Elijah n'y fit pas
exception. Il se sentit reposé intérieurement, et sa santé physique s'améliora.
Il faisait de longues promenades quotidiennes à travers les quartiers les plus
agréables de la ville et allait souvent à Saint-Pierre prier dans le sanctuaire
du pêcheur de Galilée.
Pour
le Pêcheur de cette génération cependant, les choses n'allaient pas.
La presse séculière était
pleine de spéculations sur le pape actuel, comme ils l'appelaient. Leur
professionnalisme était maintenu au plus juste. Un vernis d'éditoriaux et
d'informations aux mots soigneusement pesés dissimulait un mépris croissant
pour le vieux pontife isolé. La rumeur l'emporta, ils annoncèrent qu'il était
sur le point de démissionner. Des sources sûres au Vatican, disaient-ils,
avaient confirmé qu'il perdait certaines de ses facultés mentales. Un homme
dans cette condition, n'importe quel homme, quelque ait été un jour sa grandeur,
pouvait-il être autorisé à s'accrocher à un tel pouvoir ? Il avait
largement dépassé l'âge de la retraite, et dans la nouvelle église (avec
une minuscule), n'était-il pas raisonnable de suggérer que l'évêque de Rome
soit soumis à la même loi que celle qui était appliquée à ses frères
évêques ? Beaucoup de bons administrateurs avaient été écartés de
ministères actifs en atteignant l'âge de 75 ans ; il était évident qu'ils
étaient sommairement renvoyés au nom du droit canon, simplement parce qu'ils n'étaient
pas d'accord avec toutes les opinions du Pape. N'était-il pas le dernier d'une
lignée moribonde, autocrate gouvernant à l'ancienne mode, incapable désormais
de faciliter le progrès que les Pères Conciliaires avaient mandaté ?
La presse catholique progressiste
ne faisait pas mieux. En fait, elle menait la danse des critiques. Étrangement,
les journaux catholiques hérétiques semblaient adopter un ton de plus en plus
modéré. Ils continuaient à dire les mêmes choses ravageuses, comme ils l'avaient
toujours fait, mais s'exprimaient dans des termes plus subtilement nuancés que
de coutume. Ils devenaient des modèles de retenue. Le nombre de leurs abonnés
augmenta de manière constante. On commença à penser à eux comme aux nouveaux
modérés ; du même coup, ceux qui étaient vraiment modérés étaient
maintenant considérés comme des ultra conservateurs, et les conservateurs comme
des « sociopathes » à la mentalité bloquée.
Durant les décennies
précédentes, plusieurs des journaux catholiques les plus équilibrés avaient été
repris par de nouveaux rédacteurs en chef. Les évêques effrayés par
l'agressivité de dissidents dans leurs diocèses, et encore plus effrayés à
l'idée d'être condamnés comme préconciliaires, avaient fait des concessions.
après l'autre, ils s'en étaient remis aux organes d'information catholique et à
l'opinion par la voie de sympathiques et talentueux rédacteurs qui se
tortillaient d'embarras au concept même d'Église catholique romaine, mais
faisaient de grands efforts pour le dissimuler.
Depuis son départ du mont
Carmel, Elijah avait en particulier prêté une grande attention à un
hebdomadaire américain, The Catholic Times. Son rédacteur en chef, un
certain Père Smith, originaire de l'Idaho, avait été renvoyé sans juste cause.
Aucune raison n'avait été donnée, autre que l'excuse que Smith avait été
incapable de s'adapter à l'âge post-conciliaire. Smith écrivit à Elijah à ce
sujet. C'était un homme d'une perspicacité inhabituelle. Il n'était ni
conservateur ni progressiste — il méprisait ces termes politiques. Il avait
conduit ses articles à travers les champs de mines de la politique ecclésiale
nord-américaine avec une agilité considérable, on pouvait même parler de
sainteté. Il avait navigué à la lumière des premiers Pères de l'Église, du
Second Concile du Vatican et des écrits du Pape. Il avait évité la rancœur d'un
côté et l'indifférence de l'autre. Il était considéré comme l'une des voix les
plus saines de l'Église moderne. C'était aussi un vrai prêtre et, après l'amour
du Christ, il valorisait plus que tout l'obéissance. Il croyait qu'obéissance
et amour authentique étaient inséparables. Quand le supérieur de son ordre
demanda qu'il embauche certains chroniqueurs qu'il savait infestés de
modernisme, il refusa, s'appuyant sur le fait qu'une complète liberté
éditoriale lui avait été remise par l'archevêque de sa ville, l'homme qui sous
le régime de la loi civile détenait et éditait réellement le journal. Son
supérieur insista, rappelant à Smith qu'il était sous obéissance, soulignant
qu'un refus d'accepter serait indigne d'un prêtre fidèle.
Le prêtre se trouvait pris
dans une confusion d'obéissances. Il demanda conseil à Elijah. Il fit aussi
appel à l'archevêque, et l'archevêque fut d'accord avec lui. L'archevêque,
cependant, demanda au Père Smith de faire une concession mineure pour préserver
l'unité du troupeau. Pourrait-il, s'il lui plaît, admettre dans la compagnie
de ses auteurs le moins offensif de ses dissidents ? Ce serait un signe
favorable en direction des critiques au sein de son diocèse qui affirmaient que
l'orthodoxie n'est pas autoritaire mais aimante, et jamais fermée à la
discussion. Il ajouta qu'il avait personnellement souffert, comme jeune curé,
de pasteurs autocrates, et avant cela au séminaire — enfin, il n'allait pas se
mettre à décrire les abus dont il avait souffert sous le vieux système !
La nouvelle Église doit toujours rester ouverte au dialogue, insista-t-il, et
il devait apparaître que lui, l'archevêque, était un berger compréhensif qui
avait les intérêts de tout son troupeau à cœur, quelques soient leurs
désaccords.
Smith, tiraillé, épuisé, et
poussé à prendre une décision hâtive par les services de communication de
l'archevêque, avait accepté. La réponse d'Elijah de tenir bon et de faire appel
à une plus haute juridiction ecclésiastique si nécessaire était arrivée trop
tard. Le prêtre, décidant de tirer le meilleur d'une mauvaise situation, en
conclut qu'un chroniqueur discutable était un moindre mal
par rapport à un journal qui en aurait été rempli. Au cours des années qui
suivirent, il céda de plus en plus d'autorité. C'était un homme doux et
perfectionniste ; son système nerveux n'était plus ce qu'il avait été. Il
n'avait pas de talent pour détecter les formes les plus subtiles de
manipulation. Morceau par morceau, il perdit du terrain au profit d'un comité
éditorial nouvellement formé, composé en grande partie de gens fiables. Cela au
début sembla sans danger. Quand l'archevêque nomma une représentante du service
de la communication du diocèse, une religieuse qui avait récemment obtenu un
doctorat en philosophie, il n'y vit aucune objection ; il ne voulait pas
risquer d'être pris pour un de ces mâles territoriaux qui luttent comme des
rapaces pour le pouvoir. Mais la sœur avait une forte personnalité et des
intentions cachées. Il en fut découragé puis déprimé. L'archevêque suggéra
trois mois de congés sabbatique. Il les prit.
Son remplaçant temporaire
était un homme compétent aux références impeccables. C'était le protégé d'un
cardinal archevêque d'un autre diocèse, un ami proche de l'archevêque de Smith.
Les deux prélats avaient été au séminaire ensemble, et alors qu'ils n'étaient
pas toujours d'accord sur les sujets ecclésiastiques, ils formaient un seul
esprit pour faire du maintien de l'unité la plus haute valeur. Le remplaçant intérimaire
était un écrivain et journaliste talentueux. C'était aussi un diplomate et il
ne perdait jamais son sang froid. Il avait grimpé les échelons du secrétariat
de la conférence nationale des évêques et était l'actuel chef du bureau des
services de presse. Il savait comment discuter avec les évêques non
progressistes et apaiser leurs craintes. Il tenait beaucoup de propos modérés.
Il ne disait ni n'écrivait jamais un mot facteur de division. Il avait fait ses
preuves auprès des évêques en tant qu'expert avisé et était considéré par tous
comme un conciliateur.
En un mois, il avait
délicatement mis dehors l'un des chroniqueurs orthodoxes les moins populaires
et fait entrer un deuxième dissident, pas un incendiaire, bien sûr, mais
quelqu'un qui puisse élargir l'approche qu'avait le journal des problèmes
complexes auxquels était confrontée l'Église contemporaine. Un deuxième
chroniqueur orthodoxe disparut du journal le mois suivant.
C'est à ce moment-là que
Smith commençait à réaliser ce qui s'était passé. Il prenait son congé
sabbatique dans un monastère bénédictin dans le désert du sud-ouest des
États-Unis. De là, il écrivit une lettre de protestation à son archevêque.
L'archevêque répondit que même s'il n'était pas totalement en accord avec les
orientations prises par le nouveau comité éditorial, ce serait inapproprié de
sa part de faire usage de sa charge épiscopale pour s'en mêler. Le journaliste
intérimaire ne faisait qu'essayer ses ailes, expliquait-il, et le journal
trouverait progressivement son équilibre. Le Père Smith devait donner à cet
homme sa chance. Le journaliste intérimaire était considéré comme un très bon
administrateur et un théologien hors pair. Sœur X accomplissait aussi un bon
travail pour empêcher les rebelles les plus extrêmes d'être édités. À eux deux,
ils ramenaient le journal vers le juste milieu. La délégation de l'autorité
n'était pas une chose facile, et après tout, c'était l'âge des laïcs.
À ce moment là, Smith eut
une défaillance de la charité. Il fit quelque chose d'imprudent. Il écrivit une
réponse furieuse, assez étonnante pour un homme aussi doux. Il fit remarquer
que l'archevêque avait omis de lui demander son avis. Il ne l'avait pas soutenu
dans sa lutte avec son supérieur. Il s'en été mêlé. De plus, le journal avait
toujours était tiré vers le centre — le vrai centre — jusqu'à ce que le nouveau
management en prenne le contrôle. L'archevêque ne voyait-il pas les dégâts
spirituels causés par l'actuelle approche éditoriale ? L'archevêque ne
voyait-il pas qu'il jouait double jeu ? Peut-être était-il secrètement
d'accord avec les dissidents ? Peut-être que son Excellence utilisait les
laïcs comme un instrument de révolte à portée de main ? Il se sentait
trahi, disait-il, et l'archevêque n'avait pas joué un rôle mineur dans la trahison.
Il signa la lettre et l'envoya.
Une semaine plus tard le
prêtre reçut des instructions de son supérieur, accompagnées d'une lettre de
confirmation du bureau de l'archevêque, l'informant qu'il devait se rendre
immédiatement en un lieu de Californie appelé « Centre spirituel du
paradigme du verseau » pour une période prolongée de « repos et de
renouvellement ». Il lut et relut l'ordre. Le prêtre savait que ce centre
avait été fondé dans un but de rééducation de prêtres perturbés qui ne
s'étaient pas adaptés à « l'esprit de Vatican II ». Un de ses amis y
avait été pris en charge il y a quelques années et pendant son internement
avait été invité à décrire ses fantasmes sexuels les plus dégradants en
thérapie de groupe. Une religieuse vêtue de noir avec un médaillon autour du
cou en forme de lune argentée, avait facilité la session. Quand il lui dit
qu'il n'avait aucun fantasme sexuel dégradant, et en fait n'avait jamais connu
la moindre tentation d'entretenir des fantasmes sexuels d'aucune sorte, de tels
fantasmes étant expressément interdits par le Christ et les enseignements de
l'Église, elle lui jeta un œil compatissant. Elle ne le croyait pas.
— J'aime le whisky,
avait-il proposé timidement. Peut-être même un peu trop.
L'ami
de Smith avait souffert, mais en avait fait juste assez pour obtenir une note
suffisante de passage, si l'on peut parler ainsi. Il avait espéré être renvoyé
dans son diocèse aussi vite que possible. N'étant désormais plus
« dysfonctionnant », il vivrait pour le restant de sa vie tranquillement
— très tranquillement — au service d'une pauvre paroisse de quartier. Quand on
lui proposa une thérapie appelée christo-kundalini yoga qui prétendait l'aider
à entrer en contact avec l'esprit serpent enroulé à la base de sa colonne
vertébrale, il ignora ses peurs instinctives. Il obéit comme un agneau, mais
commença à ressentir une ténèbre croissante dans sa vie intérieure et perdit le
goût de la prière. Quand finalement il ressentit une répulsion pour la messe —
une réaction dont il n'avait jamais auparavant fait l'expérience — il devint de
plus en plus confus et se demanda s'il n'y avait pas sérieusement quelque chose
qui n'allait pas dans son esprit, quelque chose qui demandait une thérapie plus
intensive. Après cela, il se jeta dans tous les programmes. Une nuit, on lui
demanda ainsi qu'à ses camarades prêtres de danser autour d'un feu de joie
vêtus d'un simple maillot de bain, avec des bois de cerf fixés sur la tête. Ils
étaient encouragés à laisser monter des cris primaux depuis la base de leur
colonne vertébrale. L'ami de Smith se retint. Alors qu'il observait ses frères
clercs trompetant et beuglant sous les étoiles, quelque chose en lui cassa d'un
coup. Il arracha les cornes de cerfs, partit dans sa chambre, fit son sac, et
marcha trois heures à travers la nuit déserte jusqu'à l'arrêt de bus le plus
proche. Il rentra chez ses parents, fit le tour du cadran, but plusieurs whisky
l'un après l'autre, et quand sa tête s'éclaircit, il partit chercher du
travail. Il n'était pas encore revenu à un ministère actif.
Smith appela l'archevêque
et eut un échange houleux avec lui au téléphone — encore une fois, un
comportement assez peu habituel pour ce clerc aux manières douces. Il le
supplia de reconsidérer sa décision.
L'archevêque refusa.
Smith décrivit les
ridicules singeries auxquelles les prêtres étaient soumis.
L'archevêque répondit que
le Centre du verseau était tenu en haute estime par de « nombreux » évêques.
Et si un tel événement absurde avait eu lieu, c'était certainement un incident
isolé et probablement exagéré par l'ami de Smith qui, d'ailleurs, était de
toute évidence un prêtre à problèmes, si l'on considérait ses activités
ultérieures.
Malgré cela, Smith refusa
de se soumettre.
L'archevêque hésita mais
proposa une alternative. Il y avait un autre centre de retraites au nord-est
des États-Unis où l'approche n'était pas aussi créative — selon les mots mêmes de l'archevêque — qui offrait une
formule plus classique d'accompagnement psychologique. Le personnel y était
très compétent, des gens très solides. Est-ce que Smith se plierait à
cela ?
Smith demanda du temps pour
y réfléchir.
— Vous avez vingt-quatre
heures, dit l'archevêque.
— Vingt-quatre
heures ! explosa Smith. Ne pouvez-vous pas me donner un peu plus de temps
que ça ? Même le Vatican donne aux hérétiques et aux schismatiques des
années pour reconsidérer leurs erreurs.
— Vingt-quatre heures, dit
l'archevêque qui raccrocha.
Smith contacta en hâte un
écrivain qu'il connaissait dans une ville proche du centre de retraites
"classique", une femme qui avait été licenciée par le journal
quelques mois auparavant. Elle était mère de huit enfants et douée d'un rare
bon sens.
— Que pouvez-vous me dire
sur cet endroit ? demanda-t-il.
— C'est une fosse de
rétention pour pédophiles, drogués et divers sortes d'ecclésiastiques
psychopathes, l'informa-t-elle. Allez-y, Père, et vous serez marqué à vie.
— L'archevêque
dit que c'est complètement confidentiel, parfaitement discret.
— Hum-hum.
C'est ça. Dites-moi alors pourquoi je connais tant de gens qui y ont fait une
petite visite ?
— Je ne sais pas. C'est le
genre de vos relations ?
— Il n'y a pas de quoi
rire. Vous pouvez faire ce qui vous semble le mieux, Père, mais je vous le dis,
c'est Vol au-dessus d'un nid de coucou, en version bonnes sœurs. Analyse en
profondeur, style jungien, pseudo-liturgies, révélation de soi, et obsession de
soi, pensée « nouvelle église » présentée dans un éclairage
authentique. En cours de route, vous démontez votre psyché comme une vieille
mobylette et vous la remontez, accompagné par les sœurs. Elles ont des diplômes
universitaires qui leur sortent par les oreilles. Elles savent tout sur les
types comme vous. Elles ont des voix douces et des yeux pénétrants. Elles
parlent par des silences. Personne ne vous fera sauter dans des cerceaux ou
régresser au stade anal. Mais je vous préviens, vous ne serez pas le même quand
vous en ressortirez.
— Ce n'est pas très
rassurant.
— Ce n'est pas fait pour
l'être.
— Que vais-je faire ?
— Je crois que vous devriez
venir et passer quelques jours avec Bob et moi et les enfants. Si les
couches-culottes et les macaronis ne vous rendent pas fou, nous vous
déclarerons authentiquement sain et vous renverrons à votre archevêque en
pleine forme.
— Je suis déjà en pleine
forme, dit-il sans humour.
— Je sais, je sais, je ne
faisais que plaisanter.
— Il n'y a pas de quoi
rire.
Ainsi,
Smith sut ce qui l'attendait. Il appela Elijah.
— On m'a mis le couteau
sous la gorge, Père. Si je vais dans l'un des centres de rééducation, je ne
vous dis pas ce que je vais devenir. Je risque de finir comme mon ami, ou pire.
Peut-être que je n'aurais même plus envie de balancer les bois de cerf.
Peut-être que j'aimerais ça. Et si je choisis le classique, comme ils
l'appellent, je passerai le reste de ma vie à analyser chacune de mes humeurs.
Dans le meilleur des cas, je deviendrai un névrosé permanent. D'un autre côté,
si je refuse d'aller dans l'un ou l'autre lieu, ils peuvent m'utiliser pour
leur propagande. Ils diront : « Vous voyez comment sont vraiment ces
soi-disant prêtres orthodoxes. Ils ne sont même pas capables d'obéir ».
Ils utiliseront la chose pour justifier d'avoir généré tout ce gâchis.
— Ne bougez pas. Ne faites
rien pour le moment, dit Elijah. Le supérieur général de votre ordre vit à
Rome. Je vais essayer d'obtenir un rendez-vous avec lui. Pendant ce temps, je
vous demande de prier comme vous ne l'avez jamais fait avant.
— D'accord, dit Smith
démoralisé. Mais je doute que cela soit utile. C'est quelqu'un de très droit,
mais c'est aussi un super gentil. Et les super-gentils n'aiment pas la
confrontation. Il ne voudra pas aller contre l'archevêque, et encore moins
casser ses propres sous-fifres régionaux. Délégation de l'autorité, vous savez.
— Alors nous devons prier.
Elijah rencontra le général
le jour suivant, expliqua la situation, et obtint de lui une enquête.
Mi-juillet,
Elijah reçut un appel de Smith.
— Vous avez réussi !
cria-t-il. Vous êtes un faiseur de miracles ! Le général a dit à mon
supérieur qu'il veut me trouver un centre de rééducation en Italie. J'arrive la
semaine prochaine.
— Où va-t-on vous
envoyer ?
— C'est ça la meilleure
nouvelle : je vais être rééduqué... à la maison-mère à Rome. Le général me
veut pour travailler pour le magazine international de l'ordre. Tout cela est
confidentiel, bien sûr. Il pense que je suis trop politique pour un rôle
visible mais il veut que je sois son rédacteur adjoint, sans le titre. Je suis
censé voir un psychiatre, aussi, mais le général m'a dit, confidentiellement,
qu'il pense qu'on peut s'en dispenser. C'est sa façon de me détacher de
l'hameçon sans jeter l'ordre dans le tumulte. C'est quelqu'un d'intelligent.
— Vous voyez, la prière
peut tout obtenir.
— La
prière et un certain père Elijah ! Que Dieu vous bénisse, mon ami. Qu'Il
vous bénisse.
Mais
Elijah pensa que c'était évidemment une victoire à la Pyrrhus. Smith avait été
sauvé, mais il était aussi écarté de la scène nord-américaine.
Le
rédacteur intérimaire avait été nommé rédacteur en chef et coéditeur. Dans les
mois qui avaient suivi, The Catholic Times avait
attiré l'attention de ses lecteurs vers une nouvelle vision du monde
apparemment plus ouvert. Pas après pas, implacablement, cela les menait vers un
nouveau concept d'Église. Au début, le journal avait fait attention à remplir
chaque numéro de la pléthore habituelle de nouvelles locales, qui rassuraient
tout le monde excepté les plus avisés sur le fait que rien n'avait changé dans
la vie au jour le jour des paroisses. Progressivement, il introduisit des
rapports de réunions, événements médiatiques, conférences de presse, qui
fournissaient une plateforme publique à la dissidence. Chaque numéro montait
d'un cran la température. En lisant The Catholic Times, on
en concluait très probablement que les catholiques partout bouillaient
d'urgence de recréer l'Église des racines jusqu'aux branches. Le journal
commença à accueillir les pesants commentaires des sociétés théologiques. Sur
un ton doux et objectif, ses reporters exposaient leurs critiques du Pape et du
Vatican comme si c'était là des informations de première importance. La colonne
rapportant les paroles du Saint-Père, qui avait un jour occupé une page entière
de chaque numéro, rétrécit progressivement jusqu'à devenir un huitième de page
profondément enfoui au milieu, coincé entre des publicités pour des statues
fluorescentes et des voyages organisés pour la Terre Sainte. Beaucoup d'espace
était consacré aux proclamations de différentes conférences épiscopales et
leurs équipes et à un foisonnement d'organisations toutes favorables aux
changements dans l'Église.
En
huit mois de prise de contrôle, le nouveau rédacteur en chef avait fait du plus
grand hebdomadaire catholique de l'hémisphère nord un puissant outil
d'endoctrinement, sans que personne pratiquement n'en soit conscient. Des
centaines de milliers de fidèles catholiques étaient maintenant imprégnés par
sa conception de l'Église. C'était de « l'impressionnisme » à grande
échelle et c'était un succès retentissant.
Depuis
le début de la crise de Smith, Elijah avait suivi le changement avec attention.
Début août, il remarqua les gros titres du dernier numéro : « Rome
rejette la Bible utilisée dans les pays de langue anglaise » ; « La conférence
mondiale sur la vie religieuse demande une plus grande implication des femmes
dans la législation de l'Église » ; « Malgré la condamnation du
nouveau lectionnaire, il demeure en vigueur dans l'attente de clarification,
dit la conférence épiscopale » ; « L'éducation catholique doit
se sensibiliser aux questions inclusives » ; « Arrêtez la
discrimination contre les femmes, dit l'archevêque au synode » ;
« Les évêques allemands protestent contre le refus du Vatican d'accorder
la communion aux divorcés remariés » ; « De nouvelles
spiritualités nécessaires pour l'Église occidentale, dit un animateur en
visite » ; « S'occuper des abus sexuels de prêtres :
Démocratie nécessaire dans l'Église, dit la conférence des leaders
laïcs »...
Et
ainsi de suite. Dans ce seul numéro, il y avait treize articles qui montraient
l'Église sous un jour défavorable et démontraient la vitalité supposée des
églises régionales. Il y avait cinq articles qui pouvaient être interprétés de
loin comme orthodoxes. Ils étaient courts et insipides. Ils étaient clairement
utilisés pour remplir l'espace ou, pire, comme des signes. Il y avait aussi
deux extraits de discours publics du pape » (p minuscule). Elijah avait lu
ces discours, il savait qu'ils étaient prophétiques et animés par une clarté de
langage, un dynamisme moral et une vraie passion. Le journal avait ignoré la
substance et extrait les morceaux les plus arides possibles qui devenaient
pratiquement dépourvus de sens ainsi tirés de leur contexte. Techniquement
parlant, on ne pouvait reprocher au journal d'être déloyal ; pourtant il
était au premier plan de la révolte.
Elijah
se demandait ce qui allait suivre. La réponse lui arriva sous la forme du Père
Smith agitant le numéro le plus récent à la porte de l'université. Ses yeux
étaient furieux.
— Où pouvons-nous aller
pour parler ? grommela-t-il. En privé, ajouta-t-il.
— Pas ici, dit Elijah.
Assis
l'un en face de l'autre à un café en plein air le long du Tibre, avec du café
noir, les deux prêtres lurent le gros titre :
— Les médecins déclarent le
Pape incompétent.
— C'est ridicule, souffla
Elijah.
— Je sais. Lisez la suite.
L'article était écrit par
un panel de médecins, deux aux États-Unis, un en Hollande, et un autre en
Grande Bretagne, qui avaient étudié les discours récents du Saint-Père, ses
décisions exécutives dans l'année passée, et des présentations vidéo de ses
apparitions publiques. Il y avait un consensus médical selon lequel le Pape
manifestait les symptômes d'un déclin vers une paranoïa douce. Citant sa
méfiance envers des évêques loyaux et ses considérations apocalyptiques
finement voilées comme preuve, ils suggéraient qu'une période prolongée de
repos était à prévoir pour le Pontife. Sa santé physique aussi s'était
sérieusement détériorée, disaient-ils. De plus, il présentait de façon presque
certaine les premiers signes de la maladie d'Alzheimer. Venait en suite son
impatience reconnue envers le personnel du Vatican, son incapacité à tolérer la
contestation, sa prise de distance grandissante avec la voix du peuple. La voix
du peuple, concluaient les médecins, était de façon écrasante en faveur d'une
reconsidération totale du charisme papal. N'était-il pas raisonnable dans cet
âge post-conciliaire d'attendre de l'évêque de Rome la même
responsabilité ?
— Je
n'en reviens pas, dit Elijah.
— C'est honteux, dit Smith.
C'est fabriqué de toute pièce du début à la fin. Le Pape est un homme âgé, mais
j'espère avoir la moitié de ses facultés quand j'atteindrai son âge.
— Est-ce
que ses médecins particuliers ont quelque chose à dire sur la question ?
— Ils
démentent la chose. Le secrétaire de presse du Vatican dément également. Ils
disent que c'est de la spéculation sans fondement et fausse.
— L'article fait référence
à leurs déclarations. Cela semble assez juste.
— Oh, oui, c'est de la
pommade journalistique pour donner l'illusion de l'objectivité. Maintenant ils
peuvent dire qu'ils ont abordé la question sous tous les angles, mais ce qu'ils
ont vraiment fait, c'est d'implanter un doute colossal dans l'esprit des
fidèles. C'est un cas classique de gradualisme.
— Qui culmine dans un
mensonge.
— Exactement. C'est
diabolique.
— Peut-être. C'est aussi
très humain.
— Elijah, j'en ai eu assez.
Je veux partir quelque part et trouver un sympathique monastère bien
tranquille, mais je suis sûr et certain que le père supérieur s'avérerait être
un moderniste caché. J'en ai vraiment marre de tout ça !
— Comment
vont les choses au bureau du général ?
— Il est plutôt silencieux.
On peut voir que tout ça le perturbe mais il ne veut pas faire de vagues. Il
n'arrête pas de sourire à la ronde, et il murmure des petites formules
apaisantes pour garder la paix et ne pas devenir anxieux. Diable, je suis
vraiment inquiet !
— Vous ne devriez pas.
— Quoi ?
grommela Smith. Ne me dites pas que vous avez été piqué par le microbe !
— Pas du tout, mais je sais
que si l'ennemi ne peut nous faire tomber dans l'erreur, il peut emporter une
autre sorte de victoire en nous faisant perdre la paix. S'il peut nous acculer
à la rage, il nous a attiré dans ses ruses.
— Que suggérez-vous ?
— Retrouvez votre
équilibre. Priez pour le Saint-Père. Pardonnez à nos ennemis, dites la vérité
sincèrement et calmement chaque fois qu'une occasion se présente. Mais gardez
les portes de votre cœur, Père. Gardez-les attentivement
Le
prêtre baissa les yeux.
— Vous
avez raison, dit-il.
Elijah
tendit le bras et tapa la poitrine de son interlocuteur :
— Votre
douleur devient une puissante prière quand elle est unie à la Croix du Christ.
Il souffre dans Son Église.
Smith
ne dit rien. Ses yeux s'humectèrent.
— Bon, de toute manière, ce
ne sera sans doute pas très long. Le général pense qu'il a fait une erreur en
me faisant venir ici. J'en suis certain. Mon nom n'apparaît sur aucun document
officiel. On me cache comme une tare. Je suis remisé dans un bureau souterrain
toute la journée, à écrire des notes parfaitement inodores. On m'a demandé de
couper tout morceau de texte qui ne ferait même qu'évoquer la controverse. Le
résultat c'est une tarte à la crème si parfaitement insipide et dépourvue de
toute valeur nutritive que ça ne mérite pas le nom de journalisme catholique.
Jour après jour, je suis assis à émonder toute note un peu forte de ces
articles. On a été stérilisés, Elijah, et je n'aime pas ça. Pas du tout.
— Vous
êtes en colère.
— Bien
sûr que je suis en colère ! N'y a-t-il pas de quoi ?
— Je crois que c'est une
chose saine d'être en colère contre ce qui se passe. La vraie question c'est ce
que nous faisons de notre colère.
— Très sage, dit Smith avec
sarcasme, son doux visage tordu d'amertume.
— Pouvez-vous prendre cette
colère et la changer en prière ? Pouvez-vous prendre les coups de l'ennemi
et les retourner contre lui ?
— Vu comme cela, j'imagine
qu'il y a quelque mérite à rester au sous-sol.
— Pensez-y comme à une
catacombe.
Le visage de Smith se
détendit pour la première fois, et offrit un sourire à contre cœur.
— Vous
êtes incroyables, vous les moines.
— Croyez-vous
que je ne lutte pas avec la colère ?
— Vous ? Mon directeur
spirituel et mentor ? Ne me dites pas que derrière votre imperturbable
façade bat un cœur indompté.
— Si.
L'humeur
de Smith s'améliora visiblement.
— C'est une bonne nouvelle.
Que faites-vous de vos pulsions incontrôlées ?
— Exactement ce que j'ai
suggéré. J'essaie de les convertir. Le carburant de la prière.
— Hmmm. Pas une mauvaise
idée. Ça marche ?
— Ça vous a sorti d'un
maillot de bain et mis dans un sous-sol.
— D'accord
vous avez marqué un point, rit Smith. Sans vous et le Seigneur, je serais sans
doute en ce moment même en train de me dandiner avec des bois de cerf.
Les
deux prêtres finirent leur café, laissèrent quelques pièces sur la table, et
marchèrent à grandes enjambées le long du Tibre jusqu'à un arrêt de bus.
— Je
ferais mieux de rentrer. On me surveille de près aux Q.
G. du général. Je suis toujours officiellement dysfonctionnant, et je ne veux
pas inquiéter le général. Il a déjà pris une volée pour m'avoir pris ici.
— On
dirait que ce n'est pas un mauvais homme.
— C'est
ça le problème, non ? C'est un homme bon, mais il n'a pas de courage.
Presque plus personne n'a de courage désormais. C'est ce qui est si
décourageant. Personne ne veut arrêter ces hommes qui courent après le pouvoir.
Personne ne supporte d'être critiqué. Ils sont tous paralysés.
— Le
Pape fait de son mieux. Il y a de nombreux cardinaux loyaux. Ils essaient de
maintenir la paix et ne cessent d'appeler les gens aux réalités.
— Les réalités ? J'ai
presque oublié ce qu'elles sont. Rafraîchissez-moi la mémoire.
— Répandre l'Évangile,
enseigner, nourrir, protéger — et nous conformer à l'image de Celui qui a porté
la Croix et est mort dessus.
Smith inclina la tête,
réfléchissant intérieurement, jusqu'à ce que le bus arrive et l'emmène.
Pour
le reste de l'été, Elijah reprit ses études de littérature apocalyptique. En
fouillant dans les piles de la bibliothèque carmélitaine, il tomba sur une
édition fac-similé d'un commentaire du livre de l'Apocalypse par un moine
espagnol du huitième siècle appelé Beatus de Liébana. Saint Beatus avait écrit
le texte de son commentaire pendant les bouleversements de l'occupation arabe.
Un artiste du dixième siècle appelé Maius, moine du monastère de Saint Michel,
l'avait enluminé de couleurs flamboyantes et d'une iconographie absolument
unique de l'Espagne médiévale.
L'imagerie
était éblouissante. Des dragons violets s'enroulaient autour des cités humaines
jaunes citron. Des séraphins d'émeraude faisaient tourner le disque azur du
cosmos. Des scorpions indigo dardaient leurs victimes. Des archanges
plongeaient directement des cieux, épées tendues, crûment éclairés. Il y avait
des jardins surchargés de fruits mûrs, des haches par terre, les têtes roulées
de corps de martyrs comme des moissons dans un verger. Des traînées de sang,
des entrailles répandues. Des rivières d'encre crachées par la gueule de
serpents. Des coups de trompettes. Le messager de l'Église de Sardes grimaçant qui
avertissait : On vous croit vivant, cependant vous êtes mort.
Réveillez-vous ! Réveillez-vous et fortifiez les choses qui restent. Encore
des coups de trompettes. Sang ! Feu ! Déluge ! Deux moines
rendaient témoignage contre l'Antéchrist. De la lumière dorée brûlante
jaillissait de leurs lèvres. L'Antéchrist les tuait tandis que ses serviteurs
démantelaient Jérusalem, pierre par pierre. Planant au-dessus de tout, le
visage féroce du Christ sur son trône, attendant le Dernier Jour — le Grand
Juge — bien plus terrifiant que les bêtes sauvages gavées de la chair rubis des
saints.
Le texte était éclairant et
d'un grand intérêt historique. Mais Elijah fut surtout ému par la postface du
manuscrit.
Que la voix des fidèles
résonne et fasse écho ! Que Maius, petit il est vrai, mais zélé, se
réjouisse, chante, fasse écho et qu'il crie !
Souvenez-vous de moi,
serviteurs du Christ, vous qui demeurez dans le monastère du messager suprême,
l'Archange Michel.
J'écris cela dans la
crainte du Père céleste, et sur ordre du père abbé Victor, par amour pour le
livre de la vision du disciple Jean.
J'ai peint, en guise
d'ornement, une série d'images pour les magnifiques paroles de ses récits, afin
que les sages puissent craindre la venue du jugement futur de la fin des temps.
Gloire au Père et à Son
Fils, au Saint Esprit, et à la Trinité d'âge en âge jusqu'à la fin des temps.
Elijah ne remarqua pas
d'abord le jeu de mot de la postface, puis il y revint : la référence au petit,
il est vrai, n'était pas une fioriture d'humilité scripturaire, surtout
ainsi accolée au nom de l'artiste, Maius, littéralement majeur. C'était une
plaisanterie, et un autre moine, qui vivait un millier d'années après, en
riait.
Il remarqua par ailleurs
que l'apocalypse de Beatus avait émergé du chaos de l'Espagne mauresque à la
même époque que la version averroïste d'Aristote. Il se rappela à lui-même que
Dieu était toujours très en avance sur les stratagèmes humains et diaboliques.
Il se demanda aussi pourquoi le recul était la seule faculté qu'on avait pour
discerner les voies de la divine Providence.
Michael O’Brien, in Père Elijah, une apocalypse (Salvator)