humain, il suffit d'un instant ; mais que c'est long de le miner...
(Perdu pour perdu, pourquoi pas là, maintenant — s'il vous plaît ?)
On se jette dans les autres, avec une violence qui parfois les étonne : c'est pour sortir de soi.
Vous le plaignez, mais vous ne pouvez plus vous mettre dans sa peau, quelle que soit votre compassion. Il a franchi une frontière ; il suit son chemin, celui de tout le monde mais au jour dit. Il le suit en boitant : espoir, désespoir ; abandon de confiance, abandon de lâcheté... Et vous ne le quittez pas des yeux mais vous ne le voyez plus que de dos.
(Le plus souvent, je ne suis pas bien sûr qu'il s'agisse de moi. Cela aide à paraître.)
Désormais, il s'agit de « sur-vivre », dans les deux sens du mot.
On a passé sa vie à répandre de mauvaises nouvelles, heureux d'être le premier à annoncer des désastres, comme si leur sinistre lumière vous mettait en relief. Et voici qu'en possédant une inédite, voici que, sûr de son « effet », on la tait, on se tait. C'est que, hormis ceux qui vous aiment vraiment, les autres, en apprenant que vous êtes condamné, vous considéreraient aussitôt comme déjà mort. Leur regard, faussement compatissant, vous tuerait. « Il vaut mieux faire envie que pitié », dit un dicton ignoble. Il faut surtout ne jamais faire peur.
Vis-à-vis des objets, des décors, des saisons, se méfier du navrement, du « jamais plus ! » Et, comme on ne peut guère choisir qu'entre deux attitudes opposées (telle est notre infirmité), mieux vaut le « blindage ». Je ne reverrai plus jamais Venise, ni peut-être même ce hêtre pourpre dans sa splendeur ? Et alors ?
Il faut donc prendre ses distances avec les délices. Mais l'homme qui décide d'entrer dans les Ordres ne fait pas autre chose ; et nous savons qu'il a choisi d'aller vers la vérité et la vie.
Il y a quelque chose de dérisoire à continuer de pratiquer la culture physique : d'entretenir extérieurement ce corps qui se détruit intérieurement. Mais tout ce qui est en notre pouvoir pour ne pas se dégrader avant l'heure devient, vis-à-vis des autres et même de son âme, un devoir.
Je savais déjà que les grands malades habitaient une autre planète que les bien-portants ou les malades occasionnels. Il en existe donc une troisième.
On regarde le paysage familier d'un œil désenchanté, d'un regard détaché comme quelqu'un que vient de frapper un grand deuil. En fait, on est en deuil de soi.
Jean Giraudoux partant pour la guerre, où il prévoit qu'il sera tué, éprouve le sentiment de devenir l'aîné de ses parents : plus proche qu'eux de la mort… Sentiment profond. Devenir soudain l'aîné de presque tous. Et cette phrase de parents me revient : « Tu es l'aîné, c'est à toi de te montrer le plus raisonnable... »
« J'aurais pu... J'aurais voulu... J'aurais dû... » Le conditionnel passé devient plus que jamais notre ennemi.
Voilà, il faut bannir toute alliance avec le cancer : il fait son travail et moi le mien. (Mais sans doute est-ce facile à dire tant qu'on ne souffre pas vraiment).
Pas besoin de penser à lui : il pense à moi pour deux !
Ce que nous appelons « une longue et douloureuse maladie », et saint Paul : « la légère tribulation d'un instant ».
Ayant amassé, plus ou moins laborieusement, un arsenal d'arguments qui donnent un sens à ce qui nous arrive et nous protège du désespoir, il y a danger à les ressasser sans cesse : ils s'éventent.
Jamais on ne m'a tant parlé de ma bonne mine. (« Vous êtes florissant », m'assure quelqu'un.) Mais ceux qui m'en félicitent ainsi ne s'adressent qu'à eux : à ce pressentiment qu'ils repoussent, à la fois par compassion et par peur, inconsciemment. C'est eux-mêmes qu'ils voudraient convaincre.
Nous sommes trois dans ma peau. Celui des dernières heures, et comment ne pas penser à lui ? Celui qui s'y prépare, dont le temps est compté et qui le compte. Et celui qui les observe et, parfois, n'y croit qu'à demi — et quel est le vrai ?
La hantise d'en finir proprement. Et plus ce sera rapide, et plus tôt ce sera, et plus ce sera « net ». Lâcheté ou politesse ? Ou le comble de ce comportement consciencieux de bon écolier qui ne m'aura jamais quitté ?
Je n'ai pas mal, je suis mal. Quelquefois, je préférerais avoir mal : ce serait plus humain, plus naturel. Il y a en chacun du Gribouille.
Cette nausée presque permanente, qui est l'effet du mal (ou de son traitement), aide beaucoup à se détacher de tous les enchantements. Nous sommes le 15 juillet et jamais, cette année, la nature n'aura été plus belle — et je la regarde à peine. Les autres années, cet excès de beauté me mettait parfois les larmes aux yeux.
Il me faut transférer patiemment tous mes amours, toute la beauté du monde dans la nuit qui m'attend. Il me faut la meubler d'avance.
L'odeur du tilleul en juin. Et brusquement je me suis dit : « Non, ce n'est pas pour la dernière fois que je la respire, mais à jamais... » — Tout est là.
(Quelquefois, il me semble que quelqu'un va me souffler dessus et que je m'éteindrai).
J'ai tellement prévu et imaginé cet instant, je l'ai si souvent raconté dans mes livres que cela m'empêche à présent d'y croire tout à fait.
Le danger de connaître la vérité au sujet de la maladie qui vous condamne est d'engendrer en vous, à l'insu de tous, un second cancer qui prolifère parallèlement à l'autre, une sorte de cancer de l'âme.
« Une longue et douloureuse maladie... » — Si elle continue à ne pas être plus douloureuse, alors, qu'elle soit la plus longue possible !
Le difficile est qu'il faut à la fois y penser et n'y pas penser.
Les prévenances mêmes dont on m'entoure et qui me mettent les larmes aux yeux, me font penser aux Saturnales des Romains. Le « roi Saturne » était l'objet de toutes les attentions, on prévenait tous ses désirs ; et puis, la fête achevée, il était mis à mort misérablement.
« J'éprouve une difficulté d'être... » — Cette parole de Bayle ou Fontenelle agonisant, j'en admirais la politesse et, pour ainsi dire, la désinvolture. À présent que je la vis déjà, qu'elle seule, par instants, définit ce que je ressens, je la trouve profonde.
Ce qui nous rend malheureux (et fait sourire les médecins), c'est la vision que nous nous figurons de nos maux et qui relève des dessins animés. Le cancer s'y prête d'une manière redoutable.
Quand le train est annoncé par cette sonnerie si distante, si grêle, l'anxiété s'empare de chacun. On s'assure de ses bagages, on se prépare trop à l'avance, on se demande quelle place on va trouver et, déjà, l'on se détourne des lieux que l'on va quitter. Une anxiété bizarrement mêlée de soulagement.
Quand la mort est « annoncée »...
(Aujourd'hui, j'ai su de toute certitude qu'ils ne m'en tireraient pas. Je croyais bien ne plus espérer, pourtant. Eh bien, l'animal en moi espérait sans doute. Plus maintenant.)
Le point commun de cette épreuve avec la passion du Christ, ce n'est pas encore la souffrance physique : c'est de savoir d'avance.
Ne te trompe pas de larmes ! Il n'y a que les autres qui comptent : leur navrement ou leur ignorance inquiète. Cette conspiration de tendresse qui te donne à temps la mesure et la gamme de l'amour humain.
Quoi ! un demi-milligramme de poudre blanche pourrait le rasséréner ? pourrait faire équilibre à l'angoisse, à l'attente, au déchirement ? — quelle humiliation... Vous imaginez le Christ prenant un tranquillisant ?
(Durant des jours, je m'oblige à ne rien écrire sur ce cahier. Comme si chaque ligne était un pas vers la dernière.)
Et toujours si consciencieux... Pareil au condamné qui fait son lit avant de partir pour l'échafaud.
Je ne puis tenir qu'en ne m'accordant aucune importance. Les prévenances dont certains m'entourent me retiennent, tirent sur les liens et me font mal.
Quelquefois, je me dis : « Eh bien, je vais enfin échapper à ces rues pleines d'infirmes, à ces métros remplis de visages pathétiques, à toute cette douleur, cette injustice, cette compassion épuisante, leur échapper, enfin ! » — Dans ces moments-là, on dirait que je me venge de Dieu, comme un petit enfant qui a mal bat sa mère.
Bien sûr, ce mal m'habite sans cesse, sensiblement. Mais, les jours où l'Esprit m'habite aussi, c'est lui qui a le dessus.
J'écoute, d'une oreille plus sensible, parler les autres. Combien paieront comptant ce qu'ils annoncent, ce qu'ils énoncent ? Que de chèques sans provision ! Mais j'en ai beaucoup émis moi-même... À présent, impossible !
Il existe un folklore, une imagerie de la mort qu'il faut, si l'on veut tenir droit, délibérément repousser. Même au prix d'une sorte d'égoïsme, se dire : ce qu'il doit advenir d'insoutenable à mon sujet concerne les autres, pas moi.
Pensées du matin et pensées du soir, si différentes ; pensées des jours de malaise et des jours de « roue libre »...
Quand on se trouve avoir pénétré soi-même dans cette zone d'approche, les propos des autres au sujet de leur mort éventuelle, ces principes, ces bravades, ce courage gratuit semblent dérisoires.
Tout ce travail détestable qui se fait en soi, invisiblement et comme sous terre... Prendre la mesure de son impuissance — mais aussi de cette étrange dignité.
(Cette horrible solitude, par instants : le temps de passer de leur amour au Sien.)
Tout ce qui me survivra intact : le paysage, la maison, les objets — tout cela qui, les premiers jours, m'attendrissait tant, a cessé de m'intéresser. Je me recroqueville ; pas sur moi : sur ces vivants que j'aime et qui me paraissent à la fois si forts et si fragiles.
« Tu l'as assez aimé, ton Jésus ! Jusqu'aux larmes, jusqu'à l'insomnie, jusqu'au désert dans la ville : entrer dans une église obscure, fraîche, vide — vide ? allons donc ! — et, seul à seul : Je vous aime, je vous aime, je vous aime...
Tu l'as assez aimé, ton Jésus, et maintenant, quoi ? Tu aurais peur ? »
C'est un vers de Supervielle :
« Et mourir sans souffrir, comme fait le nuage ».
L'avenir est devenu mon ennemi. Et le passé aussi. Il arrive qu'on n'envie plus que soi-même : cette vie, si pauvre qu'elle soit devenue, qu'elle continue encore, sans changement ! Aucune n'est plus enviable...
Toute ma vie, j'aurais voulu incarner pour de vrai la parole de l'Évangile : « À chaque jour suffit sa peine ! » À présent, c'est la suivante qui devient chaque jour un peu plus vraie : « Demain se souciera de lui-même ».
Et, brusquement, un regain de passion pour te décor : « C'est exquis, et j'en profite encore... C'est exquis et ça leur restera... »
On meurt par anticipation — ces notes mêmes en sont la preuve. Si je vivais vraiment à l'instant l'instant... Si je me disais vraiment : « Alors comme alors ! »...
On me dit gentiment : « Personne ne sait le temps qu'il lui reste à vivre. Peut-être qu'en sortant d'ici, je vais me faire écraser ! » — Peut-être. Mais, du moins, vous ne le savez pas. Le compte à rebours est commencé pour vous aussi, mais vous n'en avez pas conscience.
« C'est pour de vrai ou pas pour de vrai ? » demandent les enfants quand on leur raconte une histoire. Je me le demande aussi, par éclairs, et j'ai du mal à croire à la réponse.
Accepter de devenir inutile. (J'ai très bien parlé de cela, à propos de Bernadette, dans Il suffit d'aimer. Et il y a beaucoup de choses dont j'ai « très bien parlé » ; il s'agit à présent de les vivre.)
(Cette constante observation de soi, attendrie, apitoyée : cette dérisoire et humiliante parodie de l'amour maternel est notre tentation et mon tourment. Qu'on se dégoûte physiquement, qu'y faire ? Mais moralement...)
La pensée de ne plus jamais revoir tel ou tel m'est indifférente ; tel ou tel autre, très peu nombreux, insupportable. Ce critère permet de mesurer sans aucune complaisance l'amitié, mais aussi mon état.
Je continue à prendre des notes pour un roman que je n'écrirai jamais. Cette « duplicité » illustre bien la différence entre l'instinct vital, qui est irrépressible et se nourrit de la moindre rémission, et l'élan vital, qui est irrémédiablement perdu. Voilà une distinction inexplicable aux bien portants.
Ceux qui croient devoir m'en parler — et comme je les plains. Seuls comptent leur visage et cet effort qu'ils font. Et ceux qui se taisent — et j'entends leur pensée.
Puisque « mille ans sont comme un jour » là où nous allons, il faut, en chemin, qu'un jour — chacun de ceux qui nous restent — soit comme mille ans.
Déjà, je n'ai plus qu'une vision marginale de choses que j'aimais tant. Le regard, le vrai, est ailleurs.
Soulagement de se trouver dans un lieu public, dans un train, parmi des inconnus qui ne peuvent pas savoir que j'ai changé de visage.
Toute aisance, toute faculté, tout pouvoir que l'on perd est désormais sans retour. C'est le signe. Comme dans ces interrogatoires où l'inculpé s'enferre progressivement. Et c'est bien la même angoisse.
Vis-à-vis de ses vieux vêtements, qu'on eût remplacés en temps ordinaire, il arrive qu'on éprouve une sorte de tendresse, non exempte de dépit : « Bah ! ils dureront autant que moi... »
Puisque je vais sortir du temps, autant m'y apprivoiser en en changeant dès maintenant les repères, en brisant les routines, en m'abandonnant à la durée. Et cependant, jamais je n'ai ressenti un tel besoin de vivre selon une Règle : que chaque jour, chaque semaine, chaque mois forment des cercles tout simples où il me semble que « l'instant », quand il surviendra, trouvera place naturellement. Le contraire même de la « fuite à Samarcande »...
(Je m'avise maintenant qu'avant même d'apprendre la nouvelle, je sentais bien que je m'acheminais.)
« Contentons-nous d'être vivant un jour de plus 
D'entendre en nous ce cœur qui ne s'est pas couché 
Et peine nuit et jour dans d'égales ténèbres
... »
Certains matins, ces vers de Supervielle me serrent la gorge.
(Et tantôt ce qui va advenir prend les proportions d'une aventure cosmique, unique ; et tantôt, l'humour et l'humilité aidant, on en revient à cette définition si pudique du Christ : « Aussi bien, ce qui me concerne touche à sa fin ».)
J'avais bien cru parvenir à prendre mes distances, avec le décor du moins ; mais l'automne m'a vaincu par sa splendeur, par sa ressemblance avec tout ce que j'aurai aimé.
Par instants, je sens le poing de la Mort qui se serre au fond de moi.
J'ai si souvent vécu à l'avance tous les événements de ma vie qu'aucun d'eux, au fond, ne m'a apporté de surprise. C'est sans doute qu'il ne m'a pas été donné d'en vivre de vraiment importants. En sera-t-il de même de ce qui va m'advenir ? Jusqu'ici j'accomplis point par point des préliminaires prévus de longue date. Mais voici que je passe du troisième au « second degré ». Et je pressens un premier degré, un immédiat qui seul compte, où je serai comme ligoté, où j'aurai passé la main.
La bête dans sa tanière. Elle a longtemps hiberné ; à présent la voici réveillée.
En passant devant le miroir, on « rectifie le visage ».
Dieu semble m'avoir fait la grâce de murer toutes les issues de ma cathédrale. M'y voici seul, mais sans peur.
Le cancéreux, monstre sacré. Certains visiteurs entrent dans votre chambre comme si un assassin était caché sous le lit.
(Ne jamais se donner le spectacle à soi-même.)
On change de visage comme un enfant grandit : par à-coups. On s'en avise au miroir. On regarde ce nouvel inconnu. Ou plutôt, c'est lui qui vous regarde, avec une sorte de timidité.
« ... Regarde-toi qui changes
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange 
Oisiveté mais pleine de pouvoir... 
»
Aussi longtemps que ces souffrances ressembleront à d'autres que j'ai déjà endurées, je me sentirai appartenir encore à ce monde rassurant.
(Serpents minute. Il y a aussi des « malheurs minute » qui, en un instant, vous détruisent. Le 14 mai 1978, vers 13h 20...)
Rester attentif aux petits ennuis, aux petits problèmes des autres. Pas attendri : attentif.
Je soupèse cette saloperie de petit objet en matière plastique qui sera encore là quand je n'y serai plus.
Si l'on savait à quoi se réduit le dialogue avec Dieu d'un homme qui se sait condamné, on rirait des traités d'exégèse et de théologie. Mais qui a jamais écrit — et à quoi bon ? — un livre, une page, une ligne sur l'échange de sourire et de regard d'un tout petit enfant avec sa mère qu'il distingue à peine ?
Qui m'a volé toute ma force jour après jour, nuit après nuit ? Qui m'a dédoublé de la sorte, personnage tragi-comique ?
« Aplanissez le chemin du Seigneur... » — C'est le monde à l'envers : c'est lui qui aplanit le mien.
La victoire, ce n'est pas d'en sortir vivant mais intact.
Cette sorte de plaisir que j'éprouve à mettre mes affaires en ordre, à achever mes manuscrits, c'est celui du garnement qui joue un tour à quelqu'un. Mais à qui ? — Au cancer : il ne me prendra pas de vitesse.
Ce que j'écrivais me servait souvent de canne, pour avancer ; à présent, de béquilles, pour ne pas tomber.
Impossible de mettre en route un roman, de donner la vie. Je dois la garder pour moi. Citerne fissurée : le peu d'eau qui me reste...
Transfusion sanguine. Ce que j'ai la force de faire aujourd'hui et que je n'avais pas hier, c'est l'autre qui l'accomplit en moi, cet inconnu que je remercie dans ma nuit, pour qui je prie.
« Comment, il est si mal ? Pourtant, il me semble qu'il n'y a pas si longtemps que je l'ai vu bien portant... » — Durant toute sa vie, on l'a dit ou pensé à propos de tel autre ; à présent, ils vous rendent naïvement la pareille. On sort de leur temps avant de sortir du temps.
La prière réduite au souffle, au battement du cœur…
L'impression d'être maintenu là, encombrant et cependant précieux, comme un objet de compassion, mais surtout comme un mystérieux témoin.
Prenez garde ! Dieu nous prend au mot...
(À présent, tais-toi l'écrivain !)
Gilbert Cesbron, in La regarder en Face