Nous venons de faire une allusion rapide à l'une des formes les plus communes que revêt aujourd'hui, et depuis longtemps déjà, l'argumentation athéiste : la réduction systématique de la théologie (naturelle ou révélée) à une anthropologie. Il en est une autre, également très répandue, souvent d'ailleurs combinée avec la première, plus parlante même à l'homme moyen, plus apte à frapper l'intelligence populaire : celle qui prend appui sur le merveilleux essor de la science moderne. La Constitution Gaudium et spes n'a pas manqué de la signaler. Aujourd'hui , dit-elle, « on présente volontiers (le refus de Dieu) comme une exigence du progrès scientifique ou de quelque nouvel humanisme ».
De trois manières, nous assure-t-on en effet, la science aurait définitivement chassé Dieu. — En premier lieu, elle a constitué un nouveau type d'analyse du réel, qui par sa rigueur unique, a seul désormais valeur de connaissance : l'objectivité du savoir exclut tous les anciens modes abstraits de raisonnement, tous les procédés analogiques, toutes les extrapolations dites métaphysiques qui faisaient pénétrer l'esprit dans un monde irréel, imaginaire, chimérique, un monde qu'il appelait mystérieux et transcendant, et dans lequel il se perdait. — De plus, à mesure qu'elle progresse dans ses démarches rigoureusement inductives, qu'il s'agisse de l'histoire des hommes ou des phénomènes de la nature, la science balaie au-devant d'elle, dans sa marche assurée, toutes les illusions qui ont enfanté et nourri les croyances relatives à la divinité : car l'homme attribue naturellement à des causes occultes, à des puissances surnaturelles, et finalement, par un processus de simplification, de condensation et d'abstraction, ou, comme disait Engels, de distillation1, — processus apparemment rationnel mais sans retour critique, — à la causalité d'un Dieu unique, tous les effets dont son ignorance ne lui permettait pas encore de déterminer les véritables causes. — Enfin, issu de la science, le développement prodigieux de la technique accroît chaque jour l'empire de l'homme sur la nature et sur lui-même ; ainsi l'homme prend conscience d'un pouvoir véritablement créateur ; il se sent de plus en plus « le démiurge de sa propre histoire », et par conséquent il n'éprouve plus le besoin d'imaginer un Dieu qui serait le remède universel à ses faiblesses comme il l'était tout à l'heure à ses ignorances.
En ce cas encore, le croyant n'a point à se laisser intimider2. Ce n'est pas ainsi qu'il profiterait, pour une foi meilleure, d'un certain nombre de vérités que le dialogue ouvert doit permettre de dégager. Qu'il affronte plutôt résolument, si l'occasion s'en présente, l'argumentation adverse. Qu'il commence par en comprendre les bases. Qu'il ne se laisse pas aller, par crainte des conséquences que l'athéisme en tire, à déprécier la science ou à maudire la technique, mais qu'il les désolidarise au contraire d'une négation qu'elles ne comportent absolument pas. Qu'il se montre ainsi l'ami véritable de celui qui, en cours de route, a pu faire un faux pas ; qu'alors il le relève et l'invite à poursuivre sa marche avec lui, jusqu'au terme qui les éclairera tous deux d'une lumière nouvelle.
Car il est certain, en premier lieu, que l'exclusion de toute idée de transcendance ou de mystère, de toute idée même d'être, au sens intérieur et substantiel du mot, — qui serait évidemment par avance l'exclusion de toute idée de Dieu, — passe le pouvoir de toute science. Ce que la science « ne peut percevoir, en vertu même d'un postulat de méthode », n'est pas pour autant supprimé, et demeure tout au moins « en suspens ». Pour le chasser à jamais du champ de notre intelligence, il faudrait que nous puissions d'abord affirmer que l'objet de la science positive est « le tout de l'être ». Or une telle affirmation n'est évidemment pas scientifique ; elle est d'ordre philosophique ; elle est corrélative de tout un système de pensée impliquant l'objectivation complète de l'esprit, système construit tout entier en dehors de toute science positive. Il n'est pas rare qu'on le reçoive et qu'on s'en inspire par un a priori non critiqué, ce qu'il y a de plus radical dans l'opération de l'intelligence étant ce dont on s'aperçoit spontanément le moins. On est alors prisonnier de l'illusion qui fait de la connaissance scientifique le seul type de connaissance valable, — en oubliant le connaissant. C'est pourquoi la preuve de Dieu doit souvent aujourd'hui commencer par une démarche préalable qui consiste à situer, à définir, à caractériser, à fonder, et par là même à critiquer l'activité scientifique3, afin de savoir ce qu'on est en droit d'en attendre et ce qu'elle ne peut ou apporter, ou obliger à rejeter. Etienne Borne l'a très bien expliqué : dans la mesure, dit-il, où cette activité « ramène les choses dont elle s'occupe à des symboles abstraits, transparents et intellectuellement maniables », elle congédie toute réalité profonde, tout sujet, tout être réel, « tout ce qui peut nous être une voie vers Dieu » ; elle le congédie, ou plutôt elle le « met entre parenthèses ». Car « il n'y a pas de place pour le mot je dans un ouvrage de physique », ou de chimie, et d'autre part il est bien certain que Dieu n'appartient pas au monde des choses, ou des idées, au monde des objets « que nous pouvons saisir, manier, et même essayer de contrôler4 », de tout ce que notre intelligence est capable de dominer. Il est bien sûr que si, dans l'univers, il ne se trouve que des « objets », entièrement saisissables et décomposables par l'analyse, et jamais de sujets, — jamais d'êtres, — l'attitude de l'homme en face de cet univers ne peut être à aucun degré ni de contemplation, ni de prière, ni de foi ; elle ne pourrait l'être que « par réminiscence nostalgique et vaine d'une époque pré-scientifique, irréversiblement dépassée ». Mais cette « mort de Dieu » serait aussi la mort de l'homme : sujet de cette science qui ne peut concevoir de sujet, l'homme ne serait plus... Seulement, encore une fois, la science ne dit pas chose pareille. Elle ne pourra jamais le dire. Métaphysiquement et religieusement, en elle-même, elle est neutre5. Il ne peut y avoir de preuves purement scientifiques de l'existence de Dieu, car il faudrait pour cela « que Dieu soit du même ordre que les forces naturelles », qu'il soit un objet de ce monde [ndvi : pas en contradiction avec C. Tresmontant, il s’agit ici de prouver scientifiquement l’existence de Dieu] ; mais en revanche et pour la même raison, « il ne peut pas non plus y avoir de preuve scientifique de la fausseté de l'affirmation de Dieu ; autrement dit, l'athéisme ne peut pas plus que la croyance en Dieu se donner pour une conclusion de la science comme telle6 ».
Mais d'autre part, dans sa neutralité même, la science peut en certains cas nous être un avertissement. Elle peut devenir l'alliée du croyant, tout en l'invitant à faire droit pour une large part aux considérations sur lesquelles l'incroyant pensait pouvoir se fonder. Car si l'explication qu'on donne de la formation du monothéisme n'est plus conforme à l'histoire7, il est vrai, d'autre part, que les hommes furent lents à concevoir dans toute son étendue l'idée de la causalité seconde, lents tout au moins à l'appliquer partout, et qu'ils ont souvent fait de la divinité le substitut des forces naturelles. Ainsi se sont constituées des explications de l'univers ou de l'histoire, partielles ou généralisées, qu'Etienne Borne encore a dénommées des « mixtes de mythologie et de métaphysique », et qui purent se donner pour une authentique philosophie : conceptions aussi indignes de la raison humaine que du vrai Dieu. En faisant éclater ces mixtes, les progrès du savoir positif ont joué un rôle purificateur. Ils ont permis de mieux voir — ce que n'ignoraient pas toujours les vrais métaphysiciens du passé, ni les âmes vraiment religieuses — que Dieu n'est pas, parmi d'autres, un personnage de l'histoire ou un phénomène de la nature. Les représentations imaginatives qui se prenaient pour réalité étant ainsi mises en déroute, le problème de l'existence de Dieu n'est nullement éliminé, mais il se pose en termes renouvelés, plus exacts.
C'est ce qu'observe la Constitution Gaudium et spes, en disant que « l'essor de l'esprit critique purifie d'une conception magique et des survivances superstitieuses8 ». En effet, plus la mentalité scientifique se développe, plus l'homme voit clairement l'inutilité d'un « dieu de l'explication au plan des phénomènes, et pareillement, plus ses techniques se perfectionnent et accumulent les succès, moins il éprouve le besoin de faire intervenir une puissance divine pour suppléer à ses propres impuissances9 ». « Lorsque nous comprenons la nature par la science, lorsque nous la maîtrisons par la technique, nous procédons et nous devons procéder "comme si Dieu n'existait pas" : etsi deus non daretur, selon la formule de Bonhoeffer. Nous ne pouvons faire appel à Dieu « pour boucher les trous de notre savoir10 », et pas davantage pour nous décharger de nos responsabilités d'hommes ! « Comme hommes, disait encore Bonhoeffer, en un langage qui a pu paraître ambigu, nous pouvons vivre sans Dieu ». Le docteur Robinson, qui cite ces mots, en précise fort bien la signification : l'homme peut vivre, à l'intérieur de sa vie terrestre, sans éprouver le besoin de faire de Dieu un chaînon de sa maîtrise sur le monde11. Qu'y a-t-il de plus évident pour chacun de nous, croyant ou non ? Mais est-ce là vérité si nouvelle ? Et ce Dieu-chaînon, ce Dieu bouche-trou, ressemble-t-il au Dieu que la foi chrétienne professe ?
Lorsque cette foi s'épanouit en prière, lorsqu'elle inspire vraiment la vie et la pensée, le chrétien sait bien qu'il ne cherche pas « une panacée des misères présentes ». Il sait bien que son Dieu ne lui apporte pas « une garantie matérielle du succès dans l'existence ». D'un tout autre ordre est la vertu de la foi : elle surmonte, au nom du Christ, les puissances du Mal, et elle ouvre l'accès au Royaume de Dieu caché dès maintenant au cœur du Monde. C'est vraiment une « Foi qui opère12 », et dans ce monde même, mais non pas en faisant venir Dieu pour opérer sur la matière les résultats que doivent obtenir nos propres recherches et nos propres travaux ; sous son action transformatrice, « toutes les liaisons naturelles du Monde demeurent intactes : mais il s'y superpose un principe, une finalité interne », qui échappent à l'homme naturel. « Croyons-nous ? Tout s'illumine et prend figure autour de nous : le hasard s'ordonne, le succès prend une plénitude incorruptible, la douleur devient une visite et une caresse de Dieu. Hésitons-nous ? le rocher reste sec, le ciel noir, les eaux traîtresses et mouvantes... » ; « L'immense hasard et l'immense cécité du Monde ne sont qu'une illusion pour celui qui croit » ; le même événement, qui pour celui qui n'aime ni ne croit, est « aveugle, absurde, indifférent, matériel », sera « lumineux, providentiel, chargé de sens et de vie, pour celui-là qui est parvenu à voir et à toucher Dieu partout13 ».
« Chaque fois, a-t-on dit, que l'homme a fait un pas en avant, Dieu a dû faire un pas en arrière ». En réalité, aucun pas de l'homme en avant ne fait reculer le Dieu de la foi chrétienne. Aucun succès de l'homme ne menace le Dieu de l'Évangile, — celui d'Origène, de Grégoire de Nysse, d'Augustin, de Thomas d'Aquin, de Ruysbroeck ou de Jean de la Croix, — celui du Pater noster, de l'Ave Maria, du Veni sancte Spiritus..., — quoique, de toute évidence, chaque génération se trouve affrontée à divers problèmes de représentation et de langage sous des modalités plus ou moins nouvelles. Marcel Mauss observait naguère que les techniques sont comme des graines, ayant fructifié sur le terrain de la magie pour finalement la déposséder ; elles se seraient progressivement dépouillées de tout ce qu'elles lui avaient emprunté de mystique. L'observation, quoique sans doute incomplète, et malgré l'abus de cette épithète, paraît exacte. Mais ni la foi chrétienne ne se trouve ainsi dépouillée de son terrain, ni la vie chrétienne dépouillée de sa mystique. Elles sont en effet, comme disait Pascal, « d'un autre ordre ». Outre leurs apports positifs, qui ne sont pas ici en question, science et technique ont un résultat fort heureux : elles réalisent en fait, pour les esprits qui auraient encore besoin de cette sorte de complément ou de confirmation expérimentale, ce que la révélation chrétienne avait opéré en principe, et de manière radicale, au profit d'une autre et plus haute positivité. Là où ce pourrait encore être nécessaire, science et technique concourent à abattre l'idolâtrie magique ; elles libèrent « la disposition de l'âme à accueillir le messager de l'Évangile14 ». Car c'est l'avènement de l'Évangile qui a marqué le véritable « crépuscule des dieux 15 ». Il a « purgé le monde de ses dieux et de ses démons ». Aussi n'est-il pas étonnant, comme l'ont constaté bien des historiens, que la civilisation technique, qui tend à conquérir la terre entière, ait pris naissance dans l'Europe christianisée. Déjà « le système mythique avait été vidé par Israël de sa plénitude magique d'images et s'était dispersé en fragments isolés16 », tandis que « très probablement, le génie grec aurait été impuissant à exorciser, par ses propres moyens, la pensée mythique 17 ». Par la révolution qu'il a opérée dans l'idée de la divinité, le christianisme est devenu « l'arbre sur lequel a poussé la semence de la science moderne ; c'est une sorte de radicalisme chrétien qui a transporté la Nature de la demeure des dieux dans le domaine des lois 18 ».
Certes, on doit reconnaître que même au cours de l'ère chrétienne, en raison du faible avancement des sciences et de bien d'autres contingences historiques, conspirant avec le vieux fond naturel à l'homme, à ses illusions et à son désir, le domaine des forces spirituelles resta en bien des cas « faussement étendu à la sphère des déterminismes ». On a souvent « mélangé les ordres, sauté les intermédiaires, érigé plus ou moins en système rationnel la façon biblique de faire parler et agir Dieu directement, à la manière d'une cause intercalée dans la série des antécédents palpables », cela nonobstant les thèses les plus fermes de la métaphysique chrétienne et les intuitions les plus pures de la tradition spirituelle. D'où, au cours de ces derniers siècles, « l'impression d'une retraite des forces spirituelles devant la critique et l'expérimentation scientifiques [...]. Mais cette retraite a lieu uniquement sur le terrain des manifestations locales (inter-sériées) du divin ». La nécessité du Dieu véritable, conçu, dans le cadre d'une pensée évolutive, comme le Terme transcendant de toute la marche du monde, « ne s'impose qu'avec plus de force 19 ».
Bref, c'est une illusion de croire que, par les progrès de la science, l'idée de Dieu doive être un jour déracinée de la conscience. Elle y retrouve au contraire, si d'aventure elle l'avait perdue, sa vraie place20. Elle ne se propose pas en effet comme un remède à nos « échecs », petits ou grands, de tous les jours : il n'est pas dit pour autant qu'elle ne s'imposera pas, tout autre, pour la solution d'un tout autre problème : le problème fondamental, inévitable, de l'Échec : « Les échecs portent sur les intentions que nous avons, et l'Échec sur l'Intention que nous sommes... Le problème de l'Échec est en définitive celui du sens total de l'existence humaine21 ». Le non que le développement de la science nous fait opposer à une philosophie dégradée tout comme à une religion suspecte, permet donc seulement de mieux établir — quoique nullement encore de trancher — « face à la question suprême, l'alternative du oui ou du non22 ».
Quant au pouvoir créateur, démiurgique, dont la technique moderne ferait prendre conscience à l'homme, au point de l'engager à faire désormais l'économie d'un Dieu, comment n'y pas voir (de façon tout à fait contraire, d'ailleurs, à cette élimination du sujet qui se présentait tout à l'heure comme le résultat définitif acquis par l'objectivité moderne du savoir) une extrapolation fantastique ? Cela tient plus de la griserie que de la réflexion. Il s'agit d'un rêve aussi ambitieux, mais aussi peu scientifique que possible, aussi peu conforme que possible à l'expérience humaine, celle d'aujourd'hui comme celle d'hier ; d'un rêve dans lequel l'homme s'efforce d'oublier sa double condition d'être limité, né dans le monde et voué à la mort (cette mort individuelle et collective, mort de l'homme, mort de l'espèce, sur laquelle plane, en tel ou tel système, un si étrange silence)23. Et comment, plus profondément peut-être, ne pas reconnaître que, pût-il s'arracher lui-même à son destin mortel, l'homme n'en aurait que plus besoin (pour reprendre en plus d'un sens les mots de Pascal) de tendre les bras vers un libérateur ? Quel sort plus décourageant, plus atroce, pourrait nous être départi, que de rester indéfiniment, dans une existence que notre technique aurait réussi à prolonger sans fin et peut-être à faire émigrer de planète en planète, prisonniers de l'espace et du temps ? Ne serait-ce pas ici la version moderne de l'infernal devenir cyclique imaginé par les anciens, auquel un saint Augustin opposait le cri de triomphe de la foi chrétienne : Circuitus isti jam explosi sunt ? Ne serait-ce pas, comme disait saint Maxime, une « immortalisation de la mort 24 » ? Cette perspective, pour l'humanité, d'être à jamais enfermée dans la Bulle cosmique faisait frémir d'horreur un Teilhard de Chardin25, — et ce n'était certes pas là de sa part le moindre préjugé contre la science, ou la technique, ou l'univers.
D'autres, moins soucieux du destin total de l'humanité, seront peut-être moins sensibles à l'horreur d'une telle perspective. Il reste que parmi les hommes de science, quelle que soit leur discipline particulière, ceux qui réfléchissent sans dépasser l'horizon de ce monde et sans accueillir l'espérance chrétienne ne peuvent bien souvent s'empêcher de nous confier leurs vues pessimistes. Trop perspicaces pour se laisser bercer d'aucune utopie, ce n'est pas un démiurge qu'ils nous apprennent à voir dans l'homme ! Ils ne nous montrent en lui qu'un être fortuit, misérable, jouet de forces aveugles, produit d'une nature sans âme qui s'apprête à l'absorber. Ils se persuadent que leur science, qui ne leur dit rien d'autre, leur interdit de penser autre chose. Tel un Sigmund Freud, parlant des sombres théories avec lesquelles il a dû, bon gré mal gré, conclure un mariage de raison, ainsi que du sinistre couple Anangkè et Logos qui le contraignit cruellement à le servir26. Tel un James Jeans, qui, après nous avoir conviés à « laisser nos cœurs se gonfler, en ce frais matin, aux espérances presque indéfinies de la glorieuse journée qui commence » pour les hommes, doit bientôt en venir à nous dépeindre une humanité « tristement vieillissante, désabusée, sur un astre refroidi, face à un anéantissement inévitable 27 ». Tels encore, on le sait un Jean Rostand28, ou, dans un autre domaine, un Claude Lévi-Strauss 29... Et Sir Julian Huxley, envisageant la crise générale de notre époque dominée par un nouveau scientisme, notait récemment « l'absence de tout fanal qui servirait à nous guider en ce lugubre crépuscule de l'existence, le manque de toute croyance l'emportant sur tout, qui donnerait un sens à la vie des hommes et les inspirerait dans l'action 30 ». — Dieu est cette lumière, il est ce « fanal » qui guide notre marche. « Avenir absolu » de l'homme31, il est le Sens par quoi tout, généralement, prend un sens. Lorsqu'ils mettent en Dieu leur espérance, les chrétiens ne cèdent pas à cette superstition puérile que plusieurs imaginent encore aujourd'hui. Ils proposent au monde ce dont le monde a le plus besoin pour échapper à sa détresse : non pas un « deus ex machina », non pas « un dieu bouche-trou », — et pas davantage un refuge rêvé hors du réel, — mais Celui en qui réside le sens même de son existence. Or, ainsi que l'a énergiquement rappelé Paul Ricœur, au risque de n'être pas compris par des hommes généreux mais peu perspicaces, si le monde a besoin de justice, s'il a besoin de charité, plus encore et plus profondément il a besoin de lumière : il a besoin de sens. Le chrétien, s'il est lui-même, est « le prophète du sens32 ».
Cardinal de Lubac, in Athéisme et sens de l’homme – Foi Vivante 1968
1. Ludwig Feuerbach, trad. Marcel Ollivier, 1930, pp. 51-52 ; cf. p. 77.
2. Le croyant n'a pas à « se laisser impressionner davantage par l'athéisme des " enfants du siècle ", que par la constance du " soleil de justice ", qui s'est levé sur eux comme sur lui-même » : Karl BARTH, Introduction à la théologie évangélique, p. 76.
3. La critique de l'objectivité scientifique est une branche trop négligée de la philosophie à l'heure actuelle. (On trouve peu d'analyses, dans les ouvrages récents comparables, par exemple, au chapitre de L'Action de BLONDEL, 1893). D'où des épistémologies se fondant sur ce qui aurait précisément le plus besoin d'être soumis à une épistémologie.
4. Etienne BORNE, cité par Leslie NEWBIGIN, op. cit., p. 46 et p. 67.
5. Cf. Etienne BORNE, « Sources et cheminements de l'athéisme », dans L'Athéisme, tentation du monde, réveil des chrétiens ? Paris, Ed. du Cerf, 1963, pp. 107-122. Voir du même : Dieu n'est pas mort, Fayard, Paris, 1959 et Passion de la vérité, 1962 ; Henri de LUBAC, Paradoxes, éd. de 1959, p. 95. « Si l'homme est à la limite objet pour l'homme, dit fort bien SARTRE, il est aussi celui par qui les hommes deviennent objets » (Cahiers de philosophie, 1966, n. 2-3, p. 6).
6. Jean DELANGLADE, Le Problème de Dieu, Aubier, Paris, 1960, p. 60.
7. Sur les chemins de Dieu, coll. Foi Vivante :4 Aubier, Paris, 1966, pp. 25-43.
8. Gaudium et spes, n°7, § 3.
9. Charles MOELLER, dans Concilium, 23, 1967, p. 37.
10. Henri ROUILLA », « Autonomie humaine et présence de Dieu », Études, mai 1967, pp. 702-703.
11. John A. T. ROBINSON et David L. EDWARDS, The Honest to God Debate, London, 1963, p. 271. Cf. Ed. SCHILLEBEECKX, o.p., Dieu et l'homme, Bruxelles-Paris, 1965, pp. 92-93.
12. Pierre TEILHARD DE CHARDIN, La Foi qui opère », Écrits du temps de la guerre, Grasset, Paris, 1965, pp. 319-328.
13. Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Le Milieu divin, pp. 169-173 et p. 80. Lettre du 31 juillet 1947 : « L'existence est pleine de choses révoltantes et absurdes, — mais toutes ces choses sont " adorables " dans la mesure où elles peuvent prendre un sens, pour l'Avenir, au sein de la toute-puissance de Dieu ».
14. Pietro PRINI, « La technologie comme authentification du sacré », dans Mythe et Foi, actes du colloque organisé par le Centre International d'études humanistes et par l'Institut d'Études philosophiques de Rome, 6-12 janvier 1966, aux soins de Enrico CASTELLI, édition française, Aubier, Paris, 1966, p. 200.
15. Sur les chemins de Dieu, pp. 210-211 ; Jacques MARITAIN, La Signification de l'athéisme contemporain, Desclée De Brouwer, Paris, 1949, pp. 22-27. Cf. Le Martyre de saint Polycarpe.
16. Hans URS VON BALTHASAR, La Gloire et la Croix, trad. R. Givord, coll. « Théologie », Aubier, Paris, 1965, t. I, p. 546.
17. Mircea ELIADE, Aspects du mythe, N.R.F., Paris, 1963, pp. 140-141.
19. Pierre TEILHARD DE CHARDIN.
20. Cf. Henri BOUILLARD, art. cit., pp. 701-707.
21. Jean LACROIX, L'Échec, P.U.F., Paris, 1964, pp. 1 et 99. Cf. p. 107.
22. Etienne BORNE, loc. cit.
23. « Essayer de tourner ce problème en ridicule ne le résout pas » : Adam SCHAFF, cité par L. NEWBIGIN, op. cit., p. 47.
24. Textes dans Catholicisme, éd. de 1965, coll. « Foi Vivante », n° 13, pp. 91-93.
25. Pierre TEILHARD DE CHARDIN, « Barrière de la mort et coréflexion », 1955 ; Œuvres, t. VII, pp. 419-426 ; La fin de l'espèce », 1952, t. 5, pp. 389-395 ; etc. K. RAHNER, Mission et grâce, t. 3, p. 141.
26. Freud à Pfister, 7 février 1930 ; cf. Pfister à Mme Freud, 12 décembre 1939. Op. cit., pp. 191 et 209.
27. P. TEILHARD DE CHARDIN, « Vie et Planètes », Œuvres, t. 5, pp. 154-155. « Lisez les pages sur l'avenir de la Terre : il n'y a rien de plus enfantin, ni de plus désespérant » (7 juillet 1931).
28. Jean ROSTAND, Ce que je crois, Grasset, Paris, 1953.
29. Cf. J.-M. LE BLOND, « Structuralisme et sciences humaines », dans Études, septembre 1967, p. 160. — Et nous ne parlons pas d'autres coryphées de sciences humaines.
30. Dans Science et synthèse, Gallimard, Paris, 1967, p. 79.
31. Expression de Karl RAHNER. Voir aussi, du même : Science, évolution et pensée chrétienne, trad. H. Rochais, Desclée De Brouwer, Paris, 1967, pp. 136-137.
32. Paul RICŒUR, dans Dieu aujourd’hui, Semaine des intellectuels catholiques, 1965, p. 140.