mercredi 25 juillet 2012

En moinillant... André Frossard, Le sel de la terre


EN CE SIÈCLE DIT INCROYANT
Dans le dédale fortifié du Mont Saint-Michel, une dame-touriste apercevant un jour un religieux de saint Dominique en costume du temps eut cette exclamation scandalisée
— Quoi ! A notre époque, il existe encore des gens pareils ?
On eût sans doute achevé de confondre la dame-touriste en lui révélant que le porteur de ce costume insolite, non content de se vêtir de bure et de se raser le sommet du crâne, se rattachait en outre aux âges révolus par un triple vœu de pauvreté, d'obéissance et de chasteté, en contradiction absolue avec ce que l'on croit connaître de l'idéal moderne.
— À notre époque, des vœux pareils !
J'entends d'ici le soupir de la dame s'effondrant sous l'œil ironique des chimères, tandis que dans l'azur saint Michel poursuit son combat immobile, perché, au plus haut du clocher, comme un oiseau d'argent sur la carcasse de quelque animal fabuleux échoué sur une plage à l'aurore des temps historiques.
Je ne sais s'il existe aujourd'hui beaucoup de dames incapables de supporter la vue d'un moine dans son décor naturel, mais, si nous sommes loin de l'art gothique, nous sommes à une distance incalculable de l'esprit médiéval et l'écart grandit tous les jours. Nous entretenons tout ensemble le plus grand respect pour les cathédrales et la plus grande ignorance de la foi qui les a bâties, si bien que celle-ci ne nous paraît souvent rien de plus, ni de mieux, qu'une sorte de secret professionnel des architectes du XIIIe siècle
Qu'est-ce que la foi ?
La foi, vous dira le premier venu, est ce qui faisait sortir les cathédrales de terre et leur permettait de s'élever, avec le minimum de contreforts, à des hauteurs inconnues des maçons gallo-romains.
La foi est l'antique recette de la voûte sur croisée d'ogives, abandonnée depuis la découverte du béton. Nous n'avons plus besoin de foi pour bâtir.
Qu'est-ce que le Dogme ?
Le Dogme catholique est un local disciplinaire pour intelligences vagabondes, une sombre maison d'arrêt où, au prix des menues humiliations de la fouille et de l'écrou, les esprits retrouvent (la tête basse) le calme et la sécurité de la détention.
Les articles de foi ?
Les articles de foi sont autant de bornes imposées à l'humaine raison, à laquelle, d'une voix chargée d'anathème, le Dogme a dit une fois pour toutes : « Tu n'iras pas plus loin ».
Les comparaisons de ce petit catéchisme athée ne sont pas entièrement inexactes, à cela près qu'elles sont naturellement contraires à la vérité. Notre condition en ce monde ressemble bien à celle du prisonnier dans son cachot, mais le dogme, c'est la fenêtre, et si l'Église a jamais mis la main aux murs de notre prison, c'est pour y faire des trous. L'athée n'est pas celui qui perce le mur pour regarder au dehors, mais celui qui le rebouche dans l'espoir naïf d'oublier sa prison en même temps que le monde extérieur. La hardiesse de l'esprit ne consiste pas à « dépasser les limites du dogme », mais à les atteindre, et ce n'est pas à cause de ses audaces que l'hérésie encourt la condamnation de l'autorité religieuse, c'est à cause de ses timidités : on n'a jamais vu un hérétique dépasser le dogme de l'Incarnation, mais on en a vu beaucoup qui manquaient de la vigueur intellectuelle nécessaire pour le concevoir et ne révéraient qu'un homme ou adoraient un Dieu où l'Église reconnaît et proclame un Dieu fait homme.
Méconnaissant ainsi la foi, nous comprenons fort mal ceux qui en vivent, et de même que nous la lions à une certaine forme d'art révolue, de même, sous les voûtes sonores de nos abbayes, ce sont des religieux de Pierre que l'on s'attend à trouver, non des moines vivants.
Pourtant, il y en a ! Et pas seulement dans l'ombre des couvents où l'invisible Lumière de la contemplation tient leur âme attentive et silencieuse, mais sur toutes les routes, dans tous les chemins, qu'ils sont parfois les premiers à tracer, souvent les derniers à parcourir, vêtus de blanc, de noir ou de marron, barbus ou rasés, chaussés des sandales franciscaines ou du brodequin jésuite, armés du rosaire ou du crucifix, ils n'ont pas l'air dépaysés le moins du monde an siècle d'Einstein, ils marchent à la vapeur ou au pétrole comme vous et nous, passent les mers en avion et tissent autour de la terre, capuchon et scapulaire au vent, un réseau de monastères, d'écoles, d'hôpitaux et d'institutions religieuses ou sociales, solide, serré, dont les mailles rompues sont inlassablement renouées d'un jour — ou d'un siècle — à l'autre, et qui fait de l'Église catholique et apostolique, capitale Rome, la plus grande puissance spirituelle de tous les temps.
Des Augustins Récollets aux Missionnaires de la Sainte-Famille, la simple nomenclature des Ordres occupe plusieurs pages de l'Annuaire pontifical et l'on dit que Mgr le secrétaire de la Sacrée-Congrégation des religieux, qui administre les trois cent mille religieux et les huit cent mille religieuses de l'univers chrétien, est seul à en connaître la liste complète, comme à pouvoir mettre un habit sur le nom, de « Caracciolin » ou d' « Antonin de saint Hormisdas ».
Chose étrange, en vérité, déconcertante pour les dames-touristes : à se pencher sur les rôles de Monseigneur, on s'aperçoit que le recrutement de ses armées, loin de diminuer inexorablement à mesure que l'on s'éloigne du moyen âge, se maintient à travers l'histoire comme si la quantité nécessaire et suffisante de « sel de la terre » avait été fixée une fois pour toutes par un mystérieux décret. La courbe statistique est mouvementée, mais elle ne marque nulle tendance générale à s'infléchir. Le rythme des fondations reste égal, imperturbable, au milieu des guerres et des révolutions ; de même qu'une épidémie fait éclore les dévouements, ainsi une juste loi semble compenser le désordre des mœurs ou des idées par une recrudescence de pieuses vocations, et tandis que le conquérant, le politique, le prophète social croient déranger la balance des forces et incliner l'histoire, une main invisible est là, qui rétablit doucement l'équilibre à leur insu.
Certes, nous n'en sommes plus aux grandes moissons religieuses du moyen âge, mais si le déclin des Ordres avait obéi aux lois qui règlent d'ordinaire la chute des institutions périmées, il n'y aurait plus un seul moine sur la terre depuis longtemps. La coalition de la Réforme et de la Renaissance eût vaincu, les foyers de vie monastique se fussent éteints l'un après l'autre, la Révolution n'eût point trouvé à combattre d'autres « superstitions » que les siennes et Napoléon n'aurait pas eu à nous faire savoir qu'il était hostile au retour des religieux, « l'humiliation monacale étant destructrice de toute vertu, de toute énergie et de tout gouvernement ». La situation, nette de tout candidat au cloître, nous eût épargné ce martial aphorisme qui succédait de peu à la bousculade de Brumaire, où l'on avait vu les représentants des vertus civiques sauter par les fenêtres et plonger dans les massifs de Saint-Cloud à l'apparition des moustaches de la Garde (le souvenir des religieux martyrs de la Terreur n'était pas très loin non plus).
Le XXe siècle, enfin, à l'enseigne du Matérialisme scientifique et du Progrès réunis, eût régné sans partage sur les esprits et sur les cœurs. Il ne s'est rien produit de tel. De 1850 à 1900, on ne compte pas moins de dix-sept grandes fondations nouvelles. Je cite : Missions africaines, Prêtres du Saint-Sacrement, Salésiens de saint Jean Bosco, Pères Blancs, Prêtres du Sacré-Cœur... L'âge d'or du scientisme athée aura été celui d'une nette renaissance religieuse, demeurée obscure, bien entendu, à ses propres contemporains.
Exactement comme notre arrogant XXe siècle, notre siècle de la vitesse, de la télévision, du radar et de la machine à penser, qui semble exclure toute possibilité de recueillement, toute forme de vie intérieure, notre âge atomique enfin voit, — ou plutôt ne voit pas, car les événements lui passent trop vite devant les yeux pour qu'il puisse voir quelque chose, — un renouveau de monachisme médiéval s'implanter, croître et embellir dans les pays les plus entichés de progrès mécanique, à dix pas des grandes concentrations industrielles d'Amérique du Nord, par exemple, où les Trappistes contemplatifs du plus pur style roman prennent un essor étonnant en dépit, que dis-je ! sous la poussée du matérialisme environnant.
Après cela, d'ambitieux mortels peuvent toujours s'imaginer qu'ils écrivent l'Histoire. Dans la meilleure hypothèse, ils n'en écrivent que la moitié.
— Assez, assez ! Dirait-on pas, à vous entendre, que le monde est en train de s'emmoiniller sans s'en apercevoir ?
Oh ! Je ne verse pas dans l'optimisme apostolique de ces chrétiens conquérants de 1935 que l'on a vus conquis les uns après les autres par la politique, je ne prétends pas que ce siècle soit un siècle de foi comparable à celui de saint Bernard, encore que le nombre des appelés ne donne aucune indication valable sur le nombre des élus, les temps de pléthore religieuse, au bout du compte, n'étant peut-être pas plus riches de saintetés authentiques que les temps de disette spirituelle. Il me suffit que ce soit un siècle comme les autres, apportant, lui aussi, la preuve qu'à travers les vicissitudes de l'esprit religieux chaque génération fournit son contingent régulier de porteurs d'Évangile, apôtres, ermites ou missionnaires. Il est permis de les récuser, de tout ignorer d'eux, de leur vocation, de leur genre de vie, de leur témoignage. Mais ils existent, ils n'appartiennent pas au XIIe siècle, mais au nôtre, et tandis que nous croyons révolu le temps des moines, tandis qu'un grand nombre d'entre nous rangent tout naturellement les vérités de foi au rayon des mystères et fabliaux du moyen âge, tous les jours des hommes jeunes, sains de corps et d'esprit, frappent à la porte des maisons de prière et demandent l'habit qui surprend si fort les dames-touristes du Mont Saint-Michel.
Car l'homme d'aujourd'hui n'est pas toujours et exclusivement passionné de mécanique, de mécanique industrielle, de mécanique sociale et de mécanique sexuelle.
Il arrive qu'il sente le poids de son éternelle destinée, qui est aussi le poids de sa couronne.
Un voyage à travers les grands Ordres monastiques donne plus d'une fois les émotions fraîches d'une exploration. Il n'est pas nécessaire de franchir les mers, ni même de parcourir un nombre élevé de kilomètres : il suffit le plus souvent de passer d'un cloître à l'autre pour avoir l'impression de changer de planète. La distance du Jésuite au Franciscain est aussi grande que celle du Martien des romans d'anticipation au rêveur incorrigible dont la lune est le logis traditionnel Ils diffèrent en tout, par le caractère, la pensée, le visage, le costume et le style. Sous tous les climats, l'humble maison franciscaine semble retenir un peu du gai soleil de Toscane entre ses murs de brique rouge, tandis que la bâtisse carrée du Jésuite n'offre pas plus de prise à l'imagination qu'un classeur administratif. Préparé à l'action par quatorze années de formation intellectuelle et morale, le Jésuite sort de son école avec la force et la vitesse d'un obus de marine : il ira éclater où l'on voudra, un obus ne choisit pas son objectif.
Laissant le Jésuite et le petit Frère de saint François d'Assise, vous quittez l'école à feu pour le séjour doré de l'enluminure. Et quelle surprise émerveillée pour le voyageur qui goûte, — oh ! du bout des lèvres, et comme on prend avec précaution d'un plat exotique, — la douceur de la paix bénédictine, et la sérénité neigeuse de la contemplation cartusienne ! Auprès de ce monde temporel qui tend de toutes ses forces à la standardisation complète des citoyens, que les instituts de « sondages » commencent d'ailleurs à compter par paquets de cent mille, l'univers religieux est si divers qu'il conviendrait mieux de parler à son propos des mondes spirituels. Un lieu commun affirme que « les caractères se révèlent dans lés grandes occasions ». Eh bien, les moines sont des hommes qui se placent volontairement devant les grandes occasions du silence et du jeûne perpétuels, de la solitude ou du martyre : la richesse et la diversité des caractères nés de ces confrontations héroïques défie l'inventaire.
LES ORDRES DANS L'ÉGLISE
Si l'on pouvait, sans excès d'humour, comparer l'Église à une « république autoritaire » présidée par le Pape et administrée par le clergé séculier, alors on pourrait dire que les Ordres religieux tiennent à peu près dans l'Église catholique la place des corps constitués dans l'État, les uns représentant le corps enseignant, les autres la magistrature, les Jésuites l'armée, les Dominicains la Sorbonne, les Ordres purement contemplatifs jouant un rôle comparable à celui des grands établissements de crédit ou de ces banques privilégiées qu'on appelle « instituts d'émission ».
Certes, l'analogie est lointaine. Il faut, pour le moins, spiritualiser la comparaison. La Trappe, la Chartreuse, le Carmel ressemblent à des banques dans la mesure où celles-ci, sans exercer directement aucune activité commerciale ou industrielle (on ne fabrique rien dans une banque) détiennent un pouvoir considérable sur l'organisme social : la Trappe, la Chartreuse, le Carmel détiennent un pouvoir analogue sur l'économie spirituelle de l'Église sans participer davantage à son action visible. La prière, le flux de la vie intérieure tiennent ici le rôle dévolu ailleurs à l'argent.
Si la Compagnie de Jésus est comparable à une armée, c'est par la discipline exemplaire qu'elle sait obtenir de ses membres et surtout par son vœu spécial d'obéissance au Saint-Siège, qui permet au Pape de disposer d'elle à son gré pour la fondation d'une université, le lancement d'une mission, telle œuvre apostolique ou charitable, comme un général désigne un objectif à ses troupes et les manœuvre selon les besoins de sa stratégie : prête à occuper n'importe quelle position sur un ordre de Rome, la Compagnie n'est pas moins prête à l'évacuer au premier contre-ordre, abandonnant l'œuvre entreprise et le terrain conquis avec la simplicité du soldat changeant de secteur ou de garnison. Sur la terre comme au ciel donne un bon exemple de cette obéissance de type militaire, dans une situation, toutefois, où le rose et le noir sont un peu trop sommairement répartis. On connaît le thème de la pièce de Fritz Hochwalder : un envoyé du Vatican, pour des raisons politiques mal fardées de théologie, somme les Jésuites de céder à la gloutonnerie de colons cruels et grossiers les territoires d'Amérique du Sud qu'ils gouvernent avec sagesse pour de bonheur des indigènes. Faut-il s'incliner, ou désobéir au Pape, et poursuivre contre sa volonté une expérience heureuse que la population verrait interrompre avec désespoir ? Un personnage de théâtre hésite pendant trois heures devant cette redoutable option. Un vrai Jésuite se pose la question après avoir bouclé ses valises, en attendant le bateau.
L'armée jésuite étant mise à part en raison de sa disponibilité totale à l'égard du Saint-Siège ; tous les Ordres dépendent de Rome comme la chrétienté entière en dépend, mais d'une manière directe, le privilège de l' « exemption » dispensant la plupart d'entre eux du contrôle de l' « ordinaire », c'est-à-dire des évêques. Cependant, à l'ombre du Vatican, les pouvoirs de Mgr le Secrétaire de la Sacrée-Congrégation des religieux ne sont pas beaucoup plus étendus que ceux d'un chef de cabinet de l'Élysée. Les religieux se gouvernent eux-mêmes selon la charte qu'ils tiennent de Rome depuis dix ans, ou dix siècles, et qui fait de chaque Ordre une sorte de principauté ou de république confédérée au sein de l'Église.
Tout Ordre a ses représentants au Vatican, où ils agissent un peu en ambassadeurs. Mais, à côté de cette représentation diplomatique, ils fournissent au Saint-Siège les deux tiers des « consulteurs » des grandes Congrégations pontificales et la majeure partie du personnel enseignant des collèges romains. Dans le domaine politique, le régime des États-Unis offrirait une analogie acceptable : les États confédérés, avec leurs traditions, leurs coutumes et leurs lois propres, relèvent néanmoins du pouvoir central de Washington et participent eux-mêmes au gouvernement de l'Union sans rien perdre, dans les limites de leur territoire, de leurs prérogatives particulières en matière de droit. Mais pour que la comparaison soit satisfaisante, il faudrait encore que le mode de gouvernement local diffère dans chaque État comme il varie avec chaque Ordre religieux.
Le régime bénédictin, par exemple, est d'essence monarchique. L'Abbé bénédictin concentre tous les pouvoirs et règne à vie sur son monastère ; toutes les abbayes de saint Benoît constituent de petites principautés indépendantes très conventionnellement unifiées sous le sceptre honorifique d'un « Abbé-président ». Au contraire, les Dominicains sont nettement démocrates. Ils pratiquent l'élection temporaire à tous les échelons et poussent même la ressemblance avec le système qui est le nôtre jusqu'à changer fort souvent de gouvernement, c'est-à-dire de Prieurs et de Provinciaux. La démocratie dominicaine dure pourtant depuis près de huit siècles : le vœu de perfection des électeurs explique sans doute ce phénomène de longévité.
Le régime des Chartreux est de style aristocratique. Le Prieur de Chartreuse est élu à vie, comme l'Abbé bénédictin, mais, à la différence de celui-ci, qui règne sans partage sur sa maison et ne rend compte à personne de son administration, le Prieur cartusien relève du « chapitre général », assemblée annuelle et souveraine des prieurs de tous les couvents de l'Ordre.
Quant aux Jésuites, leur sens de l'autorité se traduit par l'élection de trois « candidats » entre lesquels le Pape choisit le « Général » de l'Ordre, qu'il nomme à toutes les charges.
Ainsi le monde religieux pratique indifféremment les grandes formes classiques de gouvernement que le monde politique estime en général incompatibles. Elles se trouvent même combinées dans la plupart des Ordres. L'Abbé-monarque bénédictin est élu au suffrage universel, — à deux degrés, — il est prisonnier de sa Règle autant qu'un roi d'Angleterre peut l'être de la tradition britannique, et, si les Dominicains peuvent passer pour « démocrates », c'est parce que les fonctions gouvernementales, chez eux, sont limitées dans le temps. Dans la société religieuse, les principes démocratiques, aristocratiques et monarchiques se mêlent, s'entrecroisent et se contre-butent si bien qu'il est difficile de discerner la part de chacun dans le remarquable équilibre de l'édifice. En tout cas, le principe de l'élection libre — et secrète — est partout à la base du pouvoir. Un Chartreux vote comme vous et moi, encore qu'une campagne électorale fasse moins de bruit dans son couvent que dans nos rues. On ne voit pas de candidat au priorat trinquer à son futur mandat, pour ce bon motif que nul ne fait acte de candidature. Au lieu d'être précédées de six semaines d'éloquence, de banquets et de tournées générales, les élections cartusiennes s'annoncent par trois jours de jeûne et de silence renforcé. C'est la mort des réunions publiques. Afin que l'on ne vienne point troubler le jugement des électeurs sous prétexte de l'éclairer, tout conciliabule préalable est interdit. Enfin, le votant est invité par les statuts de la communauté à se rappeler ceci : que, « de deux prieurs possibles, dont l'un est plus expert dans les choses temporelles, l'autre plus spirituel, il faut élire ce dernier ».
Les mœurs monacales sont contraires aux nôtres en tout, ou peu s'en faut. Alors qu'un Topaze, quel que soit le tonnage de ses pots-de-vin, peut mourir avec l'assurance qu'il se trouvera au moins un collègue pour célébrer la pureté de son désintéressement, on cite dans les chartreuses ce modèle d'oraison funèbre prononcée devant la dépouille d'un officier de l'Ordre : « C'eût été un assez bon moine, s'il avait su vaincre certain instinct de la propriété tout à fait déplorable en soi et particulièrement vain dans le genre de vie qu'il avait choisi ». Nous n'avons pas, nous autres, l'ambition d'être parfaits. Aussi avons-nous, sur les Chartreux, l'avantage de n'enterrer que des hommes de Plutarque.
LE TEST DE SAINT BENOÎT
Le plus grand des législateurs monastiques a été, au VIe siècle, saint Benoît de Nursie, ex-ermite des grottes de Subiaco, assiégé de disciples (il avait dû les répartir en douze communautés), en qui l'Église salue le « Patriarche des moines d'Occident » et dont la Règle reste le chef-d'œuvre du genre. C'est, en soixante-douze articles d'une remarquable concision, un recueil d'instructions morales ou pratiques portant avec précision sur tous les points de l'état religieux, fixant en quelques lignes apparemment éternelles la part de l'oraison, du travail et du repos dans une existence consacrée au service divin. Ces courtes pages contiennent un précis de spiritualité, un code de gouvernement monastique et une série de définitions chrétiennes si claires, si parfaites qu'elles ont fourni à la plupart des grands Ordres les principes de leur vie contemplative.
Du VIe au XIIIe siècle, tous les moines d'Orient ou d'Occident ont été des « contemplatifs ». On ne concevait pas que la vie proprement religieuse pût prendre une autre forme que la contemplation, laquelle est tout autre chose qu'un dolce farniente bercé de rêveries métaphysiques et de patenôtres ensommeillées. L'incompatibilité du « monde » et du christianisme paraissait alors si bien établie que l'idée de quitter le monde pour mener une vie chrétienne semblait toute naturelle aux esprits vraiment religieux. Faire son salut dans le « siècle » passait pour une entreprise non pas impossible, certes, mais des plus aléatoires, contrairement à l'opinion presque unanime des chrétiens modernes, qui s'intéressent d'ailleurs beaucoup moins à leur salut personnel et beaucoup plus à celui du voisin, qu'ils s'emploient à « rechristianiser » par toutes sortes d'audacieux procédés, au besoin en se déchristianisant eux-mêmes. En tout cas, au long des soixante-douze articles de sa Règle, saint Benoît ne prend pas une seule fois la peine de justifier une forme de vie dont personne, parmi les fidèles sérieux, ne mettait en doute la valeur, la perfection et même la nécessité.
Aujourd'hui, hélas ! nous sommes tout à fait sûrs que les gens du VIe siècle étaient dans l'erreur, et rien n'est aussi ardu, ici-bas, que de légitimer la vocation contemplative. Rien ne sert de dire que ces moines immobiles et reclus ont, en fait, l'histoire le prouve, converti l'Europe au christianisme, tandis que toute notre agitation ne l'empêche pas de perdre la foi à vive allure, on reste incrédule devant ce miracle d'apostolat statique, et l'on persiste à tenir le couvent de contemplatifs pour le dernier refuge de l'oisiveté, de la faiblesse et de l'égoïsme. Qu'y faire ?
Le monde moderne ne comprend pas qu'il soit plus difficile de faire un chrétien qu'un radical-socialiste, il n'a pas la moindre notion de la bataille sanglante qu'un chrétien est obligé de soutenir contre lui-même jour après jour s'il entend rester fidèle à l'esprit de son christianisme : le monde moderne, pour tout dire, n'a pas lu les soixante-douze préceptes du chapitre IV de la Règle de saint Benoît, qui donnent aux âmes éprises d'idéal le moyen de faire une honorable carrière. Les voici, dans leur éblouissante simplicité :
1. Premièrement, aimer le Seigneur Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces.
2. Ensuite, le prochain comme soi-même.
3. Puis, ne point tuer.
4. Ne point commettre l'adultère.
5. Ne point voler.
6. Ne point convoiter.
7. Ne point porter faux témoignage.
8. Honorer tous les hommes.
9. Et ce que nous ne voudrions pas que l'on nous fît, ne point le faire à autrui.
10. Se renoncer soi-même.
11. Châtier son corps.
12. Ne point s'attacher à ce qui flatte les sens.
13. Aimer le jeûne.
14. Soulager les pauvres.
15. Vêtir ceux qui sont nus.
16. Visiter les malades.
17. Ensevelir les morts.
18. Secourir ceux qui sont dans l'épreuve.
19. Consoler les affligés.
20. Se faire étranger aux mœurs du siècle.
21. Ne rien préférer à l'amour du Christ.
22. Ne point satisfaire sa colère.
23. Ne point se réserver une heure pour la vengeance.
24. Ne point garder de fausseté dans son cœur.
25. Ne point donner une paix menteuse.
26. Ne point se départir de la charité.
27. Ne point jurer de peur du parjure.
28. Dire la vérité de cœur comme de bouche.
29. Ne point rendre le mal pour le mal.
30. Ne point faire d'injustice, mais supporter patiemment celle qui nous serait faite.
31. Aimer ses ennemis.
32. Ne point répondre à la malédiction par la malédiction, mais plutôt par la bénédiction.
33. Soutenir persécution pour la justice.
34. N'être ni superbe.
35. Ni adonné au vin.
36. Ni grand mangeur.
37. Ni avide de sommeil.
38. Ni paresseux.
39. Ni murmurateur.
40. Ni détracteur.
41. Mettre en Dieu son espérance.
42. Le bien que l'on découvre en soi, l'attribuer à Dieu, non à soi-même.
43. Quant au mal, s'en reconnaître toujours coupable, et se l'imputer.
44. Craindre le jour du jugement.
45. Avoir frayeur de l'enfer.
46. Désirer la vie éternelle de toute l'ardeur de son âme.
47. Avoir chaque jour la mort présente devant les yeux.
48. Veiller à toute heure sur ses actes.
49. Tenir pour certain qu'en tout lieu Dieu nous regarde.
50. Briser aussitôt contre le Christ les pensées mauvaises qui surviennent dans le cœur.
51. Et les découvrir à un ancien versé dans les choses spirituelles.
52. Garder ses lèvres de toute parole méchante ou perverse.
53. Ne pas aimer à parler beaucoup.
54. Ne point dire de paroles vaines.
55. N'aimer point le rire trop fréquent et aux éclats.
56. Entendre volontiers les lectures saintes.
57. Vaquer fréquemment à la prière.
58. Confesser chaque jour à Dieu, dans la prière, avec larmes, ses fautes passées, et à l'avenir s'en corriger.
59. Ne pas accomplir les désirs de la chair.
6o. Haïr la volonté propre. Obéir en toutes choses aux enseignements de l'Abbé, alors même que, ce qu'à Dieu ne plaise, il se démentirait dans ses œuvres, nous rappelant ce précepte du Seigneur : ce qu'ils disent, faites-le, ce qu'ils font, gardez-vous de l'imiter.
61. Ne pas chercher à passer pour saint avant de l'être.
62. Accomplir chaque jour, dans sa vie, les préceptes de Dieu.
63. Aimer la chasteté.
64. Ne haïr personne.
65. Être sans jalousie et ne point céder à l'envie.
66. N'aimer point la contestation.
67. Fuir les honneurs.
68. Révérer les anciens.
69. Aimer ceux qui sont plus jeunes.
70. Prier pour ses ennemis, dans la charité du Christ.
71. Rentrer en paix, avant le coucher du soleil, avec ceux dont nous a séparés une discorde.
72. Et ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu.
Tels sont les soixante-douze mots d'ordre préliminaire du code de la sainteté bénédictine. C'est à peine si l'on retrouve une dizaine d'entre eux dans la moyenne morale établie par l'usage.
Aimez-vous les tests ?
Marquez d'un point rouge chacun des préceptes que vous pratiquez d'une façon habituelle.
Si, en bonne conscience, vous comptez un minimum de cinq points rouges, vous pouvez faire un excellent député M. R. P.
À vingt, vous êtes un chrétien de bon conseil ; à trente-six, la morale ordinaire n'est déjà plus pour vous qu'un mauvais souvenir : vous commencez à vous mouvoir sans trop grimacer sur le plan supérieur de la charité. Mais, si vous atteignez à soixante-douze points rouges, alors saint Benoît, pour toute louange, dira simplement que l'on peut espérer faire de vous, un jour, un homme quelque peu spirituel. Ajoutez à cette liste de prescriptions élémentaires huit heures quotidiennes de prière commune ou privée, huit heures de travail aux champs, — comme les Trappistes, — dans une bibliothèque ou un atelier, — comme les Bénédictins, — et vous aurez une idée de ce que l'on entend par « vie contemplative ». L'oisiveté n'y a pas une heure à elle, la faiblesse a tôt fait de chercher un autre refuge, et l'égoïsme n'y est pas à l'aise, mon Dieu, c'est le moins qu'on puisse dire.
Mais le « test » contraire est également révélateur. On peut marquer de points bleus les commandements de saint Benoît que l'éducation moderne, la morale courante, l'habitude enfin, tiennent pour démodés, arbitraires, absurdes ou impossibles.
La contre-épreuve donne des résultats surprenants. Le chrétien modéré constate que la moitié de son christianisme est passée par profits et pertes, et qu'il s'est établi peu à peu, à la place, une demi-religion, ou plutôt une sorte de contre-religion spontanée dont personne n'a jamais défini les principes. Tout à l'heure, devant son maigre total de points rouges, il s'étonnait de cheminer si loin de la perfection. Devant ses points bleus, il s'aperçoit, non seulement que la sainteté est hors d'atteinte, mais qu'à vrai dire il n'en veut pas.

[…] Au terme de ce voyage le lecteur aura vu, je l'espère, que je n'avais pas même abordé le sujet... Car, de la mystérieuse puissance qui meut cet univers, enrôle et discipline des âmes — et des muscles — de vingt ans ; de l'étrange pouvoir qui s'exerce sur certains hommes et leur fait trouver bon de mener dans le jeûne et le silence, entre quatre murs, une existence recluse d'otage à perpétuité ; de la secrète présence qui emplit la cellule du Chartreux, si bien que l'on peut dire sans nul paradoxe que le Chartreux est un homme qui fuit les autres pour être moins seul ; de la joie inconnue pour laquelle tant de cœurs renoncent à toutes les joies ; de l'invisible beauté qui séduit à jamais l'âme contemplative ; de ce mystère, de cette puissance, de cette beauté, je n'ai rien dit — et pourtant c'est bien cela, le sujet !

FIN

André Frossard, in Le Sel de la Terre (1961)