Jésus attend notre chèque en blanc.
Qui veut n'y risquer qu'un bout de chemin et un bout de cœur, qu'il ne dise pas : « Je veux
te rencontrer ». Rencontrer Jésus, c'est le suivre et
tout se joue dans un bref dialogue initial : « Suis-moi.
— Je te suis ». Nous sommes
ici dans l'adhésion inconditionnelle. Une réserve, une crainte,
une condition, et cet homme subjugué qui allait suivre Jésus ne le suivra pas.
Réfléchir sur de tels ratages, c'est mieux voir ce que signifie l'appel à
rencontrer Jésus Christ. Grâce des grâces, et pourtant combien de fois
gaspillée !
Réfléchir sur des ratages
On peut méditer l'histoire de l'homme
riche qui se détourne, lourd et triste (Lc 18, 18-27). Ou la parabole des invités
qui ont tant « d'excuse-moi » (Lc 14, 15-24). Mais je suis encore
plus frappé par l'ensemble de Matthieu 8, 18-26, tellement c'est l'image de nos
désirs, de nos tergiversations et de nos peurs.
« Un scribe s'approche.
– je
vais te suivre partout où tu iras.
– Les
renards, dit
Jésus, ont des
terriers, les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l'Homme, lui n'a
pas où poser la tête.
Un autre des disciples lui dit
– Seigneur,
permets-moi d'aller d'abord enterrer mon père.
– Suis-moi,
laisse les morts enterrer les morts.
Ces mots sont durs. Suivre Jésus est
dur. Sinon on croit l'avoir rencontré mais on rêve.
Après ces deux approches, Jésus monte
dans une barque, Matthieu reprend le mot clé : ses disciples le suivirent. La barque est prise dans une tempête,
et ils hurlent de peur : « Seigneur, au secours, nous périssons ! » Jaillit alors la question étrange que
nous devons recevoir nous aussi de plein fouet : « Pourquoi avez-vous peur ? »
Ils sont en péril de mort et il dit :
pourquoi avez-vous peur ? On a là l'expression la plus forte de l'adhésion
inconditionnelle, de l'adhésion-confiance, de la folle confiance sans laquelle
il n'est pas possible de suivre vraiment le Christ.
Cette confiance accepte l'idée que le
suivre ne supprime aucune tempête : il est là, il faut se fier à lui ou ne
pas venir.
Vouloir le rencontrer pour le suivre,
c'est bien autre chose que lire pieusement l'Évangile ou le disséquer
scientifiquement, ou faire provision de petits conseils. Ces rencontres-là ne
résistent pas aux coups de la vie et aux peurs. Un peu plus loin (9, 9),
Matthieu nous donne le plus typique modèle d'adhésion : « Jésus vit, assis au bureau des taxes, un homme qui
s'appelait Matthieu. Il lui dit : 'Suis-moi'. Il se leva et il le suivit ».
La grâce d'appel
Devons-nous donc lâcher notre vie ?
Non, parce que Jésus est dans notre vie, on ne le rencontre pas dans les
nuages. Le suivre signifie vivre ce que nous avons à vivre comme il veut que
nous le vivions. Ce qui exige bien plus qu'attraper ici et là un bout d'Évangile.
Ces bouts n'ont de force transformante que si nous arrivons jusqu'à la rencontre
qui nous dresse prêt à tout vivre désormais avec lui.
Nous pourrons dire que nous avons
rencontré Jésus quand nous lui ouvrirons notre vie sans défendre un recoin,
sans refuser une fibre.
Et le plus difficile est encore
au-delà : nous arracher de nous-mêmes le oui
qui totalise l'imprévisible de
notre vie de demain. Aucun marché limité n'est possible avec Jésus. Il ne
demande pas de le suivre pour ceci et pour cela, jusqu'ici et jusque-là. Il dit : « Suis-moi ».
La seule réponse (mais quelle
rencontre pour y arriver !),
c'est une inconditionnalité englobant notre vie entière : « Je veux
tout vivre avec toi, ce que j'ai à vivre en ce moment et ce que j'aurai à
vivre demain ». Avec toi signifiant, bien sûr, comme
toi et par toi.
Un peu fou ? Tout à
fait fou. Et extrêmement raisonnable. Cela dépend de la force de notre foi. Si
notre foi est faible, Jésus ne peut pas faire grand-chose, et lire l'Évangile
ne nous secouera guère. Je débusque ici la grande erreur :
s'embarquer tout de suite dans une recherche intellectuelle ou
sentimentale, alors qu'il faut d'abord réveiller, renforcer notre foi.
Seule la foi peut dire oui à une
grâce d'appel comme celle que nous recevons quand nous avons fortement envie de
rencontrer Jésus pour le suivre. La foi discerne que dans notre désir et dans
notre oui, Jésus est premier et le sera toujours. C'est lui qui appelle, c'est
lui qui aime le premier, c'est lui qui sait exactement ce que nous sommes et
qui nous donnera la force de le suivre. Ne comptons ni sur notre lecture fine
de l'Évangile ni sur nos battements de cœur.
Comptons d'abord sur lui.
Jour après jour, il déterminera notre
vie comme il déterminait celle de ses apôtres. Il se montrait terriblement
exigeant : « Ils
étaient impressionnés, ils disaient : 'Qui
donc peut être sauvé ?' » (Mt 19,
25). Mais la grâce de le suivre s'adaptait à l'exigence. Si on croit cela, on peut
s'exposer à sa plénitude effrayante : aime comme j'aime,
sois libre comme je suis libre, affronte tout, mais demande tout.
Lorsqu'à la grâce d'appel répond une
foi inconditionnelle, on a un disciple du Christ. Et une aventure
commence, celle de François d'Assise ou de Thérèse de Lisieux. Et la nôtre ?
Pourquoi pas ? En sachant bien que « Suis-moi »
annonce un chemin, et le chemin de Jésus est connu, chemin de croix, chemin
d'amour. Si nous ne lions pas très fortement la lecture de l'Évangile à notre
foi et à notre courage, nous ne suivrons pas Jésus, nous n'aurons fait que
rêver de loin à cette aventure.
Jésus est toujours nouveau
Une autre manière de rater la
rencontre décisive, c'est d'enfermer le mystère de Jésus dans des mots trop
vite dits et cadenassés. Même les plus sûrs comme Messie et Fils de Dieu doivent rester ouverts. Jésus est toujours plus nouveau
que les mots. Il est
toujours à connaître comme inconnu. Ses
réponses sont toujours des questions « Qui
suis-je vraiment pour toi ? »
Gardons-nous de le chercher en essayant de trouver le Jésus que nous voulons et
que nous avons déjà défini.
Quand, dans mes recherches pour
rencontrer le vrai Jésus, j'apprends qu'il est Messie, Fils de Dieu, Serviteur,
Fils de l'Homme, je suis tenté de croire que je tiens Jésus dans ces
définitions. C'est vrai qu'il comble les attentes de l'Ancien Testament comme
Messie, et qu'il dévoile un inattendu inouï comme Fils de Dieu. Mais il est Jésus-Messie,
Jésus-Serviteur,
Jésus-Fils de
Dieu. Ce n'est pas le titre qui le définit, c'est lui qui donne à des titres
qui nous rassurent un contenu si nouveau qu'en
réalité les mots craquent, aucun ne me permet d'affirmer : je
sais tout de Jésus.
Je dois désirer une rencontre de plus
en plus riche qui ne sera jamais une connaissance dominatrice et
fermée comme lorsque je sais exactement ce qu'est un objet. Déjà un homme, je
ne puis l'enserrer. Mais Jésus !
Les premières communautés croyantes
l'ont d'abord regardé, remémoré, scruté, puis elles ont mis les mots, anciens
et nouveaux, au service de ce qu'elles ressentaient et découvraient. De l'Évangile à
l'Apocalypse, et ensuite dans les christologies, le « Qui
suis-je ? » de Jésus a préservé ses disciples de
resserrer et de fermer le mystère.
Ce que Dieu est en Jésus Christ, ce
qu'il fait en Jésus Christ n'a cessé de se déployer au cours des siècles et se
déploie en ce moment avec nos idées neuves sur sa Résurrection et sur son
action dans le sens de la liberté, la justice, l'importance de la vie
quotidienne.
Les efforts actuels des exégètes
nourrissent la connaissance que notre époque a de Jésus Christ et donc le
visage que prennent son appel et notre réponse. Et ce Jésus Christ à suivre
aujourd'hui est aussi celui dont la présence et l'action se révèlent dans
les combats pour l'homme, dans les nouveaux courages, dans les nouvelles façons
collectives d'aimer nos frères malheureux.
Nous n'allons pas partir à la
recherche d'un « toi et moi » qui, en nous enfermant avec un Jésus du
passé et un Jésus de nos rêves, nous laisserait finalement seul avec
nous-mêmes. Jésus de Nazareth est devenu immense. Sa rencontre nous donne le Père
et l'Esprit et nous ouvre à notre Monde d'aujourd'hui où il agit et où il nous
demande d'agir. Le suivre, c'est s'engager dans son œuvre « Père qu'ils soient un ! »
Œuvre d'amour, œuvre
gigantesque quand on regarde le monde tel qu'il est. Vivre quelque chose avec
Jésus c'est sortir du trop petit cercle de nos pensées, de nos peurs et de nos
égoïsmes. Aucun appel à vivre puissamment, à faire de notre vie quelque chose
qui en vaille la peine, n'est aussi fort que le « Viens, suis-moi » de Jésus.
André Sève, in Avec Jésus, qu’est-ce que tu vis ?