dimanche 17 avril 2011

En lisant... François Cassingena-Trévedy - Un jour de colère à peine

Insiste, anime meus, et adtendefortiter... Adtende ubi albescit ueritas.1
Augustin, Conf. XI, XXVII, 34
Diuina autem pietate agitur ut ex ipsis scindais tenuissimis audientis anime
inflammatur, quia sunt quidam qui dum parua audiunt majore desiderio replentur,
et Inde perfecte in Dei amore ardent, unde uix tenuissimas uerborum scintillas acceperint.
2
Grégoire le Grand, Hom. in Ez. 1, 3, 5
...sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c'est le véritable
ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.
Pascal, Pensées, 373 Br.

UN JOUR DE COLÈRE À PEINE
ARRHES de la lumière, humeur d'un fruit très mûr, le premier rayon du jour vient de retentir sur la ligne prochaine des tilleuls à l'étale de leur feuillaison, et son vermillon d'origine les inonde déjà d'une illusion d'automne. L'ampoule s'est brisée sur l'habit d'émeraude. Cet instant, comme chaque matin - chaque matin, du moins, où beau temps se déclare – a la solennité d'un sacre et, comme tout sacre, celui-ci est fragile. Fragile eu égard au spectacle, car c'est de chaque jour fraîchement édité qu'il y a lieu de se demander tout bas : « Quel sera cet enfant ? » (Lc 1, 66). Eu égard au spectateur, aussi, lequel interroge sur son propre compte : « Combien de jours ton serviteur a-t-il à vivre ? » (Ps 118, 84). Et c'est ainsi que la première effusion de la lumière et son premier effort réveillent l'homme au sentiment de cette inquiétude innée qu'il hésite à désigner comme une souffrance, à l'heure de son coucher, tant elle lui est familière, et dont la déposition faite par lui à l'oreille des autres hommes (qui l'éprouvent tout de même) ressemble moins à celle d'un fardeau qu'à celle d'un secret, tant il la comporte en lui-même. Les arbres sont là. Les arbres sont les êtres-là les plus obvies : c'est leur essence délicieuse, indispensable à notre environnement le plus intime. Le regard les gravit, tels des escaliers calmes, et tandis que l'on passe matinalement la main sur son propre front pour en ôter les derniers vestiges du sommeil, l'on essuie je ne sais quelle sérénité qui vient du leur, envahi par l'onction de la jeune lumière. C'est qu'à l'inquiétude rien ne se mêle si bien, semble-t-il, que la sérénité. Peut-être est-ce un luxe seigneurial, aujourd'hui, que d'avoir des arbres à regarder. Des arbres habituels. Des arbres dans lesquels s'habiller chaque matin, lors même qu'ils sont nus. Un seul, au demeurant, suffirait, pourvu qu'il fût toujours le même, car l'être-là de l'arbre a ceci d'insigne qu'il est à la fois toujours le même et lentement - très lentement - différent. Or rien ne nous est plus salubre, plus sédatif, plus fraternel aussi, que ce tempérament exquis de la différence et de la mêmeté, que ce climat que composent ensemble l'identité fidèle et son altération, mais graduelle à ce point qu'elle est imperceptible.
Prenons nos précautions, prenons notre temps. Nous ne viendrons pas au monde de plain-pied. Nous n'y viendrons pas tout de suite. La haie des arbres est là, protégeant de la haine. Non pas de celle qu'il pourrait avoir pour nous, mais de celle, autrement grave, que nous serions tentés de nourrir à son égard, et qui est immanquablement l'amorce de celle-là. La confrérie des arbres tient le monde en respect et – bienfait plus considérable encore – nous maintient, le plus naturellement du monde, dans le respect que nous devons avoir pour lui, dans la justesse du vis-à-vis que nous devons établir avec lui. Le monde n'existerait pas comme monde, ne surgirait pas, ne s'imposerait pas à nous dans sa majesté de monde, n'était, pour commencer, les arbres temporisateurs qui nous le cachent bien moins qu'ils ne nous introduisent en sa présence, qu'ils n'escortent notre aller vers lui, calmement, ainsi que le feraient de vivants propylées. N'était les arbres, peut-être serions nous tout à fait dépaysés en cet instant quotidien où nous venons au monde. Mais les arbres sont gens du monde, eux aussi, fort heureusement : ils sont, en ce monde, nos connaissances les plus abordables, les plus affables sans mot dire, les plus invétérées sans amertume, et parce qu'ils ont grâce d'aînesse pour nous rappeler que nous sommes du monde, ils nous font reprendre, très doucement, connaissance de lui. Aussi, ce matin, aborderons-nous le monde à travers l'écran presque impénétrable de leur livrée estivale, comme en d'autres matins nous l'abordons par l'ajour de leur hiver, par ce roncier des ciels dont on ne saurait décider s'il exprime une tristesse ou s'il est d'un regard l'écarquillement neuf. Nous devinerons le visage et la dimension du monde à travers le paravent des arbres, car les arbres ont le don de vivre en éventail et celui d'être au vent pleinement susceptibles. Nous entrerons au monde par le boulevard des arbres, nous descendrons à l'arène du monde par le marchepied des arbres, en épousant le pas de la lumière même qui les foule, car il est malsain, encore une fois, il est mal venu de venir au monde de plain-pied.
Mais déjà, celui qui, non content de regarder, s'arrête à regarder son regard même,3 pressent d'autres hommes, entend d'autres hommes, là-bas, déblatérer à son propre sujet : « Voyons, disent-ils, il voit ça de sa fenêtre ! » Il sait pourtant, lui, depuis longtemps, la sagesse de son point de vue, et il a éprouvé l'utilité de cet instrument - la fenêtre - qui émancipe à l'infini le regard dans le même temps qu'il le discipline. Terrena despicere, comme disaient jadis plusieurs oraisons de la liturgie latine, empruntant à une formule de Grégoire le Grand, ce que nous traduirions, non point par : « mépriser les choses de la terre », mais, avec une scrupuleuse exactitude, par : « regarder de haut - d'un peu plus haut - les choses de la terre ». Devise, non de morgue, mais de douceur, et de tendresse, et d'apprivoisement. Situation judicieuse (et non judiciaire) du regard, pour qu'il voie, et que, voyant, il embrasse. Aussi les arbres, à peine toisés depuis cette fenêtre qui, par la grâce de son élévation même, converse avec eux tête à tête, sont-ils une providence. Ce n'est point que nous nous exalterons nous-mêmes, mais nous tirerons parti, comme d'une aubaine, de la hauteur innocente d'autres êtres vivants qui sont nos aînés, comme ils seront, et longtemps après nous, nos survivants. « Zachée monta dans un sycomore » (Lc 19, 4), est-il raconté. Pour voir. Pour voir venir. Car les arbres eux-mêmes voient venir. « Les arbres des forêts dansent de joie, car Il vient » (Ps 95, 12-13). Et parce que la fenêtre offre au regard la permission de nidifier dans les arbres eux-mêmes, nous verrons le monde, pour commencer, comme les arbres le voient. Modestement : les arbres ne sont pas des surhommes. Et il est des matins où les arbres applaudissent avec tant de souplesse à la lumière, intacte en sa prime fusée, que les larmes montent aux yeux avec le monde neuf, et que l'on jurerait que tout le mal qui se dit de lui n'est jamais que mensonge.
La chose est décidée et l'habitude est prise : nous n'ouvrirons pas le journal (nous apprendrons tout, nous saurons tout le nécessaire par d'autres voies). Du moins ne l'ouvrirons-nous pas tout de suite comme font les aveugles, les distraits qui ont la fringale et qui appréhendent avec une frayeur maladive toute vacance préalable de l'esprit, les ingrats qui n'ont pas même cette gratitude élémentaire qu'attend le plus simple être-au-monde et, généralement, le donné immédiat du monde à l'homme matinal. Plutôt que d'avaler sans prévention les boniments et les potins d'un monde falsifié, nous recevrons - religieusement - la première impression du monde, autrement sédative et certaine, et nous la recevrons du ciel superposé aux génoises, aux rémiges, aux frondaisons. Nous ouvrirons le jour que le bon Dieu a fait. Nous ouvrirons d'abord les persiennes des yeux. Apertis oculis nostris ad deificum lumen.4 Car, dès l'instant qu'elle est reçue avec reconnaissance, cette lumière mondaine du matin est déjà nourrissante, édifiante, déifique. Et sans retard, sur ce morceau familier du monde 5 que la fenêtre nous découvre, nous poserons la croisée d'une Parole qui, loin d'en gauchir la perception dès le principe, nous le rend transparent et nous fait interprètes. Sur le jour d'aujourd'hui, nous poserons le premier, de mémoire, et l'injonction sans fin qui lui donne naissance : Fiat lux (Gn 1, 3). Ouvrir ce Livre-là, c'est ouvrir les volets.
« Il voit ça de sa fenêtre », disent décidément les ombrageux. Prenons-les au mot. « Ça ». Qu'est-ce à dire ? À première vue, à cette vue matinale dont la fenêtre ouvre immédiatement le domaine, rien que le ciel, sans doute, et ces étages de verdure que le bel aujourd'hui franchit d'un immuable pas. Mais en incarcérant sans autre forme de procès un simple échantillon du monde en son quadrilatère, la fenêtre en fait une vignette exquise et donne infiniment à deviner. Car derrière la devanture des arbres, il y a, là-bas, à tire d'aile, d'autres arbres, et des champs, et des ravins, et la ville, et la mer où le regard finalement s'amenuise et succombe, et derrière la mer elle-même, d'autres cités. Et la rumeur des arbres est le menu du monde. Et ça, voyez-vous, ça qui se voit à première vue, suffit pour mettre le monde entier en mémoire, pour faire allusion au monde entier, pour vérifier chaque matin un certain endolorissement, pour réveiller chaque matin un certain mal que nous avons au monde entier comme s'il s'agissait de notre propre corps (et c'est bien de cela qu'il s'agit en effet). Car, pour chacun de nous, chaque matin, le monde est ça – non pas seulement devant nous, mais en nous, mais de nous – dont nous portons tout bas le souci.
Il est une oraison de la liturgie – décidément –, si pertinente qu'elle a tôt fait de passer dans notre répertoire le plus secret, dans notre orationnaire le plus spontané, et qui nous fait demander ceci : « Dieu qui peux mettre au cœur de tes fidèles un unique désir, donne à ton peuple d'aimer ce que tu commandes et d'attendre ce que tu promets, pour qu'au milieu des changements de ce monde nos cœurs s'établissent fermement là où se trouvent les vraies joies » (ut inter mundanas varietates, ibi nostra fixa sint corda ubi vera surit gaudia).6 Mundanas varietates... Les changements de ce monde dont nous éprouvons la lassitude, dont nous mesurons la vanité, dont nous portons le souci. Les variétés dont s'enchantent, d'une manière névrotique, ceux qui ont besoin de bruit, ceux dont le cœur, à la traîne du regard, abhorre toute gravité. Mundanas varietates. Mais après tout, les « variétés mondaines » ne sont-elles pas – ne pourraient-elles pas être aussi (sous un tout autre signe, sous un tout autre jour) celles du vert des arbres que, chaque matin, depuis la même fenêtre, le regard énumère à l'envi ? Et ces variétés-ci, saines, vraies, bienfaisantes et faisant suffisamment écran à celles-là, n'aident-elles pas, déjà, le cœur à se fixer ? Nous nous inquiéterons, nous nous irriterons, nous nous dégoûterons du monde, mais provisoirement, posément, s'il se peut dire, à travers cette orée familière par laquelle il suscite notre admiration et notre gratitude. Car les arbres sont innocents. Lors même qu'il serait passible du feu et du soufre, le monde mérite déjà l'indulgence et la suspension de toute sentence à cause des arbres qui sont là, à sa lisière, comme autant de justes. « Et je vis un autre ange qui montait du levant, muni du sceau du Dieu vivant, et il cria d'une voix forte aux quatre anges auxquels il a été donné de saccager la terre et la mer : "Ne faites pas de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres..." » (Ap 7, 2-3). « Le monde, notre ami, dort : je m'en vais le réveiller » (cf. Jn 1). Le monde a besoin qu'on le réveille, et non pas qu'on l'excite. Il s'en trouve assez pour se charger de cette basse besogne.
Le monde dort encore, et la fenêtre, lucide, lui préexiste. Et la toute première propriété que l'éveilleur perçoit du monde – du monde comme problème et comme objection majeure à sa matinale naïveté – est son épaisseur, sa pesanteur, son hébétude. Cette hébétude qui est la rançon même de sa constante excitation et par laquelle l'éveilleur lui-même, s'il ne s'en garde point, risque d'être bientôt contaminé à son tour. Au demeurant, celui qui regarde depuis son point de vue, si modeste qu'en soit l'altitude, possède toujours je ne sais quel caractère de précocité : du printemps, de toutes sortes de printemps, il prend toujours le parti. Derrière les orées, il voit blêmir l'orage, mais l'orage, sur les arbres et les hommes, l'orage aussi est une espèce nécessaire de semence, et il n'est pas jusqu'à l'arrière-saison dont il épie les signes qui ne soit, elle aussi, une variété de printemps. Un printemps dont elle retrouve d'instinct les nuances et dont elle réédite, mais mûrie, la nouveauté.
Mais enfin l'heure est venue où, face au monde encore assoupi, « celui qui voit ça de sa fenêtre » (lequel ne récuse pas, au fond, qu'on le désigne par cette périphrase, tant il en sait, à part soi, l'involontaire justesse), celui qui voit ça de sa fenêtre, disions-nous, s'éveille matinalement au souci et à la responsabilité. Au milieu des autres métiers qui se sont déjà mis à la tâche, et peut-être avant même qu'ils ne s'y mettent (car il est décidément précoce), il se reconnaît à lui-même, avec une intime et joyeuse certitude, une responsabilité particulière qui confine, elle aussi, à la stature d'un authentique métier. Regardant à la longue, c'est-à-dire de jour en jour, ce regard assidu qu'il porte sur le monde – son propre regard –, il envisage clairement, comme le service public qu'il doit au monde, et si simple particulier soit-il, sa responsabilité de sujet regardant. C'est qu'en dépit de cette assimilation si commune et si irréfléchie que l'on fait de lui avec la pure abstention, le regard est bel et bien la forme la plus élémentaire d'engagement. Oh ! certes, celui qui regarde sait bien qu'il n'a pas compétence universelle (à d'autres toutes sortes d'actions et d'agitations au milieu des hommes, et des événements, et des choses), pas davantage qu'il ne revendique pour lui-même une once du pouvoir qui s'attache à bien des efficacités contemporaines, réelles ou plus souvent illusoires, une once de ce pouvoir mondain dont il semble parfois que la faculté de voir lui soit inversement proportionnelle, comme s'il avait acheté au prix de la cécité l'assurance de s'imposer et de parvenir à ses fins sordides. Celui qui regarde sait pertinemment, en revanche, qu'il est de sa compétence de regarder, que rien n'est a priori extérieur à l'orbe que ses yeux ne cessent d'agrandir, qu'il n'est rien qui soit étranger au domaine seigneurial de son regard (l'exercice du regard étant évidemment la forme la plus débonnaire de royauté), qu'il n'est rien, en conséquence, qui ne le regarde pas. Comment, dès lors, et si éloigné qu'il soit, en apparence, de cette agitation des hommes et des choses que l'on appelle communément la « politique », la portée de son regard ne serait-elle pas (et, encore une fois, sans qu'il fasse rien exprès) d'essence politique, mais selon l'acception originelle du terme, qui est de haute naissance, comme on le sait ?
Car lors même qu'il ne la voit qu'à travers le paravent des arbres – ces arbres familiers qu'il désire lui replanter au cœur (et c'est une providence, une bénédiction et un rafraîchissement pour les autres hommes, à vrai dire, qu'il ne la voie qu'ainsi) –, celui qui regarde s'édifier la cité des hommes contribue bel et bien à son édification, à son entretien, à sa salubrité, à son avenir, cet avenir dût-il passer par un orage. Par son simple regard, par le service ordinaire de son seul regard, il est l'édile du monde entier. N'était, par exemple, le regard d'Abraham, Sodome eût-elle connu le feu (Gn 19, 28) ? N'était celui de Jonas, Ninive eût-elle poursuivi bon an mal an son train de vie (Jon 4, 5) ? N'était enfin celui du voyant de l'Apocalypse, Jérusalem descendrait-elle d'en haut comme un présent de Dieu (Ap 21, 2) ? Glaukôpis, c'est-à-dire « au regard brillant », Athéna est aussi Erganè, c'est-à-dire « artisane ». Le regard est en somme la plus sage autant que la plus délicate des industries. Rien ne se construit ni ne s'assemble que quelqu'un ne soit là, dont l'unique exercice soit d'assister. Rien, à commencer par le monde lui-même, en son entier, puisqu'il ne vient à l'existence et à l'unité qu'à vue d'œil, que par la présence attentive et bienveillante de cette Sagesse sans commencement qui confesse ainsi son propre et unique travail : Quando praeparabat caelos aderam (...). Cum eo eram cuncta componens, et delectabar per singulos dies, ludens coram eo omni tempore, ludens in orbe terrarum, et deliciae meae esse cumfiliis hominum (Pr VIII, 27-31).7 Secrètement affiliés à cette Sagesse, elle-même filiale, les hommes de regard sont architectes : au milieu des machines, leur regard tout seul est levier, comme au milieu de la matière, tout seul, il est levain. En se posant sur le monde avec effort (mais un effort qui ne fait pas le moindre bruit), il pose quelque chose qui s'apparente à une première pierre : mieux encore, il est lui-même la première pierre sur laquelle d'autres édifieront. Parmi les pierres dont s'édifie la cité des hommes, il en faut aussi de transparentes, de spécialement transparentes, d'adamantines jusqu'à la naïveté (mais une naïveté sage et éclairée) pour assurer, non seulement la lucidité de l'édifice sur l'extérieur, mais celle qu'il doit avoir sur lui-même ; des pierres consciencieuses, en somme, c'est-à-dire des pierres qui portent la charge, la responsabilité d'assurer la conscience réflexive que l'édifice social doit avoir de lui-même pour tenir debout. « La structure de son rempart était de jaspe, et la cité elle-même était d'or pur, comparable à du verre pur (...). Et les douze portes étaient douze perles, chaque porte étant faite d'une perle unique, et la place de la ville était d'or pur, comme du verre transparent » (Ap 21, 18-21). Au vrai, raconterait-on cela de la Cité de Dieu, s'il ne s'agissait déjà de la cité des hommes telle qu'elle se conçoit et cherche - laborieusement - à se hausser ? De même que les portes et les fenêtres, loin de représenter des enjolivements inefficaces ou de simples superfluités, entrent de plein droit dans la structure de la maison et lui sont organiquement nécessaires, de même les êtres de regard – les « religieux » du regard – entrent dans la structure du monde et la définition de la société.
Empressons-nous de spécifier que le regard des regardants est a priori de bienveillance. Que s'il ne l'était point, il cesserait tout simplement d'être regard. De bienveillance, c'est-à-dire de bonne vigilance, pourvu que l'on sache tirer parti d'une étymologie sollicitée, sans doute, mais ô combien suggestive. Benevolentia, bona vigilantia. « Sur tes remparts, Jérusalem, dit le prophète, j'ai posté des veilleurs » (Is 62, 6). Car il est avéré que celui qui ne veille pas ne saurait être voyant. Encore la bienveillance enveloppante dont nous parlons n'exclut-elle pas la sévérité : il faut que passent des orages, parfois, dans le regard de l'homme pour que, lavant à travers eux son propre ciel intérieur, il lave celui d'autrui.
Et pour caractériser le regard du regardant, nous dirons encore que, suivant Jésus-Christ du regard - suivant le regard même de Jésus-Christ –, il est un regard d'horizon autant que de détail, étant bien entendu que, myope et superbement distrait, le monde ne voit d'ordinaire ni l'un ni l'autre. « Je lève les yeux vers les monts » (Ps 120,1). « Levez les yeux et considérez les campagnes, comme elles blanchissent pour la moisson » (Jn 4, 35). Voilà pour l'horizon. « Regardez les lis des champs » (Mt 6, 28). « Jésus considérait comment les gens jetaient la pièce dans le Trésor (...). Vint une pauvre veuve qui jeta deux piécettes » (Mc 12, 41-42). Voilà pour le détail. Regard miraculeux, en vérité, qu'un regard de cet ordre – de ce grand ordre du regard que fonde le Fils de l'homme –, parce qu'il est tout ensemble une macroscopie sans indifférence et une microscopie sans pusillanimité. Porté sur l'horizon, il ne saurait pour autant se confondre avec une simple capacité de synthèse, parce que sa grâce propre est de considérer, précisément, ce qui échappe à toute synthèse ; parce que, parvenant jusqu'aux limites du monde, il rencontre l'Autrui qui transcende le monde, et que, de toute façon, l'horizon du monde est irréductible à son résumé. Tout de même, porté sur le détail, le regard dont nous parlons ne saurait se confondre avec une simple capacité d'analyse, parce que, dans sa vivacité, dans son individualité vivante qui saute aux yeux et se les attache, le détail est irréductible, quant à lui, à un simple élément, à une division mathématique de la réalité. Regard bienheureux qui, pour illuminer le monde, fréquente le petit monde, et s'avère être, à l'endroit des êtres et des choses, une espèce de piété. Et décidément, pareille salutation du détail ne compromet en rien la vision du panorama, autant dire de Celui qui, « remplissant » (Mt 5, 17 ; Col 1, 19) toutes choses, remplit aussi, mais sans évincer qui que ce soit, sans éclipser quoi que ce soit, tout le champ visuel : « Et levant les yeux, ils ne virent plus que Jésus seul » (Mt 17, 8). Vision de loin qui, rapprochant le Lointain de telle manière qu'il soit le Prochain le plus proche, provoque à s'exclamer tout à coup : « C'est le Seigneur ! » (Jn 21, 7) et discerne à travers lui le Père (Jn 14 ; 9-10), ce Père dont le monde a perdu la Face ensemble que l'idée. Car s'il est vrai que le Père voit le fils prodigue « tandis qu'il est encore loin » (Lc 15, 20), pareille acuité du regard est bien sûr, dans l'autre sens, le partage de ce même fils qui, par la double grâce de son hérédité et de son retour, discerne le Père à distance.
Quant au monde, il va de soi qu'il faut prendre par rapport à lui quelque distance pour l'apprivoiser du regard, lors même que l'on réside au milieu de lui, au plus chaud de lui, au plus vif de lui. Se peut-il, au demeurant, que l'on soit jamais hors de lui ? Une certaine anachorèse est la condition préalable du regard et de son confort, mais d'un confort qui ne s'entretient d'aucune exemption particulière. Davantage, l'anachorèse a lieu dans le regard lui-même, car le regard, le regard de longue haleine, est une certaine contrée de l'existence. L'anachorèse en question n'est pas telle, néanmoins, qu'elle soit sans retour. Car le regard que l'on porte sur le monde n'est fait que pour lui être apporté. Et c'est ici que nous retrouvons cette responsabilité, ce caractère intrinsèquement « politique » du regard que nous signalions plus haut. Le regard est une royauté : il est conséquemment un service. De quoi s'agit-il, en somme, sinon de rendre au monde le service du regard, c'est-à-dire de retourner le monde à lui-même, mais regardé comme il ne se regarde point lui-même, faute de temps, de patience et de gravité ? Car si le monde s'étourdit, jusqu'à l'hébétude, des spectacles – d'un spectacle foncièrement unique et continu qu'il se donne à lui-même et qui le ravale au degré de pure mondanité –, il ne se regarde pas pour autant lui-même et demeure aussi aveugle sur l'humilité de son détail que sur la majesté de son horizon. Aussi le service particulier qu'assurent certains consiste-t-il en ce qu'ils rendent le monde à lui-même avec la plus-value du regard qu'ils posent sur lui. Encore cette valeur supplémentaire ne vient-elle pas d'eux-mêmes, mais de ce que le monde, décanté de son horreur et de sa mondanité, présente à leur regard, et de son horizon qui se devine aurore. Et vraiment, dès là qu'il est apporté, ce regard est semence : si abstinent, si inactif qu'il paraisse, il entre dans le jeu de toutes les actions qui se jouent au monde, de tous les métiers qui s'y exercent, comme un facteur notoire et un agent efficace : bienveillant, il est aussi bienfaisant.
Mais à raison même de cette espèce d'innocence et d'étrangeté avec lesquelles il se pose sur le monde, ce rayon d'habituelle douceur se révèle tout à coup réversible en éclair, à son heure qui doit se déclarer ; car tôt ou tard, à ce monde même, et pour son bien, il doit dire son fait. Et c'est ainsi qu'entre les élytres mêmes des mots musiciens qui célèbrent les beaux devants du monde et en énumèrent les détails ignorés, bruisse un orage salutaire. Un orage nécessaire à l'endroit de ceux qui ne regardent pas, de ceux qui, autrement cruels que les anges justiciers de l'Apocalypse, détériorent le ciel et la terre et la mer et tout ce qui mendie ici-bas d'être regardé, de ceux qui manquent à la responsabilité particulière ou publique qui leur incombe d'éduquer les hommes à regarder, de ceux qui déflorent, enfin, dans le bourgeon même de l'homme, dès le principe de l'homme, le don du regard. Orage du regard en son midi, lorsque, sa maturité tournant au vertige, la lumière un instant devient coléreuse. Un instant, juste le temps qu'il faut. Car c'est encore de la lumière, c'est de la lumière même que l'orage est le verdict. Orage contre les lumières dont un siècle somme toute encore récent a confisqué le nom, et dont il se voit si clairement, en ce siècle nôtre, qu'elles achèvent de pourrir.
À l'heure qu'il est, trois civilisations, trois cultures sont possibles (si tant est que les deux premières méritent ce nom) et croissent effectivement ensemble dans la vaste jachère contemporaine, mêlées qu'elles sont comme l'ivraie au grain ou l'or à la scorie, puisque aussi bien c'est le propre du monde, depuis toujours et chaque jour, jusqu'en chacun de nous, que d'être mêlé. Toutes trois ont le verbe voir à leur racine, mais diffèrent sensiblement quant à la manière de le mettre en œuvre, quant à l'objet, aussi, qu'elles lui assignent. Les deux premières encourent la colère.8 Un instant. Juste un instant. Le temps qu'on leur dise une bonne fois leur fait et qu'elles apprennent par là leur égale inanité.
La première est celle de l'idéologie, foncièrement vicieuse, fondée qu'elle est sur les idées, sur l'idée qui ne voit plus rien ni ne veut plus rien voir, attendu qu'elle se constitue précisément comme idée en ne voyant plus rien que soi, établissant par ce biais même son pouvoir aussi forcené qu'absolu. Encore les idéologies défuntes, éteintes, qui, jusqu'à travers l'indicible horreur de leurs conséquences et de leur déploiement mécanique, ont tourmenté le siècle dernier, possédaient-elles quelque envergure, voire quelque générosité originelle, imbibées qu'elles demeuraient, pour certaines au moins, et fût-ce sur un mode oppositif, de cette grande eschatologie chrétienne qu'elles entendaient supplanter en la ramenant à des destinées strictement temporelles. En comparaison, les idéologies actuelles, réductibles à un breuvage synthétique aux ingrédients indéfinissables, apparaissent étrangement mesquines, moroses, pragmatiques et désenchantées. Mais pour être plus diluées dans l'instinct individuel et désordonné du monde, elles n'en sont pas moins délétères que leurs aînées. La liasse de programmes, de réclames, de déclarations publicitaires que tout citoyen reçoit à la veille des consultations électorales (banalisées, de surcroît, par leur excessive fréquence) suscite bien davantage le sourire qu'on ne la prend au sérieux et constitue déjà, à elle seule, le symptôme d'une pathologie. L'on croirait assister au déploiement d'une kermesse où des phalanstères en incessante fragmentation interne tiendraient obstinément des boutiques mitoyennes. L'on attend décidément un homme qui ait une vision et qui, non content de marcher en effet lui-même à ce qu'il voit, tâche d'entraîner les autres vers une terre promise, laquelle, pour répondre en vérité à ce nom, ne saurait manquer de comporter un département d'outre-mer, mais aussi éloigné du paradis fondamentaliste que du mirage farouchement séculier. Car la terre promise dont il s'agit ici n'est autre chose que la pauvreté. Au-delà des histrions (au demeurant interchangeables) dont les histoires scatologiques distraient savamment le public des urgences véritables, on attend, en somme, un homme qui entraîne à la pauvreté, et qui, non content d'accoutumer son monde à une telle perspective, ait encore le courage de la désigner positivement comme un but, puisque aussi bien la pauvreté est tout à la fois une certitude pour l'avenir et une épouse à la mesure de l'homme.
Quant à la deuxième civilisation qui s'attire aujourd'hui l'orage, nous forgerons un sobriquet tout exprès pour elle et nous la dénoncerons comme civilisation de l'« idiot-visuel ». La précédente idolâtrait l'idée : celle-ci idolâtre l'image dont elle fait, en la pervertissant, l'instrument de son pouvoir totalitaire. Une nouvelle Lettre sur les spectacles reste à écrire et à répandre, un nouvel épisode iconoclaste à déclencher, mais contre les fausses icônes, et cela dans un mouvement d'une tout autre radicalité, d'une tout autre pertinence qu'un simple sursaut de puritanisme, lequel n'a jamais réussi, on le sait bien, qu'à exacerber l'intempérance. Il y va du voir, à sa racine, de l'imagination comme faculté créatrice des individus et des sociétés, de l'intelligence des symboles comme passe-partout d'un univers cohérent et comme irremplaçables valeurs d'échange entre les hommes. Aussi conviendrait-il de jeter à la voirie, dans une insurrection sauvage de bon sens, et pour un demi-siècle au moins de jeûne sans exception, les téléviseurs et tous leurs séides plus récents (ce mot même de téléviseur, le plus vulgaire des mots modernes, nous est horrible). L'effarante quantité de fadaises et de violences que nos contemporains avalent nuit et jour par leur « télévoyeurs » est à n'en pas douter le pire des dégâts écologiques, car elle abêtit et détraque les consciences dans ce qu'elles ont de plus vulnérable et, partant, de plus vénérable aussi. Légitimé par la seule boulimie de Mammon qui l'organise et l'entretient, ce génocide invisible et insaisissable, jamais traduit en justice, est au principe de toutes les aberrations qui s'observent dans l'ordre des relations humaines les plus fondamentales, dès là que l'imitation de ce qui est proposé en spectacle est un réflexe si puissant qu'il parvient à défaire insensiblement, et jusqu'à leur insu, les êtres raisonnables. Tandis qu'elle s'impose à ses usagers sans discernement comme l'infaillible substitut du long et rigoureux travail de la démonstration rationnelle, tandis qu'elle assène ses produits finis sur l'imagination hébétée jusqu'à l'inertie, la montre médiatique de tout ce qui se fait et dit au monde produit des monstres et représente elle-même une monstruosité culturelle sans seconde. L'on nous promet en tout et sur tout la transparence, l'on nous garantit l'authenticité, l'on excite en nous, comme un caprice d'enfants gâtés, la revendication du droit à l'immédiateté perpétuelle, et c'est dans la révolution prométhéenne de l'accès au savoir – à une vérité spoliée de tout mystère – que réside aujourd'hui, sans doute, le mal le plus insidieux. Les médias étranglent les médiations et rendent inconcevable aux esprits la patiente acceptation de leur essentielle obscurité. Or depuis que l'homme est homme et aussi longtemps qu'il le sera encore, c'est par des médiations - et des médiations obscures - qu'il accède à la lumière. Aussi persévérerons-nous à déclarer l'obscurité bienheureuse et répondrons-nous aux pourvoyeurs industriels et intellectuels du voyeurisme, autrement dit à ceux qui ont le pouvoir de faire le mal et à ceux qui savent le mal qu'ils font, qu'il est de notre dignité d'être des êtres de pénombre.
Mais, Dieu merci, au milieu de la désolation, de l'ennui, du dégoût, des saccages psychologiques, sociologiques, écologiques et spirituels que multiplient les deux civilisations passibles de la colère, une autre civilisation est à l'œuvre, à son œuvre tranquille, infinitésimale en apparence, et néanmoins décisive : celle du regard, dont il est superflu de redire ici qu'elle est également celle de l'écoute. Civilisation de la pensée autant que de la poésie, pourvu que l'on veuille bien délester cette dernière de la légèreté, de la mignardise, de la niaiserie dont trop d'esprits depuis longtemps l'affublent, soit dans l'exercice dilettante qu'ils en pratiquent, soit dans l'idée sommaire qu'ils en répandent, car, si différent qu'il soit de lui sous le rapport de la mise en œuvre, le poème est l'émule du théorème sous celui de la plus fondamentale gravité. Et cette civilisation du regard est décidément de foncière pauvreté, étant celle de l'œil nu, de l'œil neuf 9 accommodé à l'horizon comme au détail qui composent ensemble, dans l'ordre du visible, un tiers-monde dont le monde mondain n'a pas davantage l'idée que le respect. « Respexit humilitatem » (Lc 1, 48), est-il dit de Dieu –, dit la servante de Dieu. Et s'il est vrai que « toute chose est servante de Dieu » (Ps 118, 91), que toute petite chose s'attire le respect de Dieu, combien davantage devrait-elle s'attirer le nôtre ! Être « imitateur de Dieu » (Ep 5, 1), c'est l'être aussi, naturellement, de son regard. Être fils de Dieu, c'est hériter le sang bleu de son regard qui herborise l'inaperçu.
La civilisation du regard est aussi, par penchant naturel, par entretien ordinaire, celle de la lecture et de la conversation,10 lesquelles demeureront toujours, quoi qu'il arrive, quoi qu'il soit arrivé en effet, les deux sources privilégiées de l'illumination et de la sagesse, dans la société des êtres raisonnables et sensibles. L'une et l'autre ont le silence pour entourage et s'entremêlent instinctivement de lui : la première laisse vierge et vivace l'imaginaire, la seconde écoute autrui à l'œil nu. La civilisation du regard se recommande en conséquence à notre estime comme celle de l'amitié, car c'est décidément chose étonnante que cette manière dont, rien qu'à regarder, rien qu'en donnant à regarder, rien qu'en donnant à sous-entendre ce que l'on a regardé, l'on se fait des amis, beaucoup d'amis imprévisibles. L'amitié, – des amitiés précises, profondes, nominales, ne sont pas seulement l'effet désormais avéré des étincelles : elles sont leur plus chère et leur plus secrète finalité.
« Il regarde les choses terre à terre » ou « les êtres terre à terre », fussent-ils au ciel, est-il dit du Regard en Soi. Humilia respicit in caelo et in terra (Ps CXII, 5). Nous avons avancé naguère qu'un nouveau Génie du christianisme était à écrire. Réflexion faite, ou plutôt poursuivie, nous préciserons notre pensée et nous donnerons à ce monument attendu (dont les étincelles tracent le filigrane et collationnent le matériau dans le dessein que d'autres se mettent à pied d'œuvre) un autre titre : plus encore que d'un « Génie », en effet, c'est d'un « Germinal » qu'il s'agit de préparer la parution, et ceci pour une double raison, l'une tenant au tempérament inné du christianisme, l'autre à sa condition historique.11 Depuis les prophètes qui lui appartiennent déjà dans la continuité organique d'un unique Testament, donné de part et d'autre de Jésus-Christ, le christianisme s'intéresse instinctivement et par institution divine à tout ce qui commence de poindre : « "Que vois-tu Jérémie ?" Je répondis : "Je vois une branche de veilleur" » (c'est-à-dire d'amandier qui s'apprête à fleurir) (Jr 1, 13). Et ceci, au plus noir des Lamentations, dans l'ordre de la lumière : « Les faveurs du Seigneur ne sont pas finies, ni ses compassions épuisées ; elles se renouvellent chaque matin, grande est sa fidélité (...). Il est bon d'attendre en silence le salut du Seigneur » (Lm 3, 23-24, 26). Et ceci encore, dans l'ordre de la germination : « Il en est du Royaume de Dieu comme d'un homme qui aurait jeté du grain en terre : qu'il dorme ou qu'il se lève, nuit et jour, la semence germe et pousse, il ne sait comment. D'elle-même, la terre produit d'abord l'herbe, puis l'épi, puis plein de blé dans l'épi » (Mc 4, 26-28). Au demeurant, d'une Naissance à l'autre, le Christ en personne n'est-il pas le Germinal ? « L'enfant grandissait. » (Lc 2, 40). « En vérité je vous le dis : si le grain tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12, 24). Voilà pour le tempérament constant et inné du regard chrétien. Le christianisme est « oriental », non par simple condition géoculturelle, mais par nature : il voit le Christ se lever et il voit toute chose se lever en lui, il admire le lever du Christ – O Oriens – et il admire toute chose en lui. Le christianisme est une certaine qualité, une certaine condition a priori du regard.
Quant à la condition, à l'implantation du christianisme dans l'histoire, elle est du même esprit, et de la même précarité fondamentale, et de la même nudité prometteuse. « Ce jour-là (...), dit Dieu, j'écarterai de ton sein tes orgueilleux triomphants et tu cesseras de te pavaner sur ma montagne sainte. Je ne laisserai subsister en ton sein qu'un peuple humble et modeste, et c'est dans le Nom du Seigneur que cherchera refuge le Reste d'Israël » (So 3, 11-13). Soyons clairs, en effet, et ouvrons les yeux, ouvrons-les plus grand encore que nous ne le faisons déjà, s'il en était besoin : le « Reste » en question n'est pas de l'histoire ancienne seulement, mais aussi de la nouvelle. Il appartient – ce n'est que trop évident – à l'histoire contemporaine. Sans doute peut-on considérer le « Reste » – et d'aucuns ne s'en font pas faute – avec tristesse, nostalgie, voire franche malveillance, comme le résidu, comme le résultat de quelque opération négative, soustraction ou division. Mais c'est ici précisément que joue, chez d'autres, l'a priori du regard dont nous parlions plus haut : « Aussi bien, frères, considérez votre appel : il n'y a pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés. Mais ce qu'il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi (...) et ce qu'il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi... » (1 Co 1, 26). Non mufti... Bref, le christianisme regarde d'un point de vue germinal (point de vue pascal, inassimilable à un simple optimisme de commande ou de tempérament) sa propre condition. Il vit et revit sans cesse de ce regard et de cette lecture que, par l'organe de ses veilleurs et de ses éveilleurs, il fait de lui-même. Philosophe sur sa propre condition, sur son propre être-au-monde, il se propose tranquillement comme philosophie de cette histoire universelle dont il est le fer de lance pacifique, non pas seul, sans doute, mais avec d'autres instances spirituelles dont il est le serviteur, et le frère aîné, et l'ami. Portant un autre nom éminemment biblique et prophétique – le même nom que son Auteur (c'est-à-dire Celui qui le fait croître au monde) –, le « Reste » est aussi le « Germe » (Jr 23, 5 ; Za 3, 8). Voilà qui nous situe d'emblée dans un paysage, non de cataclysme culturel ou d'apocalypse nucléaire, mais d'Avent liturgique et de genèse toujours en travail. Aperiatur terra et germinet Salvatorem (Is 45, 8).12
Sans doute a-t-on cultivé trop longtemps – et cultive-t-on toujours – le rêve du nombre, le regret de n'être plus aussi nombreux, le complexe de ne l'être pas assez, la prétention de faire nombre avec volontarisme, activisme, violence même, une violence dont les fruits de mort sont historiquement avérés, dont le monde nous tient justement rigueur et dont nous avons une peine infinie à effacer la trace de sa mémoire, qui est longue et tenace. Pareille idée du nombre, fût-ce en christianisme, fût-ce en Église, relève de l'idéologie et, parfois – étrange larcin dans l'arsenal des méthodes les plus séculières –, de la singerie totalitaire. Il y aurait lieu d'examiner ici – entreprise sacrilège sans doute – une très subtile parenté que l'Action catholique d'antan entretenait avec les idéologies gourmandes de nombre qu'elle s'assignait néanmoins pour tâche de concurrencer. Décidément, dans l'esprit natal du christianisme, les nombres, si entiers soient-ils, se recommandent comme des symboles bien davantage que comme des arguments sans réplique. « Simon-Pierre hâla le filet sur le rivage, plein de gros poissons : il y en avait cent cinquante-trois » (Jn 21, 11). « Ils ramassèrent les restes du repas en douze corbeilles pleines. Et ceux qui avaient mangé étaient au nombre de cinq mille » (Mt 14, 20-21). « Ceux qui avaient écouté la Parole furent baptisés et, ce jour-là, la communauté grossit d'environ trois mille âmes » (Ac 2, 41). Si considérable qu'il soit, le nombre reste infime à l'échelle du monde : le nombre même est semence, et c'est là toute sa raison d'être. Aussi le Reste, le Germe doit-il se sentir tout aise et cultiver le bien-être dans son être-au-monde, avec cette agilité spirituelle et sociale que son statut même de Reste lui procure. Plutôt que de souscrire à un protocole de soins palliatifs ou de consentir, pour sauver la face, à des hybridations qui garantiraient à bon marché, pour l'avenir, la puissance du nombre, il nous faut trouver aujourd'hui une maturité dans notre minorité même, laquelle est notre béatitude évangélique (cf. Lc 12, 32) autant que notre condition ordinaire et providentielle au regard de l'histoire. Être chrétien, c'est être mineur en ce monde, sans céder jamais au vertige, sans succomber jamais aux sirènes enchanteresses de la supériorité, de l'excellence, ni de ce que, de manière récurrente dans l'histoire religieuse, d'aucuns ont appelé la « pureté ». Être chrétien, c'est être frère mineur de ce monde.13 Non, décidément, il ne s'agit point de faire nombre, mais de faire signe, la vocation, la « gloire » (Jn 2, 1) du signe étant précisément d'être infime, d'être insignifiant, presque, au regard des effectifs mondains : initial, il est par là suffisamment subversif. Au demeurant, la patiente incubation des étincelles, provoquées par un homme qui « cherche Dieu à tâtons » (Ac 17, 27) et destinées à des hommes de bonne volonté qui le cherchent tout de même, n'est-elle pas déjà de cet ordre ? En voici, pour couvrir – pour émouvoir aussi – la première décade de ce siècle, le troisième déferlement. Voici, à dessein, trois livrées successives d'étincelles sur la grève de ce siècle. Car une triple lame – trikymia, eussent dit les Grecs – est toujours décisive, toujours nécessaire pour emporter l'assentiment autant que les obstacles.
Mais de la maturité en question, si ancienne et si nouvelle, tâchons d'esquisser ici le portrait, indiquons quelques caractères pour l'avenir, étant bien entendu qu'ils se trouvent indiqués dès l'acte de naissance du christianisme et qu'ils se recommandent, in principio, du Christ en personne. Pour y atteindre, il nous faut assumer tranquillement un incalculable héritage, sans ces révulsions primaires (chez certains), sans ces crispations possessives (chez d'autres) qui en trahissent l'essence véritable, qui en racornissent l'immensité et qui, trop souvent, exhalent les relents d'idéologies désuètes ou nauséabondes. C'est ainsi que, sur un christianisme de la guérison automatique et du confort existentiel, assuré par les nouveaux « trafiquants de la Parole de Dieu » (2 Co 2, 17), l'on fera prévaloir un christianisme du courage et de la confrontation austère à l'irréductible gravité de la condition humaine, laquelle veut que, dans une obscurité parfois fort épaisse, l'on assume – l'on « avale » (1 P 3, 22 Vulg.) avec le Christ, comme le Christ, la souffrance, la mort, l'apparente absurdité : seul un christianisme authentiquement au fait du mystère pascal mérite d'être pris au sérieux par le monde contemporain et s'avère être en mesure de faire signe. Il est de ces amusements, de ces étourderies, de ces publicités hâtives de bonheur qui insultent à la face si appropriée que le Christ appose sur la face toute pareille du monde, pour n'être composée que d'un « cri vigoureux » et de « larmes » (He 5, 7). Mais poursuivons notre tableau. À un christianisme du sensationnel, de l'exceptionnel, de l'extraordinaire et de l'émotion orgiastique, nous préférerons, n'en déplaise à certains, un christianisme de l'intériorité – austère elle aussi – et des longs approfondissements personnels et communautaires. Non in commotione Dominus.14 Car si l'on a quelque sujet de se plaindre des Lumières, il faut être équitable à la fin, et leur vouer dans le même temps une indéfectible gratitude, pour ce que, passées désormais dans notre patrimoine le moins susceptible d'être désavoué, elles nous rendent heureusement circonspects quant à certains supermarchés contemporains de la spiritualité, quant à certaines manifestations nouvelles d'un obscurantisme qui fait injure à l'obscure clarté propre à la vie de l'honnête homme en quête de Dieu, de l'homme qui a de la tenue, tout simplement, en face de Dieu. Mais poursuivons encore. À un christianisme des solutions, des recettes et des réussites, on préférera un christianisme loyalement, fraternellement épris de toutes les interrogations et de toutes les inquiétudes ; à un christianisme de l'univocité somnolente, un christianisme de l'interprétation qui ouvre sur la symphonie des sens et sur la suite historique de ses inventeurs ; à un christianisme des cérémonies, un christianisme de la célébration comme œuvre vive ; à un christianisme des leçons apprises et des modes d'emploi sommaires, un christianisme de la Parole comme autorité (exousia, Mc 1, 22.) et comme liberté (parrhèsia, liberté de parole, Ac 28, 31 : sans doute l'un des mots les plus décisifs du Nouveau Testament) ; à un christianisme de la vulgarité et de l'incurie culturelle, un christianisme de la philocalie, entendue comme amour pratique de la beauté sous ses formes les plus humbles, les plus accessibles, avec l'indispensable éducation qu'elle nécessite ; à un christianisme-valeur, valet d'un ordre moral et politique jaloux de ses privilèges (somme toute très séculiers), un christianisme irréductible qui ébranle, par les paradoxes constitutifs de sa foi, jusqu'aux assises métaphysiques du monde.
Sans doute le diptyque que nous venons de déployer n'est-il pas exhaustif, mais pour le clore - car il faut bien le clore tout de même - et pour désigner de la façon la plus concise, si tant est que cela soit possible, le christianisme qui appelle aujourd'hui notre prédilection autant qu'il mobilise nos bonnes volontés, nous promouvrons, telle la première paire de ces disciples que Jésus « envoie deux par deux devant sa face » (Lc 10, 1), deux mots, deux mots seulement : intelligence et tendresse. Oui, pour finir – ou plutôt pour recommencer –, un christianisme de l'intelligence et de la tendresse. Car l'intelligence sans la tendresse ne serait qu'une dureté sublime, comme la tendresse sans l'intelligence ne serait qu'une impuissante et molle naïveté : l'une et l'autre, marchant de conserve, se servent réciproquement de forme ; elles sont l'une à l'autre maîtresses de perfection. Et sans qu'il y ait lieu d'entrer ici dans le détail d'une longue démonstration historique, nous avancerons l'hypothèse que notre misère actuelle s'explique suffisamment, déjà, par le fait que nous avons manqué, en l'espace de deux siècles, trois rendez-vous possibles et attendus avec l'intelligence. Nous l'interpréterons comme le salaire de trois épisodes historiques de démission sous le rapport particulier de l'intelligence. Premièrement, sans doute par réaction instinctive au traumatisme infligé par la tourmente révolutionnaire, et quoi que certains aient alors écrit avec ferveur sur son « génie », le catholicisme, aromatisé de romantisme, s'est dangereusement compromis du côté d'un chez-soi sentimental et piétiste pour entrer dans un grand âge d'infirmité dont il peine encore à sortir : il est devenu vulnérable aux coups des grandes gueules qui « gueulent de grandes choses » (Dn 7, 8) et d'une rationalité d'autant plus sèchement « religieuse », à sa manière, d'autant plus enivrée d'elle-même qu'elle avait divorcé d'avec lui. Puis, pendant près d'un demi-siècle, ce fut la longue obstination antimoderniste qui acheva de valoir au catholicisme une condition de métèque aux yeux de tant d'esprits, jusque dans son sein, sauf à ce que la fidélité prophétique de certains ait alors servi – décidément – de semence, mais une semence à l'endroit de laquelle notre terreau contemporain se montre, semble-t-il, étrangement ingrat. Enfin, beaucoup plus près de nous, ce fut, chez d'autres encore, cette espèce d'euphorie à la fois brouillonne, paresseuse et vandale, adolescente en un mot, qui mit d'inestimables trésors à l'encan, qui dénatura la mise en œuvre du Concile et qui, grevant un avenir devenu notre difficile présent, fit un pur prétexte de ce qui s'offrait comme un instrument sans égal. Mysterium iniquitatis.
La colère est exigeante, on le voit. Elle est exigeante, ne serait-ce que relativement à la définition rigoureuse de son objet, parmi tous les objets par lesquels elle pourrait être tentée ; parmi toutes les tentations auxquelles elle pourrait succomber et surtout, semble-t-il, celle de ne s'en prendre qu'à un seul côté des choses, qu'à un seul côté de son objet lui-même. La colère est peut-être un art, dès l'instant qu'elle s'applique – qu'elle s'évertue – à procéder de l'intelligence autant que de la tendresse et qu'elle cultive, dans un but thérapeutique, le même esprit de discernement et de finesse qu'une acupuncture. Entre toutes les passions, la colère a la vertu de pouvoir prétendre à l'exactitude.
C'est un fait assez répandu que, pour ravaler ce monument qu'est le christianisme, pour lui rendre au moins quelque attrait, quelque intérêt patrimonial, en ôtant la suie d'une longue intervention ecclésiastique dont on laisse entendre qu'elle lui est hétérogène ou parjure, pour ranger scientifiquement le fait chrétien dans le catalogue entomologique de l'histoire, d'aucuns font aujourd'hui, à son sujet, un usage ambigu, voire franchement sournois, du terme de « philosophie ». Mais il n'y a point là une raison suffisante, pensons-nous, pour que le christianisme vivant dédaigne ou récuse ce grand et beau titre qui est en effet le sien depuis sa prime jeunesse et dont les saints Pères ont consacré l'usage aussi bien qu'ils en ont rendu manifeste la teneur.15 Éminemment traditionnel, il dessine aussi l'avenir, pourvu qu'il soit bien entendu ; pourvu que l'on entende sans mièvrerie ni grandiloquence le double amour qu'il connote : l'amour du Conjoint transcendant qui est inséparablement Sagesse (d'où une philosophie) et Beauté (d'où une philocalie) et l'amour (appelé philanthropie) de frères humains dont le Transcendant même s'est fait et ne cesse de se faire « le plus petit » (Mt 25, 40), puisque aussi bien, pour commencer comme pour finir, Dieu est Avec-Nous (Mt 1, 23-24 ; Mt 28, 20 ; Ap 21, 3) ; puisque Dieu, s'il se peut dire (et comme il faut qu'on le pense en effet pour être chrétien), s'y met avec Nous - avec le pluriel de majesté de l'humanité entière - pour être Dieu. Au regard de la rigidité, de la vulgarité, du paganisme même, dont s'est insensiblement lesté le concept de « religion », comme aussi de l'usage catégoriel que certains font de ce dernier pour reléguer définitivement le christianisme dans l'histoire ancienne, voire pour le proscrire tout bonnement de l'histoire et de son actualité, l'on se prend à désirer que le terme de philosophie, promptement arraché lui aussi à d'autres faussaires qui l'attèlent à la même besogne inavouable, retrouve sa jeunesse, sa ferveur, et assume tout ce que le christianisme comporte décidément de neuf, d'insolite et d'irréductible. Philosophie, le christianisme l'est en vérité, et il l'est à fond, et il l'est en tout, et il l'est de tout. Philosophie de la nature, philosophie de l'homme, philosophie de l'histoire, philosophie du temps, philosophie du langage, philosophie de la cité, philosophie de l'être. Précisons toutefois, contre une certaine ontologie aux prétentions de monarchie absolue et à la consistance de béton armé : pas de l'être seulement, mais de cette « trinité » dynamique qui, en termes exprès du Nouveau Testament, s'énonce dans l'ordre que voici : « la vie, le mouvement et l'être » (Ac 17, 28). Philosophie pratique aussi, il va sans dire : amour pratique de la Sagesse et de la Beauté, le christianisme est un bien-vivre et, par conséquent, face au monde, au milieu du monde, un inévitable et essentiel martyre.
« C'est maintenant, dit Jésus à l'heure exacte de sa pâque – Jésus maître d'exactitude –, c'est maintenant le jugement (krisis) de ce monde » (Jn 12, 31). C'est maintenant la « crise » de ce monde. La grande, la vraie, la pacifique. Celle dont toutes les autres ne sont que les symptômes et les épigones affolés. C'est maintenant. Un maintenant qui crible l'histoire, qui ponctue l'histoire au point de lui être coextensif, comme lui est coextensive la crise elle-même. Comme confession, comme profession, comme état, comme étant, comme participe présent à l'être du monde, le christianisme est l'instance critique majeure au cœur du monde et de l'histoire, et c'est comme tel qu'il est « éternel », c'est-à-dire contemporain de l'histoire en tout son déploiement. Le christianisme est le Contemporain par excellence. Et c'est dans cet « état critique » seulement – force autant que faiblesse, force dans la faiblesse (2 Co 12, 10) – qu'il lui est licite de s'installer au cœur du monde. Et parce qu'elle est chef-d'œuvre d'intelligence dans l'Esprit – l'Esprit « critique » par excellence (Jn 16, 11 ; 1 Co 2, 14-16) –, cette critique permanente au cœur du monde est aussi chef-d'œuvre de tendresse. Au point critique, au poste critique qui est le sien, et une fois reconnues les formes irréformables de sa Tradition (lesquelles sont des espaces, et non des carcans), le christianisme n'a vraiment pas « où reposer », où installer « sa tête » (Lc 9, 58) : ni lieu géographique, ni régime politique, ni système philosophique, ni canons esthétiques, ni séquence rituelle méticuleuse et invariable. Il ne s'inféode à rien, de peur de devenir féodalement seigneur à son tour. Il ne se compromet avec rien de mondain pour n'en faire que plus aisément corps avec le monde. En un mot (sans doute le plus profondément chrétien, le plus profondément christique), il est libre. Inter mortuos liber (Ps LXXXVII, 6, Vulg.). Libre entre les morts. Entre les choses mortes. Entre les peaux mortes. Entre les idées mortes. Entre les vivants aussi, bien sûr. Persévérant humblement, en la personne de ses saints et de ses prophètes, dans l'acuité de ce point critique qui le place sur la ligne de crête de ce monde, il est le curseur de l'histoire. La présence du Ressuscité, le corps ecclésial de Jésus-Christ, c'est aussi la vivacité, la vitalité permanente du christianisme comme instance critique au cœur du monde, et à son service. Parce que c'est un caractère essentiel à la « Parole de Dieu » que d'être « critique » (logos kritikos, He 4, 12), c'est le propre de toute prise de parole authentiquement chrétienne, sur le forum du monde, que d'être critique. Ce n'est pas tout. Instance critique à demeure dans le monde, le christianisme se critique sans cesse lui-même,16 au vu et au su du monde, à seule fin de s'ajuster, de se réajuster sans cesse à son principe qui est Jésus-Christ, au Christ comme Critique et comme Critère par excellence (Mt 25, 31-46 ; Jn 5, 22), non pour la condamnation du monde, mais pour son salut (Jn 3, 17 ; 12, 47). Et parce qu'elle est à son tour œuvre d'intelligence, cette critique interne et permanente du christianisme par lui-même est aussi, naturellement, œuvre de tendresse : le Christ pauvre et nu est l'unité de mesure de toute chose et c'est lui, en tout et en tous, qui demande tout bas, toujours plus bas, qu'on l'embrasse. Encore une fois, si le christianisme ne se trouve plus, de fait, au cœur de la culture contemporaine, il demeure toujours, de plein droit et par vocation, au cœur du monde. Et si le christianisme n'est plus le catalyseur ni le centre de la culture contemporaine, de grâce, qu'il n'en soit pas la banlieue : qu'il en soit le franc-tireur ! C'est toujours un atout que d'être à distance : encore faut-il ne l'être point par hasard, par accident, par démission, par punition, mais par position consciente et par condition joyeusement assumée. Il y a toute une sagesse – profondément, intrinsèquement chrétienne – à être sagittaire, avec cette douceur qui caractérise toujours, à sa fine pointe, l'exactitude.
Dès lors, oserons-nous le dire à notre tour ? Est-ce une hardiesse inadmissible que de l'avancer ? L'on se prend à désirer, parfois, qu'un vent de « philosophie » souffle de manière plus sensible sur certains toits, sur certaines façades, sur certains clochers, sur certaines constructions, sur certaines calcifications, sur certaines indurations présentes, étant bien entendu que pareils desiderata réclament toujours un examen consciencieux de la part de ceux-là mêmes qui les conçoivent et, le cas échéant, les formulent en public. Les doléances ne sont que pure insolence, en effet, dès là que l'on s'exclut superbement de l'institution 17 et que l'on s'entretient dans l'illusion de ne lui être point redevable, au lieu de commencer par appeler sur soi-même, en soi-même, ce que l'on appelle sur elle avec une générosité trop facile. Il n'en reste pas moins qu'aux institutions (déclinées cette fois au pluriel de l'histoire) s'attache un caractère de contingence dont la perception lucide et tranquille ne saurait passer pour un crime de lèse-majesté. Car si l'institution première, le geste premier, singulier, « archéologique » (au sens fort, cf. Jn 1, 1) de l'institution (cf. Mt 16,13-19 ; 18,18) est saint et innocent, et par conséquent incontestable (étant celui de Jésus-Christ en personne), les réalités temporellement établies par les dépositaires fragiles de ce geste, dans la descendance historique de ce geste, ne sont elles-mêmes incontestables qu'à proportion de la relation authentique - et toujours à vérifier - qu'elles entretiennent avec lui : il ne s'est jamais vu qu'elles le fussent par elles-mêmes. Or il se voit, il se revoit parfois, en Église, une certaine manière de surestimer le système au détriment du Mystère, d'absolutiser le pôle « autoritaire » (bien plutôt que hiérarchique), voire de professer pour lui, sous des formes fort subtiles, une espèce de culte qui se donnerait volontiers comme un raccourci infaillible, comme une démarche théologique suffisante, alors qu'elle trahit le respect profondément évangélique du pluriel (cf. Mt 18, 18-20 ; Lc 10, 1 ; 1 Co 12) et qu'elle fait l'impasse, spéculative aussi bien que pratique, sur la conception tout à fait paradoxale (cf. Mc 10, 42-45) de l'autorité que le christianisme, comme bien-penser et comme bien-vivre, a instaurée au monde pour son salut et son soulagement. Étrange et sommaire adulation qui ne discerne pas toujours, soit dit en passant, les instances véritables de l'autorité et qui, se réservant de la manière la plus strictement moderne le droit souverain de configurer celle-ci à sa guise, ne se met guère en peine d'entrer dans ses vues les plus exigeantes et les plus profondes, lors même qu'elle porte fort ostensiblement son oriflamme. L'on observe en conséquence une certaine manière de rétrécir le champ de la vision « catholique » à certains événements surdimensionnés, à certaines figures singulières, qui se donne pour une religion complète ; une certaine manière machinale, habitudinaire, en roue libre, d'être catholique, par laquelle on se cache à soi-même autant que l'on cache à autrui la crainte (pourtant si digne d'estime, puisque humaine) où l'on est de se trouver, comme tout un chacun, désemparé, démuni devant des « espaces infinis » qui ne bavardent pas. Oh ! si seulement pouvait prospérer, loin de tous les débits de tranquillisants, dans la plus rigoureuse honnêteté, dans la sensibilité la plus fraternelle au frisson de tout homme qui s'éveille au vertige de sa propre précarité, un christianisme de l'effroi !
Il n'en demeure pas moins que l'Église est philosophe, par essence et de naissance, du moment qu'elle est « épouse du Christ » (Ep 5, 23-32), autrement dit amante de la « Sagesse de Dieu » (1 Co 1, 24), et que le Peuple de Dieu est philosophe, simplement philosophe, par vocation et condition baptismale. L'on devrait – l'on devrait toujours – être catholique par instinct d'immensité, de spaciosité, de vastitude 18 ; par je ne sais quelle vastitude joyeuse et spontanée de la foi, et de l'intelligence, et de la tendresse, et de l'interprétation, et de la poésie, et de l'être aux mots, et de l'être au monde 19. Vérité, oui ; mais la vérité est chose vive, variation vivante, harmonique, comme ce vert des arbres dont le pluriel, au fil des heures, au fil des jours, se révèle si bienfaisant au regard ; comme cette « aube », aussi, à l'observation de laquelle Augustin invitait ardemment son âme : Attende fortiter ubi albescit veritas...20 Or, comme si de rien n'était, comme si rien ne s'était dit, ni passé, ni pensé depuis un demi-siècle, l'on assiste à une inexorable glaciation et des frimas que l'on croirait volontiers concertés déciment les promesses. Privés de l'iode vivifiant que dégagent autour d'eux ces êtres dont Rilke évoque la « présence excessivement forte »21, sevrés de je ne sais quel tempérament d'océan dans les esprits et les cœurs, sous le double rapport de la puissance et de l'envergure, nous nous enfonçons à l'aveugle dans un âge de tristesse cachectique. Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer ! gémit tout bas chacun de nous, avec des mots empruntés à l'enfant illuminé de Charleville. L'aménagement inquiet, maladif et ambitieux à la fois des contenants, des catégories, des emballages homologués consume aujourd'hui plus d'énergies et suscite davantage d'intérêt, semble-t-il, que le contenu « vivant et efficace » (He 4, 12) qu'ils devraient servir pour l'avancement du Royaume, et surtout, il se voit, il se revoit çà et là – extension paradoxale et proprement affligeante d'une véritable peau de « chagrin » – des manières de parler, de penser, de poser, de réagir, d'ériger en références obligées des modèles indigents ou anachroniques, des antiquités de pacotille qui plongent dans la consternation 22. À l'ère des grands pionniers et des grands éclaireurs semble succéder celle des antiquaires, pour ne pas dire celle des chiffonniers. Certains albatros de la pensée théologique, certains regards d'aigle (toujours ce fameux regard !) nous font aujourd'hui cruellement défaut, la cruauté résidant, en l'occurrence, non dans la critique ici formulée, mais dans l'absence de vision qu'elle dénonce. Un examen microscopique et sans prévention des références historiques et théologiques (étonnamment conventionnelles, parfois), des stimulateurs prioritaires de la sensibilité, des formes d'expression langagière ou cultuelle fait apparaître, çà et là, une mentalité infantile et béatement triomphante du « on y revient », une fringale endémique du vieillot qui n'est peut-être, au fond, qu'un luxe de riches et un réflexe compensatoire de gens apeurés. De tout ce travesti qui fait florès, le monde, dans l'état d'innocence où le met désormais son éloignement confirmé des choses professionnelles de la foi – ce monde « douloureux et magnifique » (comme disait le pape Paul VI dans son testament) n'a pas seulement beau jeu de se gausser ou de se désintéresser : il a mille fois raison. Il se rencontre de petits propriétaires de certitudes impitoyables qui, jouant avec une outrecuidance sans pareille aux stentors d'un « christianisme viril », fabriquent des produits conditionnés avec le Mystère de la foi ; il s'entend des esclandres de rapporteurs à gages, de croisés, d'inquisiteurs et de ligueurs au petit pied dont les caquets brouillent aux oreilles inquiètes des hommes de bonne volonté la fréquence de la Voix, dont la mesquinerie fait insulte à la gravité des questions contemporaines comme au droit fondamental qu'a tout homme d'être dans la nuit et, bien entendu, de l'avouer. Pour l'odorat (car le « sens de la foi » est également de nature olfactive), cette espèce d'indifférence superbe – et proprement cruelle – au temps contemporain qui fait signe, jointe à l'usage opportuniste des commodités qu'il offre, exhale une senteur de moisissure dont on s'étonne qu'elle soit pour certains si capiteuse. Il y a péril lorsque, rompant son lien de parenté avec la lumière, la « catholicité », comme caractère, prend les couleurs les plus fades ou les plus agressives du prisme et sonne comme une espèce de diminutif, de diminution de l'intelligence et de la tendresse. Non, décidément, ce n'est pas un catholicisme indigent ni édifiant des « trois blancheurs » qui passera l'épreuve contemporaine, qui aidera le monde à passer l'épreuve contemporaine, mais un catholicisme de l'aube. Ubi albescit veritas : nous avons trouvé là son lieu d'être en même temps que sa devise. Encore une fois, parce qu'il y a péril, il y a lieu pour la colère, une colère que provoque, non pas l'esprit séculier – très ecclésiastique aussi – de contestation pulsionnelle (cette vieille lune qui compte à peine un demi-siècle d'âge), mais l'indéfectible amour que l'on nourrit pour cette catholicité même, comme forme christique et ecclésiale de l'être-au-monde, autrement dit comme prophétique. Car, dans l'espace catholique, la critique véritable et fructueuse ne saurait provenir que d'un surcroît de catholicité, que d'un renchérissement de catholicité ; elle n'est légitime que pour autant que l'on chérit intensément la catholicité, non seulement comme « note » de l'Église, mais comme note de la vie elle-même, celle-ci et celle-là ne pouvant être aimées que « douloureusement », selon que l'avouait Bernanos.23
Mais voilà qu'il se fait tard, et déjà le jour baisse. Rasséréné, pour s'être donné une fois libre cours, l'orage ne laisse plus dans le ciel que des môles impalpables où l'imagination s'accoise, et de très longues grèves, comme ces sables marins que le jusant découvre, travaillé par les grandes turbulences d'équinoxe. Il est temps de ranger nos orages, si momentanés soient-ils, comme le ciel, sur le seuil du soir, range et résout les siens. Il est temps de ranger le monde lui-même, non point pour l'oublier, mais, au contraire, pour le garder longuement en mémoire. In memoria aeterna. De le ranger, donc, comme il se range sous le Regard ; comme le Regard en personne le range, finalement, en se rangeant lui-même : le monde dans le Fils, puisque aussi bien « tout subsiste en lui » (Col 1, 17), et le Fils lui-même dans le Père : « Moi en Toi, dit-il, pour qu'ils soient un en Nous » (Jn 17, 21) ; et encore : « Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi » (Jn 17, 24). Et il est temps de nous ranger nous-mêmes, comme au petit matin, dans le Regard du Fils de l'homme, dans ce Regard infiniment compréhensif qui est le Fils de l'homme lui-même, pour comprendre toute chose avec lui. Après que l'on ait grondé, en effet, après que l'on ait vitupéré, fût-ce un instant, un jour à peine, contre tout ce qui le méritait, il reste un excipient pour la Tendresse de Dieu, et pour la nôtre : et c'est ça, le monde. Ça que l'on voit de la fenêtre, du matin au soir, comme à travers une indulgence plénière, mais une indulgence qui ne condescendrait d'aucune éminence factice ou confisquée. Car il y a, décidément, il y a déjà quelque chose d'infiniment respectable (et pour lequel on devrait réserver, sans doute, le nom de « sacré ») dans cet unanimisme obscur, laborieux, douloureux, de ce monde entier qui s'érige, qui « se débat dans le sang de sa naissance » (cf. Ez 16, 5-6) et qui « célèbre » hâtivement son propre « nom », dans la peur panique d'être « dispersé » sous l'effet désormais immaîtrisable de ses propres contradictions24 ; dans l'attente, surtout, que d'aucuns le rangent, doucement, dans « le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2, 9), dans le Dieu tout différent de celui qu'il imagine, non sans que ceux-là mêmes auxquels il incombait de lui porter ce Nom aient contribué historiquement, par leurs méfaits et par leur médisance, à l'apparition et à l'imposition de tant d'images erronées. Plus on avance dans les vues de ce Dieu-là, jusqu'à s'établir dans son point de vue - dans le Point de vue qu'il est lui-même -, plus on participe à sa lucidité, bien sûr, mais aussi plus on fait pleuvoir soi-même la paix sur le monde, plus on confirme en soi-même, en l'apprenant de Lui, l'hypothèse que tous les hommes sont, au fond, tout au fond (c'est-à-dire en leur plus simple appareil intérieur devant la souffrance, la mort et les fameux « espaces infinis »), des hommes de bonne volonté (cf. Lc 2, 14 Vulg.). Hypothèse de l'intelligence autant que de la tendresse, sur laquelle Dieu lui-même ne cesse de faire reposer son œuvre et qui est, à notre usage et pour notre imitation, son présupposé le plus intime. Envisagé dans ce Dieu-là, qui est pur Échange de Regards, le monde est résolu, cependant que demeure entier son problème, le monde est résumé sans que rien l'emprisonne.
Un escalier montait et assurait une liaison continuelle entre le bas et le haut de la tour (...). L'homme de Dieu, Benoît, tandis que les frères reposaient encore, avait devancé le temps de la prière, debout pour ses vigiles nocturnes. Il se tenait à la fenêtre, priant le Seigneur tout-puissant. Tout à coup, au cœur de la nuit, il vit une lumière épandue d'en haut refouler les ténèbres de la nuit. Elle éclairait d'une telle splendeur qu'elle surpassait la lumière du jour, elle qui cependant rayonnait entre les ténèbres. Une chose très merveilleuse suivit dans cette contemplation, car, comme il l'a raconté par la suite, le monde entier, comme ramassé sous un seul rayon de soleil, fut amené à ses yeux.25
Lentement, par-dessus les arbres, les mêmes arbres promis à demain, l'orge des étoiles pousse à maturité ses grains d'hésitante exactitude, à la fine fleur d'un effort inouï, et peu à peu défait de l'importance illusoire qu'il voudrait se donner à lui-même, le monde éperdu dans la Tendresse n'est plus rien que l'un d'eux, frère d'une multitude de frères, mais avec cette singularité que – ne le saurait-il plus désormais par cœur et ne voudrait-il plus, même, le savoir – il fait toujours, de la part de cette Tendresse et de ceux qu'elle s'affilie tout bas, l'objet d'une incalculable prédilection. Car, par rapport à tous les autres mondes, et par rapport à ce monde imaginaire que le monde fabrique à partir de tout ce qu'il estime machinalement, désespérément de lui-même, la différence – le différent du monde est d'être préféré.

Tous tes personnages se retirent, tous les comparses. Entre la Nuit.

Ligugé, 28 août 2009, en la fête de saint Augustin
François Cassingena-Trévedy, in Etincelles III - Ad Solem 



1. « Insiste, ô mon âme, et sois forte dans ton attention : sois attentive du côté où blanchit l'aube de la Vérité ».
2. « Il arrive, par l'effet de la bonté de Dieu, que c'est précisément à d'infimes étincelles que l'âme de celui qui écoute prend feu, car il se rencontre des êtres tels que de petites choses, simplement entendues, suffisent à leur faire concevoir un plus grand désir : plus ténues sont les étincelles de la Parole qu'ils reçoivent, plus parfaite est l'ardeur de l'amour divin dont ils se mettent à brûler ».
3. Évidemment, ce n'est point de s'admirer soi-même qu'il est question ici, de s'admirer soi-même en train de regarder : nous n'entendons point démentir ce qui est écrit quelque part dans les Étincelles, à savoir que la pureté est « un regard qui ne se regarde pas », et que « dans tout mouvement réflexif il y a un commencement de saleté ». Non, il s'agit tout simplement de regarder le regard lui-même, pour lui-même, pour le monde, comme le médecin observe son propre corps dans le seul dessein d'en tirer un universel parti.
4. « Les yeux ouverts à la lumière qui divinise » (Règle de saint Benoît, Prologue).
5. Penser à cette règle d'or qu'Albert CAMUS formulait pour lui-même dans ses Carnets (mai 1935-février 1942, Paris, Gallimard, 1962, p.37) : « Ne pas se séparer du monde. On ne rate pas sa vie lorsqu'on la met dans la lumière. (...) L'essentiel : ne pas se perdre, et ne pas perdre ce qui, de soi, dort dans le monde ».
6. Actuellement au XXIe dimanche du Temps ordinaire.
7. « Quand Il préparait les cieux, j'étais là (...). J'étais avec lui, disposant toutes choses, et je faisais mes délices jour après jour, jouant en sa présence en tout temps, jouant sur toute la terre à la ronde. Et mes délices étaient de fréquenter les fils des hommes ». Ce texte concerne le Fils de Dieu, Sagesse incréée autant que créatrice ; la liturgie latine se plaît à l'appliquer à la Vierge Marie dans le mystère de sa naissance et de sa conception immaculée.
8. Irascimini, dit le Psaume IV, 5 : « Mettez-vous en colère ! » La colère relève par conséquent d'un précepte formel ». La colère, écrit le Père Timothy RADCLIFFE, citant lui-même S. TUGWELL, op, peut être créatrice ou destructrice. La colère, "c'est l'énergie qui détruit toute limite pour nous amener à devenir ou visionnaires, ou vandales. Si nous donnons libre cours à notre aspiration à la vision de Dieu, nous devons admettre en même temps la possibilité d'être des vandales. Vandales et visionnaires, de manière différente, sont passionnément révoltés contre la réalité présente". Si nous dégagions plus d'espace pour la colère créatrice et prometteuse à l'intérieur de l'Église, il y aurait moins de colère destructrice contre notre foi à l'extérieur » (Pourquoi aller à l'église, Cerf, Paris, 2009, p. 110).
9 Au cœur de notre civilisation de mobilité vertigineuse et de vidéo-vide, de « vidéalisme » intempérant jusqu'à l'indigestion, nous nous souviendrons (pour nous-mêmes et pour nos contemporains) de l'avertissement de PLOTIN (Ennéades, I, 6, 8, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, t. I, p. 105) : « Notre patrie est le lieu d'où nous venons, et notre père est là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n'est pas avec nos pieds qu'il faut l'accomplir ; car nos pas nous portent toujours d'une terre à une autre ; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage ».
10. « Qui dira, écrit Jean-Louis CHRÉTIEN dans un livre tout nouveau-né, ce que peut produire un livre donné, ou montré ? Le livre que je tiens dans mes mains, chose dans le monde, peut contenir la clef qui m'ouvre la porte de moi-même, jusqu'alors close, voire à moi-même inconnue. Pas plus que nous ne nous engendrons nous-mêmes, nous n'avons l'initiative pure de nos spirituelles nativités (...). La vive attention, l'absorption du lecteur dans ce qu'il lit, donnent une digne beauté aux visages même les plus ingrats, et forment, dans la peinture, une iconographie du recueillement, laquelle ne se limite pas aux saints en prière ». (Pour reprendre et perdre haleine. Dix brèves méditations, Bayard, 2009, p. 99-100). – Osque mane loquamur, dit Scholastique à son frère Benoît sur le seuil de la nuit qui entendra leur dernier entretien : « Parlons jusqu'au matin ! » (GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 33, 2, SC 260, p. 230-231). Épisode exemplaire que, dans ses dernières strophes, une hymne liturgique du 10 février (fête de sainte Scholastique) évoque en termes particulièrement heureux :
O noctis placidae dulcia tempora, 
Quae cadi dapibus pectus inebriant, 
Dum pandit cupidis senne vicarius 
Iesu numen amabile

Cordis vers quies, inclita Trinitas, 
Quae vultu satias lumine caelites, 
Sit te duite loqui, dulcius assequi, 
Et per saecula peifrui.

C'est-à-dire : « Ô quelle douceur en cette nuit sereine qui enivre les cœurs au céleste festin ! La parole échangée découvre l'aimable divinité de Jésus à ceux qui le désirent. Vrai repos du cœur, glorieuse Trinité, toi qui rassasies les bienheureux de ton visage, qu'il nous soit doux de parler de toi, plus doux encore de te suivre, et de jouir éternellement de toi ! » Ajoutons que, lors même qu'elle ne s'entretient que des choses d'ici-bas, la conversation, la vraie conversation est toujours, comme celle des disciples sur le chemin d'Emmaüs (Le 24, 15), une christologie.
11. Antérieur à toute division, ce nom-là est notre terre natale et, pour autant, devrait nous être plus cher que tout au monde. Selon EUSÈBE DE CÉSAREE (Préparation évangélique, I, 2, 2, SC 206, p. 104-106), il y a dans le christianisme « quelque chose d'étranger (xenon) » par quoi nous opérons « une révolution (neôterismos) de la vie ». Pour le PSEUDO-MACAI RE (Œuvres spirituelles, Homélie I, 3, SC 275, p. 82-83), « la marque du christianisme, la voici : celui que tu vois affamé, altéré, se donnant de la peine, pauvre en esprit, humilié à ses propres yeux, adonné à une recherche constante, la nuit et le jour, celui-là se maintient dans la vérité. » Et le même déclare (Homélie WI, 2, ibid., p. 132-135) : « Le christianisme n'est pas profession en paroles et simple foi, mais puissance (dynamis) et activité (energeia) de l'esprit ». Et encore : « Le christianisme est nourriture et boisson. Plus on en goûte, et plus sa douceur stimule l'appétit de l'intellect ; celui-ci ne peut plus être arrêté ni rassasié ; il réclame et mange sans pouvoir être assouvi ». (Homélie XVII, 13 PG 34, 632, trad. P. Deseille, Bellefontaine, Coll. » Spiritualité orientale », 40, p. 215). Pour GRÉGOIRE DE NYSSE (De professione christiana, G/vo, t. VIII/1, p. 136), « le christianisme est une imitation de la nature divine ».
12. « Que la terre s'entrouvre et qu'elle fasse germer le Sauveur » (introït du IV dimanche de l'Avent).

13. Participation à la « philanthropie » de Dieu (Tt 3, 4) célébrée dans le mystère de Noël et traduction moderne de cette « soumission à toute créature » dont FRANÇOIS d'ASSISE faisait l'un des fondements de son humanisme évangélique (voir Première Règle, 16 et Lettre aux fidèles, II, 47, SC 285, p. 151 et 237).

14. « Le Seigneur n'est pas dans le tremblement de terre » (1 R 19, 11), ce que nous traduirons par : Le Seigneur n'est pas dans l'émoi », pas davantage qu'il n'était dans le trémoussement des prêtres de Baal, tournés en dérision par le même prophète Élie (1 R 18, 26-29).

15. Voir JUSTIN, Dialogue avec Tryphon, I, 8, 1, trad. Archambault, Paris, 1909, p. 40-41 : « Il (le vieillard) me dit toutes ces choses et beaucoup d'autres encore qu'il n'est pas le moment de rapporter maintenant, et il s'en alla en me recommandant de les méditer. Et je ne l'ai pas revu. Mais un feu subitement s'alluma dans mon âme ; je fus pris d'amour pour les prophètes et pour ces hommes amis du Christ ; et réfléchissant en moi-même à toutes ces paroles, je trouvai que cette philosophie était la seule sûre et profitable » ; voir encore TERTULLIEN, De pallie, 6, 2 ; Ad nations, II, 2, 4 ; GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 27 (Théologique I), 10, SC 250, p. 96-99 ; Discours 39 (Sur les Lumières), 8, SC 358, p. 162-165 ; on se reportera là-dessus à l'étude d'A.-M. MALINGREY, Philosophia. Étude d'un groupe de mots dans la littérature grecque, des présocratiques au IVe siècle ap. J.-C., Paris, 1961, p. 207-261.
16. C'est bien cette posture que le Saint Père BENOÎT XVI met en valeur dans sa Lettre encyclique Spe salvi du 3o novembre 2007, dans le contexte de sa réflexion sur l'espérance (n. 22) : « Ainsi, nous nous trouvons de nouveau devant la question : que pouvons-nous espérer ? Une autocritique de l'ère moderne dans un dialogue avec le christianisme et avec sa conception de l'espérance est nécessaire. Dans un tel dialogue, même les chrétiens, dans le contexte de leurs connaissances et de leurs expériences, doivent apprendre de manière renouvelée en quoi consiste véritablement leur espérance, ce qu'ils ont à offrir au monde et ce que, à l'inverse, ils ne peuvent pas offrir. Il convient que, à l'autocritique de l'ère moderne, soit associée aussi une autocritique du christianisme moderne, qui doit toujours de nouveau apprendre à se comprendre lui-même à partir de ses propres racines ».
17. Loin d'être l'alternative de l'institution, la posture « poétique » ou prophétique n'a de sens et de fécondité – n'a lieu d'être, en un mot –, qu'à l'intérieur de l'institution elle-même dont le « charisme » propre est de consolider tous les charismes et d'assurer leur longévité, tout en recevant leur « visite » (au sens biblique du terme) : symbolique est à cet égard la rencontre du Poverello et du pape Innocent III, à l'aube de l'expérience franciscaine.
18. Qu'il nous soit permis de renvoyer ici à un article que nous avons publié à l'occasion d'un double cinquantenaire : « Pierre Teilhard de Chardin et Paul Claudel ou l'invitation à la foi spacieuse ». Transversalités (Revue de l'Institut catholique de Paris), 94, 2005/2, p. 197-207. La spaciosité en question ne signifie aucune évasion hors de l'orthodoxie, mais la découverte, mais l'inventaire de l'orthodoxie même comme espace : il n'est de champ libre et de respiration que dans l'exactitude.
19. Il nous plaît de citer ici, fût-ce un peu longuement, le Père Robert SCHOLTUS avec lequel nous nous sentons en pleine conspiration : « La dislocation du monde ancien a ouvert des espaces encore inexplorés, ou déjà se donnent rendez-vous des croyants qui ont décidé de laisser les morts enterrer leurs morts et de tendre la main aux vivants. Ces croyants-là existent, même si aucune administration ecclésiastique n'a pu les répertorier, et eux-mêmes ne cherchent pas à cultiver un quelconque romantisme de la marginalité. Ils n'ont rien à revendiquer, rien à claironner, rien à vilipender. Ils vivent « hors d'état », hors débat, hors clivages, hors ghetto, en amont de la morale et de la religion. Ils cherchent à faire advenir l'humain, ils tentent d'élargir le monde, de faire vibrer l'Évangile, par leur seule présence, par pur amour. Dans la prose du monde ils sont les poètes de l'événement christique. Ils continuent d'en propager la rumeur sans en être les publicistes (...). Ils se refusent à éventer le Mystère, à gaspiller l'Évangile sous prétexte de communication. Ils détestent les gesticulations politiques, les comédies médiatiques, les excitations mystiques et les redondances théoriques auxquelles se croient autorisés les hommes de religion en ces temps de déréliction » (Petit christianisme d'insolence, Bayard, 2004, p. 114-115).
20. Voir le texte d'Augustin cité en exergue.
21. Sans doute est-ce à propos des anges que RILKE (Élégies de Duino, I, 3-4) parle de « stitrker Dasein », mais cette « présence » heureusement « excessive » peut signaler aussi bien des hommes, certains hommes, de temps à autre, dans l'histoire : nous avons besoin d'eux pour rester en vie. Encore les grandes figures humanitaires, caritatives, ne font-elles pas seules l'affaire : les grandes figures intellectuelles sont indispensables, elles aussi. C'est que, dans l'Église, la pensée est elle aussi une forme, une manifestation de sainteté, pourvu qu'elle possède une grâce de contemporanéité, c'est-à-dire de pertinence, de correspondance exacte au temps qui est le sien et pour lequel elle se déploie.
22. « Même en ces heures d'infinie tristesse, écrit Patrick KÉCHICHIAN dans un petit livre dont nous lui savons très profondément gré, ce qui est requis, avec plus d'urgence que jamais, c'est d'être, de rester, encore et toujours, un témoin de la foi et de l'infaillibilité du Christ. Ce qui est requis, c'est le témoignage sans reste du catholicisme et de son intégrale humanité. À l'instant précis où le désespoir est sur le point de triompher, et jusque dans les ruines de son temple intérieur, c'est confesser intégralement le Christ, dans la même démesure que celle de notre chagrin » (Petit éloge du catholicisme, Gallimard, Paris, 2009, p. 74).
23. BERNANOS, Nous autres Français, VI (Essais et écrits de combat, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, t. I, p. 736).
24. Voir la parole des bâtisseurs de Babel : « Célébrons notre nom avant que d'être dispersés sur toute la terre » (Gn 11,4).
25. GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 35, 2-3, SC 260, p. 236-239. Au terme de sa Lettre encyclique Deus cariras est du 25 décembre 2005 (n. 39), BENOÎT XVI invite à « vivre l'amour, de manière à faire entrer la lumière de Dieu dans le monde » : il s'agit équivalemment, dans une perspective bénédictine dont on sait combien elle est chère au Saint Père (voir Audience générale du 9 avril 2008), de faire entrer le monde dans la lumière de Dieu. « Voir Dieu, écrit-il, fit comprendre à Benoît la réalité de l'homme et de sa mission ».