Quatrième entretien
JEAN AMROUCHE. — Vous en étions restés, d'une part au désespoir, d'autre part à cet instinct, à cette volonté de révolte, d'affirmation, de conquête, et à cette vocation de fuite, de départ, cependant qu'une part de vous-même, une part du poète, la part que nous pourrons appeler provisoirement « féminine », demeure attachée au pays natal : elle est là, elle est assise sur quelle borne ? on ne sait où, mais elle ne prend pas la route avec le poète qui s'en va seul.
Il y a donc l'appel, la vocation, en même temps que le refus et la fuite, et c'est dans cet appel et dans cette vocation que gît le salut possible.
PAUL CLAUDEL. — Tout ça est très bien, on retrouve en effet cette division des deux éléments dont vous parlez : on la retrouve dans Tête d'Or, entre Cébès et Tête d'Or, par exemple.
J. A. — Oui.
P. C. — Vous retrouvez ce même élément plus tard, dans d'autres conceptions que j'ai eues, par exemple Animus et Anima.
Un poète ne fait guère que développer un dessein pré-établi.
J. A. — Eh bien...
P. C. — De là ce côté mystérieux, prophétique si l'on peut dire, dans la vie d'un poète, un des meilleurs exemples est Baudelaire qui, encore au lycée, prévoyait toute sa vie future, écrivait ces vers étranges :
Tous les êtres aimés,
Sont des vases de fiel qu'on boit les yeux fermés.
Sont des vases de fiel qu'on boit les yeux fermés.
Il écrivait ça étant en rhétorique, à dix-sept ans. Il n'avait certainement jamais bu de vases de fiel à ce moment-là, mais il avait déjà l'expérience de son avenir.
Et de même dans Verlaine quand il dit : Mon âme vers d'affreux naufrages appareille, avant qu'il ait eu cette vie mouvementée que tout le monde connaît.
J. A. — Oui, mais c'est d'ailleurs pour cela que je voulais insister un peu sur ces premiers écrits, de manière à mieux nous assurer d'un départ pour explorer une œuvre future si importante, si abondante, et si difficile.
Je voudrais vous poser une question qui est celle-ci dans quelle mesure la parole de Cébès, qui est célèbre, dans Tête d'Or, celle-ci : La parole n'est qu'un bruit et les livres ne sont que du papier, dans quelle mesure cette parole exprimait-elle, à l'époque où vous l'écriviez, le dégoût de la matière imprimée, le dégoût des livres par exemple ?
P. C. — Oui. Ya un sentiment, plutôt l'insuffisance d'un livre comparé à la nourriture essentielle dont j'avais besoin, qu'un mépris complètement radical. J'ai toujours été un grand lecteur, un dévoreur de papier imprimé, et je suis loin actuellement de ressentir ce mépris. Je sais au contraire combien je dois à l'étude et à la lecture. Seulement , j'ai le sentiment que tout être constitue une personnalité à part, une ménade, comme dit la Bible, et que rien, absolument rien, ne peut remplacer ; et que même une influence extérieure — je ne dis pas constamment, mais à certains moments — peut être positivement nuisible et vous égarer. Il doit y avoir une espèce de sentiment farouche, d'intrépidité personnelle, qui doit guider le poète, enfin le poète en germe, et lui permettre de distinguer ce qui lui est bon et ce qui lui est mauvais, et de repousser avec une espèce d'horreur ce qui est délétère pour lui.
J. A. — Eh bien, qu'est-ce qui était bénéfique, et qu'est-ce qui était délétère dans vos lectures d'adolescent ?
P. C. — Je peux dire d'abord que c'est en bloc toute l'éducation littéraire que j'ai reçue au lycée. Ça, je me suis hérissé, j'ai rejeté en bloc à peu près tout ce bagage qu'on essayait de m'imposer. Quand je suis sorti du lycée, je suis sorti avec un bagage complètement négatif, c'est-à-dire que je rejetais violemment tout ce qu'on avait essayé de me mettre dans la tête. Et puis alors, quand je me suis livré à moi-même, je me suis d'abord jeté sur Shakespeare.
J. A. — Pardon, pardon... Pardonnez-moi de vous couper, mais je crois que nos auditeurs aimeraient bien savoir ce que vous avez rejeté avec tant de violence à votre sortie du lycée.
P. C. — Permettez. Je ne peux le dire qu'en complétant ce qui s'ensuivit, parce que, ce qu'on voulait m'imposer, je l'ai au contraire en grande partie accepté, et avec avidité et voracité, plus tard, dès le moment où on n'a pas essayé de me l'imposer, où je me le suis administré à moi-même comme une nécessité organique et vitale que je pouvais assimiler.
J. A. — Je m'excuse alors de vous avoir interrompu. Pardonnez-moi. (Rires)
P. C. — Je voulais justement vous expliquer ce processus de mes études qui ont suivi, je puis bien dire, ma conversion : parce que, conversion, éducation morale et intellectuelle, ont marché de pair pour moi entre ces années 86, 90 et 93 où je me suis constitué en entier, où je me formais somme toute ma personnalité.
Eh bien, dans ces études préliminaires, ce qui a commencé pour moi, c'est Shakespeare. J'ai étudié de très près Shakespeare pendant un an, un an et demi ou deux ans : je l'ai lu et annoté, de très près. J'en ai même plusieurs exemplaires qui ont disparu, je crois, dans le tremblement de terre de Tokyo où une grande partie de mes livres ont disparu.. .
J. A. — Vous le lisiez dans le texte à cette époque-là ?
P. C. — J'ai appris l'anglais dans Shakespeare, je peux dire. C'est avec le dictionnaire d'une main, et une traduction de Shakespeare que j'ai commencé à étudier l'anglais, avec une grande voracité et beaucoup de fruits. J'avais une admiration sans bornes, à ce moment-là, pour Shakespeare, admiration que j'ai conservée en partie, et ça m'a été extrêmement utile et formatif d'ailleurs. Quand on voit ma première version de Tête d'Or, on retrouve partout l'influence de Shakespeare, de sa stylistique, de son répertoire d'images, son mouvement, enfin ses procédés de composition : tout cela est shakespearien, on le retrouve dans ce drame de Tête d'Or. Alors Shakespeare m'a amené aux tragiques grecs. J'ai lu les tragiques grecs, que j'admirais déjà dans Les Commentaires de Paul de Saint-Victor que je lisais au lycée. C'est une de mes admirations aussi, une admiration passée.
Je me suis mis à lire Eschyle dans la traduction de Leconte de Lisle que j'ai trouvée détestable. Je me suis dit : ce n'est pas possible, Eschyle doit être autre chose. Et alors je me suis mis à vouloir le lire dans le texte. Mais alors, pour le lire dans le texte, j'ai été obligé de recommencer somme toute une grande partie de mes études du lycée ; néanmoins je sentais que cela devenait indispensable parce que Eschyle me donnait la formation prosodique dont j'avais besoin. Le vers épique, le vers lyrique, à mon avis, appartiennent à deux systèmes différents. On ne peut pas employer le vers épique ou le vers alexandrin dans le drame : c’est une erreur complète, à mon avis. Le vers dramatique par excellence, Ou le vers lyrique, c'est l'ïambe. Tous les grands poètes dramatiques ont employé l'ïambe ; que ce soient les tragiques grecs, que ce soit Shakespeare, que ce soient les grands lyriques, Pindare, etc :, tous ont pour principe l'ïambe, c'est-à-dire la succession d'une brève et d'une longue : tic-tac, tic-tac, tic-tac, tic-tac ou alors panapestique : tic-tic-tac, tic-tic-tac, tic-tic-tac.
L'alexandrin au contraire, ou l'hexamètre, sont des éléments narratifs. Les appliquer au drame, à mon avis, c'est un non-sens, sauf alors, pour des génies exceptionnels comme Racine qui, lui, en a fait un emploi miraculeux, je trouve. Racine est une des exceptions inouïes de l'art littéraire. Ça prouve que rien d'absolu ne peut exister parce que, même avec cet instrument que je considère comme mauvais pour le drame, Racine, qui est mon prédécesseur à l'Académie comme vous le savez (puisque j'occupe son fauteuil), — tu vas bien, Racine ? — en a fait un emploi étourdissant.
J. A. — Je suppose que Racine était un de ceux que vous aviez rejetés à la sortie du lycée ?
P. C. — Complètement. Je dois dire que j'ai été très long à revenir à Racine. Je ne suis pas revenu de mon peu d'admiration pour Corneille, mais pour Racine c'est tout différent. Je crois que Racine ne peut être apprécié que par un homme d'un certain âge. Ce n'est pas pour les jeunes gens ; les pièces de Racine qui ont une telle expérience de la vie et un tel art de la forme, ne sont pas faites pour des esprits et pour des talents inexpérimentés. Il faut beaucoup d'expérience, il faut beaucoup de bouteille si je peux dire, pour les apprécier.
Puisque j'en ai l'occasion, je dois dire que dans les trois grands drames de Racine, qui sont Britannicus, Phèdre et Athalie, que dans aucune langue du monde, ni dans Shakespeare, ni dans les Grecs, ni nulle part, je ne trouve quelque chose d'équivalent. Je trouve que ce sont des chefs-d'œuvre extraordinaires. Mais des chefs-d'œuvre qui, pour moi, me sont étrangers : on peut admirer une chose en sentant que c'est complètement en dehors de votre sphère, de votre ambiance. J'admire Racine, mais comme quelque chose d'entièrement hors de moi, et où je n'ai rien à chercher.
J. A. — Mais Athalie aussi ?
P. C. — Athalie aussi. C'est une très grande œuvre.
J. A. — Oui. Mais je voulais demander si Athalie vous paraissait une œuvre si étrangère à votre nature ?...
P. C. — Oui, oui.
J. A. — ... à votre tempérament ?
P. C. — Oui, oui. Je ne sens pas comme Racine, sauf peut-être dans ce chef-d'œuvre extraordinaire qui est Phèdre : néanmoins je suis capable de l'apprécier, comme je suis capable d'apprécier André Chénier bien que je sois très loin de lui.
J. A — Vous disiez tout à l'heure que vous n'aviez conservé à Shakespeare qu'une partie de votre première admiration.
P. C. — Oui. C'est-à-dire que maintenant je vois très largement ses défauts ; tandis que mon admiration pour Racine a augmenté, celle que j'ai pour Shakespeare a été plutôt en diminution.
J. A. — Mais pourquoi ?
P. C. — D'abord disons ce que je trouve de très beau dans Shakespeare. Malgré tout je le classe au premier rang, au nombre des quatre ou cinq plus grands écrivains qui existent. D'un certain côté je le mets au-dessus de Racine, bien que je ne sois pas sûr d'avoir raison.
Dans Shakespeare, il y a d'abord l’universalité de ses idées. C'est un monde entier qui figure chez lui, et y a cette violence de l'inspiration, ce mouvement dramatique, cette imagination à la fois familière et sublime, les deux choses mélangées : tout ça m'excitait au plus haut degré, et peut-être, à ce moment-là, même les œuvres que j'aime moins, comme les premiers drames historiques ou les Roméo et Juliette, où règne un langage d'un mauvais goût effroyable, qui ressemble beaucoup à du galimatias ou à du charabia. Mais tout de même il y a une jeunesse, une violence d'inspiration une intrépidité de sentiment, qui m'exaltaient au plus haut degré et qui continuent d'ailleurs à m'exalter. Shakespeare est tout de même un très grand bonhomme !
Et puis alors, à travers les œuvres de la maturité qui sont des œuvres magnifiques, nous arrivons à ces drames qui sont presque le sommet de l'esprit humain, les cinq derniers drames de Shakespeare qui sont une œuvre étonnante de poésie presque surnaturelle : Cymbeline, Le Conte d'Hiver, La Tempête... enfin il y en a cinq je crois, les dernières œuvres.
Shakespeare a commencé par la comédie, est passé par le drame, et est arrivé finalement à une espèce de vision béatifique, un peu celle de Beethoven ; on la voit dans ses dernières œuvres, elle correspond à une prosodie très particulière, qui m'a aussi énormément intéressé, qui est basée sur l'enjambement. À partir du Conte d'Hiver, Shakespeare coupe son vers, non pas suivant l'inspiration, mais pour ainsi dire une rupture qui cause une espèce d'hémorragie du sens : il brise le vers à des endroits tout à fait inattendus. À ce point de vue, on n'a jamais fait l'étude de la prosodie de ses cinq derniers drames, qui est extrêmement curieuse et qui est toute nouvelle chez lui, qui commence à se développer après les drames antiques. Ça marque un stade dans le développement de Shakespeare. Ça m'intéressait énormément à ce moment-là ; et je m'en suis souvenu plus tard dans les poèmes japonais ou chinois que j'ai essayé de faire un moment donné, où j'essayais de pratiquer moi-même cette rupture brusque, qui casse le mot.
J. A. — Mais vous l'avez pratiquée très souvent. Vous avez non seulement pratiqué l'enjambement pour provoquer cette espèce d'hémorragie du vers, mais même, il vous est arrivé de couper les mots.
P. C. — J'ai commencé par une espèce d'instinct raisonné, dans Tête d'Or : et puis j'ai abandonné ce procédé : et c'est plus tard seulement, au moment où j'ai écrit mes poèmes chinois ou japonais, que je me suis amusé justement à faire des essais de ce genre-là, au bout de trente ou quarante ans de séparation. (Rires)
J. A. — Je pense que nous aurons l'occasion d'y revenir. Mais vous venez de parler donc de Shakespeare et des tragiques grecs. Vous avez une très grande admiration pour Eschyle, que vous avez d'ailleurs traduit plus tard. Mais, et les Espagnols ?...
P. C. — Nous y arriverons. Pas seulement pour Eschyle, mais pour tous les Grecs qui étaient à sa suite. J'admire énormément Sophocle et Euripide ; Euripide en particulier où il y a un sentiment très baudelairien : j'ai beaucoup de peine à les mettre même un peu en dessous d'Eschyle : ce sont toujours, tous les deux, de très grands bonshommes.
Et alors, cette admiration des Grecs m'a conduit à Dante, que j'ai lu également avec beaucoup d'intérêt. Et Dante alors m'a amené à la grande admiration de ma vie, à l'homme que je mets peut-être au centre de tout, qui est Virgile. Virgile m'a enthousiasmé. J'en sais encore des fragments entiers par cœur et que je pourrais vous réciter si vous voulez.
J. A. — Mais c'est un enthousiasme qui date de votre jeunesse et qui ne s'est pas démenti ?
P. C. — Qui date de ma succession du lycée, parce que Virgile, au lycée, je ne l'admirais pas du tout, Virgile.
J. A. — Mais savez-vous que c'est une admiration que vous avez en commun avec André Gide qui, tous les jours, tous les soirs, lit toujours du Virgile ?
P. C. — Ah ben, voilà !...
J. A. — C'est un premier point de rencontre.
P. C. — Comme il le dit lui-même, les extrêmes se touchent. (Rires)
J. A. — Non. Il dit : les extrêmes me touchent. (Rires) Mais enfin, poursuivons le cycle de vos découvertes littéraires.
P. C. — Alors en même temps je découvrais Dostoïevski qui a eu beaucoup d'influence sur ma vision des caractères. Dostoïevski est l'inventeur du caractère polymorphe. C'est-à-dire... Molière ou Racine, ou les grands classiques, ont des caractères tout d'un seul tenant, tandis que Dostoïevski fait une découverte en psychologie qui est l'équivalent de celle de De Vries dans le monde de l'Histoire naturelle, qui est la mutation spontanée. Un caractère arrive tout à coup à une mutation, c'est-à-dire qu'il trouve en lui des choses qui n'y étaient absolument pas, de même qu'une fleur jaune dont De Vries donne le nom — je ne me le rappelle plus — produit tout à coup, après des siècles qu'elle a persévéré dans le jaune, elle invente une fleur blanche. Personne ne sait pourquoi. Eh ben de même, dans Dostoïevski, vous voyez une crapule, comme dans Crime et Châtiment, je me rappelle le bonhomme qui persécute Raskolnikov, qui est une crapule épouvantable et qui tout à coup devient une espèce d'ange : dans la brute assoupie un ange se révèle. C'est cet imprévisible, cet inconnu de la nature humaine qui est le grand intérêt de Dostoïevski. L'homme est un inconnu pour lui-même et il ne sait jamais ce qu'il est capable de produire sous une provocation neuve.
Ça, ç'a été une des grandes découvertes de Dostoïevski, qui m'a beaucoup servi, soit dans mon art dramatique, soit dans les réflexions que j'ai eu à faire sur l'existence, et en particulier de ne jamais désespérer, d'être toujours, dans un certain état de disponibilité. Personne ne sait au monde ce qu'il contient en lui-même.
C'est pour ça que les procédés d'introspection recommandés par les anciens philosophes grecs : Connais-toi toi-même, et les procédés d'introspection de Proust, etc., me semblent absolument faux, parce que, si on se met à se contempler soi-même, on n'arrive à rien, n'est-ce pas... à rien. Notre vie est basée sur le néant, comme dit le psaume.
Mais au contraire, c'est la vie, ce sont les contacts avec l'existence, ce sont tels êtres que nous rencontrons qui, tout à coup, produisent en nous des choses que nous étions loin d'attendre ; choses qu'on voit par exemple dans mon drame le Partage de Midi, où Mesa ne serait rien s'il ne rencontrait pas cette femme qui seule connaît son véritable nom ; et le secret de son âme, de sa propre existence, n'est pas chez lui, il est chez cette femme qu'il a rencontrée sur le bateau. Et c'est ça qui manifeste son intérêt : Dis-moi ton secret, dis-moi le nom que j'ai, que toi seule connais, et qu'elle-même ne connaîtra que par le contact avec les gens.
J. A. — Cela fait partie de votre système qui est un système tout à fait complet et cohérent. Et je crois que nous aurons lieu d'y revenir et que, peut-être, vous nous aiderez à y pénétrer plus profondément, en suivant pour ainsi dire pas à pas la façon dont il s'est constitué.
P. C. — Tout se tient, tout est homogène ; et alors pour vous faire comprendre ce que j'aurai à développer plus tard il faut bien faire connaître que les commencements de ma technique dramatique, enfin de ma vision du monde, sont dans cette rencontre de Dostoïevski, que je ne saurai jamais trop reconnaître. Dostoïevski a été un de ces grands esprits formateurs dont j'ai reçu les leçons.
Cinquième entretien
JEAN AMROUCHE. — Vous parliez de Dostoïevski et de la profonde influence qu'il a exercée sur vous.
Vous avez d'ailleurs écrit à propos de Dostoïevski une admirable lettre toujours à André Gide, qui partage avec vous cette admiration pour le grand romancier russe.
PAUL CLAUDEL. — Oui, mais lui ne voit, pas dans Dostoïevski ce qu'il y a pourtant : il considère un peu Dostoïevski comme un malade et un barbare. Et ce n'est pas vrai du tout : Dostoïevski n'était ni un malade ni un barbare. Il savait très bien ce qu'il voulait et ses romans sont un modèle de composition dans leurs procédés particuliers. Il n'y a pas de plus belle composition, dans un verbe que j'appellerai beethovénien, que le début de L'Idiot : les deux cents premières pages de L'Idiot sont un véritable chef-d'œuvre de composition qui rappelle les crescendos de Beethoven.
J. A. — Vous placeriez L'Idiot au-dessus des Karamazov ?
P. C. — Karamazov c'est un livre fragmentaire, c'est une juxtaposition de fragments. Il a fait une somme, comme on arrive souvent à la fin de son existence, des différents versants, si je peux dire, qui ne vont pas très bien ensemble, mais enfin il y avait différents machins, si je peux dire, dans l'œuvre de Dostoïevski qu'il a réunis dans les Karamazov, et ça manque de l'unité et du mouvement intégral, du mouvement uniforme qu'il y a dans L'Idiot.
Naturellement, dans Karamazov, il est arrivé à des découvertes psychologiques encore plus profondes, justement par ce qui constitue son bagage sentimental et intellectuel ; il en jaillit beaucoup de nouveauté. Je considère Les Frères Karamazov comme une œuvre immense. Je parle à un point de vue purement formel. Et, à ce point de vue formel, j'ai appris beaucoup de Dostoïevski, comme je dirai que j'ai appris beaucoup de Beethoven, que j'épelais avec un doigt à ce moment-là. Je trouvais beaucoup d'analogie entre leurs systèmes de composition, systèmes très copieux. Ils n'oublient rien. Il y a peut-être pour nous, Français, un peu trop d'abondance, mais en même temps un art et une unité de propos tout à fait remarquables.
J. A. — Et après Dostoïevski, ou en même temps que Dostoïevski, puisque vous sembliez être atteint d'une véritable boulimie de lecture...
P. C. — Rien n'est plus vrai. Mais en dehors de ça, ça c'était une des strates de ma formation : il y avait aussi une strate personnelle, puisqu'il fallait que je gagne ma vie, et avec ça je potassais ma licence en droit, les Sciences politiques et les Affaires étrangères.
J. A. — Vous fûtes reçu brillamment au concours.
P. C. — Dieu sait comment et pourquoi !
J. A. — Mais enfin c'est un fait.
P. C. — C'est un fait irréfutable. (Rires)
J. A. — Il n'y a pas lieu d'en rougir.
P. C. — Je n'en rougis pas mais pour moi il est inexplicable, mais enfin je l'admets. Mais, en dehors de ça, alors il y avait encore plus profond, plus important, parce qu'il tenait encore plus à moi-même, c'était ma formation dogmatique, religieuse. J'avais à introduire le monde catholique dans un milieu qui n'était pas fait du tout pour lui ; j'avais par conséquent un travail extrêmement rude, extrêmement difficile : introduire le dogme catholique dans le monde rationnel et dans le monde sensible qui était le mien comme artiste, et comme, mon Dieu disons.., comme penseur, à ce moment-là, ce n'était pas commode.
Et alors j'ai eu un travail très long, un travail philosophique, métaphysique à poursuivre en ce temps-là. Ça a commencé par la Métaphysique d'Aristote, qui m'a débarrassé du kantisme. La Métaphysique d'Aristote est restée une base pour moi, que j'ai développée plus tard en lisant la Somme de saint Thomas. Et puis alors j'ai lu les grandes œuvres de Bossuet, les Élévations sur les Mystères, les Méditations sur l'Évangile et surtout les Variations des Églises protestantes que je considère comme un grand chef-d'œuvre, plus les Critiques philosophiques. Je n'ai jamais beaucoup lu ni les Sermons ni les Oraisons funèbres.
J'ai gardé de Bossuet une grande admiration. C'est peut-être le seul écrivain français qui ait eu une action sur moi et que j'admire complètement, en dehors de Racine ; mais Racine m'est étranger, comme je le disais, tandis que Bossuet a beaucoup influé sur ma phrase.
Nous parlions tout à l'heure de Rimbaud. Il y a un côté de Rimbaud, qui a eu une influence sur moi, c'est sa phrase : Et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons... Il y a une modulation, dans cette phrase... Je n'ai jamais rien fait que d'imiter ce canon, somme toute, c'est dans cet amour de Rimbaud que vous trouvez à peu près le modèle sonore, le modèle mélodique, si vous voulez, de tout ce que j'ai écrit ; tout vient plus ou moins se greffer sur cette phrase.
Et alors Bossuet y a ajouté quelque chose qui n'est pas dans Rimbaud et qui est extrêmement utile pour la prose française : c'est l'emploi des incidentes. Des gens comme Flaubert ou comme Voltaire, leur phrase consiste dans une proposition principale, il n'y a pas d'incidentes. Par exemple, vous avez dans Flaubert : C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. Eh ben, c'est une mauvaise phrase. Il prétendait avoir de l'oreille, mais ces trois syllabes terminant par une masculine sont très dures pour l'oreille ; c'est très désagréable.
Alors Bossuet m'a appris l'emploi de l'incidente. Au lieu que la phrase tombe directement sur la tête, pour ainsi dire, par un coup d'assommoir, comme chez Voltaire ou comme chez des gens qui ont suivi sa coupe de phrase, l'incidente élargit ses ailes : ce sont des grandes ailes éployées, de sorte que, quand la phrase arrive à son terme après tout l'usage des incidentes, des subjonctifs, etc., elle ne fait que se poser avec une légèreté extraordinaire sur le sol. Vous comprenez ? L'incidente a épuisé pour ainsi dire la phrase logique avant que la phrase sonore ne soit arrivée à terme. Alors, au lieu qu'elle tombe sur la tête, avec un balancement majestueux et un certain équilibre elle se pose, ce qui lui donne beaucoup de grandeur.
J. A. — J'aurais aimé peut-être essayer de défendre cette phrase de Flaubert que vous citiez tout à l'heure. Ne croyez-vous pas précisément que, ce qui vous paraît peu euphonique, ce qui vous paraît désagréable, dans ces trois syllabes masculines a été voulu par Flaubert, pour imposer dès le départ une impression d'étrangeté et de barbarie ?
P. C. — Sans doute. Flaubert, dans la première partie de son existence, avait l'oreille beaucoup plus exercée. Les phrases de La Tentation de saint Antoine, qui est sa première œuvre, sont beaucoup meilleures et indiquent une oreille beaucoup plus fine que celles de Salammbô. Il s'est transformé, mais pas pour le mieux. Et moi sur la seconde branche j'éclairais avec ma figure les nuits d'été. Là, vous avez des interventions de féminines ; la phrase est beaucoup plus euphonique et plus savante, que dans les phrases de Salammbô. Il y a très longtemps que je n'ai lu Salammbô, mais on ne me fera jamais admettre qu'il soit beau dans une phrase d'avoir trois homophonies aussi dures et aussi peu agréables que c'était à Mégara, faubourg de Carthage... dans les jardins d'Hamilcar.
Les trois a sont exactement pareils, et ça produit une impression blessante, n'est-ce pas, contondante.
J. A. — N'y a-t-il pas d'autres lectures qui aient exercé sur vous une grande influence ?
P. C. — Il me semblait que je vous les avais indiquées dans notre dernière séance... Les grandes lectures que j'ai faites, en dehors de Bossuet, au point de vue français, il n'y en a pas beaucoup d'autres qui aient eu de l'importance : un peu Montesquieu, un peu Maurice de Guérin, et puis...
J. A. — Et Pascal ?
P. C. — Et Pascal aussi, mais ça remonte à une époque antérieure, c'était à ce moment où je cherchais ma voie, tandis qu'au moment de Bossuet je l'avais trouvée. Mais Pascal ne m'a jamais beaucoup impressionné, parce que j'avais déjà une idée assez précise du catholicisme, et je ne trouvais pas dans Pascal ce que je cherchais. Pascal était pour les gens qui n'ont aucune espèce de notion de la religion, qui ne croient même pas en Dieu, alors Pascal pouvait avoir de l'influence sur eux. Mais ce n'était pas mon cas. Je croyais en Dieu, je croyais même en l'Église, et je ne trouvais pas de réponse à des questions beaucoup plus précises, plus théologiques, et je peux dire que Pascal n'était fait pour y répondre. Dans Pascal, par exemple, je ne trouve aucun développement sur des points spécialement catholiques, qui sont la Sainte Vierge et l'Eucharistie. On ne voit rien dans Pascal à ce sujet-là. C'est même assez curieux qu'il puisse faire une apologie de la religion chrétienne sans toucher des points aussi importants. De sorte que j'ai abandonné Pascal assez tôt.
Je préférais de beaucoup Bossuet, où je sentais beaucoup plus de théologie. J'ai une disposition d'esprit je tiens ça peut-être de mon grand-oncle : la théologie joue un très grand rôle dans mon esprit, et plus tard, à un moment où nous ne sommes pas encore parvenus, j'ai fait mon étude de la Somme théologique de saint Thomas ; mais ça c'était déjà après mon départ de Paris et pendant les cinq ans que j'ai vécu en Chine, où j'ai lu les deux Sommes de saint Thomas, et j'y ai trouvé beaucoup de profit.
Mais dans Pascal ce côté pessimiste et sceptique qui forme la base de son Apologétique ne m'intéressait pas spécialement. Il semble que j'avais dépassé ce stade-là.
J. A. — Mais devons-nous comprendre que l'angoisse de Pascal, qui point si fortement beaucoup de ses lecteurs, et particulièrement peut-être les incroyants, vous ait été tellement étrangère ?
P. C. — Je peux dire que oui. Comme je vous l'ai indiqué la dernière fois, je me suis en somme converti essentiellement tout d'un coup, de sorte que cette phase par laquelle passent beaucoup d'esprits et pour lesquels Pascal joue un rôle très utile, m'a été épargnée. J'ai bien lu Pascal, je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt, mais il n'a répandu en moi rien d'essentiel.
J. A. — On trouve dans votre correspondance avec Gide une phrase assez curieuse qui est datée de 1910. Vous dites à propos de Pascal : Il ne suffit pas d'être géomètre pour savoir raisonner. Et dans la même lettre vous portez un jugement extrêmement sévère sur Montaigne, que vous traitez d'esprit médiocre.
P. C. — Ça, c'est mon avis.
J. A. — C'est encore votre avis aujourd'hui ?
P. C. — Je ne fréquente pas Montaigne, il y a très longtemps que je ne l'ai lu. Cependant, je me rappelle tout de même qu'à cette époque-là quand je lisais Montaigne ses raisons de douter me semblaient extrêmement faibles, des raisons d'homme du monde, qui n'a jamais beaucoup réfléchi. Je m'étonne qu'un esprit comme Pascal ait attaché une telle importance à Montaigne.
J. A. — Mais il est un aspect de Pascal dont vous ne parlez pas du tout, c'est la qualité de son art, de cet art qu'il affectait lui-même de mépriser. Il ne s'agit pas tant de sa pensée, de la qualité, de la rigueur de son raisonnement ou la valeur de sa théologie, il s'agit, mettons si vous voulez, de sa poésie. Est-ce que vous y avez été sensible ?
P. C. — Certainement. Mais cette poésie est encore à l'état latent. On trouve dans Pascal beaucoup des principes de sonorité que Bossuet a développés, mais, à mon avis, développés avec beaucoup moins de force et moins de splendeur et de richesse, que ne l'a fait Bossuet.
Par exemple, c'est dans Pascal qu'on trouve pour ainsi dire les principes de la phrase ïambique ou anapestique qui a servi plus tard de base à mon art, qu'on retrouve également dans Bossuet. On la trouve aussi dans Pascal, mais à l'état presque rudimentaire. Il ne fait que donner, si je peux dire, le canon. Par exemple, cette phrase de Pascal : Que de royaumes nous ignorent... on y trouve le principe des rapports de sons, au lieu du principe d'arimie que j'ai développé plus tard dans ma prose et dans ma poésie. Toute cette phrase de Pascal est basée sur le rapport d'un o long et d'un o bref : Que de royaumes nous ignorent.
Il y a une autre phrase un peu plus développée : Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. La phrase est basée, après une modulation très harmonieuse, sur le rapport de l'i aigu et de l'e ouvert : Le silence éternel de ces espaces « infinis » m'effraie. Voyez la modulation, et le rapport ïambique des « infinis » et d' « effraie ».
C'est en somme ce que le vers alexandrin applique, d'une manière à mon avis trop scolastique et trop rudimentaire, par le principe de la césure et de la rime ; de même, en musique, la dominante et la tonique. Au fond mon vers comporte de même que l'alexandrin une césure et une rime, ou, si vous aimez mieux, une dominante et une tonique mais il ne se croit pas obligé à un rapport arithmétique qu'on appelle l'alexandrin, qui le rend à mon avis odieux : cette énumération de douze pieds purement comptés sur les doigts est une monstruosité au point de vue musical.
Ce sont des principes qu'un très grand musicien, M. Joseph Sanson, maître de chapelle à la cathédrale de Dijon et un excellent musicien spécialement au point de vue de la musique grégorienne, à développés dans un livre sur moi qui s'appelle : Claudel musicien. Et alors, il a consacré une moitié de son livre à justifier la forme de vers et la forme de modulation rythmique que j'ai adoptée, en montrant que l'élément purement arithmétique a été aussi appliqué par les premiers musiciens, qui y ont bien vite renoncé en faveur d'une technique beaucoup plus libre et beaucoup plus riche. C'est également ce que j'ai fait et il a fallu beaucoup plus de temps pour libérer la poésie française qu'il n'en a fallu pour libérer la musique. La musique appliquait depuis longtemps cette forme libre de modulation avant que les poètes français se soient libérés de l'accoutrement arithmétique de l'alexandrin.
J. A. — En fait, c'est à cette époque-là que les poètes français se sont libérés de cet accoutrement arithmétique auquel vous avez sacrifié, ne l'oublions pas : vous y avez sacrifié dans la Dédicace de votre théâtre, que vous avez écrite deux fois, et vous y avez sacrifié dans les Vers d'Exil, sur lesquels nous aurons à revenir.
P. C. — A ce moment-là, ce n'était pas encore complètement fixé, et d'ailleurs je ne suis nullement tyrannique, et je crois que toutes les formes de vers sont absolument justifiables, à condition qu'elles répondent au besoin de l'expression. Je crois que le vers est fait pour l'expression, et non pas l'expression pour le vers.
Sixième entretien
JEAN AMROUCHE. — Vous signaliez, à la fin de notre dernière conversation, que l'alexandrin vous a paru, dès le début de votre carrière, comme un instrument rudimentaire et artificiel. Que pensez-vous, à ce propos, de l'art d'un Valéry par exemple, et des conventions traditionnelles sur lesquelles il prétend que le poète doit prendre appui ?
PAUL CLAUDEL. — Il s'est trouvé au bout d'un certain temps que le vers alexandrin ne répondait plus du tout à mes besoins d'expression, et alors je l'ai abandonné. Il est arrivé à plusieurs reprises que je me suis rapproché plus ou moins de l'alexandrin, parce qu'à ce moment-là ça répondait à mes besoins d'expression, mais je n'en ai jamais eu la superstition. De même que je trouve parfaitement normal, que des poètes comme Valéry, ou comme d'autres, chez qui l'alexandrin répondait à un besoin naturel, l'aient employé. Ça m'est égal, je ne suis pas un apôtre du vers libre pour le vers libre, n'est-ce pas ?
J. A. — Oui, d'accord.
P. C. — À ces nécessités d'expression, le vers alexandrin, ne répondait pas aux miennes, voilà tout ce que je peux dire.
J. A. — Vous me permettrez de noter que la position que vous venez de définir me paraît exactement l'inverse de la position de Valéry.
P. C. — Ce n'est pas la seule.
J. A. — C'est Valéry, qui, semble-t-il, l'a élevée à la clarté la plus grande, et qui en a fait une sorte de système de composition.
P. C. — Je ne suis pas sûr, qu'il l'ait allié à une clarté particulièrement grande, parce que les arguments de Valéry à propos du vers libre, du vers alexandrin, sont les mêmes qui sont courants et qui me semblent pas absolument topiques. Il parle de la beauté de la contrainte, par exemple. Eh ben, je réponds à cela : puisque vous trouvez que la contrainte est un tel élément de beauté, pourquoi vous limitez-vous simplement à ce nombre arithmétique ? et pourquoi ne faites-vous pas par exemple des acrostiches ou des bouts rimés, ou bien... de ces formes de vers qu'ont pratiquées les rhétoriqueurs du XVe siècle : la ballade, le chant royal, etc. ?
J. A. — Oui.
P. C. — La contrainte par elle-même ne me semble pas un élément de beauté. Vous voyez un acrobate, par exemple, qui fait des tours pour passer à travers les barreaux de sa chaise, qui fait des contorsions effroyables pour arriver à passer entre les montants, les barreaux de sa chaise. Évidemment, la contrainte est un élément gymnastique pour lui. Est-ce que c'est un élément de plaisir pour celui qui les regarde ? Je trouve ça fort douteux.
J. A. — C'est peut-être alors que ce n'est pas le culte de la contrainte pour la contrainte, et que l'objet même de cette contrainte est en quelque sorte d'endiguer, dans une certaine mesure...
P. C. — Valéry ne disait pas ça, et Gide non plus. Ils ont l'air de dire que la contrainte par elle-même oblige à une surveillance plus sévère sur soi-même, oblige à ne se pas contenter de la première expression qui vient à l'esprit, et que ça oblige à une forme beaucoup plus ferme, beaucoup plus dure et beaucoup plus artistique, et c'est là ce que je nie complètement parce que la contrainte de la rime telle que la pratiquent les Parnassiens, la contrainte de la rime appauvrit énormément au contraire les recherches du langage. On est obligé à prendre des formes stéréotypées, à prendre, à se contenter du tout-venant et de formules à adopter, parce que c'est beaucoup plus facile : par exemple, les rimes sont extrêmement abondantes dans des sons qui ne sont pas spécialement beaux au point de vue de l'oreille. Les sons nasals en « an » en « on », en « in », en « eu », vous trouvez des rimes innombrables, tandis que des très belles terminaisons comme « humble », comme « pourpre », comme simple », n'ont pas de rimes, et alors vous êtes comme un paria, vous avez un vers qui se termine par « pourpre » et vous n'avez absolument pas le moyen de trouver la rime.
Alors, supposez un malheureux surnuméraire de l'Enregistrement, qui n'est pas très riche, qui n'a pas pu s'acheter un dictionnaire des rimes, il lui est arrivé de faire un vers qui se termine par « pourpre », ... dans l'or et dans la pourpre, impossible de trouver le second vers : comme il ne peut pas acheter le dictionnaire des rimes, le voilà pour le reste de sa vie condamné au silence. Il ne peut plus faire de poésie. (Rires)
J. A. — À moins qu'il ne trouve une rime très éloignée de « pourpre ».
P. C. — Valéry le lui défendrait avec sévérité ! (Rires)
J. A. — Mais je crois que nous nous éloignons un petit peu du sujet de cet entretien. Excusez-moi, mais je voudrais vous y ramener. Nous sommes encore à cette époque de votre vie où vous procédiez à cet énorme effort de conversion totale, parce que le coup de la grâce que vous avez reçu en 1886, le 25 décembre, à Notre-Dame à l'heure des Vêpres, vous avait en quelque sorte illuminé, mais il vous restait à vous convertir, c'est-à-dire à plier, à ordonner toute votre pensée à la foi que vous veniez de recevoir.
P. C. — C'est ça. Vous avez très bien compris. Quatre ans. C'est à cela que j'ai employé... non pas quatre ans, six ans.
J. A. — En fait, c'est quatre ans, semble-t-il, puisque c'est en 1890 et le 25 décembre, que vous avez communié pour la première fois, à Notre-Dame, c'est-à-dire quatre ans après le jour où vous avez reçu la grâce de croire.
Est-ce que la lecture de Dante, pendant cette période, vous a été d'un secours particulier ? ce Dante à qui vous avez consacré un de vos plus beaux poèmes, cette Ode jubilaire pour le 600e anniversaire de la mort de Dante.
P. C. — J'ai eu beaucoup d'admiration pour Dante. Il m'a énormément, je ne dirai pas « instruit » mais délecté. La délectation, le plaisir qu'on trouve à une forme d'art extrêmement suave, est évidemment un grand bonheur pour l'esprit. Mais je n'y ai guère puisé d'enseignement. Simplement, il m'a ouvert une des portes du paradis, comme Virgile l'a fait également. L'enseignement direct, je ne peux pas dire qu'il m'en ait donné un.
Shakespeare, qui à mon avis est tout de même un petit peu inférieur à Dante au point de vue de la forme, m'a beaucoup plus instruit au point de vue dramatique, de même les tragiques grecs.
J. A. — Mais n'est-ce pas que la lecture de Dante suivait pour vous la découverte et la pratique de Shakespeare ?
P. C. — Ah non. Elle l'a suivie de beaucoup.
J. A. — C'est cela.
P. C. — Et c'est Shakespeare qui a été le premier.
J. A. — C'est peut-être pour cela que vous avez puisé dans Shakespeare un enseignement plus riche.
P. C. — C'est possible.
J. A. — Mais cependant, ne croyez-vous pas que cette délectation dont vous parlez soit par elle-même un enseignement en quelque sorte essentiel, et plus essentiel que l'enseignement que reçoit l'intelligence ?
P. C. — C'est bien possible. Il en reste une espèce de paradis intérieur, si vous voulez, où le poète ne recourt jamais sans utilité — et de même pour Virgile — sans que ça ait une vertu formative directe : il en reste certainement un climat, une ambiance, qui n'est pas inutile pour le reste de l'existence.
J. A. — En somme, pour prendre votre terminologie, si vous me le permettez, l'enseignement serait la nourriture d'Animus, et la délectation serait la nourriture d'Anima.
P. C. — Si vous voulez. C'est assez fin ce que vous dites là. (Rires)
J. A. — Je vous en remercie beaucoup. Mais enfin c'est à vous que je le rends puisque c'est à vous que je l'ai pris. Eh bien, maintenant nous allons aborder une autre forme d'enseignement, c'est, si vous voulez bien, la façon dont cette période de votre conversion a pu se traduire dans vos premiers ouvrages. Car, pendant que vous faisiez ces immenses lectures qui devaient vous rendre catholique, faire de vous véritablement le catholique que vous n'avez pas cessé d'être, vous n'avez pas cessé non plus d'écrire, et quelques-unes des œuvres pour lesquelles nous avons gardé le plus profond attachement. Tant pis si cela vous surprend un peu, car la dernière fois vous m'aviez dit que vous éprouviez quelque crainte à l'idée que j'allais vous interroger sur Tête d'Or. Mais avant de vous interroger sur Tête d'Or, je voulais vous rappeler que c'est en 1887 que vous avez envoyé à Stéphane Mallarmé vos premiers essais poétiques. Ce sont deux petits poèmes que je vous rappelle : Le Sombre Mat et la Chanson d'automne, qui figurent dans votre Corona.
P. C. — Ces deux poèmes sont en quelque sorte des hors-d'œuvre, que j'ai d'ailleurs refaits un peu plus tard. Ça ne représente pas la forme initiale sous laquelle je les ai conçus. Les poèmes que j'ai envoyés à Mallarmé c'était, disons des fragments épiques, sans grande valeur d'ailleurs mais que Mallarmé, avec sa grande indulgence, avait bien voulu approuver. Depuis, je les ai détruits, parce que je n'y ai pas trouvé beaucoup d'intérêt. Il ne reste guère de cette période que ces deux petits poèmes que j'ai écrits à Compiègne. À ce moment-là mon père y était conservateur des hypothèques, je faisais de grandes promenades dans la forêt. Ce sont deux de ces petites impressions de forêt que j'ai gardées dans les deux poèmes dont vous parlez.
J. A. — Permettez-moi de vous faire un reproche au nom de tous vos lecteurs, c'est d'avoir détruit la première forme de ces deux poèmes.
P. C. — Je n'ai qu'un regret : c'est de n'avoir pas assez détruit. Quand je relis mes premières œuvres, je me dis : comment ai-je pu garder tout ça ? J'aurais dû en détruire beaucoup plus. (Rires)
J. A. — Eh bien maintenant je voudrais vous parler de Tête d'Or, et, dût votre modestie en être un peu choquée, je vous dirai que quel que soit l'accomplissement que vous deviez donner à votre œuvre, beaucoup de vos lecteurs, et surtout ceux qui ont rencontré votre œuvre au sortir de leur adolescence, ont gardé pour ce drame de Tête d'Or un attachement dont vous n'imaginez pas la force. Je voudrais d'abord que vous nous éclairiez un peu sur les conditions dans lesquelles vous avez écrit cette première version de Tête d'Or, en 1889.
P. C. — Tête d'Or est l'expression d'une crise qui existe, je crois, chez beaucoup de jeunes gens, peut-être même chez la plupart. L'enfant arrivé à la conscience, arrivé à l'âge où ses1 forces sont développées, étouffe chez lui et veut absolument reconquérir son indépendance, son autonomie.. De là un besoin de violence, de liberté, qui se traduit de manières différentes. C'est le moment où les enfants se sauvent de chez eux, s'embarquent sur des navires, essaient enfin, de toutes les manières, d'affirmer leur personnalité. Chez moi ce désir était particulièrement violent puisqu'il coïncidait avec cette prodigieuse découverte qu'était somme toute la seconde partie du monde, le monde surnaturel, qui pour moi n'existait pas jusqu'à présent et tout à coup il se révélait. La découverte de l'Amérique par Christophe Colomb est peu de chose comparée à celle-là, puisqu'il ne s'agit pas seulement d'un pays, somme toute, comme le nôtre, mais d'un monde entièrement différent et avec lequel il faut arriver à arranger celui-ci.
L'entreprise d'arranger ensemble les deux mondes, de faire coïncider ce monde-ci avec l'autre, a été celle de toute ma vie, et c'est au moment où j'ai sorti, je suis sorti de Notre-Dame que l'immensité de cette entreprise m'a sauté aux yeux.
Tête d'Or est un peu le résultat de cet éblouissement et en même temps de cette lutte. Au moment où j'ai écrit Tête d'Or je n'avais pas encore fait — je l'ai écrit en 1889 — je n'avais pas encore fait ma capitulation définitive entre les mains de l'Église, et Tête d'Or représente l'espèce de fureur avec laquelle je me défendais contre la voix qui m'appelait et qui est symbolisée par la Princesse dans Tête d'Or. Le rôle de la Princesse est excessivement important.
Je vous ai raconté qu'en revenant de Notre-Dame j'avais ouvert une Bible que ma sœur avait reçue d'une amie allemande. Je l'avais ouvert à deux endroits qui ont une importance en quelque sorte prophétique. Le premier était Emmaüs, qui est en somme le récit d'une rencontre avec le Christ, par lequel le Christ expliquait toute la Bible au point de vue allégorique, au point de vue des rapports qu'elle a avec son Incarnation, sa Rédemption, enfin tous les mystères catholiques.
Le second point où je l'avais ouvert était ce magnifique chapitre VIII des Proverbes, où la Sagesse de Dieu est symbolisée sous la forme d'une femme. La Sagesse, le chapitre VIII, c'est moi qui me trouvais en présence de Dieu quand il équilibrait les sources des eaux, quand il traçait d'un compas un cercle sur l'abîme... Enfin toute cette magnifique prosopopée des Proverbes m'avait énormément frappé, et toutes les figures de femmes dans mon œuvre ultérieure se rapportent plus ou moins à cette découverte. Il n'y a guère de figures de femmes dans toute mon œuvre où il n'y ait quelque trait de la Sagesse.
Pour moi, la femme représente toujours quatre choses : soit l'âme humaine, soit l'Église, soit la Sainte Vierge , soit la Sagesse sacrée. On retrouve toujours cette idée-là plus ou moins latente. Et alors c'est dans Tête d'Or que de cette force aveugle, sauvage, cette force instinctive si fréquente chez tous les jeunes gens, trouve plus fort qu'elle en présence de la Princesse ; qu'elle est obligée de s'y soumettre en grinçant des dents plus ou moins.
J. A. — Ah, oui, bien sûr. Mais, dans sa première version, tout au moins, Tête d'Or s'y soumet mais il s'y soumet au moment de mourir.
P. C. — Toute conversion est une mort plus ou moins.
J. A. — Oui, mais pendant toute la pièce Tête d'Or ne cesse pas de proclamer, de clamer sa révolte. Et je voulais vous dire ceci : c'est que si pour beaucoup de jeunes gens, Simon Agnel est un exemple et un frère, un frère magnifique, doué non seulement de la force mais doué du courage et doué de la faculté d'expression, d'une faculté d'expression d'une richesse et d'une beauté que, je crois, après tout, que vous n'avez pas dépassée dans le reste de vos œuvres. Bref, Simon Agnel est pour eux l'incarnation de leur condition, l'incarnation de la condition humaine et de la condition humaine de la jeunesse.
Et les problèmes que Simon Agnel pose, ceux qui lui sont posés, demeurent des problèmes posés constamment à toutes les générations.
La solution que Simon Agnel donnera à ces problèmes ou, plutôt, la solution que le père de Simon Agnel donnera à ces problèmes, plus tard, si j'ose dire, pour le moment n'a pas beaucoup d'importance : ce qui a surtout de l'importance c'est la façon dont Simon Agnel vit ces problèmes, les souffre et essaie non tant de leur trouver une solution que de sortir de ces problèmes mêmes.
P. C. — Je ne sais pas s'il en sort. Vous voyez même dans la première version que, somme toute, il est vaincu. La position où se trouve Simon Agnel c'est celle de Rimbaud, à la fin de la Saison en Enfer, quand ayant épuisé sa Saison en Enfer, comme on dit, sa Saison au Purgatoire comme on pourrait plutôt dire de Tête d'Or, il se demande : « Qu'est-ce que je vais faire bientôt de l'existence ? »
Il ne veut pas être vaincu, pas plus que moi je ne voulais non plus être vaincu. Et alors, il s'agit maintenant de savoir ce que je vais faire de cette force, qui est en moi. Et Rimbaud répond, à peu près comme moi j'ai répondu :
Et le matin armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
C'est la conclusion, je peux dire également, de Tête d'Or. Seulement, cette ardente patience, c'est la Princesse, c'est la femme, qui le lui apprend. Il s'agit de ne pas être vaincu. Il s'agit de ne pas être ce que j'ai vu être ce malheureux Verlaine et ce malheureux Villiers de L'Isle-Adam, que j'avais rencontré chez Mallarmé, c'est-à-dire un vaincu. Je veux être un vainqueur.
J'ai beaucoup de choses à dire... sachant mon délai..., vous vous rappelez cette phrase qui termine ma dédicace ?
J. A. — Voyant ma destinée et sachant mon délai,
je marchais en riant sous la route horrible
Des astres que traverse une route de lait.
P. C. — C'est ça. Eh ben, les mêmes réflexions qui ont poussé Rimbaud sur la route de l'exploration, de la découverte sont les mêmes qui m'ont fait entrer aux Affaires étrangères et qui m'ont fait adopter une carrière où j'avais beaucoup à souffrir évidemment, mais où j'avais des chances de beaucoup me développer aussi.
Paul Claudel, in Mémoires improvisés