« Le Bon Dieu n'a pas écrit que nous étions
le miel de la terre mais le sel »
le miel de la terre mais le sel »
Georges Bernanos
« À la tête de ma cité,
j'installerai des prêtres et des poètes ;
ils feront s'épanouir le cœur des hommes »
j'installerai des prêtres et des poètes ;
ils feront s'épanouir le cœur des hommes »
Antoine de Saint-Exupéry
Ô sainte tiare, vous qui nous sauvez
de toute allégeance aux lois du temps et du monde, que tous les prêtres et
leurs fidèles vous coiffent, et c'est là mon premier appel. Aussi, je ne
quitterai pas le lac de Tibériade, le Verbe y coule à flots, le mont Thabor,
puisque Dieu s'y fit Beauté, et en souterrain, la maison d'Élisabeth où Marie
par son Magnificat donna le coup d'envoi à la révolution, la véritable, qui
consiste à remettre en cause et soi et les autres et les systèmes édifiés par
de pauvres humains toujours tentés d'éterniser leurs planifications.
Prêtres, et vous tous qui êtes
passionnés du Christ et voulez le révéler, j'ai deux mots à vous dire, ne
les prenez pas mal. Je me les redis à moi-même car, en toute vérité, je crois
bien qu'ils me dépassent.
Dans ce livre, des pensées
apparemment éparses se rassemblent et tirent à bout portant sur toute forme de
tiédeur, de lâcheté, de légèreté, d'inaction en matière de foi, et ces pensées
hardies sont pour tous, car tous, un jour ou l'autre, nous sommes à compter
parmi les fidèles infidèles. Suit un constat, celui du manque, dans
l'homme et dans la société, de ce que d'aucuns appellent les valeurs mais
qui au fond sont la vie quand elle se décline à l'endroit. Dans ce « Petit
traité de l'essentiel », vingt lumières prétendent éclairer la route
humaine ; à mes yeux, à cette heure, elles vacillent, puissent-elles ne
pas s'éteindre.
Insolite ! Soixante pour cent
des Français se déclarent encore catholiques, cependant que quatre pour cent
seulement sont reliés à la source eucharistique, et dans la ville de Marseille
où je réside actuellement, pour ne prendre qu'un seul exemple, un pour cent des
habitants connaît encore l'adresse de sa paroisse.
Voilà, ça y est, vous venez de
bondir, et c'est bon signe ! Vieux et sain réflexe jailli d'une foi pure
dans le Christ qui a promis d'être là jusqu'à la fin du monde ! Avec vous,
je vous rassure, j'en demeure convaincu. Toutefois, par pitié pour Dieu qui
pleure en voyant ses enfants baptisés se tenir à distance de l'Église et
prétendre que sa médiation est inutile, bon sang que nos yeux
s'ouvrent !
La majorité de nos paroisses est en
déshérence, la messe ne retient plus le cœur ; en bien des lieux, elle
endort, elle ennuie, elle déçoit, elle éloigne jusqu'à ceux qui ont la
foi ; les baptêmes diminuent, les catéchismes se vident, la confession
agonise, les vocations n'éclosent pas ou meurent en vol, et pour couronner le
désastre qui monte, le prêtre n'est souvent plus qu'un pion ligoté au milieu de
conseils pseudo-démocratiques, et quand ainsi il n'est plus contemplé dans sa
nécessité et dans sa beauté surnaturelle, sur le terrain — le présent le crie
déjà —, le Ciel ne descend plus sur la terre. La preuve en est que la masse des
croyants non-pratiquants s'en va grandissant patauger dans un état
d'indifférence et de neutralité tranquille, tandis que les incroyants et
agnostiques de tout poil pullulent et s'engendrent allègrement. Et n'allez pas,
pour amoindrir le réel, dire que le nombre ne compte pas, que la qualité est
première, et pour vous conforter dans cette vision chiche, sortir du chapeau
les éternels signes d'espérance, petites lumières qui brillent dans l'obscurité
du monde !
Qu'en effet, ici
ou là, des paroisses soient vivantes, des
communautés hissent la voile sous le vent de l'Esprit Saint, des mouvements
soient actifs, des associations chrétiennes travaillent avec zèle, des prêtres,
des frères chrétiens, de nombreux jeunes, véritables hérauts de la foi, se
donnent et œuvrent sans compter, mais c'est évident ! et nous nous en
réjouissons, mais ce ici ou
là — que Dieu nous pardonne — est loin d'émailler l'Hexagone.
En vérité, en vérité, je nous le dis : la situation est gravissime.
Mais qui s'en inquiète ? Et qui ne dort plus à la seule pensée de la
multitude roulant à tombeau ouvert en direction d'un néant badigeonné d'immédiat
sans couleur, sans contour, terne et réduit bien souvent à la recherche du
gain ? Et qui voit encore les visages tristes sous l'inanité de la
vie ? Au vrai, l'absurdité d'une existence sans finalité ne se règle pas
en menue monnaie. Quant au poids du malheur pesant sur l'innocence, désolé,
mais la main de l'homme y est pour beaucoup. Au procès de Dieu que d'aucuns
fomentent, c'est donc nous qui devrions comparaître. À force d'obturer la
Source en l'accusant d'inexistence et, en cas de doute, de silence ou d'insensibilité
envers l'homme, voire de cruauté toute-puissante, l'humain s'en va vivre et
mourir tout seul et pour rien. De ce drame étendu à la majorité des hommes,
pour la plupart repus — puisque c'est chez nous, dans la vieille Europe
autrefois christique, véritable fief d'espérance, que les morts ne ressuscitent
plus —, je ne me remets pas. Est-il possible à un seul enfant de ne pas désirer
ce que le Christ a promis : la vie sans fin, la mort en passage, et
l'amour à ras bord de l'âme pour des éternités d'éternité ? Qu'on ne le
croie, passe encore, mais qu'on s'en fiche sous la moue d'un sourire dégoûté,
c'est aussi étrange, inattendu et maladif que l'envie de ne pas vivre,
désormais aussi répandue que les pauvres allongés dans nos rues. Au fond, rien
d'étonnant. De fond, d'ailleurs, il n'y en a plus.
Du côté d'en bas, tout semble donc
compromis : la terre en orbite, et l'homme sur lui-même, pire, sur la
matière, n'a plus guère d'issue pour en sortir et s'en sortir. D'horizon, en
voyez-vous ? Une ligne plus ou moins humanitaire, mais ne nous
leurrons pas, semble occuper le regard des meilleurs, dessinant les contours
d'un certain souci des autres, rien d'extraordinaire, le minimum est offert —
un animal en ferait autant avec ses petits en danger ; la mesure reste
basse sous les poubelles qui débordent et les pays qui meurent d'inanition,
faute de substance. N'en déplaise aux pourfendeurs de la nostalgie qui d'ailleurs
jamais — ce serait un crime renversant ! — n'osent penser que le passé
puisse être en certains aspects plus digne d'estime que ce que le présent
charrie, en 1950, et allons jusqu'en 1970 — et ce n'est pas si loin —, au
vieillard du second étage qui venait de perdre sa femme, ceux du troisième
descendaient la soupe. Maintenant ce dernier, oublié, meurt, grâce à Dieu
rapidement, dans sa belle petite chambre étroite de la maison de retraite où
les siens l'ont parqué, et qui viennent de loin en loin — mais c'est déjà
beaucoup pour la vie trépidante qui est la leur, et, par pitié,
comprenons-les ! —, guettant ce fameux coup de fil très humain, paraît-il,
dont le paisible débit annonce à mi-voix qu'il est
parti. Et entre nous il a bien fait. Parti, pour où ?
Nul ne le sait. Et si un ami du Christ se risquait alors à entrebâiller la
porte de la vie éternelle sous les regards indifférents et froids des
endeuillés qui ne le sont plus très longtemps, avançant à pas feutrés sur le
terrain de la survie de l'être, il trouverait encore, vibrante et choisie,
malgré la nouvelle étourdissante de la vie qui ne finit pas, l'incrustation du
néant sur la peau des âmes détruites. Pourtant, il serait si simple de se
rendre, ou tout au moins d'espérer, comme les poètes et les héros, dans un
au-delà enfin juste et accordé aux désirs infinis que poursuivent en courant
nos amours idéales, nos soifs d'absolu, et jusqu'à nos ambitions les plus
hautes. Mais reconnaissons-le, même ces dernières ne sont plus guère
encouragées en nos contextes où chacun, saturé de slogans à deux sous, régit sa
pomme. Et c'est ainsi que les causes, je veux parler des grandes, s'en vont
lentement vers la mort, entraînant dans leur éboulis le don de soi par pure
bonté. Jadis, au souffle du christianisme, le pauvre amour humain rejoignait
l'être du Dieu fait homme, Lui qui en Maître embrassa l'univers en toutes ses
misères. Et c'est au contact de cette grandeur civilisatrice que l'exiguïté
congénitale du cœur prenait toute son ampleur et sa noblesse. N'est-ce pas
avouer que la déchristianisation de l'âme aboutit à la déshumanisation de la
vie ? Je le crois.
La faute à qui ? La faute à nous
d'abord, prêtres de Jésus-Christ, qui ne le sommes pas suffisamment. Là, soyons
honnêtes et n'allons pas invoquer la société nouvelle, avec ses
bouleversements, ses mutations, ses chocs de cultures et autres émergences,
pour justifier le tarissement de l'esprit chrétien dans notre pays. Pas
d'excuses, ce serait indigne de la sainte Église qui s'est toujours déployée
sur le paganisme ou la fausseté des dieux, allant jusqu'à considérer la croix
de l'opposition, de la haine et du rejet comme un atout dans la proclamation du
Nom par lequel tout homme est sauvé. Et puis, pensons ne serait-ce qu'à saint
Paul ! A-t-il bénéficié de circonstances plus favorables pour annoncer le
Royaume et l'édifier ? Allons, soyons vrais, et la vérité la voici :
nous n'avons plus le feu sacré. L'image que nous donnons du sacerdoce est par
trop insignifiante. Elle ne touche plus le cœur. Notre positionnement est
inférieur à l'éclat attendu. Et pourtant les modèles ne manquent pas au
calendrier de nos siècles : le curé d'Ars en tête, et devant le peloton,
sur la ligne d'arrivée, trois tirés au sort de ma mémoire éblouie, Vincent de
Paul, Jean Bosco, Maximilien Kolbe, tous trois hommes surnaturels,
pétris de foi, grands priants et ramasseurs d'âmes hors pair. J'avoue qu'en les
voyant vivre, je blêmis. Et c'est donc en priorité à moi, mais aussi à toi, mon
frère prêtre, et puisque j'y suis à vous tous, amis du Christ, que je
m'adresse, en espérant, j'y reviens, une remise en cause radicale de nous-mêmes
et un courageux renversement de nos organisations et de nos plans dont les
fruits ont été et sont souvent bien maigres et secs.
Maintenant ; si tu crois que tout
va pour le mieux, que la foi catholique se déploie dans les cœurs, que l'Église
en France se porte bien, que nous faisons tout ce que nous pouvons, que nous
offrons le meilleur, que nous n'avons rien à revoir en nos idées et nos
méthodes, ferme ce livre et continue ton chemin, et prie pour moi qui
déraisonne.
Pour ma part,
En songeant à Adam et Ève, nus comme
des vers, dupés jusqu'à la moelle,
En songeant à la peine du Créateur et
à son amour bafoué par des anges,
En songeant au défilement des
siècles, sans vrai Dieu ni vrais maîtres,
En songeant aux prophètes rendus
aphones par le tranchant des glaives,
En songeant à l'enfant Marie, graciée
de part en part, étrangement humble et morte à elle-même,
En songeant au Verbe de Dieu devenu
embryon pour que la mort soit possible et donne la Vie,
En songeant à l'étroit village, aux
planches de bois, aux gestes divins remis cent fois sur le métier,
En songeant à Jean-Baptiste,
pourfendeur d'idoles, la tête ensanglantée sur un plateau de fête,
En songeant aux milliers de versets
d'Évangile articulés sur trois ans pour éclairer la terre,
En songeant aux centaines de miracles
accordés pour convaincre l'esprit de céder le passage à la foi,
En songeant à la petite brebis perdue
qui, retrouvée, fait pleurer de joie le bon Berger,
En songeant à l'enfant prodigue se
pavanant dans la maison paternelle avec son bel habit d'or, ses sandales et son
anneau,
En songeant à Marie-Madeleine, apôtre
des apôtres, perle du Christ, joyau de miséricorde,
En songeant à l'œuvre de la Croix,
couronne en tête, torse déchiré, amour démesuré, pour payer la rançon d'abjects
humains,
En songeant au bon larron qui, d'une
seule. parole remplie de repentir, de
respect et d'amour envers le Christ, s'assit le soir même au paradis à la table
des élus,
En songeant à la consigne
ultime : « Allez donc et instruisez tous les peuples, les baptisant
au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer
toutes les choses que je vous ai commandées »,
En songeant à saint Paul se faisant tout
à tous pour les sauver tous,
En songeant aux quarante coups de
fouet moins un qu'il reçut et aux pierres qui blessèrent son front,
En songeant aux dangers affrontés,
aux efforts, aux veilles et aux jeûnes auxquels il se soumit,
En songeant à l'aplomb des apôtres,
visages sereins, voix denses et promptes, face à leurs juges,
En songeant à la gueule des fauves
s'ouvrant sur la paix des martyrs,
En songeant aux tortures infligées,
seins coupés, chair déchirée à la tenaille, brûlures au fer rouge, broiement
par la massue,
En songeant à la foule des saints et
des saintes qui usèrent leur vie jusqu'à la corde à force d'aimer,
En songeant à l'univers monastique
éperdu de prière et de pénitence, intercédant nuit et jour pour des âmes qui
s'en moquent,
En songeant aux prêtres canonisés qui
célébrèrent quotidiennement le Sacrifice de la messe, respectant les rites
sacrés de la Sainte Église, les vivant intensément, les enveloppant de beauté,
En songeant à leur vie intérieure
bâtie sur la prière intime, la fidélité au bréviaire et au saint rosaire,
En songeant à leur obstination à
demeurer de longues heures dans le confessionnal, lavant les âmes sous l'eau
vive de la grâce,
En songeant aux millions d'hommes qui
meurent sans prêtre et sans la moindre prière,
En songeant aux millions de baptisés
qui ne connaissent plus l'adresse du Salut,
En songeant aux millions d'enfants
qui ne reçoivent plus le baptême,
En songeant à l'invisibilité des
prêtres dans les rues de notre pays,
En songeant aux hommes de bonne
volonté qui jamais n'entendent parler du Ciel, du Christ et de sa Mère,
En songeant aux pauvres âmes
abandonnées à l'horizontalité de l'univers terrestre,
En songeant au désintérêt de la
majorité des baptisés pour la messe dominicale,
En songeant aux querelles et
divisions internes à l'Église qui ralentissent l'action du Saint-Esprit dans
les âmes,
En songeant au désespoir qui s'étend
désespérément sur une multitude de cœurs,
En songeant à la question de la fin
posée par le Christ lui-même : « Quand le Fils de l'Homme reviendra,
trouvera-t-Il la foi sur la terre ? »,
Comment puis-je dormir tranquille,
satisfait de mon ministère, et ne pas chercher à travailler avec plus d'ardeur
au Salut du genre humain ?
Et vous, catholiques de mon cœur, me
suivrez-vous ?
Michel-Marie Zanotti-Sorkine, in Au diable la tiédeur (Robert
Laffont)