mercredi 8 octobre 2014

En s'avançant... Charles Péguy, Jésus parle

Constantin Meunier, Femme découvrant son fils parmi les morts

ÈVE
...
Vainement réchauffée aux tisons de ce feu,
Vainement acouflée à cette vieille dalle,
Vous pleurez longuement sur ce nouveau scandale
L’argent devenu maître à la place de Dieu.
Tout se vend et s’achète et se livre et s’emporte.
Rien ne se donne plus et moi j’ai tout donné.
Ô vainement assise à votre chère porte,
C’est donc là le salut que nous avons sonné.
Tout se voit et se vaut et se vend à la porte.
Tout s’étale et triomphe et se vend au marché.
Tout se montre et se dit et se place et rapporte :
Est-ce là le salut que nous avons cherché.
Tout se vante et s’exhibe et se porte à la halle.
Vous pensez à vos fils nés d’un autre destin.
Vous regardez monter vers un dernier matin
Le long déroulement du plus grossier scandale.
Vous avez pu ranger le reniement de Pierre.
Vous rangez le sommeil, et la veille, et les larmes.
Vous rangez la vaillance et le métier des armes.
Vous rangez le regard sous la lourde paupière.
Et vous rangez la voix jusqu’au fond de la gorge.
Et vous rangez les pleurs jusqu’au fin fond des yeux.
Vous rangez le Seigneur jusqu’au fin fond des cieux.
Vous rangez la brûlure au fin fond de la forge.
Et vous rangez la paix jusqu’au fin fond des guerres,
Et vous rangez le fer laissé dans la blessure.
Vous regardez monter cette double luxure,
La luxure du sang et des ruses vulgaires.
Vous avez pu ranger le reniement de Pierre.
Mais pourrez-vous ranger le nouveau reniement.
Vous avez pu ranger les monuments de pierre.
Mais pourrez-vous ranger le nouveau monument.
Vous avez pu ranger le sépulcre de pierre.
Mais pourrez-vous ranger d’un égal rangement,
Et par le seul effet d’un long ménagement,
Le deuil enseveli sous la lourde paupière.
Vous avez pu ranger la charrue et le glaive.
Rangerez-vous jamais nos nouveaux armements.
Pourrez-vous refouler dans les casernements
Le monstrueux effort du monde qui se lève.
Vous regardez monter cette double avarice,
Le manquement de cœur et le manque de sang.
Vous regardez saigner la double cicatrice,
L’atteinte vers le cœur, l’atteinte vers le flanc.
Vous regardez saigner la double flétrissure.
Vous poursuivez l’orgueil jusqu’au fond de la plaie.
Vous regardez monter cette double luxure,
La sanie et l’envie et le saint sur la claie.
Vous regardez monter cette double impuissance,
L’impuissance d’aimer et celle de haïr.
Vous regardez monter cette double licence,
La licence d’aimer et celle de trahir.
Vous voyez s’en aller cette double puissance,
La puissance d’aimer et celle d’obéir.
Vous voyez succomber cette double décence,
La décence d’aimer et celle de faillir.
Vous regardez sombrer cette double clémence,
La clémence d’amour et de fraternité.
Vous regardez monter cette double démence,

La
démence de haine et d’inhumanité.
Et moi je vous salue, ô reine de décence.
Vous rangez le fumier dans le fond du jardin.
Vous balayez le seuil et le premier gradin.
Et vous vous avancez, merveille d’innocence,
Et vous vous tenez là, reine de réticence.
Et l’homme n’est qu’un sot devant votre balai.
Des ordures du jour vous faites un remblai,
Un tas devant la porte, et par obéissance
Vous ramassez la fleur après qu’elle est fanée.
Aux justices de Dieu vous faites un délai.
Des injures du jour vous faites le déblai.
Vous ramassez l’avoine après qu’elle est vannée.
Après le dernier pas de la procession,
Quand l’évêque est passé vous ramassez la rose
Et le lis et l’œillet et la robe déclose
Après le dernier pas de l’intercession.
Quand le pape est passé vous ramassez la prose.
Vous ramassez la gerbe, après qu’elle est glanée.
Vous ramassez la messe, après qu’elle est sonnée.
Vous ramassez le buis avec le laurier-rose.
Quand l’effet est passé, vous ramassez la cause.
Vous ramassez l’honneur, après qu’il est flétri.
Vous rangez le bonheur, après qu’il a péri.
Vous mettez le tilleul avec la passe-rose.
Vous ramassez la grâce, après qu’elle est donnée.
Vous ramassez la source après qu’elle est tarie.
Vous rangez la douleur quand elle est défleurie.
Vous rangez la moisson quand elle est moissonnée.
Vous avez ramassé les cailloux et les pierres :
Quand on les eut jetés sur le premier martyr.
Vous ramassez l’horreur et l’effroi de partir :
Quand ils sont descendus sous l’arceau des paupières
Vous avez pu ranger le mont nommé Calvaire
Et recueilli mon corps : quand on l’eut descendu.
Vous rangez le remords, le regret plus sévère.
Vous recueillez mon corps : quand on l’a dépendu.
Femme je vous le dis, mais rangerez-vous Dieu,
Quand il viendra s’asseoir au dernier tribunal.
Rangerez-vous l’archange et le code pénal.
Et l’espace et le nombre et le temps et le lieu.
Rangerez-vous alors d’un dernier rangement
Le vaisseau tout chargé du péché d’Israël.
Rangerez-vous Achab à côté d’Ismaël.
Rangerez-vous le jour du dernier jugement.
Rangerez-vous alors l’énorme chargement.
Balaierez-vous alors les marches de l’autel.
Rangerez-vous l’offense et le péché mortel.
Aménagerez-vous cet aménagement
De tout le temporel dans son dernier ménage.
Et cette énormité du déménagement
De tout le temporel hors de son apanage.
Et cette énormité de l’emménagement
De tout le temporel dans son nouveau partage.
Rangerez-vous alors le découragement
Du vieux cœur temporel hors de son vieux courage.
Rangerez-vous alors tout le dérangement
De l’homme temporel hors de son vieux village.
Rangerez-vous alors tout le dégagement
D
e la foi temporelle hors de son premier gage.
Rangerez-vous la liste avec l’émargement.
Rangerez-vous la honte et l’épouvantement
De l’homme enseveli dans un suprême orage.
Rangerez-vous l’horreur et le saisissement
De l’homme suspendu sur un dernier barrage.
Rangerez-vous la barque et le gouvernement.
Et vos fils emportés sur un frêle radeau.
Rangerez-vous la lampe et le dernier rideau.
Rangerez-vous le port et le débarquement.
Femme, vous m’entendez : quand les âmes des morts
S’en reviendront chercher dans les vieilles paroisses,
Après tant de bataille et parmi tant d’angoisses,
Le peu qui restera de leurs malheureux corps ;
Et quand se lèveront dans les champs de carnage
Tant de soldats péris pour des cités mortelles,
Et quand s’éveilleront du haut des citadelles
Tant de veilleurs sortis d’un terrible hivernage ;
Et quand s’éveilleront, d’un terrible réveil,
Tant de guetteurs assis au faîte de la tour,
Et quand les chambellans et les dames d’atour
S’arracheront des bras de l’antique sommeil ;
Quand tout ne sera plus que poussière et que cendre,
Quand se réveillera la belle au bois dormant,
Quand le page et la reine et le prince charmant
Diront : C’est le grand jour ; ô maître il faut descendre,
Et quand tous trembleront, et de la même transe,
Disant : l’heure est sonnée, il est temps de paraître ;
Et quand le roi Louis et quand le roi de France
Ne sera plus qu’un pauvre et qu’un malheureux être ;
Quand ne sonnera plus la cloche du baptême,
Et l’entrée à la messe et le saint sacrement,
Et la jeune promesse et le grave serment,
Et l’automne fleuri de grave chrysanthème ;
Quand ne sonneront plus les temporelles vêpres
Et l’entrée à la messe et l’auguste salut,
Et quand apparaîtra dans un âge absolu
L’éternelle hideur des temporelles lèpres ;
Quand on n’entendra plus au cœur des grandes fêtes
Monter l’in excelsis et le Magnificat,
Quand on ne verra plus sur l’océan des têtes
Tomber le Dominus et le Benedicat
Vos omnipotens Deus dans les siècles des
Siècles, quand ne monteront plus les Hosanna,
Et le dur Sabaoth et les Alleluia,
Et le tragique Agnus ; femme, vous m’entendez :
Quand on ne verra plus vers les jours de Noël
Dans la paille et l’espace et l’étable et le temps
Naître le dernier-né des enfants d’Israël,
Et Joseph le couver de regards importants ;
Quand on ne verra plus dans une pauvre auberge
Naître le plus secret et le plus grand des rois,
Quand on ne verra plus saint Joseph et la Vierge
Veiller sur un poupon qui joue avec sa croix ;
Quand on ne verra plus dans une pauvre crèche
Sommeiller un bambin devant l’âne et le bœuf,
Et trois pauvres bergers lui mettre un manteau neuf
Pour le sauver du vent qui souffle par la brèche ;
Quand on ne verra plus couché dans de la paille
Le fils du plus grand roi qui soit dans l’univers,
Quand on ne verra plus cette auguste marmaille
Tenir son firmament et sa croix de travers ;
Quand on ne verra plus dans le secret des temples
Rayonner le secret d’une amour éternelle,
Et lestement troussé dans la main maternelle
Ce seul petit Jésus, femme, que tu contemples,
Parce qu’il fut nourri du lait d’une autre femme,
Et bercé d’une main mêmement maternelle,
Parce qu’il fut baigné dans une onde charnelle,
Et parce qu’il riait aux yeux de Notre Dame ;
Et qu’il fut caressé d’une main fraternelle
Par le petit saint Jean doublé de son agneau,
Et qu’il fut salué de façon solennelle
Par les rois d’Orient doublés de leur chameau ;
Et moi je vous le dis : quand cette antique cloche
Ne fera plus monter les grands alleluias,
Quand la meute et le vol des chastes hosannas
Ne s’élancera plus gagnant de proche en proche ;
Quand ne descendera plus du haut des grandes orgues
La célébration des beaux jours de la vie,
Mais quand s’écroulera du haut des grandes morgues
Et le péché d’orgueil et le péché d’envie ;
Quand du haut du clocher la cloche catholique
Ne fera plus tomber les Ave Maria,
Quand sur le coffret d’or et la sainte relique
Ne s’avancera plus le triple Gloria ;
Quand ne sonnera plus la cloche paroissiale
Pour le glas de ce jour qui sera le dernier
Et l’angelus du jour qui sera le premier,
Et la marche funèbre avant la nuptiale ;
Mais quand retentiront de bien autres buccins,
Quand tout se courbera sous le fracas des cuivres,
Quand l’antique Satan, ses larves et ses guivres
Reculeront glacés devant le saint des saints ;
Quand on n’entendra plus que le sourd craquement
D’un monde qui s’abat comme un échafaudage,
Quand le globe sera comme un baraquement
Plein de désuétude et de dévergondage ;
Quand l’immense maison des vivants et des morts
Ne pourra plus montrer que sa décrépitude,
Quand l’antique débat des faibles et des forts
Ne pourra plus montrer que son exactitude ;
Quand on n’entendra plus que le détraquement
D’un monde qui chancelle et qui se met par terre,
Et quand apparaîtra l’immense manquement
D’un sol toujours solide et toujours sédentaire ;
Et quand se lèveront dans les champs d’épandage
Tant de martyrs jetés dans les égouts de Rome,
Et quand se lèvera dans le cœur de tout homme
Le long ressouvenir de son vagabondage ;
Et quand sur le parvis des hautes cathédrales
Les peuples libérés des vastes nécropoles,
Dans Paris et dans Reims et dans les métropoles
Transporteront l’horreur des chambres sépulcrales ;
Quand ils s’assembleront sur les places publiques,
Quand ils s’entasseront sous un dernier portail,
Quand ils repasseront par les ormes du mail,
Quand ils resalueront les grandes républiques ;
Quand ils traverseront la place du Martroi,
Quand ils s’amasseront sur le pavé des villes,
Quand ils resalueront les batailles civiles,
Et le royaume assis dans le giron du roi ;
Quand l’homme relevé du plus ancien tombeau
Écartera la pierre et le vase d’oubli,
Quand le plus vieil aveugle et l’homme enseveli
Rallumera l’éclair du plus ancien flambeau ;
Quand l’homme relevé de la plus vieille tombe
Écartera la ronce et les fleurs du hallier,
Quand il remontera le vétuste escalier
Où le pied du silence à chaque pas retombe ;
Quand l’homme reviendra dans son premier village
Chercher son ancien corps parmi ses compagnons
Dans ce modeste enclos où nous accompagnons
Les morts de la paroisse et ceux du voisinage ;
Quand il reconnaîtra ceux de son parentage
Modestement couchés à l’ombre de l’église.
Quand il retrouvera sous le jaune cytise
Les dix-huit pieds carrés qui faisaient son partage ;
Quand il retrouvera ceux de son héritage,
Et les fils de ses fils et tous ceux de son sang,
Et les cousins germains et tous ceux de son rang,
Comme ils venaient en bande aux jours de mariage ;
Quand il retrouvera dans la maison d’école
Et tous ceux de son âge et tous ceux de son banc,
Et la chaire et le maître et l’auguste parole,
Et la carte et le stère et le gramme et le franc ;
Quand tout se lèvera pour un appareillage
Qui sera le dernier des appareillements,
Quand tout se lèvera pour un dernier naufrage
Qui sera le premier des établissements ;
Quand tout retrouvera sa maison et sa race,
Au moment de les perdre, ou de les conserver,
Quand tout reconnaîtra la raison et la grâce,
Au moment de la perdre, ou de la retrouver ;
Quand tout s’éclairera des flammes de mémoire,
Quand tout homme sera comme un grand spectateur,
Quand la création devant le créateur
Sera comme un linceul aux rayons de l’armoire ;
Quand les ressuscités s’en iront par les bourgs,
Encor tout ébaubis et cherchant leur chemin,
Et les yeux éblouis et se tenant la main,
Et reconnaissant mal ces tours et ces détours
Des sentiers qui menaient leur candide jeunesse,
Encor tout ébahis que ce jour soit venu,
Encor tout assaillis du regret revenu,
Et reconnaissant mal, avant que l’aube naisse,
Ces sentiers qui menaient leur enfance première
Encor tout démolis d’être ainsi revenus,
Et reconnaissant mal ces corps pauvres et nus,
Et reconnaissant mal cette vieille chaumière
Et ces sentiers fleuris qui menaient leur tendresse,
Et les anciens lilas dans les vieilles venelles,
Et la rose et l’œillet et tant de fleurs charnelles,
Avant que de monter jusqu’aux fleurs de hautesse ;
Quand ils avanceront dans la nuit éternelle,
Tâtant des mains les murs et cherchant leur chemin,
Quand ils se lèveront pour le seul examen
Qui vienne après la mort et se repose en elle ;
Quand l’homme s’en ira dans la nuit solennelle,
Encor tout étourdi d’être ainsi revenu,
Encor tout interdit d’être ainsi pauvre et nu,
Encor tout engoncé dans sa gaine charnelle ;
Encor tout ahuri que ce jour soit venu,
Mal réaccoutumé de se servir de soi,
Déjà tout envahi du regret revenu,
De ne plus être un homme, et ne plus être un roi ;
Quand il retrouvera sa force originelle,
Mais pour être abolie et ne servir qu’un jour,
Quand il retrouvera dans son premier séjour
La lumière et la paix qui baignaient sa prunelle ;
Quand ils s’avanceront dans cette cécité,
Tout désaccoutumés des chemins de la terre,
Tout déshabitués de l’antique cité
Qui posait sur les fronts un masque statutaire ;
Quand ils s’avanceront dans cette solitude,
Mal réaccoutumés à marcher pas à pas,
Quand ils s’avanceront vers un dernier trépas
Ou vers le premier jour d’une béatitude
Près de qui tout bonheur est de commandement,
Et vers le premier jour de cette quiétude
Près de qui toute grâce est de gouvernement,
Et vers le premier jour de cette certitude
Près de qui tout savoir est un entassement,
Et vers le premier jour de cette exactitude
Près de qui toute règle est de consentement,
Et vers le premier jour de cette plénitude
Près de qui toute joie est une insuffisance,
Et vers le premier jour de ce contentement,
Et vers le dernier terme et la seule présence,
Et vers le premier bord du seul débordement ;
Quand ils s’avanceront dans cette adversité,
Tout désaccoutumés des chemins de la terre,
Tout déshabitués de l’antique cité
Qui posait sur les fronts un ordre salutaire ;
Quand on n’entendra plus que le démembrement
D’un monde qui s’en va comme un écartelé,
Quand on ne verra plus que le délabrement
D’un monde qui s’abat comme un mur craquelé ;
Quand vos enfants perdus, aïeule volontaire,
Chemineront le long de leurs anciens labours,
Et quand ils passeront le long des anciens jours,
Et sur le beau chemin devant le presbytère ;
Quand ils s’avanceront dans la nuit éternelle,
Encor tout étonnés d’être ainsi dans leur corps,
Et dans l’ancien scrupule et dans l’ancien remords,
Et d’être retournés dans la raideur charnelle ;
Et d’être maladroits et perdus dans ces membres,
Et tout embarrassés dans ces remembrements,
Comme un roi qui revient et se perd dans ses chambres,
Et ne reconnaît plus ses beaux appartements ;
Comme un roi qui retourne en son premier palais
Et ne retrouve plus ni son grand chambellan,
Ni son grand majordome et demande le plan
De sa propre demeure et cherche des valets
Qui pourraient ranimer tout ce grand appareil,
Et la salle du trône et la salle du sacre,
Et son glaive d’or pur et son sceptre de nacre,
Et pourraient balayer la chambre du conseil ;
Et pourraient lui montrer sa garde militaire,
Et la porte centrale et le parvis de marbre,
Et la vasque d’eau pure et le pourpris et l’arbre,
Et pourraient lui sauver sa race héréditaire ;
Quand l’homme s’en ira dans la nuit étoilée,
Encor tout éperdu de ce remembrement,
Quand l’homme s’en ira dans la nuit dévoilée,
Encor tout confondu de ce transfèrement ;
Quand l’homme s’en ira dans une nuit tacite,
Encor tout engourdi d’être ainsi remembré,
Quand il regardera vers un suprême site,
Encor abasourdi d’être ainsi transféré ;
Quand l’homme s’en ira dans une nuit profonde,
Encor tout alourdi d’être réintégré,
Et d’être réinscrit et réincarcéré,
Encor tout assourdi dans ce fracas d’un monde ;
Quand vos enfants perdus, aïeule utilitaire,
Chemineront le long de leurs anciens amours,
Et le long des soucis qui ramenaient toujours
En un centre de peine en un point de la terre
Les longs égarements d’un cœur délibéré,
Quand ils reconnaîtront les antiques serments,
Quand ils retrouveront les antiques tourments,
La poudre et le débris d’un cœur dilacéré ;
Quand ils chemineront tout le long des détours
Qui ramenaient toujours vers la même blessure,
Quand ils chemineront tout le long de ces jours
Qui ramenaient toujours la même meurtrissure ;
Quand ils reconnaîtront les jours de leur détresse,
Plus profonds et plus beaux que les jours de bonheur,
Quand ils retrouveront les jours de leur honneur,
Plus durs et plus aimés que les jours de liesse ;
Quand ils verront l’autel et les premiers degrés,
Quand ils verront le temple et les premières marches,
Quand ils verront le seuil et les marbres sacrés,
Et la brique romaine et la voûte et les arches
Du vieux pont qui menait leur caduque allégresse,
Quand ils chemineront tout le long du fossé,
Quand ils retrouveront dans les jours du passé
Les jours de leur candeur et de leur maladresse,
Quand ils s’avanceront tout le long du rempart,
Quand ils regarderont les hautes cheminées,
Tout gauches, tout perdus, percés de part en part
Par le ressouvenir des anciennes années ;
Quand se réveilleront dans les champs de glanage
Tant de glaneurs péris pour des péchés mortels,
Mais quand se dressera le plus haut patronage
Pour les reversements les plus sacramentels,
Quand dans le même lieu les plus hauts personnages
Ne seront pas plus grands que les derniers venus,
Quand les dais les plus lourds, et les plus saugrenus,
Ne vaudront pas plus cher que de pauvres ménages,
Quand vos enfants perdus, ô reine de misère,
S’avanceront ainsi le long des anciens bois,
Quand ils s’enfonceront pour la dernière fois
Dans la route commune et pourtant solitaire ;
Quand ils s’avanceront le long des anciens prés,
Dans la mansuétude et le recueillement,
Quand ils s’enfonceront tout le long des regrets
Dans la désuétude et le défeuillement ;
Quand ils s’avanceront dans leur dernier chemin,
Comme le jeune Hémon et la belle Antigone,
Quand le dernier bleuet et le dernier jasmin
Et la douce pervenche et la chaste anémone
Étendront sous les pas de ces derniers passants
Le dernier étendu des tapis de la terre,
Et quand la sagittaire et quand le fumeterre,
Vainement étendus vainement florissants,
Étendront sous les pas de cette immense armée
Le dernier étendu des linceuls de la terre,
Et quand la cicutaire et quand la serpentaire,
Vainement vigilante et vainement armée,
Et vainement poignante et vainement vivace,
Étendront sous les pas de vos derniers enfants,
Vainement accablés, vainement triomphants,
Le dernier drap du lit pour la dernière race
Et le dernier passage et la dernière trace,
Et les pas sur les fleurs et les pas sur le sable,
Quand vos enfants perdus, aïeule périssable,
S’avanceront ainsi sur la basse terrasse,
Pour la dernière empreinte et la dernière marque,
Et quand ils fouleront la lavande et le thym,
Quand ils s’avanceront dans leur dernier matin
Vers le dernier prétoire et le dernier monarque,
Quand ils iront en bande et les curés en tête,
Quand ils contempleront le dernier tribunal,
Quand ils chemineront tout le long du canal,
Comme ils allaient en bande aux jours de grande fête,
Quand ils s’avanceront dans l’éternelle nuit,
Quand ils auront passé devant le four banal,
Et le moulin à vent et le pré communal,
Comme ils allaient en bande aux messes de minuit,
Quand ils auront passé devant le maréchal,
Et la forge et l’enclume et le bras séculier,
Quand ils se heurteront au coin d’un espalier,
Encor tout endormis et reconnaissant mal
Ces sentiers qui menaient leur naïve rudesse,
Et quand ils trembleront dans ce dernier trépas,
Pourrez-vous allumer pour éclairer leurs pas,
Dans cette incertitude et dans cette faiblesse,
Aïeule du lépreux et du grand sénéchal,
Saurez-vous retrouver dans cet encombrement,
Pourrez-vous allumer dans cet égarement
Pour éclairer leurs pas quelque pauvre fanal,
Et quand ils passeront sous la vieille poterne,
Aurez-vous retrouvé pour ces gamins des rues,
Et pour ces vétérans et ces jeunes recrues,
Pour éclairer leurs pas quelque vieille lanterne ;
Aurez-vous retrouvé dans vos forces décrues
Le peu qu’il en fallait pour mener cette troupe
Et pour mener ce deuil et pour mener ce groupe
Dans le recordement des routes disparues.
Nous nous sommes rangés sous une loi si dure,
Aïeule de l’esclave et du législateur,
Nous nous sommes rangés sous une foi si pure,
Aïeule du despote et du conspirateur.
Vous avez pu ranger la brebis et l’agneau
Et le berger lui-même : après qu’il eut péri.
Vous rangez le bercail, vous rangez le chevreau.
Et vous rangez le loup : quand il est assouvi.
Vous rangez l’eau bénite et le lit mortuaire
Et le lit nuptial de l’homme enseveli,
Vous rangez le crédit et la loi somptuaire
Et l’amour filial : quand le fils est parti.
Vous rangez l’escabeau, vous rangez le suaire,
Vous rangez l’appareil des appareillements.
Vous rangez le caveau, vous rangez l’ossuaire,
Vous rangez le recueil et les recueillements.
Vous rangez le silence et le drap funéraire
Et vous fermez ces yeux quand l’homme en est parti.
Vous rangez la présence et l’urne cinéraire
Et vous baisez ce front, quand l’homme en est sorti.
Ô femme qui fermez les regards bleus et noirs
Et les regards profonds des yeux les plus aimés,
Épouse qui fermez pour le dernier des soirs
Le reconnaissement des yeux accoutumés.
Ô femme qui fermez les regards des mourants
Sur le dernier aspect qu’ils auront eu du monde,
Et qui les refermez sur cette nuit profonde,
Ô femme qui cueillez des souffles expirants,
Vous rangez le Seigneur au fond du sanctuaire,
Vous rangez le calice : après qu’il est empli.
Vous rangez le cantique avec l’obituaire.
Et vous rangez le sort : quand il est accompli.
Et vous rangez le mort : après qu’il est bien mort.
Et vous rangez les temps : quand ils sont révolus.
Et vous rangez les jours : quand ils sont absolus.
Vous rangez le vaisseau : quand il est dans le port.
Vous rangez les enfants : quand ils sont résolus.
Vous rangez le sépulcre et la croix de par Dieu.
Vous rangez les trois croix sur le dernier haut lieu.
Et vous rangez le cœur : après qu’il ne bat plus.
Vous rangez le martyr : au fond du tombereau.
Et vous rangez la foule : après qu’elle a suivi.
Vous avez pu ranger le glaive et le fourreau
Et le soldat lui-même : après qu’il eut servi.
Vous rangez la tenaille et rangez le barreau.
Vous rangez le Calvaire : après qu’il est gravi.
Vous rangez le carcan, vous rangez le bourreau.
Vous rangez la victime : après qu’elle a servi.
Vous rangez cette tourbe : après qu’elle a suivi.
Et vous rangez la messe et vous rangez l’absoute.
Vous rangez le départ et vous rangez la route.
Vous rangez le Sauveur : après qu’il a servi.
Femme qui connaissez et les palais des rois,
Et le chaume et la grange et le maître d’école,
Et qui savez par cœur votre règle de trois,
Et la reconnaissez jusqu’en ma parabole ;
Vous avez pu compter, éternelle comptable,
À quel prix j’ai sauvé ce peuple abandonné.
Vous pouvez calculer, voici l’encre et la table,
À quel taux j’ai prêté le sang que j’ai donné.
Vous avez pu compter, inlassable servante,
Combien se sont nourris du pain que j’ai rompu.
Vous avez pu compter, implacable suivante,
Combien j’en ai sauvé de ceux que j’ai voulu.
Vous avez pu compter, inlassable gérante,
Si du pain de mon corps tout homme s’est repu.
Vous avez pu compter, implacable régente,
Ce que j’avais tenté d’avec ce que j’ai pu.
Vous avez pu compter ce que coûte le nombre,
Quand il faut le payer avec le sang d’un seul.
Vous avez pu compter ce que coûte un linceul
Quand tout un univers descend dans la pénombre.
Vous avez pu compter, inlassable économe,
Ce que coûte l’espace, et le temps, et le lieu.
Vous avez pu compter à combien revient l’homme,
Et qu’il fallut payer du sang même d’un Dieu.
...

Charles Péguy, in Ève