Insiste,
anime meus, et adtendefortiter... Adtende ubi albescit ueritas.1
Augustin, Conf. XI, XXVII, 34
Augustin, Conf. XI, XXVII, 34
Diuina
autem pietate agitur ut ex ipsis scindais tenuissimis audientis anime
inflammatur, quia sunt quidam qui dum parua audiunt majore desiderio replentur,
et Inde perfecte in Dei amore ardent, unde uix tenuissimas uerborum scintillas acceperint.2
Grégoire le Grand, Hom. in Ez. 1, 3, 5
inflammatur, quia sunt quidam qui dum parua audiunt majore desiderio replentur,
et Inde perfecte in Dei amore ardent, unde uix tenuissimas uerborum scintillas acceperint.2
Grégoire le Grand, Hom. in Ez. 1, 3, 5
...sans
ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c'est le
véritable
ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.
Pascal, Pensées, 373 Br.
ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.
Pascal, Pensées, 373 Br.
UN
JOUR DE COLÈRE À PEINE
ARRHES
de la lumière, humeur d'un fruit très mûr, le premier rayon du jour vient de
retentir sur la ligne prochaine des tilleuls à l'étale de leur feuillaison, et
son vermillon d'origine les inonde déjà d'une illusion d'automne. L'ampoule
s'est brisée sur l'habit d'émeraude. Cet instant, comme chaque matin - chaque
matin, du moins, où beau temps se déclare – a la solennité d'un sacre et, comme
tout sacre, celui-ci est fragile. Fragile eu égard au spectacle, car c'est de
chaque jour fraîchement édité qu'il y a lieu de se demander tout bas :
« Quel sera cet enfant ? » (Lc 1, 66). Eu égard au spectateur,
aussi, lequel interroge sur son propre compte : « Combien de jours
ton serviteur a-t-il à vivre ? » (Ps 118, 84). Et c'est ainsi que la
première effusion de la lumière et son premier effort réveillent l'homme au
sentiment de cette inquiétude innée qu'il hésite à désigner comme une
souffrance, à l'heure de son coucher, tant elle lui est familière, et dont la
déposition faite par lui à l'oreille des autres hommes (qui l'éprouvent tout de
même) ressemble moins à celle d'un fardeau qu'à celle d'un secret, tant il la
comporte en lui-même. Les arbres sont là. Les arbres sont les êtres-là les plus
obvies : c'est leur essence délicieuse, indispensable à notre environnement
le plus intime. Le regard les gravit, tels des escaliers calmes, et tandis que
l'on passe matinalement la main sur son propre front pour en ôter les derniers
vestiges du sommeil, l'on essuie je ne sais quelle sérénité qui vient du leur,
envahi par l'onction de la jeune lumière. C'est qu'à l'inquiétude rien ne se
mêle si bien, semble-t-il, que la sérénité. Peut-être est-ce un luxe
seigneurial, aujourd'hui, que d'avoir des arbres à regarder. Des arbres
habituels. Des arbres dans lesquels s'habiller chaque matin, lors même qu'ils
sont nus. Un seul, au demeurant, suffirait, pourvu qu'il fût toujours le même,
car l'être-là de l'arbre a ceci d'insigne qu'il est à la fois toujours le même
et lentement - très lentement - différent. Or rien ne nous est plus salubre,
plus sédatif, plus fraternel aussi, que ce tempérament exquis de la différence
et de la mêmeté, que ce climat que composent ensemble l'identité fidèle et son
altération, mais graduelle à ce point qu'elle est imperceptible.
Prenons nos précautions, prenons notre temps. Nous ne
viendrons pas au monde de plain-pied. Nous n'y viendrons pas tout de suite. La
haie des arbres est là, protégeant de la haine. Non pas de celle qu'il pourrait
avoir pour nous, mais de celle, autrement grave, que nous serions tentés de
nourrir à son égard, et qui est immanquablement l'amorce de celle-là. La
confrérie des arbres tient le monde en respect et – bienfait plus considérable
encore – nous maintient, le plus naturellement du monde, dans le respect que
nous devons avoir pour lui, dans la justesse du vis-à-vis que nous devons
établir avec lui. Le monde n'existerait pas comme monde, ne surgirait pas, ne
s'imposerait pas à nous dans sa majesté de monde, n'était, pour commencer, les
arbres temporisateurs qui nous le cachent bien moins qu'ils ne nous
introduisent en sa présence, qu'ils n'escortent notre aller vers lui,
calmement, ainsi que le feraient de vivants propylées. N'était les arbres,
peut-être serions nous tout à fait dépaysés en cet instant quotidien où nous
venons au monde. Mais les arbres sont gens du monde, eux aussi, fort
heureusement : ils sont, en ce monde, nos connaissances les plus
abordables, les plus affables sans mot dire, les plus invétérées sans amertume,
et parce qu'ils ont grâce d'aînesse pour nous rappeler que nous sommes du
monde, ils nous font reprendre, très doucement, connaissance de lui. Aussi, ce
matin, aborderons-nous le monde à travers l'écran presque impénétrable de leur
livrée estivale, comme en d'autres matins nous l'abordons par l'ajour de leur hiver,
par ce roncier des ciels dont on ne saurait décider s'il exprime une tristesse
ou s'il est d'un regard l'écarquillement neuf. Nous devinerons le visage et la
dimension du monde à travers le paravent des arbres, car les arbres ont le don
de vivre en éventail et celui d'être au vent pleinement susceptibles. Nous
entrerons au monde par le boulevard des arbres, nous descendrons à l'arène du
monde par le marchepied des arbres, en épousant le pas de la lumière même qui
les foule, car il est malsain, encore une fois, il est mal venu de venir au
monde de plain-pied.
Mais déjà, celui qui, non content de regarder, s'arrête à
regarder son regard même,3 pressent d'autres hommes, entend d'autres hommes, là-bas,
déblatérer à son propre sujet : « Voyons, disent-ils, il voit ça de
sa fenêtre ! » Il sait pourtant, lui, depuis longtemps, la sagesse de
son point de vue, et il a éprouvé l'utilité de cet instrument - la fenêtre -
qui émancipe à l'infini le regard dans le même temps qu'il le discipline. Terrena
despicere, comme disaient
jadis plusieurs oraisons de la liturgie latine, empruntant à une formule de
Grégoire le Grand, ce que nous traduirions, non point par :
« mépriser les choses de la terre », mais, avec une scrupuleuse
exactitude, par : « regarder de haut - d'un peu plus haut - les
choses de la terre ». Devise, non de morgue, mais de douceur, et de
tendresse, et d'apprivoisement. Situation judicieuse (et non judiciaire) du
regard, pour qu'il voie, et que, voyant, il embrasse. Aussi les arbres, à peine
toisés depuis cette fenêtre
qui, par la grâce de son élévation même, converse avec eux tête à tête,
sont-ils une providence. Ce n'est point que nous nous exalterons nous-mêmes,
mais nous tirerons parti, comme d'une aubaine, de la hauteur innocente d'autres
êtres vivants qui sont nos aînés, comme ils seront, et longtemps après nous,
nos survivants. « Zachée monta dans un sycomore » (Lc 19, 4), est-il
raconté. Pour voir. Pour voir venir. Car les arbres eux-mêmes voient venir.
« Les arbres des forêts dansent de joie, car Il vient » (Ps 95,
12-13). Et parce que la fenêtre offre au regard la permission de nidifier dans
les arbres eux-mêmes, nous verrons le monde, pour commencer, comme les arbres
le voient. Modestement : les arbres ne sont pas des surhommes. Et il est
des matins où les arbres applaudissent avec tant de souplesse à la lumière,
intacte en sa prime fusée, que les larmes montent aux yeux avec le monde neuf,
et que l'on jurerait que tout le mal qui se dit de lui n'est jamais que
mensonge.
La chose est décidée et l'habitude est prise : nous
n'ouvrirons pas le journal (nous apprendrons tout, nous saurons tout le
nécessaire par d'autres voies). Du moins ne l'ouvrirons-nous pas tout de suite
comme font les aveugles, les distraits qui ont la fringale et qui appréhendent
avec une frayeur maladive toute vacance préalable de l'esprit, les ingrats qui
n'ont pas même cette gratitude élémentaire qu'attend le plus simple
être-au-monde et, généralement, le donné immédiat du monde à l'homme matinal.
Plutôt que d'avaler sans prévention les boniments et les potins d'un monde
falsifié, nous recevrons - religieusement - la première impression du monde,
autrement sédative et certaine, et nous la recevrons du ciel superposé
aux génoises, aux rémiges, aux frondaisons. Nous ouvrirons le jour que le bon
Dieu a fait. Nous ouvrirons d'abord les persiennes des yeux. Apertis oculis
nostris ad deificum lumen.4
Car, dès l'instant qu'elle est reçue avec reconnaissance, cette lumière
mondaine du matin est déjà nourrissante, édifiante, déifique. Et sans retard,
sur ce morceau familier du monde 5
que la fenêtre nous découvre, nous poserons la croisée d'une Parole qui, loin
d'en gauchir la perception dès le principe, nous le rend transparent et nous
fait interprètes. Sur le jour d'aujourd'hui, nous poserons le premier, de
mémoire, et l'injonction sans fin qui lui donne naissance : Fiat lux (Gn
1, 3). Ouvrir ce Livre-là, c'est ouvrir les volets.
« Il voit ça de sa fenêtre », disent décidément
les ombrageux. Prenons-les au mot. « Ça ». Qu'est-ce à dire ? À
première vue, à cette vue matinale dont la fenêtre ouvre immédiatement le
domaine, rien que le ciel, sans doute, et ces étages de verdure que le bel
aujourd'hui franchit d'un immuable pas. Mais en incarcérant sans autre forme de
procès un simple échantillon du monde en son quadrilatère, la fenêtre en fait
une vignette exquise et donne infiniment à deviner. Car derrière la devanture
des arbres, il y a, là-bas, à tire d'aile, d'autres arbres, et des champs, et
des ravins, et la ville, et la mer où le regard finalement s'amenuise et
succombe, et derrière la mer elle-même, d'autres cités. Et la rumeur des arbres
est le menu du monde. Et ça, voyez-vous, ça qui se voit à première vue, suffit
pour mettre le monde entier en mémoire, pour faire allusion au monde entier,
pour vérifier chaque matin un certain endolorissement, pour réveiller chaque
matin un certain mal que nous avons au monde entier comme s'il s'agissait de
notre propre corps (et c'est bien de cela qu'il s'agit en effet). Car, pour
chacun de nous, chaque matin, le monde est ça – non pas seulement devant nous,
mais en nous, mais de nous – dont nous portons tout bas le souci.
Il est une oraison de la liturgie – décidément –, si pertinente
qu'elle a tôt fait de passer dans notre répertoire le plus secret, dans notre orationnaire le plus spontané, et qui nous fait
demander ceci : « Dieu qui peux mettre au cœur de tes fidèles un
unique désir, donne à ton peuple d'aimer ce que tu commandes et d'attendre ce
que tu promets, pour qu'au milieu des changements de ce monde nos cœurs
s'établissent fermement là où se trouvent les vraies joies » (ut inter
mundanas varietates, ibi nostra fixa sint corda ubi vera surit gaudia).6 Mundanas varietates... Les changements de ce monde dont nous éprouvons la
lassitude, dont nous mesurons la vanité, dont nous portons le souci. Les
variétés dont s'enchantent, d'une manière névrotique, ceux qui ont besoin de
bruit, ceux dont le cœur, à la traîne du regard, abhorre toute gravité. Mundanas
varietates. Mais après tout,
les « variétés mondaines » ne sont-elles pas – ne pourraient-elles
pas être aussi (sous un tout autre signe, sous un tout autre jour) celles du
vert des arbres que, chaque matin, depuis la même fenêtre, le regard énumère à
l'envi ? Et ces variétés-ci, saines, vraies, bienfaisantes et faisant suffisamment
écran à celles-là, n'aident-elles pas, déjà, le cœur à se fixer ? Nous
nous inquiéterons, nous nous irriterons, nous nous dégoûterons du monde, mais
provisoirement, posément, s'il se peut dire, à travers cette orée
familière par laquelle il suscite notre admiration et notre gratitude. Car les
arbres sont innocents. Lors même qu'il serait passible du feu et du soufre, le
monde mérite déjà l'indulgence et la suspension de toute sentence à cause des
arbres qui sont là, à sa lisière, comme autant de justes. « Et je vis un
autre ange qui montait du levant, muni du sceau du Dieu vivant, et il cria
d'une voix forte aux quatre anges auxquels il a été donné de saccager la terre
et la mer : "Ne faites pas de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres..." »
(Ap 7, 2-3). « Le monde, notre ami,
dort : je m'en vais le réveiller » (cf. Jn 1). Le monde a besoin
qu'on le réveille, et non pas qu'on l'excite. Il s'en trouve assez pour se
charger de cette basse besogne.
Le monde dort encore, et la fenêtre, lucide, lui préexiste.
Et la toute première propriété que l'éveilleur perçoit du monde – du monde
comme problème et comme objection majeure à sa matinale naïveté – est son
épaisseur, sa pesanteur, son hébétude. Cette hébétude qui est la rançon même de
sa constante excitation et par laquelle l'éveilleur lui-même, s'il ne s'en
garde point, risque d'être bientôt contaminé à son tour. Au demeurant, celui
qui regarde depuis son point de vue, si modeste qu'en soit l'altitude, possède
toujours je ne sais quel caractère de précocité : du printemps, de toutes
sortes de printemps, il prend toujours le parti. Derrière les orées, il voit
blêmir l'orage, mais l'orage, sur les arbres et les hommes, l'orage aussi est
une espèce nécessaire de semence, et il n'est pas jusqu'à l'arrière-saison dont
il épie les signes qui ne soit, elle aussi, une variété de printemps. Un
printemps dont elle retrouve d'instinct les nuances et dont elle réédite, mais
mûrie, la nouveauté.
Mais
enfin l'heure est venue où, face au monde encore assoupi, « celui qui voit
ça de sa fenêtre » (lequel ne récuse pas, au fond, qu'on le désigne par
cette périphrase, tant il en sait, à part soi, l'involontaire justesse), celui
qui voit ça de sa fenêtre, disions-nous, s'éveille matinalement au souci et à
la responsabilité. Au milieu des autres métiers qui se sont déjà mis à la
tâche, et peut-être avant même qu'ils ne s'y mettent (car il est décidément
précoce), il se reconnaît à lui-même, avec une intime et joyeuse certitude, une
responsabilité particulière qui confine, elle aussi, à la stature d'un
authentique métier. Regardant à la longue, c'est-à-dire de jour en jour, ce regard assidu qu'il porte
sur le monde – son propre regard –, il envisage clairement, comme le service
public qu'il doit au monde, et si simple particulier soit-il, sa responsabilité
de sujet regardant. C'est qu'en dépit de cette assimilation si commune et si
irréfléchie que l'on fait de lui avec la pure abstention, le regard est bel et
bien la forme la plus élémentaire d'engagement. Oh ! certes, celui qui
regarde sait bien qu'il n'a pas compétence universelle (à d'autres toutes sortes d'actions et d'agitations au
milieu des hommes, et des événements, et des choses), pas davantage qu'il ne
revendique pour lui-même une once du pouvoir qui s'attache à bien des efficacités
contemporaines, réelles ou plus souvent illusoires, une once de ce pouvoir
mondain dont il semble parfois que la faculté de voir lui soit inversement
proportionnelle, comme s'il avait acheté au prix de la cécité l'assurance de
s'imposer et de parvenir à ses fins sordides. Celui qui regarde sait
pertinemment, en revanche, qu'il est de sa compétence de regarder, que rien
n'est a priori extérieur à l'orbe que ses yeux ne cessent d'agrandir, qu'il
n'est rien qui soit étranger au domaine seigneurial de son regard (l'exercice
du regard étant évidemment la forme la plus débonnaire de royauté), qu'il n'est
rien, en conséquence, qui ne le regarde pas. Comment, dès lors, et si éloigné
qu'il soit, en apparence, de cette agitation des hommes et des choses que l'on
appelle communément la « politique », la portée de son regard ne
serait-elle pas (et, encore une fois, sans qu'il fasse rien exprès) d'essence
politique, mais selon l'acception originelle du terme, qui est de haute
naissance, comme on le sait ?
Car lors même qu'il ne la voit qu'à travers le paravent
des arbres – ces arbres familiers qu'il désire lui replanter au cœur (et c'est
une providence, une bénédiction et un rafraîchissement pour les autres hommes,
à vrai dire, qu'il ne la voie qu'ainsi) –, celui qui regarde s'édifier la cité
des hommes contribue bel et bien à son édification, à son entretien, à sa
salubrité, à son avenir, cet avenir dût-il passer par un orage. Par son simple
regard, par le service ordinaire de son seul regard, il est l'édile du monde
entier. N'était, par exemple, le regard d'Abraham, Sodome eût-elle connu le feu
(Gn 19, 28) ? N'était celui de Jonas, Ninive eût-elle poursuivi bon an mal
an son train de vie (Jon 4, 5) ? N'était enfin celui du voyant de
l'Apocalypse, Jérusalem descendrait-elle d'en haut comme un présent de Dieu (Ap
21, 2) ? Glaukôpis, c'est-à-dire « au regard brillant »,
Athéna est aussi Erganè, c'est-à-dire « artisane ». Le regard
est en somme la plus sage autant que la plus délicate des industries. Rien ne
se construit ni ne s'assemble que quelqu'un ne soit là, dont l'unique exercice
soit d'assister. Rien, à commencer par le monde lui-même, en son entier,
puisqu'il ne vient à l'existence et à l'unité qu'à vue d'œil, que par la
présence attentive et bienveillante de cette Sagesse sans commencement qui
confesse ainsi son propre et unique travail : Quando
praeparabat caelos aderam (...). Cum eo eram cuncta componens, et delectabar
per singulos dies, ludens coram eo omni tempore, ludens in orbe terrarum, et
deliciae meae esse cumfiliis hominum (Pr VIII, 27-31).7
Secrètement affiliés à cette Sagesse, elle-même filiale, les hommes de regard
sont architectes : au milieu des machines, leur regard tout seul est
levier, comme au milieu de la matière, tout seul, il est levain. En se posant
sur le monde avec effort (mais un effort qui ne fait pas le moindre bruit), il
pose quelque chose qui s'apparente à une première pierre : mieux encore,
il est lui-même la première pierre sur laquelle d'autres édifieront. Parmi les pierres
dont s'édifie la cité des hommes, il en faut aussi de transparentes, de
spécialement transparentes, d'adamantines jusqu'à la naïveté (mais une naïveté
sage et éclairée) pour assurer, non seulement la lucidité de l'édifice sur
l'extérieur, mais celle qu'il doit avoir sur lui-même ; des pierres
consciencieuses, en somme, c'est-à-dire des pierres qui portent la charge, la
responsabilité d'assurer la conscience réflexive que l'édifice social doit
avoir de lui-même pour tenir debout. « La structure de son rempart était
de jaspe, et la cité elle-même était d'or pur, comparable à du verre pur (...).
Et les douze portes étaient douze perles, chaque porte étant faite d'une perle
unique, et la place de la ville était d'or pur, comme du verre
transparent » (Ap 21, 18-21). Au vrai, raconterait-on cela de la Cité de
Dieu, s'il ne s'agissait déjà de la cité des hommes telle qu'elle se conçoit et
cherche - laborieusement - à se hausser ? De même que les portes et les
fenêtres, loin de représenter des enjolivements inefficaces ou de simples
superfluités, entrent de plein droit dans la structure de la maison et lui sont
organiquement nécessaires, de même les êtres de regard – les
« religieux » du regard – entrent dans la structure du monde et la
définition de la société.
Empressons-nous de spécifier que le regard des regardants
est a priori de bienveillance. Que s'il ne l'était point, il cesserait tout
simplement d'être regard. De bienveillance, c'est-à-dire de bonne vigilance,
pourvu que l'on sache tirer parti d'une étymologie sollicitée, sans doute, mais
ô combien suggestive. Benevolentia, bona vigilantia. « Sur tes remparts, Jérusalem, dit le prophète,
j'ai posté des veilleurs » (Is 62, 6). Car il est avéré que celui qui ne
veille pas ne saurait être voyant. Encore la bienveillance enveloppante dont
nous parlons n'exclut-elle pas la sévérité : il faut que passent des
orages, parfois, dans le regard de l'homme pour que, lavant à travers eux son
propre ciel intérieur, il lave celui d'autrui.
Et pour caractériser le regard du regardant, nous dirons
encore que, suivant Jésus-Christ du regard - suivant le regard même de
Jésus-Christ –, il est un regard d'horizon autant que de détail, étant bien
entendu que, myope et superbement distrait, le monde ne voit d'ordinaire ni
l'un ni l'autre. « Je lève les yeux vers les monts » (Ps 120,1).
« Levez les yeux et considérez les campagnes, comme elles blanchissent
pour la moisson » (Jn 4, 35). Voilà pour l'horizon. « Regardez les
lis des champs » (Mt 6, 28). « Jésus considérait comment les gens
jetaient la pièce dans le Trésor (...). Vint une pauvre veuve qui jeta deux
piécettes » (Mc 12, 41-42). Voilà pour le détail. Regard miraculeux, en
vérité, qu'un regard de cet ordre – de ce grand ordre du regard que fonde le
Fils de l'homme –, parce qu'il est tout ensemble une macroscopie sans
indifférence et une microscopie sans pusillanimité. Porté sur l'horizon, il ne
saurait pour autant se confondre avec une simple capacité de synthèse, parce
que sa grâce propre est de considérer, précisément, ce qui échappe à
toute synthèse ; parce que, parvenant jusqu'aux limites du monde, il
rencontre l'Autrui qui transcende le monde, et que, de toute façon, l'horizon
du monde est irréductible à son résumé. Tout de même, porté sur le détail, le
regard dont nous parlons ne saurait se confondre avec une simple capacité
d'analyse, parce que, dans sa vivacité, dans son individualité vivante qui
saute aux yeux et se les attache, le détail est irréductible, quant à lui, à un
simple élément, à une division mathématique de la réalité. Regard bienheureux
qui, pour illuminer le monde, fréquente le petit monde, et s'avère être, à
l'endroit des êtres et des choses, une espèce de piété. Et décidément, pareille
salutation du détail ne compromet en rien la vision du panorama, autant dire de
Celui qui, « remplissant » (Mt 5, 17 ; Col 1, 19) toutes choses,
remplit aussi, mais sans évincer qui que ce soit, sans éclipser quoi que ce soit,
tout le champ visuel : « Et levant les yeux, ils ne virent plus que
Jésus seul » (Mt 17, 8). Vision de loin qui, rapprochant le Lointain de
telle manière qu'il soit le Prochain le plus proche, provoque à s'exclamer tout
à coup : « C'est le Seigneur ! » (Jn 21, 7) et discerne à
travers lui le Père (Jn 14 ; 9-10), ce Père dont le monde a perdu la Face
ensemble que l'idée. Car s'il est vrai que le Père voit le fils prodigue
« tandis qu'il est encore loin » (Lc 15, 20), pareille acuité du
regard est bien sûr, dans l'autre sens, le partage de ce même fils qui,
par la double grâce de son hérédité et de son retour, discerne le Père à
distance.
Quant
au monde, il va de soi qu'il faut prendre par rapport à lui quelque distance
pour l'apprivoiser du regard, lors même que l'on réside au milieu de lui, au
plus chaud de lui, au plus vif de lui. Se peut-il, au demeurant, que l'on soit
jamais hors de lui ? Une certaine anachorèse est la condition préalable du
regard et de son confort, mais d'un confort qui ne
s'entretient d'aucune exemption particulière. Davantage, l'anachorèse a lieu dans
le regard lui-même, car le regard, le regard de longue haleine, est une
certaine contrée de l'existence. L'anachorèse en question n'est pas telle,
néanmoins, qu'elle soit sans retour. Car le regard que l'on porte sur le monde
n'est fait que pour lui être apporté. Et c'est ici que nous retrouvons cette
responsabilité, ce caractère intrinsèquement « politique » du regard
que nous signalions plus haut. Le regard est une royauté : il est
conséquemment un service. De quoi s'agit-il, en somme, sinon de rendre au monde
le service du regard, c'est-à-dire de retourner le monde à lui-même, mais
regardé comme il ne se regarde point lui-même, faute de temps, de patience et
de gravité ? Car si le monde s'étourdit, jusqu'à l'hébétude, des
spectacles – d'un spectacle foncièrement unique et continu qu'il se donne à
lui-même et qui le ravale au degré de pure mondanité –, il ne se regarde pas
pour autant lui-même et demeure aussi aveugle sur l'humilité de son détail que
sur la majesté de son horizon. Aussi le service particulier qu'assurent
certains consiste-t-il en ce qu'ils rendent le monde à lui-même avec la
plus-value du regard qu'ils posent sur lui. Encore cette valeur supplémentaire
ne vient-elle pas d'eux-mêmes, mais de ce que le monde, décanté de son horreur
et de sa mondanité, présente à leur regard, et de son horizon qui se devine
aurore. Et vraiment, dès là qu'il est apporté, ce regard est semence : si
abstinent, si inactif qu'il paraisse, il entre dans le jeu de toutes les
actions qui se jouent au monde, de tous les métiers qui s'y exercent, comme un
facteur notoire et un agent efficace : bienveillant, il est aussi
bienfaisant.
Mais à raison même de cette espèce d'innocence et
d'étrangeté avec lesquelles il se pose sur le monde, ce rayon
d'habituelle douceur se révèle tout à coup réversible en éclair, à son heure
qui doit se déclarer ; car tôt ou tard, à ce monde même, et pour son bien,
il doit dire son fait. Et c'est ainsi qu'entre les élytres mêmes des mots
musiciens qui célèbrent les beaux devants du monde et en énumèrent les détails
ignorés, bruisse un orage salutaire. Un orage nécessaire à l'endroit de ceux
qui ne regardent pas, de ceux qui, autrement cruels que les anges justiciers de
l'Apocalypse, détériorent le ciel et la terre et la mer et tout ce qui mendie ici-bas
d'être regardé, de ceux qui manquent à la responsabilité particulière ou
publique qui leur incombe d'éduquer les hommes à regarder, de ceux qui
déflorent, enfin, dans le bourgeon même de l'homme, dès le principe de l'homme,
le don du regard. Orage du regard en son midi, lorsque, sa maturité tournant au
vertige, la lumière un instant devient coléreuse. Un instant, juste le temps
qu'il faut. Car c'est encore de la lumière, c'est de la lumière même que
l'orage est le verdict. Orage contre les lumières dont un siècle somme toute
encore récent a confisqué le nom, et dont il se voit si clairement, en ce
siècle nôtre, qu'elles achèvent de pourrir.
À l'heure qu'il est, trois civilisations, trois cultures
sont possibles (si tant est que les deux premières méritent ce nom) et
croissent effectivement ensemble dans la vaste jachère contemporaine, mêlées
qu'elles sont comme l'ivraie au grain ou l'or à la scorie, puisque aussi bien
c'est le propre du monde, depuis toujours et chaque jour, jusqu'en chacun de
nous, que d'être mêlé. Toutes trois ont le verbe voir à leur racine, mais
diffèrent sensiblement quant à la manière de le mettre en œuvre, quant à
l'objet, aussi, qu'elles lui assignent. Les deux premières encourent la colère.8
Un instant. Juste un instant. Le temps qu'on leur dise une bonne fois leur fait
et qu'elles apprennent par là leur égale inanité.
La première est celle de l'idéologie, foncièrement
vicieuse, fondée qu'elle est sur les idées, sur l'idée qui ne voit plus rien ni
ne veut plus rien voir, attendu qu'elle se constitue précisément comme idée en
ne voyant plus rien que soi, établissant par ce biais même son pouvoir
aussi forcené qu'absolu. Encore les idéologies défuntes, éteintes, qui, jusqu'à
travers l'indicible horreur de leurs conséquences et de leur déploiement
mécanique, ont tourmenté le siècle dernier, possédaient-elles quelque
envergure, voire quelque générosité originelle, imbibées qu'elles demeuraient,
pour certaines au moins, et fût-ce sur un mode oppositif, de cette grande
eschatologie chrétienne qu'elles entendaient supplanter en la ramenant à des
destinées strictement temporelles. En comparaison, les idéologies actuelles,
réductibles à un breuvage synthétique aux ingrédients indéfinissables,
apparaissent étrangement mesquines, moroses, pragmatiques et désenchantées.
Mais pour être plus diluées dans l'instinct individuel et désordonné du monde,
elles n'en sont pas moins délétères que leurs aînées. La liasse de programmes,
de réclames, de déclarations publicitaires que tout citoyen reçoit à la veille
des consultations électorales (banalisées, de surcroît, par leur excessive
fréquence) suscite bien davantage le sourire qu'on ne la prend au sérieux et
constitue déjà, à elle seule, le symptôme d'une pathologie. L'on croirait
assister au déploiement d'une kermesse où des phalanstères en incessante
fragmentation interne tiendraient obstinément des boutiques mitoyennes. L'on
attend décidément un homme qui ait une vision et qui, non content de marcher en
effet lui-même à ce qu'il voit, tâche d'entraîner les autres vers une terre
promise, laquelle, pour répondre en vérité à ce nom, ne saurait manquer
de comporter un département d'outre-mer, mais aussi éloigné du paradis
fondamentaliste que du mirage farouchement séculier. Car la terre promise dont
il s'agit ici n'est autre chose que la pauvreté. Au-delà des histrions (au
demeurant interchangeables) dont les histoires scatologiques distraient
savamment le public des urgences véritables, on attend, en somme, un homme qui
entraîne à la pauvreté, et qui, non content d'accoutumer son monde à une telle
perspective, ait encore le courage de la désigner positivement comme un but,
puisque aussi bien la pauvreté est tout à la fois une certitude pour l'avenir
et une épouse à la mesure de l'homme.
Quant à la deuxième civilisation qui s'attire aujourd'hui
l'orage, nous forgerons un sobriquet tout exprès pour elle et nous la
dénoncerons comme civilisation de l'« idiot-visuel ». La précédente
idolâtrait l'idée : celle-ci idolâtre l'image dont elle fait, en la
pervertissant, l'instrument de son pouvoir totalitaire. Une nouvelle Lettre
sur les spectacles reste à écrire et à répandre, un nouvel épisode
iconoclaste à déclencher, mais contre les fausses icônes, et cela dans un
mouvement d'une tout autre radicalité, d'une tout autre pertinence qu'un simple
sursaut de puritanisme, lequel n'a jamais réussi, on le sait bien, qu'à
exacerber l'intempérance. Il y va du voir, à sa racine, de l'imagination comme
faculté créatrice des individus et des sociétés, de l'intelligence des symboles
comme passe-partout d'un univers cohérent et comme irremplaçables valeurs
d'échange entre les hommes. Aussi conviendrait-il de jeter à la voirie, dans
une insurrection sauvage de bon sens, et pour un demi-siècle au moins de jeûne sans
exception, les téléviseurs et tous leurs séides plus récents (ce mot
même de téléviseur, le plus vulgaire des mots modernes, nous est horrible).
L'effarante quantité de fadaises et de violences que nos contemporains avalent
nuit et jour par leur « télévoyeurs » est à n'en pas douter le pire
des dégâts écologiques, car elle abêtit et détraque les consciences dans ce qu'elles
ont de plus vulnérable et, partant, de plus vénérable aussi. Légitimé par la
seule boulimie de Mammon qui l'organise et l'entretient, ce génocide invisible
et insaisissable, jamais traduit en justice, est au principe de toutes les
aberrations qui s'observent dans l'ordre des relations humaines les plus
fondamentales, dès là que l'imitation de ce qui est proposé en spectacle est un
réflexe si puissant qu'il parvient à défaire insensiblement, et jusqu'à leur
insu, les êtres raisonnables. Tandis qu'elle s'impose à ses usagers sans
discernement comme l'infaillible substitut du long et rigoureux travail de la
démonstration rationnelle, tandis qu'elle assène ses produits finis sur
l'imagination hébétée jusqu'à l'inertie, la montre médiatique de tout ce qui se
fait et dit au monde produit des monstres et représente elle-même une
monstruosité culturelle sans seconde. L'on nous promet en tout et sur tout la
transparence, l'on nous garantit l'authenticité, l'on excite en nous, comme un
caprice d'enfants gâtés, la revendication du droit à l'immédiateté perpétuelle,
et c'est dans la révolution prométhéenne de l'accès au savoir – à une vérité
spoliée de tout mystère – que réside aujourd'hui, sans doute, le mal le plus
insidieux. Les médias étranglent les médiations et rendent inconcevable aux
esprits la patiente acceptation de leur essentielle obscurité. Or depuis que
l'homme est homme et aussi longtemps qu'il le sera encore, c'est par des
médiations - et des médiations obscures - qu'il accède à la lumière. Aussi
persévérerons-nous à déclarer l'obscurité bienheureuse et répondrons-nous aux
pourvoyeurs industriels et intellectuels du voyeurisme, autrement dit à ceux
qui ont le pouvoir de faire le mal et à ceux qui savent le mal qu'ils font,
qu'il est de notre dignité d'être des êtres de pénombre.
Mais, Dieu merci, au milieu de la désolation, de l'ennui,
du dégoût, des saccages psychologiques, sociologiques, écologiques et
spirituels que multiplient les deux civilisations passibles de la colère, une
autre civilisation est à l'œuvre, à son œuvre tranquille, infinitésimale en
apparence, et néanmoins décisive : celle du regard, dont il est superflu
de redire ici qu'elle est également celle de l'écoute. Civilisation de la
pensée autant que de la poésie, pourvu que l'on veuille bien délester cette
dernière de la légèreté, de la mignardise, de la niaiserie dont trop d'esprits
depuis longtemps l'affublent, soit dans l'exercice dilettante qu'ils en
pratiquent, soit dans l'idée sommaire qu'ils en répandent, car, si différent
qu'il soit de lui sous le rapport de la mise en œuvre, le poème est l'émule du
théorème sous celui de la plus fondamentale gravité. Et cette civilisation du
regard est décidément de foncière pauvreté, étant celle de l'œil nu, de l'œil
neuf 9
accommodé à l'horizon comme au détail qui composent ensemble, dans l'ordre du
visible, un tiers-monde dont le monde mondain n'a pas davantage l'idée que le
respect. « Respexit humilitatem » (Lc 1, 48), est-il dit de Dieu –, dit la servante
de Dieu. Et s'il est vrai que « toute chose est servante de Dieu »
(Ps 118, 91), que toute petite chose s'attire le respect de Dieu, combien
davantage devrait-elle s'attirer le nôtre ! Être « imitateur de
Dieu » (Ep 5, 1), c'est l'être aussi, naturellement, de son regard. Être
fils de Dieu, c'est hériter le sang bleu de son regard qui herborise
l'inaperçu.
La civilisation du regard est aussi, par penchant naturel,
par entretien ordinaire, celle de la lecture et de la conversation,10
lesquelles demeureront toujours, quoi
qu'il arrive, quoi qu'il soit arrivé en effet, les deux sources privilégiées de
l'illumination et de la sagesse, dans la société des êtres raisonnables et
sensibles. L'une et l'autre ont le silence pour entourage et s'entremêlent
instinctivement de lui : la première laisse vierge et vivace l'imaginaire,
la seconde écoute autrui à l'œil nu. La civilisation du regard se recommande en
conséquence à notre estime comme celle de l'amitié, car c'est décidément chose
étonnante que cette manière dont, rien qu'à regarder, rien qu'en donnant à
regarder, rien qu'en donnant à sous-entendre ce que l'on a regardé, l'on se
fait des amis, beaucoup d'amis imprévisibles. L'amitié, – des amitiés précises,
profondes, nominales, ne sont pas seulement l'effet désormais avéré des étincelles :
elles sont leur plus chère et leur plus secrète finalité.
« Il regarde les choses terre à terre » ou
« les êtres terre à terre », fussent-ils au ciel, est-il dit du
Regard en Soi. Humilia respicit in caelo et in terra (Ps CXII, 5). Nous
avons avancé naguère qu'un nouveau Génie du christianisme était à écrire.
Réflexion faite, ou plutôt poursuivie, nous préciserons notre pensée et nous
donnerons à ce monument attendu (dont les étincelles tracent le
filigrane et collationnent le matériau dans le dessein que d'autres se mettent
à pied d'œuvre) un autre titre : plus encore que d'un « Génie »,
en effet, c'est d'un « Germinal » qu'il s'agit de préparer la parution,
et ceci pour une double raison, l'une tenant au tempérament inné du
christianisme, l'autre à sa condition historique.11
Depuis les prophètes qui lui appartiennent déjà dans la continuité organique
d'un unique Testament, donné de part et d'autre de Jésus-Christ, le
christianisme s'intéresse instinctivement et par institution divine à tout ce
qui commence de poindre : « "Que vois-tu Jérémie ?" Je
répondis : "Je vois une branche de veilleur" »
(c'est-à-dire d'amandier qui s'apprête à fleurir) (Jr 1, 13). Et ceci, au plus
noir des Lamentations, dans l'ordre de la lumière : « Les
faveurs du Seigneur ne sont pas finies, ni ses compassions épuisées ;
elles se renouvellent chaque matin, grande est sa fidélité (...). Il est bon
d'attendre en silence le salut du Seigneur » (Lm 3, 23-24, 26). Et ceci
encore, dans l'ordre de la germination : « Il en est du Royaume de
Dieu comme d'un homme qui aurait jeté du grain en terre : qu'il dorme ou
qu'il se lève, nuit et jour, la semence germe et pousse, il ne sait comment.
D'elle-même, la terre produit d'abord l'herbe, puis l'épi, puis plein de blé
dans l'épi » (Mc 4, 26-28). Au demeurant, d'une Naissance à l'autre, le
Christ en personne n'est-il pas le Germinal ? « L'enfant
grandissait. » (Lc 2, 40). « En vérité je vous le dis : si le
grain tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais s'il meurt, il porte
beaucoup de fruit » (Jn 12, 24). Voilà pour le tempérament constant et
inné du regard chrétien. Le christianisme est « oriental », non par
simple condition géoculturelle, mais par nature : il voit le Christ se
lever et il voit toute chose se lever en lui, il admire le lever du Christ – O
Oriens – et il admire toute chose en lui. Le christianisme est une certaine
qualité, une certaine condition a priori
du regard.
Quant à la condition, à l'implantation du christianisme
dans l'histoire, elle est du même esprit, et de la même précarité fondamentale,
et de la même nudité prometteuse. « Ce jour-là (...), dit Dieu,
j'écarterai de ton sein tes orgueilleux triomphants et tu cesseras de te
pavaner sur ma montagne sainte. Je ne laisserai subsister en ton sein qu'un
peuple humble et modeste, et c'est dans le Nom du Seigneur que cherchera refuge
le Reste d'Israël » (So 3, 11-13). Soyons clairs, en effet, et ouvrons les
yeux, ouvrons-les plus grand encore que nous ne le faisons déjà, s'il en était
besoin : le « Reste » en question n'est pas de l'histoire
ancienne seulement, mais aussi de la nouvelle. Il appartient – ce n'est que
trop évident – à l'histoire contemporaine. Sans doute peut-on considérer le
« Reste » – et d'aucuns ne s'en font pas faute – avec tristesse,
nostalgie, voire franche malveillance, comme le résidu, comme le résultat de
quelque opération négative, soustraction ou division. Mais c'est ici
précisément que joue, chez d'autres, l'a
priori du regard dont nous parlions plus haut : « Aussi bien,
frères, considérez votre appel : il n'y a pas beaucoup de sages selon la
chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens bien nés. Mais ce qu'il
y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi (...) et ce qu'il y a de
faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi... » (1 Co 1, 26). Non
mufti... Bref, le christianisme regarde d'un point de vue germinal (point
de vue pascal, inassimilable à un simple optimisme de commande ou de
tempérament) sa propre condition. Il vit et revit sans cesse de ce regard et de
cette lecture que, par l'organe de ses veilleurs et de ses éveilleurs, il fait
de lui-même. Philosophe sur sa propre condition, sur son propre être-au-monde, il se propose
tranquillement comme philosophie de cette histoire universelle dont il est le
fer de lance pacifique, non pas seul, sans doute, mais avec d'autres instances
spirituelles dont il est le serviteur, et le frère aîné, et l'ami. Portant un
autre nom éminemment biblique et prophétique – le même nom que son Auteur
(c'est-à-dire Celui qui le fait croître au monde) –, le « Reste » est
aussi le « Germe » (Jr 23, 5 ; Za 3, 8). Voilà qui nous situe
d'emblée dans un paysage, non de cataclysme culturel ou d'apocalypse nucléaire,
mais d'Avent liturgique et de genèse toujours en travail. Aperiatur terra
et germinet Salvatorem
(Is 45, 8).12
Sans doute a-t-on cultivé trop longtemps – et cultive-t-on
toujours – le rêve du nombre, le regret de n'être plus aussi nombreux, le
complexe de ne l'être pas assez, la prétention de faire nombre avec
volontarisme, activisme, violence même, une violence dont les fruits de mort
sont historiquement avérés, dont le monde nous tient justement rigueur et dont
nous avons une peine infinie à effacer la trace de sa mémoire, qui est longue
et tenace. Pareille idée du nombre, fût-ce en christianisme, fût-ce en Église,
relève de l'idéologie et, parfois – étrange larcin dans l'arsenal des méthodes
les plus séculières –, de la singerie totalitaire. Il y aurait lieu d'examiner
ici – entreprise sacrilège sans doute – une très subtile parenté que l'Action
catholique d'antan entretenait avec les idéologies gourmandes de nombre qu'elle
s'assignait néanmoins pour tâche de concurrencer. Décidément, dans l'esprit
natal du christianisme, les nombres, si entiers soient-ils, se recommandent
comme des symboles bien davantage que comme des arguments sans réplique.
« Simon-Pierre hâla le filet sur le rivage, plein de gros poissons :
il y en avait cent cinquante-trois » (Jn 21, 11). « Ils
ramassèrent les restes du repas en douze corbeilles pleines. Et ceux qui
avaient mangé étaient au nombre de cinq mille » (Mt 14, 20-21).
« Ceux qui avaient écouté la Parole furent baptisés et, ce jour-là, la
communauté grossit d'environ trois mille âmes » (Ac 2, 41). Si
considérable qu'il soit, le nombre reste infime à l'échelle du monde : le
nombre même est semence, et c'est là toute sa raison d'être. Aussi le Reste, le
Germe doit-il se sentir tout aise et cultiver le bien-être dans son être-au-monde,
avec cette agilité spirituelle et sociale que son statut même de Reste lui
procure. Plutôt que de souscrire à un protocole de soins palliatifs ou de
consentir, pour sauver la face, à des hybridations qui garantiraient à bon
marché, pour l'avenir, la puissance du nombre, il nous faut trouver aujourd'hui
une maturité dans notre minorité même, laquelle est notre béatitude évangélique
(cf. Lc 12, 32) autant que notre condition ordinaire et providentielle au
regard de l'histoire. Être chrétien, c'est être mineur en ce monde, sans céder
jamais au vertige, sans succomber jamais aux sirènes enchanteresses de la
supériorité, de l'excellence, ni de ce que, de manière récurrente dans
l'histoire religieuse, d'aucuns ont appelé la « pureté ». Être
chrétien, c'est être frère mineur de ce monde.13
Non, décidément, il ne s'agit point de faire nombre, mais de faire signe, la
vocation, la « gloire » (Jn 2, 1) du signe étant précisément d'être
infime, d'être insignifiant, presque, au regard des effectifs mondains :
initial, il est par là suffisamment subversif. Au demeurant, la patiente
incubation des étincelles, provoquées par un homme qui « cherche Dieu à
tâtons » (Ac 17, 27) et destinées à des hommes de bonne volonté qui le
cherchent tout de même, n'est-elle pas déjà de cet ordre ? En voici, pour
couvrir – pour émouvoir aussi – la première décade de ce siècle, le troisième déferlement. Voici, à dessein,
trois livrées successives d'étincelles sur la grève de ce siècle. Car une
triple lame – trikymia, eussent dit les Grecs – est toujours décisive,
toujours nécessaire pour emporter l'assentiment autant que les obstacles.
Mais de la maturité en question, si ancienne et si
nouvelle, tâchons d'esquisser ici le portrait, indiquons quelques caractères
pour l'avenir, étant bien entendu qu'ils se trouvent indiqués dès l'acte de
naissance du christianisme et qu'ils se
recommandent, in principio, du Christ en personne. Pour y atteindre, il nous faut
assumer tranquillement un incalculable héritage, sans ces révulsions primaires
(chez certains), sans ces crispations possessives (chez d'autres) qui en
trahissent l'essence véritable, qui en racornissent l'immensité et qui, trop
souvent, exhalent les relents d'idéologies désuètes ou nauséabondes. C'est
ainsi que, sur un christianisme de la guérison automatique et du confort
existentiel, assuré par les nouveaux « trafiquants de la Parole de
Dieu » (2 Co 2, 17), l'on fera prévaloir un christianisme du courage et de
la confrontation austère à l'irréductible gravité de la condition humaine,
laquelle veut que, dans une obscurité parfois fort épaisse, l'on assume – l'on
« avale » (1 P 3, 22 Vulg.) avec le Christ, comme le Christ, la
souffrance, la mort, l'apparente absurdité : seul un christianisme
authentiquement au fait du mystère pascal mérite d'être pris au sérieux par le
monde contemporain et s'avère être en mesure de faire signe. Il est de ces amusements,
de ces étourderies, de ces publicités hâtives de bonheur qui insultent à la
face si appropriée que le Christ appose sur la face toute pareille du monde,
pour n'être composée que d'un « cri vigoureux » et de
« larmes » (He 5, 7). Mais poursuivons notre tableau. À un
christianisme du sensationnel, de l'exceptionnel, de l'extraordinaire et de
l'émotion orgiastique, nous préférerons, n'en déplaise à certains, un
christianisme de l'intériorité – austère elle aussi – et des longs
approfondissements personnels et communautaires. Non in
commotione Dominus.14
Car si l'on a quelque sujet de se plaindre des Lumières, il faut être équitable
à la fin, et leur vouer dans le même temps une indéfectible gratitude, pour ce
que, passées désormais dans notre patrimoine le moins susceptible d'être
désavoué, elles nous rendent heureusement circonspects quant à certains
supermarchés contemporains de la spiritualité, quant à certaines manifestations
nouvelles d'un obscurantisme qui fait injure à l'obscure clarté propre à la vie
de l'honnête homme en quête de Dieu, de l'homme qui a de la tenue, tout
simplement, en face de Dieu. Mais poursuivons encore. À un christianisme des
solutions, des recettes et des réussites, on préférera un christianisme
loyalement, fraternellement épris de toutes les interrogations et de toutes les
inquiétudes ; à un christianisme de l'univocité somnolente, un
christianisme de l'interprétation qui ouvre sur la symphonie des sens et sur la
suite historique de ses inventeurs ; à un christianisme des cérémonies, un
christianisme de la célébration comme œuvre vive ; à un christianisme des
leçons apprises et des modes d'emploi sommaires, un christianisme de la Parole
comme autorité (exousia, Mc 1, 22.) et comme liberté (parrhèsia,
liberté de parole, Ac 28, 31 : sans doute l'un des mots les plus décisifs
du Nouveau Testament) ; à un christianisme de la vulgarité et de l'incurie
culturelle, un christianisme de la philocalie, entendue comme amour pratique de
la beauté sous ses formes les plus humbles, les plus accessibles, avec
l'indispensable éducation qu'elle nécessite ; à un christianisme-valeur,
valet d'un ordre moral et politique jaloux de ses privilèges (somme toute très
séculiers), un christianisme irréductible qui ébranle, par les paradoxes
constitutifs de sa foi, jusqu'aux assises métaphysiques du monde.
Sans doute le diptyque que nous venons de déployer
n'est-il pas exhaustif, mais pour le clore - car il faut bien le clore tout de
même - et pour désigner de la façon la plus concise, si tant est que cela soit
possible, le christianisme qui appelle aujourd'hui notre prédilection autant
qu'il mobilise nos bonnes volontés, nous promouvrons, telle la première paire
de ces disciples que Jésus « envoie deux par deux devant sa face »
(Lc 10, 1), deux mots, deux mots seulement : intelligence et tendresse.
Oui, pour finir – ou plutôt pour recommencer –, un christianisme de
l'intelligence et de la tendresse. Car l'intelligence sans la tendresse ne
serait qu'une dureté sublime, comme la tendresse sans l'intelligence ne serait
qu'une impuissante et molle naïveté : l'une et l'autre, marchant de
conserve, se servent réciproquement de forme ; elles sont l'une à l'autre
maîtresses de perfection. Et sans qu'il y ait lieu d'entrer ici dans le détail
d'une longue démonstration historique, nous avancerons l'hypothèse que notre
misère actuelle s'explique suffisamment, déjà, par le fait que nous avons
manqué, en l'espace de deux siècles, trois rendez-vous possibles et attendus
avec l'intelligence. Nous l'interpréterons comme le salaire de trois épisodes
historiques de démission sous le rapport particulier de l'intelligence.
Premièrement, sans doute par réaction instinctive au traumatisme infligé par la
tourmente révolutionnaire, et quoi que certains aient alors écrit avec ferveur
sur son « génie », le catholicisme, aromatisé de romantisme, s'est
dangereusement compromis du côté d'un chez-soi sentimental et piétiste pour
entrer dans un grand âge d'infirmité dont il peine encore à sortir : il
est devenu vulnérable aux coups des grandes gueules qui « gueulent de
grandes choses » (Dn 7, 8) et d'une rationalité d'autant plus sèchement
« religieuse », à sa manière, d'autant plus enivrée d'elle-même
qu'elle avait divorcé d'avec lui. Puis, pendant près d'un demi-siècle, ce fut
la longue obstination antimoderniste qui acheva de valoir au catholicisme une condition de métèque aux yeux de tant
d'esprits, jusque dans son sein, sauf à ce que la fidélité prophétique de
certains ait alors servi – décidément – de semence, mais une semence à
l'endroit de laquelle notre terreau contemporain se montre, semble-t-il,
étrangement ingrat. Enfin, beaucoup plus près de nous, ce fut, chez d'autres
encore, cette espèce d'euphorie à la fois brouillonne, paresseuse et vandale,
adolescente en un mot, qui mit d'inestimables trésors à l'encan, qui dénatura
la mise en œuvre du Concile et qui, grevant un avenir devenu notre difficile
présent, fit un pur prétexte de ce qui s'offrait comme un instrument sans égal.
Mysterium iniquitatis.
La colère est exigeante, on le voit. Elle est exigeante,
ne serait-ce que relativement à la définition rigoureuse de son objet, parmi
tous les objets par lesquels elle pourrait être tentée ; parmi toutes les
tentations auxquelles elle pourrait succomber et surtout, semble-t-il, celle de
ne s'en prendre qu'à un seul côté des choses, qu'à un seul côté de son objet
lui-même. La colère est peut-être un art, dès l'instant qu'elle s'applique – qu'elle
s'évertue – à procéder de l'intelligence autant que de la tendresse et qu'elle
cultive, dans un but thérapeutique, le même esprit de discernement et de
finesse qu'une acupuncture. Entre toutes les passions, la colère a la vertu de
pouvoir prétendre à l'exactitude.
C'est un fait assez répandu que, pour ravaler ce monument
qu'est le christianisme, pour lui rendre au moins quelque attrait, quelque
intérêt patrimonial, en ôtant la suie d'une longue intervention ecclésiastique
dont on laisse entendre qu'elle lui est hétérogène ou parjure, pour ranger
scientifiquement le fait chrétien dans le catalogue entomologique de
l'histoire, d'aucuns font aujourd'hui, à son sujet, un usage ambigu, voire
franchement sournois, du terme de « philosophie ». Mais il n'y a
point là une raison suffisante, pensons-nous, pour que le christianisme vivant
dédaigne ou récuse ce grand et beau titre qui est en effet le sien depuis sa
prime jeunesse et dont les saints Pères ont consacré l'usage aussi bien qu'ils
en ont rendu manifeste la teneur.15 Éminemment traditionnel, il dessine aussi l'avenir,
pourvu qu'il soit bien entendu ; pourvu que l'on entende sans mièvrerie ni
grandiloquence le double amour qu'il connote : l'amour du Conjoint
transcendant qui est inséparablement Sagesse (d'où une philosophie) et Beauté
(d'où une philocalie) et l'amour (appelé philanthropie) de frères humains dont
le Transcendant même s'est fait et ne cesse de se faire « le plus
petit » (Mt 25, 40), puisque aussi bien, pour commencer comme pour finir,
Dieu est Avec-Nous (Mt 1, 23-24 ; Mt 28, 20 ; Ap 21, 3) ;
puisque Dieu, s'il se peut dire (et comme il faut qu'on le pense en effet pour
être chrétien), s'y met avec Nous - avec le pluriel de majesté de l'humanité
entière - pour être Dieu. Au regard de la rigidité, de la vulgarité, du
paganisme même, dont s'est insensiblement lesté le concept de
« religion », comme aussi de l'usage catégoriel que certains font de
ce dernier pour reléguer définitivement le christianisme dans l'histoire
ancienne, voire pour le proscrire tout bonnement de l'histoire et de son actualité,
l'on se prend à désirer que le terme de philosophie, promptement arraché lui
aussi à d'autres faussaires qui l'attèlent à la même besogne inavouable,
retrouve sa jeunesse, sa ferveur, et assume tout ce que le christianisme
comporte décidément de neuf, d'insolite et d'irréductible. Philosophie, le
christianisme l'est en vérité, et il l'est à fond, et il l'est en tout, et il
l'est de tout. Philosophie de la nature, philosophie de l'homme, philosophie de
l'histoire, philosophie du
temps, philosophie du langage, philosophie de la cité, philosophie de l'être.
Précisons toutefois, contre une certaine ontologie aux prétentions de monarchie
absolue et à la consistance de béton armé : pas de l'être seulement, mais
de cette « trinité » dynamique qui, en termes exprès du Nouveau
Testament, s'énonce dans l'ordre que voici : « la vie, le mouvement
et l'être » (Ac 17, 28). Philosophie pratique aussi, il va sans
dire : amour pratique de la Sagesse et de la Beauté, le christianisme est
un bien-vivre et, par conséquent, face au monde, au milieu du monde, un
inévitable et essentiel martyre.
« C'est maintenant, dit Jésus à l'heure exacte de sa
pâque – Jésus maître d'exactitude –, c'est maintenant le jugement (krisis) de
ce monde » (Jn 12, 31). C'est maintenant la « crise » de ce
monde. La grande, la vraie, la pacifique. Celle dont toutes les autres ne sont
que les symptômes et les épigones affolés. C'est maintenant. Un maintenant qui
crible l'histoire, qui ponctue l'histoire au point de lui être coextensif,
comme lui est coextensive la crise elle-même. Comme confession, comme
profession, comme état, comme étant, comme participe présent à l'être du monde,
le christianisme est l'instance critique majeure au cœur du monde et de
l'histoire, et c'est comme tel qu'il est « éternel », c'est-à-dire
contemporain de l'histoire en tout son déploiement. Le christianisme est le
Contemporain par excellence. Et c'est dans cet « état critique »
seulement – force autant que faiblesse, force dans la faiblesse (2 Co 12, 10) –
qu'il lui est licite de s'installer au cœur du monde. Et parce qu'elle est
chef-d'œuvre d'intelligence dans l'Esprit – l'Esprit « critique » par
excellence (Jn 16, 11 ; 1 Co 2, 14-16) –, cette critique permanente au
cœur du monde est aussi chef-d'œuvre de tendresse. Au point critique, au poste
critique qui est le sien, et une fois reconnues les formes irréformables de sa
Tradition (lesquelles sont des espaces, et non des carcans), le christianisme
n'a vraiment pas « où reposer », où installer « sa tête » (Lc
9, 58) : ni lieu géographique, ni régime politique, ni système
philosophique, ni canons esthétiques, ni séquence rituelle méticuleuse et
invariable. Il ne s'inféode à rien, de peur de devenir féodalement seigneur à
son tour. Il ne se compromet avec rien de mondain pour n'en faire que plus
aisément corps avec le monde. En un mot (sans doute le plus profondément
chrétien, le plus profondément christique), il est libre. Inter mortuos
liber (Ps LXXXVII, 6,
Vulg.). Libre entre les morts. Entre les choses mortes. Entre les peaux mortes.
Entre les idées mortes. Entre les vivants aussi, bien sûr. Persévérant
humblement, en la personne de ses saints et de ses prophètes, dans l'acuité de
ce point critique qui le place sur la ligne de crête de ce monde, il est le curseur
de l'histoire. La présence du Ressuscité, le corps ecclésial de Jésus-Christ,
c'est aussi la vivacité, la vitalité permanente du christianisme comme instance
critique au cœur du monde, et à son service. Parce que c'est un caractère
essentiel à la « Parole de Dieu » que d'être « critique » (logos kritikos, He 4, 12),
c'est le propre de toute prise de parole authentiquement chrétienne, sur le
forum du monde, que d'être critique. Ce n'est pas tout. Instance critique à
demeure dans le monde, le christianisme se critique sans cesse lui-même,16
au vu et au su du monde, à seule fin de s'ajuster, de se réajuster sans cesse à son principe qui est
Jésus-Christ, au Christ comme Critique et comme Critère par excellence (Mt 25,
31-46 ; Jn 5, 22), non pour la condamnation du monde, mais pour son salut
(Jn 3, 17 ; 12, 47). Et parce qu'elle est à son tour œuvre d'intelligence,
cette critique interne et permanente du christianisme par lui-même est aussi,
naturellement, œuvre
de tendresse : le Christ pauvre et nu est l'unité de mesure de toute chose
et c'est lui, en tout et en tous, qui demande tout bas, toujours plus bas,
qu'on l'embrasse. Encore une fois, si le christianisme ne se trouve
plus, de fait, au cœur de la culture contemporaine, il demeure toujours, de
plein droit et par vocation, au cœur du monde. Et si le christianisme n'est
plus le catalyseur ni le centre de la culture contemporaine, de grâce, qu'il
n'en soit pas la banlieue : qu'il en soit le franc-tireur ! C'est
toujours un atout que d'être à distance : encore faut-il ne l'être point
par hasard, par accident, par démission, par punition, mais par position
consciente et par condition joyeusement assumée. Il y a toute une sagesse –
profondément, intrinsèquement chrétienne – à être sagittaire, avec cette douceur
qui caractérise toujours, à sa fine pointe, l'exactitude.
Dès lors, oserons-nous le dire à notre tour ? Est-ce
une hardiesse inadmissible que de l'avancer ? L'on se prend à désirer,
parfois, qu'un vent de « philosophie » souffle de manière plus
sensible sur certains toits, sur certaines façades, sur certains clochers, sur
certaines constructions, sur certaines calcifications, sur certaines
indurations présentes, étant bien entendu que pareils desiderata réclament
toujours un examen consciencieux de la part de ceux-là mêmes qui les conçoivent
et, le cas échéant, les formulent en public. Les doléances ne sont que pure
insolence, en effet, dès là que l'on s'exclut superbement de l'institution 17
et que l'on s'entretient dans l'illusion de ne lui être point redevable, au
lieu de commencer par appeler sur soi-même, en soi-même, ce que l'on
appelle sur elle avec une générosité trop facile. Il n'en reste pas moins
qu'aux institutions (déclinées cette fois au pluriel de l'histoire) s'attache
un caractère de contingence dont la perception lucide et tranquille ne saurait
passer pour un crime de lèse-majesté. Car si l'institution première, le geste
premier, singulier, « archéologique » (au sens fort, cf. Jn 1, 1) de
l'institution (cf. Mt 16,13-19 ; 18,18) est saint et innocent, et par
conséquent incontestable (étant celui de Jésus-Christ en personne), les
réalités temporellement établies par les dépositaires fragiles de ce geste,
dans la descendance historique de ce geste, ne sont elles-mêmes incontestables
qu'à proportion de la relation authentique - et toujours à vérifier - qu'elles
entretiennent avec lui : il ne s'est jamais vu qu'elles le fussent par
elles-mêmes. Or il se voit, il se revoit parfois, en Église, une certaine
manière de surestimer le système au détriment du Mystère, d'absolutiser le pôle
« autoritaire » (bien plutôt que hiérarchique), voire de professer
pour lui, sous des formes fort subtiles, une espèce de culte qui se donnerait
volontiers comme un raccourci infaillible, comme une démarche théologique suffisante,
alors qu'elle trahit le respect profondément évangélique du pluriel (cf. Mt 18,
18-20 ; Lc 10, 1 ; 1 Co 12) et qu'elle fait l'impasse, spéculative
aussi bien que pratique, sur la conception tout à fait paradoxale (cf. Mc 10,
42-45) de l'autorité que le christianisme, comme bien-penser et comme
bien-vivre, a instaurée au monde pour son salut et son soulagement. Étrange et
sommaire adulation qui ne discerne pas toujours, soit dit en passant, les
instances véritables de l'autorité et qui, se réservant de la manière la plus
strictement moderne le droit souverain de configurer celle-ci à sa guise, ne se
met guère en peine d'entrer dans ses vues les plus exigeantes et les plus
profondes, lors même qu'elle porte fort ostensiblement son oriflamme. L'on observe
en conséquence une certaine manière de rétrécir le champ de la vision
« catholique » à certains événements surdimensionnés, à certaines
figures singulières, qui se donne pour une religion complète ; une
certaine manière machinale, habitudinaire, en roue libre, d'être catholique,
par laquelle on se cache à soi-même autant que l'on cache à autrui la crainte
(pourtant si digne d'estime, puisque humaine) où l'on est de se trouver, comme tout un chacun,
désemparé, démuni devant des « espaces infinis » qui ne bavardent
pas. Oh ! si seulement pouvait prospérer, loin de tous les débits de
tranquillisants, dans la plus rigoureuse honnêteté, dans la sensibilité la plus
fraternelle au frisson de tout homme qui s'éveille au vertige de sa propre
précarité, un christianisme de l'effroi !
Il n'en demeure pas moins que l'Église est philosophe, par
essence et de naissance, du moment qu'elle est « épouse du Christ »
(Ep 5, 23-32), autrement dit amante de la « Sagesse de Dieu » (1 Co
1, 24), et que le Peuple de Dieu est philosophe, simplement philosophe, par
vocation et condition baptismale. L'on devrait – l'on devrait toujours – être
catholique par instinct d'immensité, de spaciosité, de vastitude 18 ;
par je ne sais quelle vastitude joyeuse et spontanée de la foi, et de
l'intelligence, et de la tendresse, et de l'interprétation, et de la poésie, et
de l'être aux mots, et de l'être au monde 19. Vérité,
oui ; mais la vérité est chose vive, variation vivante, harmonique, comme
ce vert des arbres dont le pluriel, au fil des heures, au fil des jours, se
révèle si bienfaisant au regard ; comme cette « aube », aussi, à
l'observation de laquelle Augustin invitait ardemment son âme : Attende fortiter
ubi albescit veritas...20 Or, comme si de rien n'était, comme si rien ne s'était
dit, ni passé, ni pensé depuis un demi-siècle, l'on assiste à une inexorable
glaciation et des frimas que l'on croirait volontiers concertés déciment les
promesses. Privés de l'iode vivifiant que dégagent autour d'eux ces êtres dont
Rilke évoque la « présence excessivement forte »21, sevrés
de je ne sais quel tempérament d'océan dans les esprits et les cœurs, sous le
double rapport de la puissance et de l'envergure, nous nous enfonçons à
l'aveugle dans un âge de tristesse cachectique. Ô que ma quille éclate ! Ô
que j'aille à la mer ! gémit tout bas chacun de nous, avec des mots
empruntés à l'enfant illuminé de Charleville. L'aménagement inquiet, maladif et
ambitieux à la fois des contenants, des catégories, des emballages homologués
consume aujourd'hui plus d'énergies et suscite davantage d'intérêt,
semble-t-il, que le contenu « vivant et efficace » (He 4, 12) qu'ils
devraient servir pour l'avancement du Royaume, et surtout, il se voit, il se
revoit çà et là – extension paradoxale et proprement affligeante d'une
véritable peau de « chagrin » – des manières de parler, de penser, de
poser, de réagir, d'ériger en références obligées des modèles indigents ou
anachroniques, des antiquités de pacotille qui plongent dans la consternation 22.
À l'ère des grands pionniers et des grands éclaireurs semble succéder celle des
antiquaires, pour ne pas dire celle des chiffonniers. Certains albatros de la
pensée théologique, certains regards d'aigle (toujours ce fameux regard !)
nous font aujourd'hui cruellement défaut, la cruauté résidant, en l'occurrence,
non dans la critique ici formulée, mais dans l'absence de vision qu'elle
dénonce. Un examen microscopique et sans prévention des références historiques
et théologiques (étonnamment conventionnelles, parfois), des stimulateurs
prioritaires de la sensibilité, des formes d'expression langagière ou cultuelle
fait apparaître, çà et là, une mentalité infantile et béatement triomphante du
« on y revient », une fringale endémique du vieillot qui n'est
peut-être, au fond, qu'un luxe de riches et un réflexe compensatoire de gens
apeurés. De tout ce travesti qui fait florès, le monde, dans l'état d'innocence
où le met désormais son éloignement confirmé des choses professionnelles
de la foi – ce monde « douloureux et magnifique » (comme disait le
pape Paul VI dans son testament) n'a pas seulement beau jeu de se gausser ou de
se désintéresser : il a mille fois raison. Il se rencontre de petits
propriétaires de certitudes impitoyables qui, jouant avec une outrecuidance
sans pareille aux stentors d'un « christianisme viril », fabriquent
des produits conditionnés avec le Mystère de la foi ; il s'entend des
esclandres de rapporteurs à gages, de croisés, d'inquisiteurs et de ligueurs au
petit pied dont les caquets brouillent aux oreilles inquiètes des hommes de
bonne volonté la fréquence de la Voix, dont la mesquinerie fait insulte à la
gravité des questions contemporaines comme au droit fondamental qu'a tout homme
d'être dans la nuit et, bien entendu, de l'avouer. Pour l'odorat (car le
« sens de la foi » est également de nature olfactive), cette espèce
d'indifférence superbe – et proprement cruelle – au temps contemporain qui fait
signe, jointe à l'usage opportuniste des commodités qu'il offre, exhale une
senteur de moisissure dont on s'étonne qu'elle soit pour certains si capiteuse.
Il y a péril lorsque, rompant son lien de parenté avec la lumière, la
« catholicité », comme caractère, prend les couleurs les plus fades
ou les plus agressives du prisme et sonne comme une espèce de diminutif, de
diminution de l'intelligence et de la tendresse. Non, décidément, ce n'est pas
un catholicisme indigent ni édifiant des « trois blancheurs » qui
passera l'épreuve contemporaine, qui aidera le monde à passer l'épreuve
contemporaine, mais un catholicisme de l'aube. Ubi albescit veritas : nous avons trouvé là son lieu d'être en même temps
que sa devise. Encore une fois, parce qu'il y a péril, il y a lieu pour la
colère, une colère que provoque, non pas l'esprit séculier – très
ecclésiastique aussi – de contestation pulsionnelle (cette vieille lune qui
compte à peine un demi-siècle d'âge), mais l'indéfectible amour que l'on
nourrit pour cette catholicité même, comme forme christique et ecclésiale de l'être-au-monde, autrement dit comme
prophétique. Car, dans l'espace catholique, la critique véritable et fructueuse
ne saurait provenir que d'un surcroît de catholicité, que d'un renchérissement
de catholicité ; elle n'est légitime que pour autant que l'on chérit intensément
la catholicité, non seulement comme « note » de l'Église, mais comme
note de la vie elle-même, celle-ci et celle-là ne pouvant être aimées que
« douloureusement », selon que l'avouait Bernanos.23
Mais voilà qu'il se fait tard, et déjà le jour baisse.
Rasséréné, pour s'être donné une fois libre cours, l'orage ne laisse plus dans
le ciel que des môles impalpables où l'imagination s'accoise, et de
très longues grèves, comme ces sables
marins que le jusant découvre, travaillé par les grandes turbulences
d'équinoxe. Il est temps de ranger nos orages, si momentanés soient-ils, comme
le ciel, sur le seuil du soir, range et résout les siens. Il est temps de
ranger le monde lui-même, non point pour l'oublier, mais, au contraire, pour le
garder longuement en mémoire. In memoria
aeterna. De le ranger, donc, comme il se range sous le
Regard ; comme le Regard en personne le range, finalement, en se rangeant
lui-même : le monde dans le Fils, puisque aussi bien « tout subsiste
en lui » (Col 1, 17), et le Fils lui-même dans le Père : « Moi
en Toi, dit-il, pour qu'ils soient un en Nous » (Jn 17, 21) ; et
encore : « Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que là où je suis,
ils soient eux aussi avec moi » (Jn 17, 24). Et il est temps de nous
ranger nous-mêmes, comme au petit matin, dans le Regard du Fils de l'homme,
dans ce Regard infiniment compréhensif qui est le Fils de l'homme lui-même,
pour comprendre toute chose avec lui. Après que l'on ait grondé, en effet, après
que l'on ait vitupéré, fût-ce un instant, un jour à peine, contre tout ce qui
le méritait, il reste un excipient pour la Tendresse de Dieu, et pour la
nôtre : et c'est ça, le monde. Ça que l'on voit de la fenêtre, du matin au
soir, comme à travers une indulgence plénière, mais une indulgence qui ne
condescendrait d'aucune éminence factice ou confisquée. Car il y a, décidément,
il y a déjà quelque chose d'infiniment respectable (et pour lequel on
devrait réserver, sans doute, le nom de « sacré ») dans cet unanimisme
obscur, laborieux, douloureux, de ce monde entier qui s'érige, qui « se
débat dans le sang de sa naissance » (cf. Ez 16, 5-6) et qui
« célèbre » hâtivement son propre « nom », dans la peur
panique d'être « dispersé » sous l'effet désormais immaîtrisable de
ses propres contradictions24 ;
dans l'attente, surtout, que d'aucuns le rangent, doucement, dans « le Nom
qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2, 9),
dans le Dieu tout différent de celui qu'il imagine, non sans que ceux-là mêmes
auxquels il incombait de lui porter ce Nom aient contribué historiquement, par
leurs méfaits et par leur médisance, à l'apparition et à l'imposition de tant
d'images erronées. Plus on avance dans les vues de ce Dieu-là, jusqu'à
s'établir dans son point de vue - dans le Point de vue qu'il est lui-même -,
plus on participe à sa lucidité, bien sûr, mais aussi plus on fait pleuvoir
soi-même la paix sur le monde, plus on confirme en soi-même, en l'apprenant de
Lui, l'hypothèse que tous les hommes sont, au fond, tout au fond (c'est-à-dire
en leur plus simple appareil intérieur devant la souffrance, la mort et les
fameux « espaces infinis »), des hommes de bonne volonté (cf. Lc 2,
14 Vulg.). Hypothèse de l'intelligence autant que de la tendresse, sur laquelle
Dieu lui-même ne cesse de faire reposer son œuvre et qui est, à notre usage et
pour notre imitation, son présupposé le plus intime. Envisagé dans ce Dieu-là,
qui est pur Échange de Regards, le monde est résolu, cependant que demeure
entier son problème, le monde est résumé sans que rien l'emprisonne.
Un
escalier montait et assurait une liaison continuelle entre le bas et le haut de
la tour (...). L'homme de Dieu, Benoît, tandis que les frères reposaient
encore, avait devancé le temps de la prière, debout pour ses vigiles nocturnes.
Il se tenait à la fenêtre, priant le Seigneur tout-puissant. Tout à coup, au
cœur de la nuit, il vit une lumière épandue d'en haut refouler les ténèbres de
la nuit. Elle éclairait d'une telle splendeur qu'elle surpassait la lumière du
jour, elle qui cependant rayonnait entre les ténèbres. Une chose très
merveilleuse suivit dans cette contemplation, car, comme il l'a raconté par la
suite, le monde entier, comme ramassé sous un seul rayon de soleil, fut amené à
ses yeux.25
Lentement,
par-dessus les arbres, les mêmes arbres promis à demain, l'orge des étoiles
pousse à maturité ses grains d'hésitante exactitude, à la fine fleur d'un
effort inouï, et peu à peu défait de l'importance illusoire qu'il voudrait se
donner à lui-même, le monde éperdu dans la Tendresse n'est plus rien que l'un
d'eux, frère d'une multitude de frères, mais avec cette singularité que – ne le
saurait-il plus désormais par cœur et ne voudrait-il plus, même, le savoir – il
fait toujours, de la part de cette Tendresse et de ceux qu'elle s'affilie tout
bas, l'objet d'une incalculable prédilection. Car, par rapport à tous les
autres mondes, et par rapport à ce monde
imaginaire que le monde fabrique à partir de tout ce qu'il estime machinalement, désespérément de lui-même,
la différence – le différent du monde est d'être préféré.
Tous
tes personnages se retirent, tous les comparses. Entre la Nuit.
Ligugé, 28 août 2009, en la fête de
saint Augustin
François Cassingena-Trévedy, in Etincelles III - Ad Solem
François Cassingena-Trévedy, in Etincelles III - Ad Solem
1.
« Insiste, ô mon âme, et sois forte dans ton
attention : sois attentive du côté où blanchit l'aube de la Vérité ».
2.
« Il arrive, par l'effet de la bonté de Dieu,
que c'est précisément à d'infimes étincelles que l'âme de celui qui écoute
prend feu, car il se rencontre des êtres tels que de petites choses, simplement
entendues, suffisent à leur faire concevoir un plus grand désir : plus
ténues sont les étincelles de la Parole qu'ils reçoivent, plus parfaite est
l'ardeur de l'amour divin dont ils se mettent à brûler ».
3.
Évidemment, ce n'est point de s'admirer soi-même qu'il est question ici, de
s'admirer soi-même en train de regarder : nous n'entendons point démentir
ce qui est écrit quelque part dans les Étincelles, à savoir que la pureté est
« un regard qui ne se regarde pas », et que « dans tout
mouvement réflexif il y a un commencement de saleté ». Non, il s'agit tout
simplement de regarder le regard lui-même, pour lui-même, pour le monde, comme
le médecin observe son propre corps dans le seul dessein d'en tirer un
universel parti.
4.
« Les yeux ouverts à la lumière qui divinise » (Règle de saint
Benoît, Prologue).
5.
Penser à cette règle d'or qu'Albert CAMUS formulait
pour lui-même dans ses Carnets (mai 1935-février 1942, Paris, Gallimard, 1962,
p.37) : « Ne pas se séparer du monde. On ne rate pas sa vie lorsqu'on
la met dans la lumière. (...) L'essentiel : ne pas se perdre, et ne pas
perdre ce qui, de soi, dort dans le monde ».
6.
Actuellement au XXIe dimanche du Temps ordinaire.
7.
« Quand Il préparait les cieux, j'étais là (...). J'étais avec lui,
disposant toutes choses, et je faisais mes délices jour après jour, jouant en
sa présence en tout temps, jouant sur toute la terre à la ronde. Et mes délices
étaient de fréquenter les fils des hommes ». Ce texte concerne le Fils de
Dieu, Sagesse incréée autant que créatrice ; la liturgie latine se plaît à
l'appliquer à la Vierge Marie dans le mystère de sa naissance et de sa
conception immaculée.
8.
Irascimini, dit le Psaume IV, 5 : « Mettez-vous en
colère ! » La colère relève par conséquent d'un précepte
formel ». La colère, écrit le Père Timothy RADCLIFFE, citant lui-même S.
TUGWELL, op, peut être créatrice ou destructrice. La colère, "c'est
l'énergie qui détruit toute limite pour nous amener à devenir ou visionnaires,
ou vandales. Si nous donnons libre cours à notre aspiration à la vision de
Dieu, nous devons admettre en même temps la possibilité d'être des vandales.
Vandales et visionnaires, de manière différente, sont passionnément révoltés
contre la réalité présente". Si nous dégagions plus d'espace pour la
colère créatrice et prometteuse à l'intérieur de l'Église, il y aurait moins de
colère destructrice contre notre foi à l'extérieur » (Pourquoi aller à l'église, Cerf, Paris, 2009, p. 110).
9
Au cœur de notre civilisation de mobilité
vertigineuse et de vidéo-vide, de « vidéalisme » intempérant jusqu'à
l'indigestion, nous nous souviendrons (pour nous-mêmes et pour nos
contemporains) de l'avertissement de PLOTIN (Ennéades, I, 6, 8, trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, t. I, p.
105) : « Notre patrie est le lieu d'où nous venons, et notre père est
là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n'est pas avec nos
pieds qu'il faut l'accomplir ; car nos pas nous portent toujours d'une terre
à une autre ; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque
navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette
manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde
possède, mais dont peu font usage ».
10.
« Qui dira, écrit Jean-Louis CHRÉTIEN dans un livre tout nouveau-né, ce que peut produire un livre
donné, ou montré ? Le livre que je tiens dans mes mains, chose dans le
monde, peut contenir la clef qui m'ouvre la porte de moi-même, jusqu'alors
close, voire à moi-même inconnue. Pas plus que nous ne nous engendrons
nous-mêmes, nous n'avons l'initiative pure de nos spirituelles nativités (...).
La vive attention, l'absorption du lecteur dans ce qu'il lit, donnent une digne
beauté aux visages même les plus ingrats, et forment, dans la peinture, une
iconographie du recueillement, laquelle ne se limite pas aux saints en
prière ». (Pour reprendre et perdre haleine. Dix brèves méditations,
Bayard, 2009, p. 99-100). – Osque mane
loquamur, dit Scholastique à son frère Benoît
sur le seuil de la nuit qui entendra leur dernier entretien :
« Parlons jusqu'au matin ! » (GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 33, 2, SC 260, p.
230-231). Épisode exemplaire que, dans ses dernières strophes, une hymne liturgique
du 10 février (fête de sainte Scholastique) évoque en termes particulièrement
heureux :
O noctis placidae dulcia tempora,
Quae cadi dapibus pectus inebriant,
Dum pandit cupidis senne vicarius
Iesu numen amabile
Cordis vers quies, inclita Trinitas,
Quae vultu satias lumine caelites,
Sit te duite loqui, dulcius assequi,
Et per saecula peifrui.
C'est-à-dire : « Ô quelle
douceur en cette nuit sereine qui enivre les cœurs au céleste festin ! La
parole échangée découvre l'aimable divinité de Jésus à ceux qui le désirent.
Vrai repos du cœur, glorieuse Trinité, toi qui rassasies les bienheureux de ton
visage, qu'il nous soit doux de parler de toi, plus doux encore de te suivre,
et de jouir éternellement de toi ! » Ajoutons que, lors même qu'elle
ne s'entretient que des choses d'ici-bas, la conversation, la vraie
conversation est toujours, comme celle des disciples sur le chemin d'Emmaüs (Le
24, 15), une christologie.
11.
Antérieur à toute division, ce nom-là est notre
terre natale et, pour autant, devrait nous être plus cher que tout au monde.
Selon EUSÈBE DE CÉSAREE (Préparation évangélique,
I, 2, 2, SC 206, p. 104-106), il y a dans le christianisme « quelque
chose d'étranger (xenon) » par quoi nous opérons « une
révolution (neôterismos) de la vie ». Pour le PSEUDO-MACAI RE (Œuvres spirituelles, Homélie I,
3, SC 275, p. 82-83), « la marque du christianisme, la voici : celui
que tu vois affamé, altéré, se donnant de la peine, pauvre en esprit, humilié à
ses propres yeux, adonné à une recherche constante, la nuit et le jour,
celui-là se maintient dans la vérité. » Et le même déclare (Homélie
WI, 2, ibid., p. 132-135) : « Le christianisme n'est pas profession
en paroles et simple foi, mais puissance (dynamis) et activité (energeia)
de l'esprit ».
Et encore : « Le christianisme est nourriture et boisson. Plus on en
goûte, et plus sa douceur stimule l'appétit de l'intellect ; celui-ci ne
peut plus être arrêté ni rassasié ; il réclame et mange sans pouvoir être
assouvi ». (Homélie XVII, 13 PG
34, 632, trad. P. Deseille, Bellefontaine, Coll. » Spiritualité
orientale », 40, p. 215). Pour GRÉGOIRE DE NYSSE (De professione
christiana, G/vo, t. VIII/1,
p. 136), « le christianisme est une imitation de la nature divine ».
12.
« Que la terre s'entrouvre et qu'elle fasse germer le Sauveur »
(introït du IV dimanche de l'Avent).
13.
Participation à la « philanthropie » de
Dieu (Tt 3, 4) célébrée dans le mystère de Noël et traduction moderne de cette
« soumission à toute créature » dont FRANÇOIS d'ASSISE faisait l'un
des fondements de son humanisme évangélique (voir Première Règle, 16 et Lettre
aux fidèles, II, 47, SC 285, p. 151 et 237).
14.
« Le Seigneur n'est pas dans le tremblement de
terre » (1 R 19, 11), ce que nous traduirons par : Le Seigneur n'est
pas dans l'émoi », pas davantage qu'il n'était dans le trémoussement des
prêtres de Baal, tournés en dérision par le même prophète Élie (1 R 18, 26-29).
15.
Voir JUSTIN, Dialogue avec Tryphon, I, 8, 1, trad. Archambault, Paris, 1909, p.
40-41 : « Il (le vieillard) me dit toutes ces choses et beaucoup
d'autres encore qu'il n'est pas le moment de rapporter maintenant, et il s'en
alla en me recommandant de les méditer. Et je ne l'ai pas revu. Mais un feu
subitement s'alluma dans mon âme ; je fus pris d'amour pour les prophètes
et pour ces hommes amis du Christ ; et réfléchissant en moi-même à
toutes ces paroles, je trouvai que cette philosophie était la seule sûre et
profitable » ; voir encore TERTULLIEN, De pallie, 6, 2 ; Ad
nations, II, 2, 4 ; GRÉGOIRE DE NAZIANZE, Discours 27 (Théologique I), 10, SC 250, p.
96-99 ; Discours 39 (Sur les Lumières), 8, SC 358, p.
162-165 ; on se reportera là-dessus à l'étude d'A.-M. MALINGREY,
Philosophia. Étude d'un groupe de mots dans la littérature grecque, des
présocratiques au IVe
siècle ap. J.-C., Paris, 1961, p. 207-261.
16.
C'est bien cette posture que le Saint Père BENOÎT
XVI met en valeur dans sa Lettre encyclique Spe salvi du 3o novembre 2007, dans le contexte de sa réflexion sur
l'espérance (n. 22) : « Ainsi, nous nous trouvons de nouveau devant
la question : que pouvons-nous espérer ? Une autocritique de l'ère
moderne dans un dialogue avec le christianisme et avec sa conception de
l'espérance est nécessaire. Dans un tel dialogue, même les chrétiens, dans le
contexte de leurs connaissances et de leurs expériences, doivent apprendre de
manière renouvelée en quoi consiste véritablement leur espérance, ce qu'ils ont
à offrir au monde et ce que, à l'inverse, ils ne peuvent pas offrir. Il
convient que, à l'autocritique de l'ère moderne, soit associée aussi une
autocritique du christianisme moderne, qui doit toujours de nouveau apprendre à
se comprendre lui-même à partir de ses propres racines ».
17.
Loin d'être l'alternative de l'institution, la
posture « poétique » ou prophétique n'a de sens et de
fécondité – n'a lieu d'être, en un mot –, qu'à l'intérieur de l'institution
elle-même dont le « charisme » propre est de consolider tous les
charismes et d'assurer leur longévité, tout en recevant leur
« visite » (au sens biblique du terme) : symbolique est à cet
égard la rencontre du Poverello et du pape Innocent III, à l'aube de
l'expérience franciscaine.
18.
Qu'il nous soit permis de renvoyer ici à un article
que nous avons publié à l'occasion d'un double cinquantenaire :
« Pierre Teilhard de Chardin et Paul Claudel ou l'invitation à la foi
spacieuse ». Transversalités (Revue
de l'Institut catholique de Paris), 94, 2005/2, p. 197-207. La spaciosité
en question ne signifie aucune évasion hors de l'orthodoxie, mais la
découverte, mais l'inventaire de l'orthodoxie même comme espace : il n'est
de champ libre et de respiration que dans l'exactitude.
19.
Il nous plaît de citer ici, fût-ce un peu
longuement, le Père Robert SCHOLTUS avec lequel nous nous sentons en pleine
conspiration : « La dislocation du monde ancien a ouvert des espaces
encore inexplorés, ou déjà se donnent rendez-vous des croyants qui ont décidé
de laisser les morts enterrer leurs morts et de tendre la main aux vivants. Ces
croyants-là existent, même si aucune administration ecclésiastique n'a pu les
répertorier, et eux-mêmes ne cherchent pas à cultiver un quelconque romantisme
de la marginalité. Ils n'ont rien à revendiquer, rien à claironner, rien à
vilipender. Ils vivent « hors d'état », hors débat, hors clivages,
hors ghetto, en amont de la morale et de la religion. Ils cherchent à faire
advenir l'humain, ils tentent d'élargir le monde, de faire vibrer l'Évangile,
par leur seule présence, par pur amour. Dans la prose du monde ils sont les
poètes de l'événement christique. Ils continuent d'en propager la rumeur sans
en être les publicistes (...). Ils se refusent à éventer le Mystère, à
gaspiller l'Évangile sous prétexte de communication. Ils détestent les
gesticulations politiques, les comédies médiatiques, les excitations mystiques
et les redondances théoriques auxquelles se croient autorisés les hommes de
religion en ces temps de déréliction » (Petit christianisme d'insolence,
Bayard, 2004, p. 114-115).
20.
Voir le texte d'Augustin cité en exergue.
21.
Sans doute est-ce à propos des anges que RILKE (Élégies
de Duino, I, 3-4) parle de « stitrker Dasein », mais cette
« présence » heureusement « excessive » peut signaler aussi
bien des hommes, certains hommes, de temps à autre, dans l'histoire : nous
avons besoin d'eux pour rester en vie. Encore les grandes figures humanitaires,
caritatives, ne font-elles pas seules l'affaire : les grandes figures
intellectuelles sont indispensables, elles aussi. C'est que, dans l'Église, la
pensée est elle aussi une forme, une manifestation de sainteté, pourvu qu'elle
possède une grâce de contemporanéité, c'est-à-dire de pertinence, de
correspondance exacte au temps qui est le sien et pour lequel elle se déploie.
22.
« Même en ces heures d'infinie tristesse, écrit Patrick KÉCHICHIAN dans un
petit livre dont nous lui savons très profondément gré, ce qui est requis, avec
plus d'urgence que jamais, c'est d'être, de rester, encore et toujours, un
témoin de la foi et de l'infaillibilité du Christ. Ce qui est requis, c'est le
témoignage sans reste du catholicisme et de son intégrale humanité. À l'instant
précis où le désespoir est sur le point de triompher, et jusque dans les ruines
de son temple intérieur, c'est confesser intégralement le Christ, dans la même
démesure que celle de notre chagrin » (Petit
éloge du catholicisme,
Gallimard, Paris, 2009, p. 74).
23.
BERNANOS, Nous autres Français, VI (Essais et écrits de combat, « Bibliothèque de la
Pléiade », Gallimard, Paris, t. I, p. 736).
24.
Voir la parole des bâtisseurs de Babel : « Célébrons notre nom avant
que d'être dispersés sur toute la terre » (Gn 11,4).
25.
GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 35,
2-3, SC 260, p. 236-239. Au terme de sa Lettre encyclique Deus cariras est
du 25 décembre 2005 (n. 39), BENOÎT XVI invite à « vivre l'amour, de
manière à faire entrer la lumière de Dieu dans le monde » : il s'agit
équivalemment, dans une perspective bénédictine dont on sait combien elle est
chère au Saint Père (voir Audience
générale du 9 avril 2008), de faire entrer le monde dans la lumière de
Dieu. « Voir Dieu, écrit-il, fit comprendre à Benoît la réalité de l'homme
et de sa mission ».