vendredi 27 juillet 2012

En envoyant... Mgr Pierre Claverie, Corps du Christ pour le monde

L'envoi, comme le mot « messe » le signifie. Notre Eucharistie est importante pour l'avènement du Règne de Dieu, elle est signe efficace de sa présence. Elle fait de nous un peuple de témoins, de veilleurs et de frères universels. Nous sommes solidaires de l'humanité tout entière. Nous pouvons aller dans la paix du Christ poursuivre notre mission de service et d'amour
Notre communion au Corps du Christ ne s'arrête évidemment pas à l'Assemblée que nous formons. Si nous formons vraiment le Corps du Christ, si nous sommes personnellement unis au Christ ressuscité, nous sommes engagés dans le salut du monde comme Jésus a donné sa vie. Notre Eucharistie est aussi importante pour que le monde change et pour l'avènement du Règne de Dieu. Par elle-même et par son action sur ceux qui vont y prendre part, elle est vraiment sacrement du Règne de Dieu, signe efficace de sa présence. Nous sommes réellement associés à la Pâque par laquelle le courant de la Vie nouvelle passe dans la création tout entière : l'Eucharistie est missionnaire, l'unité qu'elle crée est ouverte sur le monde qui attend la « manifestation des fils de Dieu ».
Cette unité, comme le dit le document « Pain rompu », elle fait du peuple de Dieu un peuple pour les autres de trois manières — et l'Eucharistie est la source de son engagement à ces trois niveaux. L'Eucharistie fait de nous un peuple de témoins (communion) : témoins de l'amour de Dieu qu'ils ont reçu et qu'ils communiquent autour d'eux là où ils vivent. Annoncer la Bonne Nouvelle c'est rendre palpable pour tous cette puissance de l'amour qui libère et fait grandir par une attention humble et chaleureuse à chacun, par une présence discrète et confiante qui fait exister ceux qu'elle accueille. Ce témoignage est la première et essentielle évangélisation — la mission de l'Église consiste à rendre contagieuse cette manière d'exister qu'elle a découverte dans le Christ —, avec un grand respect des consciences et des libertés car rien au monde ne peut faire naître l'amour que l'amour, ni la persuasion, ni l'autorité, ni les obligations imposées, rien ne peut forcer l'homme à aimer que la reconnaissance d'un autre amour, humble et respectueux. Nous devons donc nous demander honnêtement si nous sommes vraiment des témoins authentiques de Jésus-Christ, décidés à lutter contre les forces de la mort par les seules armes de l'amour, comme l'Eucharistie nous y invite en nous unissant au Serviteur de Dieu.
L'Eucharistie fait aussi de nous un peuple de veilleurs (espérance) qui apportent une espérance. Elle nous donne ce sens du Règne qui nous permet de discerner dans les signes sa venue certaine et sa croissance. Nous sommes appuyés sur notre foi en la résurrection de Jésus par laquelle Dieu a révélé la puissance de l'amour plus fort que la mort. Cette conviction profonde nous amène à prêter attention au moindre geste de compréhension et d'amour et à lui accorder une valeur aussi grande qu'aux grands événements historiques qui semblent bouleverser le monde mais n'atteignent que la surface et se succèdent sans grande conséquence pour l'avenir du monde et de l'homme. Pour nous, un seul homme donnant sa vie dans l'obscurité et l'humilité est au cœur de Dieu et au cœur du monde. Il fait plus pour le recul des forces du mal et de la mort qu'une armée. Veilleurs aux portes de la nuit, nous distinguons les lumières de l'avenir et nous les désignons aux découragés pour qu'ils reprennent espoir et aux puissants pour qu'ils les soutiennent. Pour nous, revivre l'Eucharistie dans l'humble communion du Corps du Christ est notre joie, notre espérance et notre force pour vivre et aider à vivre nos frères.
Enfin l'Eucharistie fait de nous des frères universels car elle nous rend solidaires de toute l'humanité. Nous sommes appelés à concrétiser autour de nous ce que nous recevons dans le sacrement. « Le pain partagé nous convertit en hommes de partage ». Et c'est ainsi que nous pouvons devenir force de transformation du monde. Nourris de ce pain nous ne pouvons être rassasiés aussi longtemps que des hommes sont affamés : affamés de pain et affamés de dignité, de justice, d'amour, de tout ce qui rend l'homme humain. L'Eucharistie nous engage à rompre le pain avec tout homme dans le besoin. Mais n'oublions pas que l'Eucharistie est le repas pascal, le repas de la libération de l'Exode, de la libération de l'esclavage, et Jésus nous libère par sa Pâque de l'esclavage du péché et de la mort : comment alors vivre cette Eucharistie et ne pas nous engager dans la libération de nos frères, une libération qui touche tout l'homme dans ses chaînes et sa solitude — une libération extérieure et une libération intérieure. Enfin la réconciliation et l'amour qui nous sont proposés sont à communiquer aux hommes dans un engagement quotidien et concret pour que le Règne de Dieu devienne la réalité.
Ainsi l'Église Corps du Christ pour le monde doit poursuivre sa mission de service et d'amour. N'oublions pas que le sacrement n'a pas sa fin en lui-même : l'Eucharistie s'achève dans le Royaume qu'elle désigne et auquel elle initie, dans lequel elle fait entrer et qu'elle réalise. C'est donc au Royaume qu'elle nous renvoie. Chacun d'entre nous, habité par l'Esprit et le Corps du Christ devient une semence de ce Règne dans le monde. Là où nous sommes, dans l'anonymat d'une vie qui s'enfouit, la puissance de la résurrection peut habiter le monde où nous vivons : sa force de transformation déborde largement nos pauvres efforts humains pour peu que nous la laissions agir en nous, en nous ouvrant totalement et donc humblement et pauvrement à son action. Chacun d'entre nous porte la présence vivifiante et rayonnante du Christ ressuscité, s'il est assez transparent pour qu'elle répande sa lumière et sa chaleur sur le monde. D'une certaine manière, comme le dit un célèbre texte des origines du christianisme, nous sommes ainsi l'âme du monde (A Diognète).
Il y a plus encore si l'Eucharistie nous fait participer à la vie même du Royaume ; elle nous place dans la communion des Saints, là où Dieu est tout en tous. Et notre champ d'action s'élargit aux dimensions du monde. Nous sommes membres de ce Corps universel où chaque cellule peut agir sur d'autres sans même avoir conscience de le faire : nous sommes en communication réelle par l'Esprit et par l'amour. Rien ne peut nous séparer les uns des autres, nous sommes tous solidaires. Dès lors notre intercession, inséparable bien entendu du don réel de notre vie — condition d'entrée dans le Règne —, notre intercession vaut pour le monde. Peut-être sommes-nous actuellement soutenus par la prière d'hommes et de femmes que nous ne connaissons pas — qui ne nous connaissent pas — et qui prient et se donnent pour nous. Nous devons, nous aussi, prier pour ceux que nous ne connaissons pas mais qui sont exposés aujourd'hui à la persécution, à la guerre, à la faim, au martyre... Notre prière alors est communication du courant de l'amour et de la Vie que nous avons reçus et qui va irriguer les cellules malades ou exposées. Je crois à cette communion universelle dans la Vie, à cette communion mystérieuse de la puissance de la résurrection, parce que je crois à la communion des Saints dans l'unique Corps du Christ.
Mission : présence — communion — célébration — sacrifice.


Allez dans la paix du Christ.
Nous pouvons donc maintenant rentrer chez nous. Après une semaine hors de nos conditions normales d'existence, nous allons retrouver les difficultés quotidiennes et le danger est grand de retomber de haut. Cette retraite n'aurait servi à rien si elle ne vous donnait au moins quelques lignes de force pour la vie de tous les jours. Comme l'Eucharistie conduit au Règne et se vérifie dans notre pratique quotidienne pour que le Règne vienne, la retraite devrait conduire à vivre la réalité avec un regard neuf et un esprit renouvelé. Chacun d'entre nous, selon ses besoins et son histoire personnelle a, je l'espère, saisi un fil. Je ne crois pas aux résolutions ni aux révolutions subites et durables. En revanche je crois à la lente maturation de la parole dans un cœur : si une parole vous a frappé, laissez-vous habiter et peu à peu envahir par elle, elle modifiera votre comportement, si vraiment c'est une parole venue de Dieu, et, sans crispation ni efforts surhumains, elle vous transformera en profondeur.
C'est ainsi que pour moi la parabole du grain de blé qui meurt est l'axe central de ma vie chrétienne, et si vous relisez vos notes, vous verrez que toute cette méditation sur l'Eucharistie est orientée par cette parole, ce qui est naturel puisqu'elle s'applique en premier lieu au mystère pascal.
Ce que je voudrais au moins, c'est que vous emportiez de ces huit jours, un peu de la paix du Christ. Ma conviction profonde est que Dieu est Amour et que, lorsque l'on a découvert l'amour et qu'on lui a donné notre confiance, plus rien ni personne ne peut nous atteindre. La paix du Christ vient de cette expérience de la libération intérieure que donnent la confiance et l'amour. Nous sommes appelés à faire cette expérience par la rencontre de Jésus-Christ, le partage de sa Vie dans l'Eucharistie et le partage de la nôtre dans nos communautés et nos milieux de vie.
La paix nous protégera alors de la solitude, de la peur, du découragement, de l'incompréhension ou de la persécution rien ne peut nous séparer de l'amour du Christ (Rm 8, 39).
Forts de cette paix, rappelons-nous enfin que la Messe reste à achever, que la retraite reste à vivre.

Ite Missa est 1.
Voilà notre Messe et voilà votre liturgie, maintenant que vous descendez du Calvaire, emportant dans vos cœurs l’Hôte ineffable, comme un divin ferment : pour investir toute créature de Sa Présence, pour les incorporer toutes à Son Être, pour faire de chacune, autant qu’elle en est capable, et Son Corps et Son Sang.
Oh ! dites cet Amen qui adhère en chaque être à tout ce qu’il tient de Dieu ; soyez le oui qui révèle et suscite le meilleur, le sourire vivant qui ouvre les portes de lumière, le visage de mère qui est l’accueil du premier amour.
Allez, la Messe n'est point achevée tant qu'un corps est affamé, tant qu'une âme est meurtrie, tant qu'un cœur est blessé, tant qu'un visage est fermé — tant que « Dieu n'est pas tout en tous » (1 Co 15, 28).
Voici tout l'univers dans vos mains comme une hostie, pour être consacré par votre charité et rendu à sa vocation divine qui est d'aimer et de chanter. « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu » (1 Co 3, 23).
Allez, c'est la Mission divine, dans la Moisson divine, pour recueillir tous les épis dispersés dans les collines en un seul pain vivant.

Pierre Claverie , in Donner sa vie (cerf)

1. Maurice ZUNDEL, Le Poème de la sainte Liturgie, Œuvre de St-Augustin — DDB, Saint-Maurice, (Suisse) — Paris, 1934, p. 316 « Ite missa est ».