lundi 8 août 2011

En méditant... Olivier de Berranger, la question du développement dogmatique chez Newman


En 1990, pour le centenaire de la mort de John Henry Newman, le cardinal Joseph Ratzinger, retraçant son propre itinéraire théologique, déclara avoir trouvé, dans une étude d'Heinrich Fries « l'accès à la doctrine de Newman sur "l'évolution du dogme" ». « Je la considère, affirma-t-il alors, ensemble avec sa doctrine de la conscience, comme sa contribution décisive au renouveau de la théologie. Ainsi, il mit entre mes mains la clé qui nous permit d'inclure la pensée historique dans la théologie, mieux, il nous apprit à penser la théologie historiquement, nous donnant la possibilité de reconnaître l'identité de la foi à travers ses changements (...). Je pense que l'apport de Newman n'a pas encore été exploité par la théologie moderne. Il contient des possibilités fécondes qui attendent d'être développées1 ».

Sans prétendre répondre à cette lacune, mais, dans l'espoir que d'autres s'en saisiront, je m'efforcerai d'ordonner divers aspects de la question du développement dans la pensée de Newman. En ayant toujours présent à l'esprit que nous avons affaire à une pensée originale et dont les sources, outre l'Écriture et les Pères de l'Église, sont puisées dans une tradition anglaise généralement ignorée chez nous, je distinguerai deux préalables au bref exposé de sa méthode et de la critériologie qu'il propose en vue de distinguer un vrai développement de ses corruptions.

Le premier préalable, selon ce qu'il en dit lui-même en 1864 dans son Apologia, est que « le principe du développement de la doctrine dans l'Église chrétienne » auquel il s'est « entièrement consacré » à partir de la fin 1842 à Littlemore, lui apparut d'abord comme un principe philosophique.

 « Je vis, dit-il, que le principe du développement expliquait non seulement certains faits, mais qu'il était lui-même un principe philosophique remarquable, donnant un caractère à toute l'évolution de la pensée chrétienne2 ». Le second préalable à considérer est que, chez Newman, sa propre évolution, à partir d'une conscience éclairée par « un credo défini3 » jusqu'à ce qu'il appellera « le repos dans la plénitude catholique4 », forme comme une épure personnelle du phénomène historique du développement du christianisme.

Quant à la méthode de Newman, tout lecteur de son « essai » de 1845 « sur le développement de la doctrine chrétienne » ne peut manquer d'être frappé par le fait suivant. Newman, loin de s'en tenir à une analyse de l'évolution du dogme proprement dit, l'entraîne dans une observation et une description quasi scénique de l'histoire de l'Église, elle-même vue comme un phénomène de l'histoire du monde. Je rappellerai ce qu'il nomme « les principes » du développement avant d'en venir, par un choix un peu arbitraire, au troisième critère proposé par Newman pour discerner l'authenticité du développement dogmatique : son « pouvoir d'assimilation ».

« Un principe philosophique »

En rapportant dans l' Apologia comment le développement lui était apparu en 1843 comme « un principe philosophique remarquable », Newman reconnaît comme « faisant déjà partie de ses pensées depuis longtemps » la conception qui lui permettait alors d'attribuer à « l'enseignement chrétien, depuis l'origine jusqu'à nos jours... une unité et une individualité ». Le contenu de la foi qui avait pris consistance à ses yeux au cours de ses études scripturaires et patristiques était à envisager, par-delà la diversité de ses aspects, comme un ensemble spécifique dont la cohérence s'était manifestée dans la durée historique. À ses yeux, cette identité dans le mouvement de l'histoire est conforme à l'unité initiale du mystère qui se révèle. La multiplicité des articles du Credo de St Athanase — qui se trouve dans le Frayer Book anglican et que Newman privilégie par rapport à tout autre — comme la distinction nécessaire des dogmes entre eux, n'enlèvera jamais, selon lui, l'unicité de l'Objet confessé et le fait que celui-ci dépasse toujours les formulations qui en sont données dans la tradition ecclésiale. « Les dogmes catholiques ne sont en somme que les symboles d'un fait divin qui, loin d'être entièrement embrassé par ces propositions, ne serait ni épuisé ni sondé par des milliers d'autres5 ».

La grande question de Newman, depuis ses années d'études jusqu'à celles du mouvement tractarien, aura été et demeurera de saisir comment, dès le jaillissement de la Révélation dans l'Écriture et son interprétation progressive dans le dogme, le mystère salutaire se fraie les voies du langage humain. Question théologique s'il en est, mais au service de laquelle il se dote d'un organum philosophique, dont le phénomène du développement lui apparaît en 1843 comme l'expression la plus juste. Après en avoir eu une première intuition en étudiant l'histoire touffue de la quête des Pères d'avant Nicée sur la foi en la Trinité et l'Incarnation, où déjà il repère le rôle sociologique et intellectuel des écoles de théologie — tout particulièrement Antioche et Alexandrie confrontées aux hérésies — il va, au cours du Mouvement d'Oxford, chercher à fonder la continuité entre l'antiquité chrétienne et l'Église d'Angleterre. Il fait alors confiance au point de vue des théologiens anglicans du XVIIe siècle — les caroline divines6selon lesquels cette Église est l'héritière des Pères, ce qu'il établit dans ses ouvrages sur la Via Media. Il ne niera pas par la suite que cette période tractarienne ait été féconde pour lui-même et pour l'Église d'Angleterre, mais, comme il le démontre avec quelque pugnacité dans ses discours de 1848 sur « les difficultés ressenties par les anglicans vis-à-vis de l'enseignement catholique », les tendances de ce Mouvement ne pouvaient aller à légitimer une « Église nationale »... Auparavant, il se sera reproché d'avoir été victime des préjugés que lui avaient inculqués ces mêmes caroline divines, en somme de n'avoir pas suffisamment exercé à leur égard son « esprit critique7 ».

Toutefois, le sens d'un développement inhérent à toute réalité vivante remontait plus haut dans la pensée de Newman. Ne dit-il pas avoir appris chez Thomas Scott, — le seul auteur calviniste dont il conservera à portée de la main jusqu'à sa mort l'ouvrage La Force de la vérité — l'axiome selon lequel « la croissance est l'unique preuve de la vie » ? Ce principe, entendu primitivement dans son sens moral et personnel, Newman fut amené à lui reconnaître une extension objective, dont la portée, par-delà l'individu, atteint ce qu'il nomme génialement « l'idée » : « Vivre, c'est changer, être parfait, c'est avoir changé souvent8 », va-t-il jusqu'à affirmer dans son Essai sur le développement, et on saisit que cet axiome-là assume aussi bien un versant individuel et moral que doctrinal. Restant sauve l'unité de « l'objet réel » dont une « idée » est « la représentation », cette dernière, écrit-il, « recouvre la totalité des aspects possibles de cet objet », par analogie avec la manière dont des artistes placés en des angles différents face à un modèle, vont le représenter selon la lumière dans laquelle leur regard le perçoit aux diverses heures du jour. « Et de même qu'on peut considérer un objet matériel en des points si éloignés ou si opposés que les aspects en semblent incompatibles à première vue, tant les ombres en sont disproportionnées et même monstrueuses, et que pourtant toutes ces anomalies disparaissent, et toutes ces oppositions s'harmonisent si l'on détermine dans chaque cas le point de vision ou la surface de projection ; ainsi, tous les aspects d'une idée peuvent aussi s'unifier et se résoudre dans l'objet auquel ils appartiennent ; et la dissemblance prima facie de ses aspects, lorsqu'elle est expliquée, devient une preuve de la réalité et de l'intégralité de l'idée ; leur multiplicité, une preuve de son originalité et de sa puissance »9.

Newman, dans toute son œuvre, appliquera « l'idée » ainsi conçue à diverses réalités ou institutions, comme l'Idée d'université l'illustre avec éclat. Dans l'Essai sur le développement, c'est le christianisme qu'il regarde comme cette grande « idée réelle » dont il déclare d'emblée que « l'Incarnation est l'aspect central »10. C'est donc à propos du phénomène chrétien qu'il va, comme il le dit, étudier le développement « dans le champ des consciences » : « Le développement d'une idée (telle que celle du christianisme) ne ressemble pas à une étude tracée à la plume sur le papier, dans laquelle chaque plan successif n'est que l'évolution pure et simple de celui qui précède ; il s'accomplit au sein des collectivités humaines, de ses chefs et de ses guides, et, par leur intermédiaire, il se sert de leurs esprits comme de ses instruments et compte sur eux tandis qu'il les emploie ». Tout au contraire d'une « logique de papier », qui serait immédiatement satisfaisante pour l'esprit mais sans rapport avec l'histoire réelle, il faut s'attendre, pour « l'idée », à une série de risques, de conflits et de contrastes, puisqu'en parcourant les diverses sociétés où elle gagne en influence, elle « modifie l'état de choses au milieu desquelles elle se réalise, mais elle est elle-même modifiée... Quel que puisse être pour une grande idée le danger de corruption au contact du monde qui l'environne, il faut qu'elle affronte ce danger si elle veut être bien comprise, et plus encore si elle veut se manifester dans sa plénitude »11. Voici donc planté le décor mouvant sur le fond duquel va se dérouler le développement organique du dogme dont la finalité est d'atteindre la multitude des hommes dans leur histoire concrète.

L'évolution personnelle de Newman, épure d'un vrai développement

« Dans le concept de développement, disait le cardinal Ratzinger au cours de l'intervention que je citais pour commencer, se joue la vie personnelle de Newman. Newman a été quelqu'un qui s'est converti pendant toute sa vie, quelqu'un qui s'est transformé sans cesse et, dans ce sens, qui est resté toujours lui-même, se réalisant toujours davantage (...). Dans son idée d'évolution, il a présenté sa propre expérience de conversion, jamais achevée ; il nous a présenté ainsi l'interprétation non seulement de la doctrine chrétienne, mais aussi de la vie chrétienne. Je crois que le signe caractéristique d'un grand maître dans l'Église est qu'il enseigne non seulement par ses idées et ses paroles mais aussi par sa vie car en lui pensée et vie se compénètrent et se déterminent mutuellement ».

Le second préalable à notre réflexion est plus connu, grâce à Newman lui-même. On sait comment, attaqué dans la presse britannique en janvier 1864 sur la prétendue duplicité du clergé catholique, dont il se serait montré le représentant type, il réagit la même année par l'Apologia pro vita sua, dont la publication le fit sortir du purgatoire où l'avaient oublié anglicans et catholiques. À une époque comme la nôtre où chacun peut dire « sa vérité », sans prétention à « la vérité », ce qui frappe, par contraste, dans cet ouvrage, c'est une extrême tension entre l'exigence d'une conscience et l'affirmation tranquille du dogme compris finalement dans l'espace de l'Église catholique. Comment est-ce possible, se demande-t-on. Et lorsque Newman y affirme qu'après 1845, il n'avait « évidemment plus de récit à faire de (ses) idées religieuses » puisqu'il était « rentré au port », on peut deviner pourquoi des auteurs protestants l'ont, avec plus ou moins de véhémence, soupçonné d'avoir pour le coup abdiqué tout sens critique 12 !

Sans retracer tout cet itinéraire13, il faut rappeler que, dès le début de l'Apologia, Newman utilise lui-même le terme de dogme pour caractériser « le commencement de la foi divine » qui, à l'adolescence, s'empara de lui : « Quand j'eus quinze ans (à l'automne 1816), un grand changement se fit dans mes pensées. Je subis les influences d'une croyance définie, mon esprit ressentit l'empreinte de ce qu'était le dogme, et cette empreinte, grâce à Dieu, ne s'est jamais effacée ou obscurcie »14. Si, dans la suite du récit, Newman montre comment s'opérera chez lui un tri entre « les influences » reçues alors dans l'orbite calviniste, notons combien « l'empreinte du dogme », elle, qui fait partie de son héritage evangelical, reste vivante en lui, après bien des transformations, quand il s'exprime en catholique au faîte de sa maturité. Son expérience initiale, source d'une conversion permanente, lui est-elle si singulière qu'elle ne serait pas transposable à d'autres ? Ou au contraire, est-il permis, à cet égard, de « considérer Newman comme maître »15 ? Oui, pourvu de ne pas s'y méprendre. Quel que soit l'attrait — voire la fascination — que tant de contemporains de Newman ont éprouvé à son égard, attrait qui leur a survécu chez tant d'autres jusqu'aujourd'hui à travers ses écrits, son désir n'était autre que d'attirer au Christ ceux qui venaient à lui. Je propose, pour vérifier cela, un bref détour par le cinquième Sermon universitaire qu'il prononça le 22 janvier 1832. Nous sommes en amont du Mouvement d'Oxford, dont on s'accorde à reconnaître le premier coup de clairon dans le sermon de John Keble sur « l'apostasie nationale » le 14 juillet 1833. Souvenons-nous que la première question qui devait faire débat entre les protagonistes de ce mouvement fut celle de savoir s'il fallait confier sa poursuite à des « comités » ou faire confiance à « l'influence personnelle » des membres du clergé d'Oxford gagnés aux finalités d'un renouveau ecclésial... et comment Newman l'emporta d'emblée sur ce point avec l'appui de son ami Richard Hurrel Froude. Or ce sermon porte précisément sur « l'influence personnelle comme moyen de propager la vérité ».

Après avoir écarté d'autres « moyens », tels les miracles ou quelque système de preuves tiré de la raison, Newman suggère que Jésus lui-même, dès sa première manifestation parmi les docteurs, se révèle comme Celui dont l'influence va se propager par « un pouvoir moral qui lui est inhérent » autant que par sa prédication. Dans un langage encore tâtonnant, Newman cherche ensuite à décrire l'Église primitive qui émerge de cette origine : « Malgré les corruptions qui l'ont défigurée dès le début, dit-il, on peut la regarder comme ayant, par sa sainteté collective, approché du Christ, son modèle, aussi près qu'il est possible à l'homme tombé. Elle a été en fait une sorte de révélation de cet Esprit Saint qui, sous la forme du corps de l'Église, nous a été promis comme un second prédicateur de la Vérité après la mort du Christ, et qui l'a été en effet, sur des points bien plus diversifiés que ceux où le Christ s'était révélé lui-même. Par exemple, l'institution de l'épiscopat, le baptême des enfants, qu'on trouve dès le temps des Apôtres, ne sont pas, que je sache, clairement prouvés dans l'Écriture et cependant ils peuvent être aussi nécessaires, dans l'économie chrétienne, que la doctrine de l'Unité divine, ou celle de la responsabilité de l'homme... L'Écriture n'a pas de sanction expresse pour de tels principes ou de telles pratiques, étant admis que le but de l'Écriture n'était pas de présenter un système intellectuel à la contemplation de notre esprit, mais d'assurer la formation d'un certain tempérament moral »16.

Cette dernière expression, qui est à rapprocher de la « sainteté collective » mentionnée juste avant, vise ce que Newman appelle dans le langage d'Oxford l'ethos de l'antiquité chrétienne, mieux l'ethos de l'Église. Dans la suite de ce sermon, il laisse deviner « la succession des témoins » et de ceux qui « se transforment en cette glorieuse Image qu'ils contemplaient » chez les saints, tel le grand Athanase, afin de « continuer à répandre comme lui cette présence du Christ. » « De tels hommes, conclut-il, sont, comme le Prophète, placés sur leur tour en sentinelles qui allument leurs fanaux sur les hauteurs »17.

Outre saint Athanase, dont Newman a tenu lui-même à préciser le nom dans une note, il est aisé de reconnaître, dans « l'institution de l'épiscopat », une allusion aux « Lettres » de saint Ignace d'Antioche, qu'il avait étudiées dès 1828. Mais ce qui est le plus frappant, dans ce sermon, c'est que, même si le mot n'y est pas, s'y devine, au moins à l'état embryonnaire, toute sa réflexion ultérieure sur le « développement ». Il est vrai qu'en janvier 1832, Newman était en plein effort de rédaction de son premier livre sur Les Ariens. Une chose apparaît alors clairement : le «  développement » sera tout sauf une hypothèse d'école ou une pure théorie conceptuelle. Ce sera une réalité vivante, dont la manifestation passe par « une succession de témoins », c'est-à-dire d'individus dont le rayonnement personnel renvoie à l'unique Image du Christ, et à l'histoire d'une « sainteté collective » née de cette Image, fût-ce au risque de bien des contradictions dans l'histoire sociale de l'idée qui en émane, et donc de souffrances à endurer par ses témoins.

L'histoire de l'Église dans l'histoire du monde

« Le christianisme existe depuis assez longtemps dans le monde pour qu'il nous soit permis de le considérer comme un fait de l'histoire du monde »18. Par cette toute première phrase de son Essai de 1845, Newman introduit la méthode qui sera la sienne, ni d'abord déductive ni même à proprement parler inductive, mais historique, et, dans un sens à préciser et qui lui est propre, phénoménologique. Les éditeurs de la traduction française des Ariens du quatrième siècle, en 1988, ont écrit avec justesse : « Après sa conversion, Newman déclarera que ce sont les Pères qui ont fait de lui un catholique. On peut dire tout autant qu'ils ont fait de lui un historien : c'est sa décision de les lire dans l'ordre chronologique, du premier jusqu'au dernier, qui l'a véritablement orienté vers l'histoire »19. Si la science historique, la patristique ou la connaissance critique des Conciles n'ont cessé de progresser depuis son époque, tout lecteur d'aujourd'hui peut sans crainte aborder les nombreux écrits historiques de Newman, quitte à prendre ici ou là un peu de distance avec son style victorien, parfois imprégné de quelque romantisme. C'est le style d'un romancier et d'un poète avant d'être celui d'un théologien, titre qu'il ne revendiquait d'ailleurs pas.20

Ce qui ne cesse d'étonner à la lecture de l'Essai de Newman, c'est à la fois son ton très personnel, comme s'il puisait ses réflexions dans une sorte de rumination « idiosyncrasique », selon son propre terme, sur l'histoire et la vie du monde qui l'entoure, et, en même temps, une volonté de se placer à l'extérieur du phénomène qu'il observe, et ainsi de le rendre accessible à ses contemporains, quelle que soit leur position religieuse. Edward Sillem a parlé de sa « méthode phénoménologique », non certes dans le sens spécifique que lui donnera Husserl, mais avec la conviction que, chez Newman, les faits doivent parler par eux-mêmes, hors de tout a priori.21  D’où le recours inattendu et souvent très suggestif qu'il ne craint pas de faire, outre la critique historique, à bien d'autres cordes de l'archet des connaissances : tantôt la linguistique, les mathématiques, l'architecture, l'éthologie, la politique ou la stratégie militaire ; tantôt la logique, la musique, la peinture, l'art du portrait, la morale ou la métaphysique. Dans l'un de ses « essais historiques » de 1839, alors qu'il était encore dans la perspective de la Via Media pour justifier l'Église d'Angleterre comme continuatrice de l'Église des Pères, il avait même fait allusion à la paléontologie : « Une vertèbre suffit à reconstituer un mammouth, écrivait-il ; il en est de même dans le système ecclésiastique, une attitude, un symbole, un petit point de doctrine et de pratique suffisent pour qu'on puisse affirmer que le système est l'épanouissement d'une idée  juste ou d'un principe apostolique »22.

En évoquant l'analogie de la nature dans l'œuvre de son cher Joseph Butler, Newman écrit dans son Essai : « S'il est vrai, d'une manière ou d'une autre, qu'un besoin et sa satisfaction témoignent d'un dessein dans la création du monde sensible, de même les lacunes, si l'on peut parler ainsi, que l'on rencontre dans la structure de la croyance primitive de l'Église nous montrent que les développements, naissant des vérités dont cette croyance est le centre, étaient destinés, en toute probabilité, à les remplir »23. Il donne alors l'exemple de la matière organique, chez les végétaux, les animaux et l'homme même. Celui-ci ne reste-t-il pas identique, quelles que soient les transformations que la croissance de son être lui fait subir ?

Mais enfin, il fallait bien en venir à l'Écriture. On sait comment Newman, qui était si familier de la Bible depuis sa première formation à l'école de « la religion anglaise », en parle en lecteur assidu des commentaires des Pères, gardant toujours sa prédilection pour les Alexandrins. « La révélation prophétique est un développement en marche : les plus anciennes prophéties sont des textes féconds qui donnent naissance aux prophéties postérieures, ce sont des figures. Non qu'une vérité se fasse jour, puis une autre ; la vérité tout entière se révèle à la fois, ou de grandes portions de cette vérité, bien que seulement dans leurs rudiments et comme en miniature ; puis elles se déploient et s'achèvent en leurs parties à mesure que la révélation se poursuit... Mais la Bible toute entière, et non seulement ses livres prophétiques, repose sur le principe du développement. La révélation se poursuit toujours nouvelle, et pourtant toujours ancienne. Saint Jean, qui la complète, déclare qu'il ne donne à ses frères aucun nouveau commandement, mais un commandement ancien qui leur a été donné depuis le commencement. Cependant il ajoute : Je vous donne un nouveau commandement. Les paroles de Notre Seigneur sur la montagne offrent un exemple analogue de développement : Ne croyez pas que je sois venu pour détruire mais pour accomplir. Il ne renverse rien, mais il parfait ce qui existait auparavant »24.

En citant son Prophetical Office (1838), Newman s'attarde un peu sur « le style incommunicable qui convenait, autant que le langage humain le pouvait, au Dieu incarné », et dont les béatitudes lui paraissent un exemple singulier : « Ce style, écrivait-il, n'est d'ailleurs pas particulier au Sermon sur la montagne. Il est le même tout le long des Évangiles, distinct de toute autre partie de l'Écriture, et remarquable par ses déclarations solennelles, ses règles, ses sentences et ses maximes, semblables à celles que proposent les législateurs et que commentent les scribes et les légistes. Vraiment, tout acte, toute parole de Notre Seigneur possède un caractère de simplicité et de mystère. Ses actes emblématiques, ses miracles figuratifs, ses paraboles, ses réponses, ses condamnations, tout y parle d'une législature en puissance, capable de se développer ultérieurement, d'un code de vérité divine que les hommes devraient garder sans cesse devant les yeux et qui devait être un objet d'investigation et d'interprétation, un guide pour la controverse »25.

Mais la question rebondit : comment donc passer de l'Écriture, « dont la structure (est) si peu systématique et si variée, (le) style si imagé et symbolique » au dogme ? Dans son fameux sermon du 2 février 1843, Newman n'avait pas craint d'affirmer que « la Révélation elle-même nous fournit dans l'Écriture la structure générale, et même de nombreux détails du système dogmatique »26. Dans l'Essai, s'appuyant sur la parabole de « la semence qui germe et croît on ne sait comment », il souligne qu'il faut être attentif au « caractère spontané et progressif de la croissance » tant de la doctrine que de « la société organisée » qui l'énonce, et, ajoutera-t-il bientôt, comme son livre sur Les Ariens déjà le suggérait, la garantit.27 « Ma thèse, dit-il sans ambages, est la suivante : depuis les premiers âges, l'enseignement du christianisme tendit, par une progression plus ou moins ferme au cours du temps, vers ces dogmes ecclésiaux, reconnus et définis par la suite ; jusqu'à ce qu'enfin cette tendance devienne assez marquante pour justifier et produire une définition de ces dogmes et pour qu'on puisse voir en eux l'interprétation exacte et la clé de ces vestiges et de ces témoignages dans l'histoire d'un enseignement parvenu à terme »28.

Avant d'entrer dans l'analyse du processus foisonnant et souvent conflictuel qui aboutit à cet enseignement, Newman demande à ses lecteurs de signer avec lui une sorte de pacte. Si vous prenez des fragments, semble-t-il leur dire, acceptez le tout. Ou plutôt, reconnaissez qu'à partir du point focal de la révélation manifesté dans l'Écriture — l'Incarnation —, il faut vous attendre à ce que bien des éléments que vous ne pouviez deviner en restant rivés à la lettre émergent de l'histoire, qui ont leur demeure dans l'Église catholique. Sans qu'il soit dit qu'ils sont tous d'égale importance 29, tous ces éléments se tiennent ou se délitent ensemble. Écoutons cette page, peut-être dure à nos oreilles œcuméniques :

« L'incarnation précède la doctrine de la médiation et elle est l'archétype du principe sacramentel et des mérites des saints. De la doctrine de la médiation découlent l'expiation, la messe, les mérites des martyrs et des saints, les invocations à leur adresse et le culte qu'on leur rend. Du principe sacramentel découlent les sacrements proprement dits ; l'unité de l'Église et le Saint-Siège, symbole et centre de cette Église ; l'autorité des Conciles, la sainteté des rites ; la vénération des saints lieux, des sanctuaires, des images, des vases sacrés, des objets et des ornements qui servent au culte. Parmi les sacrements, le baptême donne naissance d'une part à la confirmation, de l'autre, à la pénitence, au purgatoire et aux indulgences ; et l'eucharistie entraîne la foi à la présence réelle, l'adoration du Saint Sacrement, la résurrection des morts et la vertu des reliques. De même la doctrine des sacrements conduit à la doctrine de la justification, et celle-ci à la doctrine du péché originel qui, à son tour, conduit à celle du mérite de la virginité. Ces développements particuliers ne sont pas non plus indépendants les uns des autres, ils s'entrecroisent au contraire, se relient et s'épanouissent ensemble en jaillissant du même tronc. La messe et la présence réelle font partie d'un même développement ; il en est ainsi de la vénération des saints et du culte de leurs reliques ; leur pouvoir d'intercession et la purification du purgatoire, ainsi que la messe et cette purification sont corrélatifs ; le célibat est le signe caractéristique du monachisme comme du sacerdoce. Il faut accepter le tout ou rejeter le tout ; atténuer c'est affaiblir, amputer, c'est mutiler. Il est vain d'accepter toutes les données sauf une, qui contient le tout au même titre que chacune d'elles »30.

Des principes du développement aux critères d'un vrai discernement

Nous venons de le voir, Newman n'hésite pas à faire mention du « principe sacramentel » dans un ouvrage consacré au développement de « la doctrine », c'est-à-dire du dogme chrétien. Ce rapprochement, on s'en souvient, était déjà primordial dans le Mouvement d'Oxford, tel qu'il en a retracé l'histoire dans son Apologia. Il y avait d'abord exprimé sa reconnaissance personnelle à l'égard de Butler, à cause de son idée d'analogie, qu'il définit comme « un rapport économique ou sacramentel » entre les œuvres divines, rapport qui fonde, selon lui, « la démonstration d'une Église visible, oracle de vérité et modèle de sainteté »31. Il y reconnaissait par là même sa dette envers John Keble. Dans une formule très dense, où l'unité des deux principes, sacramentel et dogmatique, est suggérée, il dit devoir à ce dernier une « doctrine qui embrasse, outre ce que les anglicans et les catholiques croient des sacrements proprement dits, l'article de la "communion des saints" dans toute son étendue, et aussi les mystères de la foi »32. Cette phrase, j'y insiste, bien que jetée en passant, ressaisit comme un tout « le principe du dogme » et celui d'« une Église visible ayant des sacrements et des rites, qui sont des canaux de la grâce invisible ». Même si Newman continuera de distinguer ces deux « principes », il ne les séparera jamais plus. Ce sont les principes fondamentaux du Mouvement d'Oxford, dont il faut se souvenir qu'à l'origine, ils étaient associés, aux yeux de ses protagonistes, Hurrel Froude mis à part, à un anti-romanisme vigoureux.33

Dans l'Essai surie développement, on sait comment, à l'issue d'un long et coûteux combat spirituel, Newman fait amende honorable sur ce dernier point. Il le situe à l'intérieur de la sacramentalité, celle-ci étant, avec le dogme, rattachée à un ensemble de neuf « principes du christianisme », tous fondés sur « la doctrine de l'Incarnation ». Auparavant, il n'aura pas manqué de proposer de clarifier la différence qu'il opère entre « doctrines » et « principes » : « On peut dire, si cette image nous est permise, que les doctrines sont aux principes ce que la fécondité est à la génération, bien qu'il ne faille pas pousser trop loin l'analogie. C'est par l'action des principes que se développent les doctrines, et leur développement varie avec ces principes même »34. Ou encore : « Les principes sont abstraits et généraux, les doctrines ont trait à des faits ; les doctrines se développent, les principes, à première vue, ne se développent pas ; les doctrines croissent et évoluent, les principes sont permanents ; les doctrines sont d'ordre intellectuel, les principes sont d'ordre plus immédiatement moral et pratique. Les systèmes vivent à l'intérieur des principes et représentent des doctrines. (Ainsi), la responsabilité personnelle est un principe ; l'existence de Dieu, une doctrine. Toute la théologie est sortie, à son heure, de cette doctrine, tandis que ce principe n'est pas plus lumineux, depuis l'Évangile, qu'autrefois dans le paradis terrestre, puisqu'il ne dépend pas de la foi en un Maître tout puissant, mais relève de la conscience »35.

Donnons un simple coup d'œil sur les neuf principes mentionnés par Newman en 1845. Ceux-ci, affirme-t-il, loin d'être l'effet du hasard, sont « continus et déterminés » ; ainsi ont-ils permis au christianisme d'être « resté semblable à lui-même du commencement jusqu'à la fin ». Cette liste, à première vue, peut surprendre un lecteur français d'aujourd'hui. Il se demandera quelle logique prévaut à leur ordonnancement. Newman prévient la question en avertissant que cette énumération n'est pas exhaustive et que ses « neuf exemples de principes chrétiens (sont) parmi le grand nombre de ceux que l'on pourrait énumérer »36. Telle quelle, sa synthèse d'alors n'en reste pas moins d'une étonnante cohérence pour qui veut pénétrer le dogme chrétien non comme une masse de propositions inertes, mais comme une source de communion à partir d'une vision unifiée du mystère révélé.

Tous ces principes sont solidaires entre eux. Je propose, pour la commodité, de les subdiviser en trois groupes. (a) Dans le premier, nous trouvons le dogme, la foi et la théologie ; (b) dans le second, la sacramentalité, le « sens mystique » de l'Écriture et la grâce ; (c) dans le dernier, l'ascétisme, le sens du péché et, plus inattendu mais livrant la clé du salut par l'Incarnation, la capacité de sanctification de la matière.

(a) Le dogme, ce sont ces « vérités surnaturelles irrévocablement livrées au langage humain » ; la foi est « l'acceptation absolue de la Parole divine » ; « la foi étant un acte de l'intelligence, ouvre une voie à la recherche… à la science en matière de religion, c'est le principe de la théologie ».

(b) La doctrine de l'Incarnation « établit au sein même de l'idée de christianisme, le principe sacramentel comme sa marque caractéristique ; cette même doctrine de l'Incarnation ouvre le langage de l'Écriture sur « un second sens », de sorte que « les mots expriment des idées nouvelles et reçoivent une fonction sacramentelle » : c'est ce qu'avec ses chers Alexandrins, Newman appelle le sens mystique ; le principe de la grâce, « qui n'est pas seulement saint mais sanctifiant », manifeste « l'intention de Notre Seigneur de nous rendre semblables à lui ».

(c) La grâce « ne peut pas nous élever et nous transformer sans mortifier notre nature », c'est le principe de l'ascétisme ; « venant à l'appui d'un pressentiment de la conscience », « la mort de l'homme naturel » implique « la révélation de la malignité du péché » ; enfin, « le fait de l'incarnation nous enseigne que la matière », « partie essentielle de notre être », « est, de même que l'esprit, capable de se sanctifier ».

Dans l'édition de 1878 de l'Essai, Newman ajoute une note additionnelle savoureuse à ces neuf « principes » : « Le développement lui-même, écrit-il, est aussi un principe de ce genre »37. Autrement dit, au même titre que le dogme, la foi, la théologie, la sacramentalité, la grâce, etc., il faut s'attendre à trouver, dans une « continuité de mêmes principes » pour discerner « un vrai développement »… le développement lui-même, puisque le christianisme, religion de l'Incarnation, se réalise dans l'histoire. C'est qu'en effet, si nous suivons l'exposé de Newman, nous nous trouvons déjà ici, avec cette explicitation sur « les principes », à l'intérieur d'un éventail de « critères » qui forment l'essentiel du contenu de la deuxième partie de son livre, mais dont en fait il ne traite in extenso que le premier de tous, à savoir « la permanence du type »38. Encore reconnaît-il, également en 1878, qu'il s'en est tenu pour ce faire à son aspect « politique », c'est-à-dire institutionnel, en laissant l'aspect « doctrinal » et « dévotionnel »39. Et nous pouvons appliquer à l'ensemble de l'ouvrage le terme d'« esquisse » qu'il emploie au sujet de ce long chapitre d'un ouvrage inachevé, puisque la conclusion du livre n'en fut pas écrite sur le papier mais mise en acte par Newman, le 9 octobre 1845 à Littlemore, par son surrender, son admission dans l'Église catholique.

Que reste-t-il alors, selon ses propres termes, des « sept critères de valeur, d'indépendance et de possibilité d'application variable »40 proposés par John Henry Newman pour distinguer un vrai développement d'une corruption, c'est-à-dire, en la matière, d'un gauchissement, d'une édulcoration, d'une torsion ambiguë du dogme, ou, pour tout dire, d'une « perversion de la vérité »41 ? Certes, il nous reste une ébauche par l'auteur de leur application convergente, et, pour chaque critère proposé, un certain nombre de suggestions mûries par le penseur dans sa longue réflexion sur l'histoire menée avant et après 1845. Mais, comme le cardinal Ratzinger l'affirme dans la citation que je donnais pour commencer, « l'apport de Newman n'a pas encore été exploité par la théologie moderne », et ce malgré l'énorme production des écrits en diverses langues sur Newman et son œuvre. Comme je l'ai fait pour « les principes », je rappelle en très bref les sept « critères » en question. Ils forment une gerbe dotée d'une puissante harmonie interne. Mais celle-ci est laissée en quelque sorte à la discrétion critique de chercheurs qui voudront bien en vérifier la validité, la confronter à « la théologie moderne » et en déployer toutes les virtualités. Ce sont donc, pour mémoire : 1) « la permanence d'un même type » ; 2) « la continuité des mêmes principes », dont je viens de parler ; 3) « s0n pouvoir d'assimilation » ; 4) « sa cohérence logique » ; 5) « son action conservatrice sur le passé » ; 6) « l'anticipation de son développement futur » ; 7) « la pérennité de sa vigueur »42.

Je me contenterai d'un bref aperçu à propos du troisième critère. Il s'agit du « pouvoir d'assimilation » de l'« idée » chrétienne. « Les doctrines et les vues concernant l'homme, écrit Newman, n'évoluent pas dans le vide, mais dans un monde peuplé d'êtres ; elles se frayent un chemin par interprétation et se développent par absorption »43. Constat audacieux mais réaliste qui rompt définitivement avec une conception anhistorique et fixiste de la Révélation, comme si les vérités de la foi étaient définies pour toujours, fût-ce dans des formules qu'il suffirait d'expliciter par de purs raisonnements. « Il n'existe pas d'idée qui s'enrichisse et dure sans rien puiser, comme les vérités mathématiques, à des sources extérieures. Loin que cette incorporation implique une corruption, comme on le suppose parfois, tout développement procède par incorporation »44.

Toute la question, selon ce critère, sera de savoir comment le dogme, à travers les luttes et les controverses nées depuis son apparition et entretenues durant toute son histoire par la résurgence d'hérésies, de réductions ou d'erreurs dues tantôt à l'influence de philosophies, tantôt à celle du pouvoir politique ou à la séduction de sectes de toutes sortes, résistera ou non. La réponse donnée par Newman est que sa meilleure manière de résister fut d'opérer une sélection dans les apports extérieurs produits par ces conflits et, loin de « se dissoudre en eux », de « se les incorporer ». Surtout avant Nicée, « ce que nous disent les premiers Pères ne fait que témoigner de la multiplicité des saisies opérées par l'esprit de l'Église dans le trésor de la vérité »45.

Newman va jusqu'à affirmer que l'Église, mêlée aux cultures, y trouve comme des « matières brutes » qu'elle « transforme à ses propres fin »46. Une telle vigueur d'assimilation suppose chez ceux qui confessent son Credo une confiance dans la vérité qui est à l'opposé du relativisme : « Dire que la vérité et l'erreur en religion ne sont qu'affaire d'opinion, qu'une doctrine en vaut une autre, que le Maître de ce monde ne désire pas que nous trouvions la vérité ; qu'il n'y a pas de vérité… que notre mérite consiste à chercher, non à posséder... c'est là le principe des philosophies et des hérésies qui est la faiblesse même »47. Newman, au risque de nous surprendre, le redira en 1870 dans son autre Essai célèbre de contribution à une grammaire de l'assentiment, « nous ne pouvons pas, sans absurdité, être appelés à la fois croyants et chercheurs ». Non certes qu'il n'y ait place chez les catholiques pour l'investigation théologique de la vérité, celle-ci étant toujours plus grande que ce qu'ils en comprennent, mais, comme il le dit aussi dans ce livre avec une pointe d'humour, « la vie n'est pas assez longue pour une religion d'inférences »48.

Revenant au « principe dogmatique », latent dès le commencement du christianisme, Newman, pour illustrer son critère d'assimilation, précise avec nuance le problème de la vérité confrontée aux questions concrètes qui surgissent dans la vie de l'Église, ce qui lui permet de situer le rôle de l'autorité héritée des apôtres, dans sa grandeur et ses limites. « Certes, écrit-il, le principe dogmatique se développe en Conciles au cours du temps ; mais il fut actif, et même souverain, dès l'origine dans toute la chrétienté. La conviction que la vérité était une, qu'elle était un don reçu de l'extérieur, un dépôt sacré, un bienfait inestimable, qu'il fallait la révérer, la protéger, la défendre, la transmettre, que ne pas la posséder était une privation douloureuse, la perdre un malheur indicible ; d'autre part, les paroles et les actes si graves de saint Jean, de Polycarpe, d'Ignace, d'Irénée, de Clément, d'Origène, tout cela est parfaitement compatible avec la perplexité ou l'erreur lorsqu'il s'agissait de savoir où était la vérité dans les cas particuliers, de quelle manière des questions douteuses devaient être résolues ou quelles étaient les limites de la révélation. Les Conciles et les Papes sont les gardiens du principe dogmatique ; ils ne sont pas eux-mêmes ce principe ; ils présupposent ce principe ; ils répondent par l'action à l'appel de ce principe, et ce principe pouvait être actif avant même qu'ils occupassent leur place légitime et exerçassent un pouvoir reconnu dans la vie de la société chrétienne »49.

Le cardinal Honoré, citant Newman, propose de résumer ainsi le troisième critère que je viens de présenter : « Un travail de choix, de conser-vation, d'assimilation, de guérison, de modelage, un pouvoir unitif, voilà l'essence d'un développement authentique. » Pensons à la manière dont le second concile du Vatican enseigne que « l'Église... assume toutes les richesses, les ressources et les formes de vie des peuples en ce qu'elles ont de bon ; en les assumant, elle les purifie, elle les renforce, elle les élève. » La porte est ouverte aux théologiens d'aujourd'hui pour qu'ils reprennent à leur compte le thème du développement du dogme chez Newman, quitte à en faire une saine critique, afin d'en déployer de nouvelles harmoniques dans l'espace des cultures en mouvement qui caractérise le temps que nous vivons.



Olivier de Berranger, in Communio XXXVI




Olivier de Berranger, évêque émérite de Saint-Denis, a rejoint la communauté du Prado.

Principales publications : La politique, 15 questions à l'Église

(propos recueillis par Vincent Villeminot), Paris, Plon/Mame, 2003 ;

L'Évangile selon Saint Jean, Parole et Silence (2007) ;

Par l'amour de l'invisible, Paris, Ad Solem, 2010.



1. Newman, un maître dans l'Église, conférence reproduite dans l'Osservatore romano, 9 août 2005. La thèse d'Heinrich FRIES sur La philosophie de la religion chez Newman fut publiée à Stuttgart en 1948.

2. Apologia pro vita sua, trad. fr., Genève, Ad Solem, 2003, pp. 372-373.

3. Ibid., p. 120.

4. Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, trad. fr. Paris, Centurion, 1964, p. 376.

5. « XVe Sermon universitaire, La théorie des développements dans la doctrine religieuse », 2 février 1843, Sermons Universitaires, Paris, DDB, 1955, §23, p. 344.

6. Les « théologiens carolins » étaient des ecclésiastiques de la haute Église soucieux de rattacher l'Église d'Angleterre, sous l'impulsion de l'archevêque Laud, aux sources patristiques, sous Charles 1er (1600-1649) et Charles II (1630-1685).

7.  Apologia, op. cit., p. 379.

8. Essai sur le développement, op. cit., p. 83. Traduction modifiée.

9. Ibid., p. 78.

10. Ibid., p. 79.

11. Ibid., p. 82.

12. Voir P. VAISS, Newman et le Mouvement d'Oxford, un réexamen critique, Peter Lang, Berne, 2006 ; Frank M. TURNER, John Henry Newman : The Challenge to Evangelical Religion, New Haven, Conn. Yale University Press, 2002.

13. Je me permets de renvoyer à mon livre, Par l'amour de l'invisible, Paris, Ad Solem, 2010, pp. 11-67.

14. Apologia, op. cit., p. 120 (nous préférons le mot « empreinte » à celui d'« impression » en français).

15. Selon le titre d'un article de Léonce de GRANDMAISON, John Henry Newman considéré comme maître, Études, 20 décembre 1906.

16. Sermons Universitaires, V, §11-12, Paris, DDB, 1955, pp. 128-129.

17. Voir Sermons Universitaires, loc. cit., pp. 122-142, spécialement §3, 4, 5, 8, 10-11, 34-35.

18. Essai sur le développement, op. cit., p. 51.

19. Les Ariens du quatrième siècle, Paris, Téqui, 1988, éd. M. Durand et P. Veyriras, p. 14.

20. « Un théologien, c'est celui qui maîtrise la théologie. Il peut dire les opinions sur chaque point, ce que les auteurs en pensent et qui est le meilleur. Il peut distinguer entre une proposition et une autre, entre un argument et un autre. Il peut dire ce qui est sûr, ce qui est crédible et ce qui est dangereux. Il peut retracer l'histoire des doctrines au cours des siècles, appliquer les principes des premiers temps aux conditions du temps présent. Je ne suis pas cela et ne le serai jamais. Comme saint Grégoire de Naziance j'aime aller mon chemin, prendre mon temps, vivre sans faste ni position, ou avec des urgences. Qu'on me mette en vue, et je ne compte plus. Qu'on me laisse à moi-même et je m'occuperai aujourd'hui et demain. Qu'on m'élève et on m'éteindra. Qu'on me laisse seul et je vivrai tout mon temps ». Letters and Diaries, Lettre à Miss Giberne, 10 février 1869. Cité par J. HONORÉ, John Henry Newman, le combat de la vérité, Paris, Cerf, 2010, p. 7.

21. J.H. NEWMAN, The philosophical notebook, ed. Edward J. Sillem, vol. Il, Louvain, Nauwelaerts Publishing House, 1969, pp. 127-139.

22. J.H. NEWMAN, L'Église anglo-américaine, article du British Critic, oct. 1839, reproduit in Essays critical and historical, vol. I, 1871, p. 337 ; adapté par J. GUITTON, La philosophie de Newman, Paris, Boivin, 1933, p. 60.

23. Essai sur le développement, op. cit., p. 104.

24. Ibid., pp. 105-106.

25. Ibid., p. 107. Voir Prophetical Office of the Church, Lecture XII, Via Media, vol. I, pp. 292-293.

26. XVe Sermon universitaire, §27, op. cit., p. 346.

27. Essai sur le développement, pp. 110-112 ; voir Les Ariens du quatrième siècle, op. cit., p. 125-126. P. VAISS a attiré l'attention sur ce point dans Newman, sa vie, sa pensée et sa spiritualité, Paris, L'Harmattan, 1991, p. 452.

28.Ibid., p. 155.

29. Le concile Vatican II parlera d'une « "hiérarchie" des vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec les fondements de la foi chrétienne », Unitatis redintegratio, 11.

30. Essai sur le développement, op. cit., p. 130.

31. Apologia pro vita sua, op. cit., p. 132.

32. Ibid., p. 146.

33. Voir Apologia, pp. 188-194.

34. Essai sur le développement, op. cit., p. 204.

35. Ibid., p. 203.

36. Ibid., p. 328.

37. Ibid., n. 1.

38. Chapitre VI, pp. 229-324.

39. On retrouve là la trilogie de la célèbre préface de 1877 à la troisième édition de la Via Media.

40. Ibid., p. 197.

41. Ibid., p. 196.

42. Ibid., pp. 197-229. Pour une première approche synthétique de cet ensemble de critères, on peut consulter J. HONORÉ, La pensée de John Henry Newman, Paris, Ad Solem, 2010, pp. 76-82.

43. Essai sur le développement, op. cit., p. 210.

44. Ibid.

45. Ibid., pp. 358-359.

46. Ibid., p. 361.

47. Ibid., p. 355.

48. Grammaire de l'Assentiment, Paris, Ad Solem, pp. 256 et 155.

49. Essai sûr le développement, op. cit., pp. 357-358.

50. J. HONORÉ, op. cit., n. 39, p. 78. Voir Essai, p. 210.

51. Lumen Gentium, n°13.