DE LA DOUCEUR ENVERS LE PROCHAIN & REMÈDE CONTRE L’IRE
Le
saint Chrême dont, par tradition Apostolique, on use dans l’Église de Dieu pour
les confirmations & bénédictions, est composé d’huile d’olive mêlée avec le
baume, qui représente entr’autres choses les deux chères & bien-aimées
vertus qui reluisaient en la sacrée personne de Notre-Seigneur, qu’il nous a
singulièrement recommandées, comme si par elles notre cœur devait être
spécialement consacré à son service, & appliqué à son imitation : Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux & humble de cœur.
L’humilité nous perfectionne envers Dieu, & la douceur envers le prochain.
Le baume, qui (comme j’ai dit ci-dessus), prend toujours le dessous parmi
toutes les liqueurs, représente l’humilité ; & l’huile d’olive, qui
prend toujours le dessus, représente la douceur & débonnaireté, qui
surmonte toutes choses, & qui excelle entre les vertus, comme étant la
fleur de la charité, qui, selon saint Bernard, est en sa perfection, quand non-seulement
elle est patiente, mais quand outre cela elle est douce & débonnaire. Mais
prenez garde, Philotée, que ce chrême mystique, composé de douceur & d’humilité
soit dans votre cœur : car c’est un des grands artifices de l’ennemi de
faire que plusieurs s’amusent aux paroles & contenances extérieures de ces
deux vertus, qui n’examinant pas bien leurs affections intérieures, pensent
être humbles & doux, & qui ne le sont néanmoins nullement en effet :
ce que l’on reconnaît parce que, nonobstant leur artificieuse douceur &
humilité, à la moindre parole qu’on leur dit de travers, à la moindre petite
injure qu’ils reçoivent, ils s’élèvent avec une arrogance nompareille. On dit
que ceux qui ont pris le préservatif que l’on appelle communément la grâce de
saint Paul, n’enflent point étant mordus & piqués de la vipère, pourvu que
la grâce soit de la fine : de même, quand l’humilité & la douceur sont
bonnes & vraies, elles nous garantissent de l’enflure & de l’ardeur que
les injures ont accoutumé de provoquer dans nos cœurs. Que si étant piqués
& mordus par les médisants & par nos ennemis nous devenons fiers,
enflés & chagrins ; c’est une marque que nos humilités & nos douceurs
ne sont pas véritables & franches, mais artificieuses & apparentes.
Le
saint & illustre Patriarche Joseph, renvoyant ses frères d’Égypte dans la
maison de son père, leur donna ce seul avis : Ne vous courroucez point en chemin. Je vous en dis de même, Philotée,
cette misérable vie n’est qu’un passage à la bienheureuse vie : ne nous
courrouçons donc point en chemin les uns avec les autres, marchons avec la
troupe de nos frères & de nos compagnons doucement, paisiblement & amiablement.
Mais je vous dis nettement & sans exception, ne vous courroucez point du
tout, s’il est possible, & ne recevez aucun prétexte, quel qu’il soit, pour
ouvrir la porte de votre cœur au courroux. Car S. Jacques dit tout court & sans
réserve, que l’ire de l’homme n’opère
point la justice de Dieu. Il faut à la vérité résister au mal & réprimer
les vices de ceux que nous avons à notre charge, constamment & courageusement,
mais doucement & paisiblement. Rien ne mate tant l’éléphant courroucé, que
la vue d’un agnelet, & rien ne rompt si aisément la force des canonnades,
que la laine. On n’estime pas tant la correction qui sort de la passion,
quoiqu’accompagnée de raison, que celle qui n’a aucune autre origine que la
raison seule. Car l’âme raisonnable étant naturellement sujette à la raison,
elle n’est sujette à la passion que par tyrannie ; & ainsi, quand la
raison est accompagnée de la passion, elle se rend odieuse, sa juste domination
étant avilie par la société de la tyrannie. Les princes honorent & consolent
infiniment les peuples quand ils les visitent avec un train de paix : mais
quand ils conduisent des armées, quoique ce soit pour le public, leur arrivée
est toujours désagréable & préjudiciable ; parce qu’encore qu’ils
fassent exactement observer la discipline militaire entre les soldats, ils ne
peuvent jamais si bien faire qu’il n’arrive toujours quelque désordre, par
lequel le bon-homme est foulé. Ainsi, pendant que la raison règne & exerce
paisiblement les châtiments, corrections & les répréhensions, quoique ce
soit rigoureusement & exactement, chacun l’aime & l’approuve ;
mais quand elle conduit avec soi l’ire, la colère & le courroux, qui sont,
dit saint Augustin, ses soldats, elle se rend plus effroyable qu’aimable, &
son propre cœur en demeure toujours foulé & maltraité. Il est mieux, dit le même saint Augustin écrivant à Profuturus, de refuser l’entrée à l’ire juste & équitable
que de la recevoir, si petite qu’elle soit, parce qu’étant reçue, il est
malaisé de la faire sortir, d’autant qu’elle entre comme un petit surgeon,
& en peu de temps elle grossit & devient une poutre. Que si une
fois elle peut gagner la nuit & que le soleil se couche sur notre ire, ce
que l’Apôtre défend, se convertissant en haine, il n’y a quasi plus moyen de
s’en défaire ; car elle se nourrit de mille fausses persuasions, nul homme
courroucé ne croyant jamais son courroux injuste.
Il
est donc mieux d’entreprendre de savoir vivre sans colère que de vouloir user
modérément & sagement de la colère, & quand, par imperfection & par
faiblesse nous nous trouvons surpris par elle, il est mieux de la repousser
vitement, que de vouloir marchander avec elle : car pour peu qu’on lui
donne de loisir, elle se rend maîtresse de la place, & fait comme le
serpent, qui tire aisément tout son corps d’où il peut mettre la tête. Mais
comment la repousserai-je, me direz-vous ? Il faut, ma Philotée, qu’au
premier ressentiment que vous en aurez, vous ramassiez promptement vos forces,
non point brusquement ni impétueusement, mais doucement & néanmoins sérieusement.
Car comme on voit dans les Audiences de plusieurs Sénats & Parlements, que
les huissiers criant, Paix là,
font plus de bruit que ceux qu’ils veulent faire taire ; aussi il arrive
maintes fois que voulant avec impétuosité réprimer notre colère, nous excitons
plus de trouble en notre cœur qu’elle n’avait pas fait, & le cœur étant
ainsi troublé ne peut plus être maître de soi-même.
Après
ce doux effort, pratiquez l’avis que S. Augustin déjà vieil donnait au jeune Évêque
Auxilius : Faites, dit-il, ce qu’un homme doit faire ; que s’il
vous arrive ce que l’homme de Dieu dit au Psaume : Mon œil est troublé de
grande colère ; Ayez recours à Dieu, criant : Ayez miséricorde de
moi, Seigneur, afin qu’il étende sa main pour réprimer votre courroux. Je
veux dire qu’il faut invoquer le secours de Dieu quand nous nous voyons agités
de colère, à l’imitation des Apôtres tourmentés du vent & de l’orage parmi
les eaux : car il commandera à nos passions qu’elles cessent, & la
tranquillité se fera grande. Mais toujours je vous avertis que l’oraison qui se
fait contre la colère présente & pressante doit être pratiquée doucement,
tranquillement, & non point violemment : ce qu’il faut observer en
tous les remèdes dont on use contre ce mal.
Avec
cela, aussitôt que vous vous apercevrez d’avoir fait quelque acte de colère,
réparez la faute par un acte de douceur, exercé promptement à l’endroit de la
même personne contre laquelle vous vous serez irritée. Car comme c’est un
souverain remède contre le mensonge, que de s’en dédire sur le champ, aussitôt
que l’on s’aperçoit de l’avoir dit, ainsi c’est un bon remède contre la colère,
de la réparer soudainement par un acte contraire de douceur : (comme l’on
dit) les plaies fraîches se guérissent plus facilement.
Au
surplus, lorsque vous êtes en tranquillité, & sans aucun sujet de colère,
faites une grande provision de douceur & de débonnaireté, disant toutes vos
paroles, & faisant toutes vos actions petites & grandes, de la manière
la plus douce qu’il vous sera possible, vous ressouvenant que l’Épouse, au
Cantique des Cantiques, n’a pas seulement le miel en ses lèvres, & au bout
de sa langue, mais elle l’a encore dessous la langue, c’est-à-dire, dans la
poitrine, & il n’y a pas seulement du miel, mais encore du lait ; car
aussi il ne faut pas seulement avoir la parole douce à l’égard du prochain,
mais encore toute la poitrine, c’est-à-dire, tout l’intérieur de notre âme. Et
il ne faut pas seulement avoir la douceur du miel, qui est aromatique & odorant,
c’est-à-dire, la suavité de la conversation civile avec les étrangers, mais
aussi la douceur du lait entre les domestiques & proches voisins, en quoi
manquent beaucoup ceux qui dans la rue semblent des Anges, & qui paraissent
des diables dans la maison.
L’une
des bonnes pratiques que nous saurions faire de la douceur, c’est celle de laquelle
le sujet est en nous-mêmes, ne nous dépitant jamais contre nous-mêmes ni contre
nos imperfections. Car quoique la raison veuille que quand nous faisons des fautes
nous en soyons fâchés, il faut néanmoins que nous nous empêchions d’en avoir
une fâcherie aigre & chagrine, dépiteuse & colère. En quoi plusieurs font
une grande faute, qui s’étant mis en colère, se courroucent de s’être
courroucés, entrent en chagrin de s’être chagrinés, & ont dépit de s’être
dépités. Car par ce moyen ils tiennent leur cœur confit & détrempé dans la
colère ; & quoiqu’il semble que la seconde colère ruine la première, elle
ne sert néanmoins que d’ouverture & de passage pour une nouvelle colère, à
la première occasion qui s’en présentera ; outre que ces colères, dépits
& aigreurs que l’on a contre soi-même tendent à l’orgueil & ne tirent leur
origine que de l’amour-propre, qui se trouble & qui s’inquiète de nous voir
imparfaits.
Il
faut donc avoir un déplaisir de nos fautes qui soit paisible, rassis & ferme ;
car tout ainsi qu’un juge châtie bien mieux les méchants, faisant ses Sentences
par raison & en esprit de tranquillité, que lorsqu’il les fait par
impétuosité & par passion, parce que jugeant avec passion, il ne châtie pas
les fautes selon qu’elles sont, mais selon qu’il est lui-même : ainsi nous
nous châtions bien mieux nous-mêmes par des repentirs tranquilles & constants,
que par des repentirs aigres, empressés & colères : parce que ces
repentirs faits avec impétuosité ne se font pas selon la gravité de nos fautes,
mais selon nos inclinations. Par exemple, celui qui affectionne la chasteté, se
dépitera avec une amertume nompareille de la moindre faute qu’il commettra
contre cette vertu, & ne fera que rire d’une grosse médisance qu’il aura
commise. Au contraire, celui qui hait la médisance se tourmentera d’avoir fait
une légère murmuration, & ne tiendra nul compte d’une grosse faute commise contre
la chasteté, & ainsi des autres. Ce qui n’arrive que parce qu’ils ne font
pas le jugement de leur conscience par raison, mais par passion.
Croyez-moi,
Philotée : comme les remontrances d’un père, faites doucement & cordialement,
ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger, que celles qui se font
par colère & par emportement. Ainsi, quand notre cœur aura fait quelque
faute, si nous le reprenons avec des remontrances douces & tranquilles,
ayant plus de compassion de lui que de passion contre lui, l’encourageant à
l’amendement, le repentir qu’il en concevra, entrera bien plus avant, & le
pénétrera mieux qu’un repentir dépiteux, ireux & tempétueux.
Pour
moi, si j’avais par exemple, une grande envie de ne point tomber dans le vice
de la vanité, & que j’y fusse néanmoins tombé d’une grande chute, je ne
voudrais pas reprendre mon cœur en cette sorte : N’es-tu pas misérable & abominable, qu’après tant de résolutions tu
t’es laissé emporter à la vanité ? Meurs de honte, ne lève plus les yeux
au Ciel, aveugle, impudent, traître & déloyal à ton Dieu , & semblables
choses ; mais je voudrais le corriger raisonnablement & par voie de
compassion : Or sus ! mon
pauvre cœur, nous voilà tombés dans la fosse, laquelle nous avions tant résolu
d’échapper ; ah ! relevons-nous & quittons-la pour jamais,
réclamons la miséricorde de Dieu, & espérons en elle qu’elle nous assistera,
pour désormais être plus fermes ; & remettons-nous au chemin de
l’humilité. Courage ! soyons aujourd’hui sur nos gardes : Dieu nous
aidera, & nous ferons prou. Et je voudrais sur cette répréhension bâtir
une solide & ferme résolution de ne plus tomber en la faute, prenant les
moyens convenables à cela, & même l’avis de mon Directeur.
Que
si néanmoins quelqu’un ne trouve pas que son cœur puisse être assez ému par
cette douce correction, il pourra employer le reproche, & une répréhension
dure & forte pour l’exciter à une profonde confusion, pourvu qu’après avoir
rudement gourmandé & corrigé son cœur, il finisse par un adoucissement,
terminant tout son regret & son courroux en une douce & sainte
confiance en Dieu, à l’imitation de ce grand Pénitent qui voyant son âme
affligée, la relevait en cette sorte : Pourquoi
es-tu triste, ô mon âme, & pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu,
car je le bénirai encore comme le salut de ma face & mon vrai Dieu.
Relevez
donc doucement votre cœur quand il tombera, vous humiliant beaucoup devant Dieu
par la connaissance de votre misère, sans nullement vous étonner de votre
chute, puisqu’il n’est pas surprenant que l’infirmité soit infirme, & que la
faiblesse soit faible, & que la misère soit chétive. Détestez néanmoins de
toutes vos forces l’offense que Dieu a reçue de vous, & avec un grand
courage & une grande confiance en la miséricorde de Dieu, remettez-vous à
la pratique de la vertu que vous aviez abandonnée.
Saint François de Sales, in Introduction à la Vie Dévote