jeudi 21 février 2013

En rééduquant... Michael O'Brien, Un cas classique de gradualisme

L'été était incroyablement beau. La lumière éblouissante, la douceur de la chaleur, la brise qui soufflait vers l'intérieur en direction de la ville depuis la mer Tyrrhénienne, les marchands de fruits et de fleurs rivalisant de prodigalité, tout conspirait à une telle douceur que même les tempéraments les plus sombres auraient abjuré leur pessimisme.
Elijah n'y fit pas exception. Il se sentit reposé intérieurement, et sa santé physique s'améliora. Il faisait de longues promenades quotidiennes à travers les quartiers les plus agréables de la ville et allait souvent à Saint-Pierre prier dans le sanctuaire du pêcheur de Galilée.
Pour le Pêcheur de cette génération cependant, les choses n'allaient pas.
La presse séculière était pleine de spéculations sur le pape actuel, comme ils l'appelaient. Leur professionnalisme était maintenu au plus juste. Un vernis d'éditoriaux et d'informations aux mots soigneusement pesés dissimulait un mépris croissant pour le vieux pontife isolé. La rumeur l'emporta, ils annoncèrent qu'il était sur le point de démissionner. Des sources sûres au Vatican, disaient-ils, avaient confirmé qu'il perdait certaines de ses facultés mentales. Un homme dans cette condition, n'importe quel homme, quelque ait été un jour sa grandeur, pouvait-il être autorisé à s'accrocher à un tel pouvoir ? Il avait largement dépassé l'âge de la retraite, et dans la nouvelle église (avec une minuscule), n'était-il pas raisonnable de suggérer que l'évêque de Rome soit soumis à la même loi que celle qui était appliquée à ses frères évêques ? Beaucoup de bons administrateurs avaient été écartés de ministères actifs en atteignant l'âge de 75 ans ; il était évident qu'ils étaient sommairement renvoyés au nom du droit canon, simplement parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec toutes les opinions du Pape. N'était-il pas le dernier d'une lignée moribonde, autocrate gouvernant à l'ancienne mode, incapable désormais de faciliter le progrès que les Pères Conciliaires avaient mandaté ?
La presse catholique progressiste ne faisait pas mieux. En fait, elle menait la danse des critiques. Étrangement, les journaux catholiques hérétiques semblaient adopter un ton de plus en plus modéré. Ils continuaient à dire les mêmes choses ravageuses, comme ils l'avaient toujours fait, mais s'exprimaient dans des termes plus subtilement nuancés que de coutume. Ils devenaient des modèles de retenue. Le nombre de leurs abonnés augmenta de manière constante. On commença à penser à eux comme aux nouveaux modérés ; du même coup, ceux qui étaient vraiment modérés étaient maintenant considérés comme des ultra conservateurs, et les conservateurs comme des « sociopathes » à la mentalité bloquée.
Durant les décennies précédentes, plusieurs des journaux catholiques les plus équilibrés avaient été repris par de nouveaux rédacteurs en chef. Les évêques effrayés par l'agressivité de dissidents dans leurs diocèses, et encore plus effrayés à l'idée d'être condamnés comme préconciliaires, avaient fait des concessions. après l'autre, ils s'en étaient remis aux organes d'information catholique et à l'opinion par la voie de sympathiques et talentueux rédacteurs qui se tortillaient d'embarras au concept même d'Église catholique romaine, mais faisaient de grands efforts pour le dissimuler.
Depuis son départ du mont Carmel, Elijah avait en particulier prêté une grande attention à un hebdomadaire américain, The Catholic Times. Son rédacteur en chef, un certain Père Smith, originaire de l'Idaho, avait été renvoyé sans juste cause. Aucune raison n'avait été donnée, autre que l'excuse que Smith avait été incapable de s'adapter à l'âge post-conciliaire. Smith écrivit à Elijah à ce sujet. C'était un homme d'une perspicacité inhabituelle. Il n'était ni conservateur ni progressiste — il méprisait ces termes politiques. Il avait conduit ses articles à travers les champs de mines de la politique ecclésiale nord-américaine avec une agilité considérable, on pouvait même parler de sainteté. Il avait navigué à la lumière des premiers Pères de l'Église, du Second Concile du Vatican et des écrits du Pape. Il avait évité la rancœur d'un côté et l'indifférence de l'autre. Il était considéré comme l'une des voix les plus saines de l'Église moderne. C'était aussi un vrai prêtre et, après l'amour du Christ, il valorisait plus que tout l'obéissance. Il croyait qu'obéissance et amour authentique étaient inséparables. Quand le supérieur de son ordre demanda qu'il embauche certains chroniqueurs qu'il savait infestés de modernisme, il refusa, s'appuyant sur le fait qu'une complète liberté éditoriale lui avait été remise par l'archevêque de sa ville, l'homme qui sous le régime de la loi civile détenait et éditait réellement le journal. Son supérieur insista, rappelant à Smith qu'il était sous obéissance, soulignant qu'un refus d'accepter serait indigne d'un prêtre fidèle.
Le prêtre se trouvait pris dans une confusion d'obéissances. Il demanda conseil à Elijah. Il fit aussi appel à l'archevêque, et l'archevêque fut d'accord avec lui. L'archevêque, cependant, demanda au Père Smith de faire une concession mineure pour préserver l'unité du troupeau. Pourrait-il, s'il lui plaît, admettre dans la compagnie de ses auteurs le moins offensif de ses dissidents ? Ce serait un signe favorable en direction des critiques au sein de son diocèse qui affirmaient que l'orthodoxie n'est pas autoritaire mais aimante, et jamais fermée à la discussion. Il ajouta qu'il avait personnellement souffert, comme jeune curé, de pasteurs autocrates, et avant cela au séminaire — enfin, il n'allait pas se mettre à décrire les abus dont il avait souffert sous le vieux système ! La nouvelle Église doit toujours rester ouverte au dialogue, insista-t-il, et il devait apparaître que lui, l'archevêque, était un berger compréhensif qui avait les intérêts de tout son troupeau à cœur, quelques soient leurs désaccords.
Smith, tiraillé, épuisé, et poussé à prendre une décision hâtive par les services de communication de l'archevêque, avait accepté. La réponse d'Elijah de tenir bon et de faire appel à une plus haute juridiction ecclésiastique si nécessaire était arrivée trop tard. Le prêtre, décidant de tirer le meilleur d'une mauvaise situation, en conclut qu'un chroniqueur discutable était un moindre mal par rapport à un journal qui en aurait été rempli. Au cours des années qui suivirent, il céda de plus en plus d'autorité. C'était un homme doux et perfectionniste ; son système nerveux n'était plus ce qu'il avait été. Il n'avait pas de talent pour détecter les formes les plus subtiles de manipulation. Morceau par morceau, il perdit du terrain au profit d'un comité éditorial nouvellement formé, composé en grande partie de gens fiables. Cela au début sembla sans danger. Quand l'archevêque nomma une représentante du service de la communication du diocèse, une religieuse qui avait récemment obtenu un doctorat en philosophie, il n'y vit aucune objection ; il ne voulait pas risquer d'être pris pour un de ces mâles territoriaux qui luttent comme des rapaces pour le pouvoir. Mais la sœur avait une forte personnalité et des intentions cachées. Il en fut découragé puis déprimé. L'archevêque suggéra trois mois de congés sabbatique. Il les prit.
Son remplaçant temporaire était un homme compétent aux références impeccables. C'était le protégé d'un cardinal archevêque d'un autre diocèse, un ami proche de l'archevêque de Smith. Les deux prélats avaient été au séminaire ensemble, et alors qu'ils n'étaient pas toujours d'accord sur les sujets ecclésiastiques, ils formaient un seul esprit pour faire du maintien de l'unité la plus haute valeur. Le remplaçant intérimaire était un écrivain et journaliste talentueux. C'était aussi un diplomate et il ne perdait jamais son sang froid. Il avait grimpé les échelons du secrétariat de la conférence nationale des évêques et était l'actuel chef du bureau des services de presse. Il savait comment discuter avec les évêques non progressistes et apaiser leurs craintes. Il tenait beaucoup de propos modérés. Il ne disait ni n'écrivait jamais un mot facteur de division. Il avait fait ses preuves auprès des évêques en tant qu'expert avisé et était considéré par tous comme un conciliateur.
En un mois, il avait délicatement mis dehors l'un des chroniqueurs orthodoxes les moins populaires et fait entrer un deuxième dissident, pas un incendiaire, bien sûr, mais quelqu'un qui puisse élargir l'approche qu'avait le journal des problèmes complexes auxquels était confrontée l'Église contemporaine. Un deuxième chroniqueur orthodoxe disparut du journal le mois suivant.
C'est à ce moment-là que Smith commençait à réaliser ce qui s'était passé. Il prenait son congé sabbatique dans un monastère bénédictin dans le désert du sud-ouest des États-Unis. De là, il écrivit une lettre de protestation à son archevêque. L'archevêque répondit que même s'il n'était pas totalement en accord avec les orientations prises par le nouveau comité éditorial, ce serait inapproprié de sa part de faire usage de sa charge épiscopale pour s'en mêler. Le journaliste intérimaire ne faisait qu'essayer ses ailes, expliquait-il, et le journal trouverait progressivement son équilibre. Le Père Smith devait donner à cet homme sa chance. Le journaliste intérimaire était considéré comme un très bon administrateur et un théologien hors pair. Sœur X accomplissait aussi un bon travail pour empêcher les rebelles les plus extrêmes d'être édités. À eux deux, ils ramenaient le journal vers le juste milieu. La délégation de l'autorité n'était pas une chose facile, et après tout, c'était l'âge des laïcs.
À ce moment là, Smith eut une défaillance de la charité. Il fit quelque chose d'imprudent. Il écrivit une réponse furieuse, assez étonnante pour un homme aussi doux. Il fit remarquer que l'archevêque avait omis de lui demander son avis. Il ne l'avait pas soutenu dans sa lutte avec son supérieur. Il s'en été mêlé. De plus, le journal avait toujours était tiré vers le centre — le vrai centre — jusqu'à ce que le nouveau management en prenne le contrôle. L'archevêque ne voyait-il pas les dégâts spirituels causés par l'actuelle approche éditoriale ? L'archevêque ne voyait-il pas qu'il jouait double jeu ? Peut-être était-il secrètement d'accord avec les dissidents ? Peut-être que son Excellence utilisait les laïcs comme un instrument de révolte à portée de main ? Il se sentait trahi, disait-il, et l'archevêque n'avait pas joué un rôle mineur dans la trahison. Il signa la lettre et l'envoya.
Une semaine plus tard le prêtre reçut des instructions de son supérieur, accompagnées d'une lettre de confirmation du bureau de l'archevêque, l'informant qu'il devait se rendre immédiatement en un lieu de Californie appelé « Centre spirituel du paradigme du verseau » pour une période prolongée de « repos et de renouvellement ». Il lut et relut l'ordre. Le prêtre savait que ce centre avait été fondé dans un but de rééducation de prêtres perturbés qui ne s'étaient pas adaptés à « l'esprit de Vatican II ». Un de ses amis y avait été pris en charge il y a quelques années et pendant son internement avait été invité à décrire ses fantasmes sexuels les plus dégradants en thérapie de groupe. Une religieuse vêtue de noir avec un médaillon autour du cou en forme de lune argentée, avait facilité la session. Quand il lui dit qu'il n'avait aucun fantasme sexuel dégradant, et en fait n'avait jamais connu la moindre tentation d'entretenir des fantasmes sexuels d'aucune sorte, de tels fantasmes étant expressément interdits par le Christ et les enseignements de l'Église, elle lui jeta un œil compatissant. Elle ne le croyait pas.
— J'aime le whisky, avait-il proposé timidement. Peut-être même un peu trop.
L'ami de Smith avait souffert, mais en avait fait juste assez pour obtenir une note suffisante de passage, si l'on peut parler ainsi. Il avait espéré être renvoyé dans son diocèse aussi vite que possible. N'étant désormais plus « dysfonctionnant », il vivrait pour le restant de sa vie tranquillement — très tranquillement — au service d'une pauvre paroisse de quartier. Quand on lui proposa une thérapie appelée christo-kundalini yoga qui prétendait l'aider à entrer en contact avec l'esprit serpent enroulé à la base de sa colonne vertébrale, il ignora ses peurs instinctives. Il obéit comme un agneau, mais commença à ressentir une ténèbre croissante dans sa vie intérieure et perdit le goût de la prière. Quand finalement il ressentit une répulsion pour la messe — une réaction dont il n'avait jamais auparavant fait l'expérience — il devint de plus en plus confus et se demanda s'il n'y avait pas sérieusement quelque chose qui n'allait pas dans son esprit, quelque chose qui demandait une thérapie plus intensive. Après cela, il se jeta dans tous les programmes. Une nuit, on lui demanda ainsi qu'à ses camarades prêtres de danser autour d'un feu de joie vêtus d'un simple maillot de bain, avec des bois de cerf fixés sur la tête. Ils étaient encouragés à laisser monter des cris primaux depuis la base de leur colonne vertébrale. L'ami de Smith se retint. Alors qu'il observait ses frères clercs trompetant et beuglant sous les étoiles, quelque chose en lui cassa d'un coup. Il arracha les cornes de cerfs, partit dans sa chambre, fit son sac, et marcha trois heures à travers la nuit déserte jusqu'à l'arrêt de bus le plus proche. Il rentra chez ses parents, fit le tour du cadran, but plusieurs whisky l'un après l'autre, et quand sa tête s'éclaircit, il partit chercher du travail. Il n'était pas encore revenu à un ministère actif.
Smith appela l'archevêque et eut un échange houleux avec lui au téléphone — encore une fois, un comportement assez peu habituel pour ce clerc aux manières douces. Il le supplia de reconsidérer sa décision.
L'archevêque refusa.
Smith décrivit les ridicules singeries auxquelles les prêtres étaient soumis.
L'archevêque répondit que le Centre du verseau était tenu en haute estime par de « nombreux » évêques. Et si un tel événement absurde avait eu lieu, c'était certainement un incident isolé et probablement exagéré par l'ami de Smith qui, d'ailleurs, était de toute évidence un prêtre à problèmes, si l'on considérait ses activités ultérieures.
Malgré cela, Smith refusa de se soumettre.
L'archevêque hésita mais proposa une alternative. Il y avait un autre centre de retraites au nord-est des États-Unis où l'approche n'était pas aussi créative — selon les mots mêmes de l'archevêque — qui offrait une formule plus classique d'accompagnement psychologique. Le personnel y était très compétent, des gens très solides. Est-ce que Smith se plierait à cela ?
Smith demanda du temps pour y réfléchir.
— Vous avez vingt-quatre heures, dit l'archevêque.
— Vingt-quatre heures ! explosa Smith. Ne pouvez-vous pas me donner un peu plus de temps que ça ? Même le Vatican donne aux hérétiques et aux schismatiques des années pour reconsidérer leurs erreurs.
— Vingt-quatre heures, dit l'archevêque qui raccrocha.
Smith contacta en hâte un écrivain qu'il connaissait dans une ville proche du centre de retraites "classique", une femme qui avait été licenciée par le journal quelques mois auparavant. Elle était mère de huit enfants et douée d'un rare bon sens.
— Que pouvez-vous me dire sur cet endroit ? demanda-t-il.
— C'est une fosse de rétention pour pédophiles, drogués et divers sortes d'ecclésiastiques psychopathes, l'informa-t-elle. Allez-y, Père, et vous serez marqué à vie.
L'archevêque dit que c'est complètement confidentiel, parfaitement discret.
Hum-hum. C'est ça. Dites-moi alors pourquoi je connais tant de gens qui y ont fait une petite visite ?
— Je ne sais pas. C'est le genre de vos relations ?
— Il n'y a pas de quoi rire. Vous pouvez faire ce qui vous semble le mieux, Père, mais je vous le dis, c'est Vol au-dessus d'un nid de coucou, en version bonnes sœurs. Analyse en profondeur, style jungien, pseudo-liturgies, révélation de soi, et obsession de soi, pensée « nouvelle église » présentée dans un éclairage authentique. En cours de route, vous démontez votre psyché comme une vieille mobylette et vous la remontez, accompagné par les sœurs. Elles ont des diplômes universitaires qui leur sortent par les oreilles. Elles savent tout sur les types comme vous. Elles ont des voix douces et des yeux pénétrants. Elles parlent par des silences. Personne ne vous fera sauter dans des cerceaux ou régresser au stade anal. Mais je vous préviens, vous ne serez pas le même quand vous en ressortirez.
— Ce n'est pas très rassurant.
— Ce n'est pas fait pour l'être.
— Que vais-je faire ?
— Je crois que vous devriez venir et passer quelques jours avec Bob et moi et les enfants. Si les couches-culottes et les macaronis ne vous rendent pas fou, nous vous déclarerons authentiquement sain et vous renverrons à votre archevêque en pleine forme.
— Je suis déjà en pleine forme, dit-il sans humour.
— Je sais, je sais, je ne faisais que plaisanter.
— Il n'y a pas de quoi rire.
Ainsi, Smith sut ce qui l'attendait. Il appela Elijah.
— On m'a mis le couteau sous la gorge, Père. Si je vais dans l'un des centres de rééducation, je ne vous dis pas ce que je vais devenir. Je risque de finir comme mon ami, ou pire. Peut-être que je n'aurais même plus envie de balancer les bois de cerf. Peut-être que j'aimerais ça. Et si je choisis le classique, comme ils l'appellent, je passerai le reste de ma vie à analyser chacune de mes humeurs. Dans le meilleur des cas, je deviendrai un névrosé permanent. D'un autre côté, si je refuse d'aller dans l'un ou l'autre lieu, ils peuvent m'utiliser pour leur propagande. Ils diront : « Vous voyez comment sont vraiment ces soi-disant prêtres orthodoxes. Ils ne sont même pas capables d'obéir ». Ils utiliseront la chose pour justifier d'avoir généré tout ce gâchis.
— Ne bougez pas. Ne faites rien pour le moment, dit Elijah. Le supérieur général de votre ordre vit à Rome. Je vais essayer d'obtenir un rendez-vous avec lui. Pendant ce temps, je vous demande de prier comme vous ne l'avez jamais fait avant.
— D'accord, dit Smith démoralisé. Mais je doute que cela soit utile. C'est quelqu'un de très droit, mais c'est aussi un super gentil. Et les super-gentils n'aiment pas la confrontation. Il ne voudra pas aller contre l'archevêque, et encore moins casser ses propres sous-fifres régionaux. Délégation de l'autorité, vous savez.
— Alors nous devons prier.
Elijah rencontra le général le jour suivant, expliqua la situation, et obtint de lui une enquête.
Mi-juillet, Elijah reçut un appel de Smith.
— Vous avez réussi ! cria-t-il. Vous êtes un faiseur de miracles ! Le général a dit à mon supérieur qu'il veut me trouver un centre de rééducation en Italie. J'arrive la semaine prochaine.
— Où va-t-on vous envoyer ?
— C'est ça la meilleure nouvelle : je vais être rééduqué... à la maison-mère à Rome. Le général me veut pour travailler pour le magazine international de l'ordre. Tout cela est confidentiel, bien sûr. Il pense que je suis trop politique pour un rôle visible mais il veut que je sois son rédacteur adjoint, sans le titre. Je suis censé voir un psychiatre, aussi, mais le général m'a dit, confidentiellement, qu'il pense qu'on peut s'en dispenser. C'est sa façon de me détacher de l'hameçon sans jeter l'ordre dans le tumulte. C'est quelqu'un d'intelligent.
— Vous voyez, la prière peut tout obtenir.
La prière et un certain père Elijah ! Que Dieu vous bénisse, mon ami. Qu'Il vous bénisse.
Mais Elijah pensa que c'était évidemment une victoire à la Pyrrhus. Smith avait été sauvé, mais il était aussi écarté de la scène nord-américaine.
Le rédacteur intérimaire avait été nommé rédacteur en chef et coéditeur. Dans les mois qui avaient suivi, The Catholic Times avait attiré l'attention de ses lecteurs vers une nouvelle vision du monde apparemment plus ouvert. Pas après pas, implacablement, cela les menait vers un nouveau concept d'Église. Au début, le journal avait fait attention à remplir chaque numéro de la pléthore habituelle de nouvelles locales, qui rassuraient tout le monde excepté les plus avisés sur le fait que rien n'avait changé dans la vie au jour le jour des paroisses. Progressivement, il introduisit des rapports de réunions, événements médiatiques, conférences de presse, qui fournissaient une plateforme publique à la dissidence. Chaque numéro montait d'un cran la température. En lisant The Catholic Times, on en concluait très probablement que les catholiques partout bouillaient d'urgence de recréer l'Église des racines jusqu'aux branches. Le journal commença à accueillir les pesants commentaires des sociétés théologiques. Sur un ton doux et objectif, ses reporters exposaient leurs critiques du Pape et du Vatican comme si c'était là des informations de première importance. La colonne rapportant les paroles du Saint-Père, qui avait un jour occupé une page entière de chaque numéro, rétrécit progressivement jusqu'à devenir un huitième de page profondément enfoui au milieu, coincé entre des publicités pour des statues fluorescentes et des voyages organisés pour la Terre Sainte. Beaucoup d'espace était consacré aux proclamations de différentes conférences épiscopales et leurs équipes et à un foisonnement d'organisations toutes favorables aux changements dans l'Église.
En huit mois de prise de contrôle, le nouveau rédacteur en chef avait fait du plus grand hebdomadaire catholique de l'hémisphère nord un puissant outil d'endoctrinement, sans que personne pratiquement n'en soit conscient. Des centaines de milliers de fidèles catholiques étaient maintenant imprégnés par sa conception de l'Église. C'était de « l'impressionnisme » à grande échelle et c'était un succès retentissant.
Depuis le début de la crise de Smith, Elijah avait suivi le changement avec attention. Début août, il remarqua les gros titres du dernier numéro : « Rome rejette la Bible utilisée dans les pays de langue anglaise » ; « La conférence mondiale sur la vie religieuse demande une plus grande implication des femmes dans la législation de l'Église » ; « Malgré la condamnation du nouveau lectionnaire, il demeure en vigueur dans l'attente de clarification, dit la conférence épiscopale » ; « L'éducation catholique doit se sensibiliser aux questions inclusives » ; « Arrêtez la discrimination contre les femmes, dit l'archevêque au synode » ; « Les évêques allemands protestent contre le refus du Vatican d'accorder la communion aux divorcés remariés » ; « De nouvelles spiritualités nécessaires pour l'Église occidentale, dit un animateur en visite » ; « S'occuper des abus sexuels de prêtres : Démocratie nécessaire dans l'Église, dit la conférence des leaders laïcs »...
Et ainsi de suite. Dans ce seul numéro, il y avait treize articles qui montraient l'Église sous un jour défavorable et démontraient la vitalité supposée des églises régionales. Il y avait cinq articles qui pouvaient être interprétés de loin comme orthodoxes. Ils étaient courts et insipides. Ils étaient clairement utilisés pour remplir l'espace ou, pire, comme des signes. Il y avait aussi deux extraits de discours publics du pape » (p minuscule). Elijah avait lu ces discours, il savait qu'ils étaient prophétiques et animés par une clarté de langage, un dynamisme moral et une vraie passion. Le journal avait ignoré la substance et extrait les morceaux les plus arides possibles qui devenaient pratiquement dépourvus de sens ainsi tirés de leur contexte. Techniquement parlant, on ne pouvait reprocher au journal d'être déloyal ; pourtant il était au premier plan de la révolte.
Elijah se demandait ce qui allait suivre. La réponse lui arriva sous la forme du Père Smith agitant le numéro le plus récent à la porte de l'université. Ses yeux étaient furieux.
— Où pouvons-nous aller pour parler ? grommela-t-il. En privé, ajouta-t-il.
— Pas ici, dit Elijah.
Assis l'un en face de l'autre à un café en plein air le long du Tibre, avec du café noir, les deux prêtres lurent le gros titre :
— Les médecins déclarent le Pape incompétent.
— C'est ridicule, souffla Elijah.
— Je sais. Lisez la suite.
L'article était écrit par un panel de médecins, deux aux États-Unis, un en Hollande, et un autre en Grande Bretagne, qui avaient étudié les discours récents du Saint-Père, ses décisions exécutives dans l'année passée, et des présentations vidéo de ses apparitions publiques. Il y avait un consensus médical selon lequel le Pape manifestait les symptômes d'un déclin vers une paranoïa douce. Citant sa méfiance envers des évêques loyaux et ses considérations apocalyptiques finement voilées comme preuve, ils suggéraient qu'une période prolongée de repos était à prévoir pour le Pontife. Sa santé physique aussi s'était sérieusement détériorée, disaient-ils. De plus, il présentait de façon presque certaine les premiers signes de la maladie d'Alzheimer. Venait en suite son impatience reconnue envers le personnel du Vatican, son incapacité à tolérer la contestation, sa prise de distance grandissante avec la voix du peuple. La voix du peuple, concluaient les médecins, était de façon écrasante en faveur d'une reconsidération totale du charisme papal. N'était-il pas raisonnable dans cet âge post-conciliaire d'attendre de l'évêque de Rome la même responsabilité ?
Je n'en reviens pas, dit Elijah.
— C'est honteux, dit Smith. C'est fabriqué de toute pièce du début à la fin. Le Pape est un homme âgé, mais j'espère avoir la moitié de ses facultés quand j'atteindrai son âge.
Est-ce que ses médecins particuliers ont quelque chose à dire sur la question ?
Ils démentent la chose. Le secrétaire de presse du Vatican dément également. Ils disent que c'est de la spéculation sans fondement et fausse.
— L'article fait référence à leurs déclarations. Cela semble assez juste.
— Oh, oui, c'est de la pommade journalistique pour donner l'illusion de l'objectivité. Maintenant ils peuvent dire qu'ils ont abordé la question sous tous les angles, mais ce qu'ils ont vraiment fait, c'est d'implanter un doute colossal dans l'esprit des fidèles. C'est un cas classique de gradualisme.
— Qui culmine dans un mensonge.
— Exactement. C'est diabolique.
— Peut-être. C'est aussi très humain.
— Elijah, j'en ai eu assez. Je veux partir quelque part et trouver un sympathique monastère bien tranquille, mais je suis sûr et certain que le père supérieur s'avérerait être un moderniste caché. J'en ai vraiment marre de tout ça !
Comment vont les choses au bureau du général ?
— Il est plutôt silencieux. On peut voir que tout ça le perturbe mais il ne veut pas faire de vagues. Il n'arrête pas de sourire à la ronde, et il murmure des petites formules apaisantes pour garder la paix et ne pas devenir anxieux. Diable, je suis vraiment inquiet !
— Vous ne devriez pas.
Quoi ? grommela Smith. Ne me dites pas que vous avez été piqué par le microbe !
— Pas du tout, mais je sais que si l'ennemi ne peut nous faire tomber dans l'erreur, il peut emporter une autre sorte de victoire en nous faisant perdre la paix. S'il peut nous acculer à la rage, il nous a attiré dans ses ruses.
— Que suggérez-vous ?
— Retrouvez votre équilibre. Priez pour le Saint-Père. Pardonnez à nos ennemis, dites la vérité sincèrement et calmement chaque fois qu'une occasion se présente. Mais gardez les portes de votre cœur, Père. Gardez-les attentivement
Le prêtre baissa les yeux.
Vous avez raison, dit-il.
Elijah tendit le bras et tapa la poitrine de son interlocuteur :
Votre douleur devient une puissante prière quand elle est unie à la Croix du Christ. Il souffre dans Son Église.
Smith ne dit rien. Ses yeux s'humectèrent.
— Bon, de toute manière, ce ne sera sans doute pas très long. Le général pense qu'il a fait une erreur en me faisant venir ici. J'en suis certain. Mon nom n'apparaît sur aucun document officiel. On me cache comme une tare. Je suis remisé dans un bureau souterrain toute la journée, à écrire des notes parfaitement inodores. On m'a demandé de couper tout morceau de texte qui ne ferait même qu'évoquer la controverse. Le résultat c'est une tarte à la crème si parfaitement insipide et dépourvue de toute valeur nutritive que ça ne mérite pas le nom de journalisme catholique. Jour après jour, je suis assis à émonder toute note un peu forte de ces articles. On a été stérilisés, Elijah, et je n'aime pas ça. Pas du tout.
Vous êtes en colère.
Bien sûr que je suis en colère ! N'y a-t-il pas de quoi ?
— Je crois que c'est une chose saine d'être en colère contre ce qui se passe. La vraie question c'est ce que nous faisons de notre colère.
— Très sage, dit Smith avec sarcasme, son doux visage tordu d'amertume.
— Pouvez-vous prendre cette colère et la changer en prière ? Pouvez-vous prendre les coups de l'ennemi et les retourner contre lui ?
— Vu comme cela, j'imagine qu'il y a quelque mérite à rester au sous-sol.
— Pensez-y comme à une catacombe.
Le visage de Smith se détendit pour la première fois, et offrit un sourire à contre cœur.
Vous êtes incroyables, vous les moines.
Croyez-vous que je ne lutte pas avec la colère ?
— Vous ? Mon directeur spirituel et mentor ? Ne me dites pas que derrière votre imperturbable façade bat un cœur indompté.
— Si.
L'humeur de Smith s'améliora visiblement.
— C'est une bonne nouvelle. Que faites-vous de vos pulsions incontrôlées ?
— Exactement ce que j'ai suggéré. J'essaie de les convertir. Le carburant de la prière.
— Hmmm. Pas une mauvaise idée. Ça marche ?
— Ça vous a sorti d'un maillot de bain et mis dans un sous-sol.
D'accord vous avez marqué un point, rit Smith. Sans vous et le Seigneur, je serais sans doute en ce moment même en train de me dandiner avec des bois de cerf.
Les deux prêtres finirent leur café, laissèrent quelques pièces sur la table, et marchèrent à grandes enjambées le long du Tibre jusqu'à un arrêt de bus.
Je ferais mieux de rentrer. On me surveille de près aux Q. G. du général. Je suis toujours officiellement dysfonctionnant, et je ne veux pas inquiéter le général. Il a déjà pris une volée pour m'avoir pris ici.
On dirait que ce n'est pas un mauvais homme.
C'est ça le problème, non ? C'est un homme bon, mais il n'a pas de courage. Presque plus personne n'a de courage désormais. C'est ce qui est si décourageant. Personne ne veut arrêter ces hommes qui courent après le pouvoir. Personne ne supporte d'être critiqué. Ils sont tous paralysés.
Le Pape fait de son mieux. Il y a de nombreux cardinaux loyaux. Ils essaient de maintenir la paix et ne cessent d'appeler les gens aux réalités.
— Les réalités ? J'ai presque oublié ce qu'elles sont. Rafraîchissez-moi la mémoire.
— Répandre l'Évangile, enseigner, nourrir, protéger — et nous conformer à l'image de Celui qui a porté la Croix et est mort dessus.
Smith inclina la tête, réfléchissant intérieurement, jusqu'à ce que le bus arrive et l'emmène.
Pour le reste de l'été, Elijah reprit ses études de littérature apocalyptique. En fouillant dans les piles de la bibliothèque carmélitaine, il tomba sur une édition fac-similé d'un commentaire du livre de l'Apocalypse par un moine espagnol du huitième siècle appelé Beatus de Liébana. Saint Beatus avait écrit le texte de son commentaire pendant les bouleversements de l'occupation arabe. Un artiste du dixième siècle appelé Maius, moine du monastère de Saint Michel, l'avait enluminé de couleurs flamboyantes et d'une iconographie absolument unique de l'Espagne médiévale.
L'imagerie était éblouissante. Des dragons violets s'enroulaient autour des cités humaines jaunes citron. Des séraphins d'émeraude faisaient tourner le disque azur du cosmos. Des scorpions indigo dardaient leurs victimes. Des archanges plongeaient directement des cieux, épées tendues, crûment éclairés. Il y avait des jardins surchargés de fruits mûrs, des haches par terre, les têtes roulées de corps de martyrs comme des moissons dans un verger. Des traînées de sang, des entrailles répandues. Des rivières d'encre crachées par la gueule de serpents. Des coups de trompettes. Le messager de l'Église de Sardes grimaçant qui avertissait : On vous croit vivant, cependant vous êtes mort. Réveillez-vous ! Réveillez-vous et fortifiez les choses qui restent. Encore des coups de trompettes. Sang ! Feu ! Déluge ! Deux moines rendaient témoignage contre l'Antéchrist. De la lumière dorée brûlante jaillissait de leurs lèvres. L'Antéchrist les tuait tandis que ses serviteurs démantelaient Jérusalem, pierre par pierre. Planant au-dessus de tout, le visage féroce du Christ sur son trône, attendant le Dernier Jour — le Grand Juge — bien plus terrifiant que les bêtes sauvages gavées de la chair rubis des saints.
Le texte était éclairant et d'un grand intérêt historique. Mais Elijah fut surtout ému par la postface du manuscrit.
Que la voix des fidèles résonne et fasse écho ! Que Maius, petit il est vrai, mais zélé, se réjouisse, chante, fasse écho et qu'il crie !
Souvenez-vous de moi, serviteurs du Christ, vous qui demeurez dans le monastère du messager suprême, l'Archange Michel.
J'écris cela dans la crainte du Père céleste, et sur ordre du père abbé Victor, par amour pour le livre de la vision du disciple Jean.
J'ai peint, en guise d'ornement, une série d'images pour les magnifiques paroles de ses récits, afin que les sages puissent craindre la venue du jugement futur de la fin des temps.
Gloire au Père et à Son Fils, au Saint Esprit, et à la Trinité d'âge en âge jusqu'à la fin des temps.
Elijah ne remarqua pas d'abord le jeu de mot de la postface, puis il y revint : la référence au petit, il est vrai, n'était pas une fioriture d'humilité scripturaire, surtout ainsi accolée au nom de l'artiste, Maius, littéralement majeur. C'était une plaisanterie, et un autre moine, qui vivait un millier d'années après, en riait.
Il remarqua par ailleurs que l'apocalypse de Beatus avait émergé du chaos de l'Espagne mauresque à la même époque que la version averroïste d'Aristote. Il se rappela à lui-même que Dieu était toujours très en avance sur les stratagèmes humains et diaboliques. Il se demanda aussi pourquoi le recul était la seule faculté qu'on avait pour discerner les voies de la divine Providence.

Michael O’Brien, in Père Elijah, une apocalypse (Salvator)