mardi 17 juillet 2018

En fêtant... Georges Chantraine, Le dimanche



Le dimanche ne devient chrétien qu'à trois conditions : qu’il soit fête, fête de la Résurrection, et de la Résurrection qui suspend le cours banal des choses.
Tant le droit canon (can. 1247, §1), que le Concile de Vatican II qualifient le dimanche de jour de fête ; le concile précise même que ce jour de fête est primordial, ce qu'il explique ainsi : » L'Église célèbre le mystère pascal en vertu (ex) d'une tradition apostolique qui tire son origine da jour même de la Résurrection du Christ, chaque huitième jour, qui est nommé à bon droit jour du Seigneur ou dimanche »1. De plus, le droit canonique range « tous les dimanches et chacun d'eux » parmi les « jours de fête de précepte » et il prescrit d'entendre ce jour la messe, de s'abstenir des œuvres serviles, des actes judiciaires, de même que, sauf coutumes contraires légitimes ou indult particulier, de marchés publics, de foires et d'autres ventes publiques aux enchères (can. 1248).
Ainsi, le dimanche est un jour de fête ; ce qui y est fêté, c'est la Résurrection du Seigneur en vertu d'une tradition apostolique, et ce jour de fête est également de précepte.
Tels sont, croyons-nous, les éléments essentiels d'une réflexion sur le dimanche comme de sa pratique. Les difficultés concernant la célébration dominicale proviennent principalement de la difficulté de tenir et de coordonner ces trois éléments. Il y a, en effet, les dimanches plats de ceux qui satisfont au précepte, mais sans participer à aucune fête ni sans se souvenir en quelque manière du Ressuscité (sont-ils si nombreux ?). Il y a les dimanches où des chrétiens se mettent en fête, mais leur fête est-die celle de la Résurrection, et la reçoivent-ils encore de la Tradition apostolique (c'est ce que rappelle le précepte) ? Ce serait notamment le cas, à ce qu'on écrit, de ces « croyants non pratiquants »2 qui désertent les églises à cause du » légalisme » des célébrations 3, de la coupure qu'ils y sentent entre le culte et l'engagement 4. À l'inverse, des croyants pratiquants déserteraient sur la pointe des pieds ce type de célébration, parce que précisément ils n'y trouveraient plus trace – ou plus assez trace – de la présence et de l'action du Sauveur 5. Enfin, il y a les tristes dimanches, second jour d'un week-end. Le loisir qu'on y prend n'est pas habité par la fête et n'y procure pas le repos, mais au mieux la détente.
Esquissons donc une réflexion sur le dimanche en liant entre eux ces trois éléments constitutifs.
1. Le dimanche est d'abord un jour de fête. Sans fête, pas de dimanche. Proudhon l'a montré avec force dans son mémoire De la célébration du dimanche 6 : « Sans culte et sans fête, point de religion ». Et la fête demande une cessation de l'activité (sabbat) ; ce qui est propre à l'homme, car » fidèles à leurs instincts, les animaux ne s'arrêtent pas plus que les plantes ». Cette cessation du travail n'est pas réservée aux loisirs ni à la détente, mais au repos du corps qui donne « un surcroît d'activité à l'esprit » : c'est alors que l'esprit peut s'affirmer en lui-même, dans sa transcendance par rapport au monde et à ses conditionnements, dans ce que Proudhon appelle « la solitude ». Moïse eut le génie de créer autour de ses « paysans » « une solitude qui ne détruisît point la grande affluence et qui conservât tout le prestige d'un véritable isolement : ce fut la solitude des sabbats et des fêtes ». Il voulait par là » non pas une agglomération d'individus, mais une société vraiment fraternelle » 7. C'est encore ce que la célébration du dimanche ne laisse pas de produire : « Dans toutes les conditions (sociales), l'homme ressaisit sa dignité, et dans l'infini de ses affections, il reconnaît que sa noblesse est trop haute pour que la distinction des rangs puisse la dégrader et l'avilir »8.
Bénie soit donc l'Église catholique qui, en maintenant cette institution, a conservé « le plus précieux reste de la sagesse antique »9. Grâces soient rendues aux conciles qui, mieux avisés que les délicieux abbés du dix-huitième siècle, ont statué inflexiblement sur l'observation du dimanche, et plût à Dieu que le respect de ce jour fût encore aussi sacré pour nous qu'il l'a été pour nos pères ! »10.
« Le plus dangereux adversaire que devait rencontrer Moïse en instituant la fériation hebdomadaire, c'était la cupidité »11. Travaillez plus pour produire plus, sans vous reposer : ce serait du temps perdu. À quoi s'opposera cette nouvelle formule : « Travaillez moins pour consommer plus, ayez des loisirs ». Autre effet, inverse du précédent, de la même cupidité. Alors le loisir, qui suspend le travail, se substitue au repos ; il sert de soupape, psychologiquement et politiquement très utile, aux tensions accumulées par la domination technocratique du travail, il sert aussi d'allégement et de détente après l'effort ; il sert enfin de compensation à la liberté aliénée, « grâce aux fabriques modernes de rêve et d'idéologie »12. Proudhon déjà avait décrit ce temps vide : « Le dimanche est un jour de délassement insupportable, de vide affreux ». Les esprits, devenus » frivoles », « se plaignent de l'ennui qui les accable »13 ou, ajouterons-nous, le trompent dans le « divertissement » (Pascal).
Non moins dangereux adversaire de la célébration du dimanche, l'idéologie, parce qu'elle vise à empêcher l'esprit d'accéder à lui-même et l'homme de reconnaître sa dignité 14. Aussi l'Etat totalitaire s'efforce-t-il d'interdire la célébration du dimanche ou d'en réduire les effets en la confinant dans les églises et en employant d'autres ruses. Aussi l'idéologie de la lutte des classes condamne-t-elle une célébration où l'homme reconnaisse » que sa noblesse est trop haute pour que la distinction des rangs puisse la dégrader ou l'avilir » ; elle dénonce le « légalisme » d'un culte qui se sépare de la praxis. Aussi l'idéologie du « sécularisme » prétend-elle exorciser le sacré de la religion chrétienne 15, pour la raison que le Christ aurait achevé et mené à bout la désacralisation commencée sous l'Ancienne Alliance. En réalité, le Christ l'a fait en rendant l'homme à sa condition première, en sorte que désormais le sacré n'est nullement aboli, mais, au lieu d'être en suspension, il s'est comme « précipité » dans l'homme : c'est dans l'homme qu'est désormais le sacré ; l'homme est lui-même sacré 16. C'est, malgré certains préjugés, ce qu'avait pressenti Proudhon et c'est ce qui fait la valeur de ses analyses.
2. En portant le dédain ou la critique contre le sacré, l'idéologie du sécularisme a en outre pour effet de mettre en porte-à-faux la célébration du dimanche. On peut s'émerveiller devant l'histoire du salut et devant la Nouveauté de la Résurrection célébrée le Jour du Seigneur ; mais si l'homme n'est pas sacré, si le sacré est déclaré forclos, la célébration ne sera pas une fête ; elle finira par être désertée.
En revanche, là où le chrétien laisse sa place à la fête, il célèbre aussi celle du Seigneur. C'est Par Lui, avec Lui et en Lui que l'homme accède à sa vérité. En dehors de Lui, il se sait plongé dans les ténèbres de l'erreur et du mensonge. Et il rend grâces à Dieu le Père avec tous ses frères – ceux de l'assemblée, connus et inconnus, ceux de toute l'Église en tous lieux et en tous temps – d'une telle libération qui, d'esclave du péché qu'il était, le fait fils adoptif.
En cela précisément, la Pâque du Seigneur diffère radicalement de la Pâque juive, et le dimanche du sabbat. Saint Paul l'avait déjà affirmé : » Tout cela (observances anciennes, fête, sabbat) est l'ombre des réalités à venir : le corps est du Christ »17. Et saint Ignace d'Antioche, témoin incomparable des institutions nouvelles parce que porté par l'Esprit de Dieu : « Ceux qui vivaient selon l'ancien ordre des choses sont venus à une nouvelle espérance, n'observant plus le sabbat, mais le jour du Seigneur, jour où notre vie s'est levée par le Christ et par sa mort »18.
Aussi ce jour où notre vie s'est levée n'est-il pas à proprement parler un jour de repos après le travail, mais un jour au-delà du repos et du travail, jour où l'activité est repos et le repos activité, jour de la création accomplie parce que récapitulée dans le Christ par l'Esprit, huitième jour situé au-delà du rythme hebdomadaire et en même temps évoquant le premier jour où Dieu sépara la lumière des ténèbres, car la création n'est récapitulée dans le Christ que par un jugement, celui précisément qui a été rendu sur la Croix. Ainsi, la fin visée par notre sabbat ne sera pas un soir, le grand soir rêvé par un messianisme terrestre et sécularisé, mais « le dimanche, tel un huitième jour éternel »19.
Jour du Seigneur. Jour après lequel tout autre jour disparaît. Et pourtant après le dimanche, le lundi. D'où une tension inévitable et bénéfique. D'une part, c'est tous les jours dimanche : la vie du chrétien est « une fête perpétuelle »20, car vivant dans l'éon nouveau, il fait de son existence « une offrande spirituelle agréable à Dieu »21. Et d'autre part, il vit encore dans ce temps-ci : c'est patiemment qu'il assimile le mystère du Christ et qu'il y est incorporé. Patiemment aussi, son espérance doit prendre les dimensions de celle du Christ qui attend que, par l'Église son Épouse, toute l'humanité soit récapitulée en son corps. Ce temps de la patience et de l'espérance est vécu symboliquement comme celui qui sépare chaque dimanche de la fête de Pâques : c'est la même fête, mais comme déployée dans le temps commun de la société pour la pénétrer progressivement à chaque génération de son Esprit. Et c'est à l'intérieur de cette tension fondamentale que l'Église « déploie tout le mystère du Christ pendant le cycle de l'année — de l'Incarnation et la Nativité jusqu'à l'Ascension, jusqu'au jour de la Pentecôte, et jusqu'au jour de la bienheureuse espérance et de l'avènement du Seigneur. Tout en célébrant ainsi les mystères de la Rédemption, elle ouvre aux fidèles les richesses des vertus et des mérites de son Seigneur ; de la sorte, ces mystères sont en quelque manière rendus présents tout au long des temps, les fidèles sont mis en contact avec eux et remplis par la grâce du salut »22.
Ainsi l'homme, rendu à sa dignité par le Christ, est-il appelé à entrer dans un autre temps, une autre histoire, temps et histoire du Christ par lesquels il participe dès ici-bas à l'éternité du Père, du Fils et de l'Esprit. Et corrélativement c'est en répondant oui à cet appel avec et, d'une certaine manière, dans la Mère de Dieu, c'est en s'offrant lui-même qu'il accède à sa dignité véritable (et au sacré véritable).
Il est clair qu'appel et réponse sont effectivement prononcés à l'intérieur de l'échange eucharistique où l'assemblée des frères célèbre le Jour du Seigneur avec les anges et les saints. On ne voit donc pas de raison de choisir entre les termes de cette alternative : « Le dimanche, dois-je aller à la messe ou dois-je m'associer à une assemblée ? ». Comme si la messe ne se célébrait pas dans une assemblée. On verrait même une raison de ne pas choisir entre les termes de cette (fausse) alternative, s'ils cachaient l'idée qu'une célébration non eucharistique peut être regardée comme équivalent à une célébration eucharistique. C'est là, en réalité, un pis-aller. La tâche des pasteurs est de tout mettre en œuvre pour permettre à leurs frères de célébrer le dimanche par l'eucharistie du Seigneur.
3. Il y a enfin l'élément de précepte. C'est le plus mal compris et le plus fragile. Le plus mal compris d'abord parce que, en dehors de la messe, les obligations dominicales sont demeurées celles que Constantin avait imposées à tous, païens et chrétiens, pour le chômage du dimanche, ensuite parce qu'il est facile d'opposer l'essence du christianisme à la loi. Mais que les textes vigoureux de Paul opposant l'esprit à la loi ne nous fassent pas oublier les ordres non moins vigoureux du même Paul. La loi qu'il oppose à l'esprit est la loi des œuvres mortes ; Paul connaît aussi la loi de l'Esprit et il entend qu'en obéissant à son autorité apostolique ses frères se comportent suivant l'Esprit du Seigneur.
L'élément de précepte est aussi le plus fragile, car, redisons-le, l'Église a fixé la célébration du mystère pascal au jour même de la Résurrection du Christ en vertu d'une tradition apostolique. Et elle y tient, car « parmi les divers systèmes qui sont imaginés pour établir un calendrier perpétuel et l'introduire dans la société civile, elle ne s'oppose pas à ceux-là seulement qui observent et sauvegardent la semaine de sept jours avec le dimanche, sans intercaler aucun jour hors de la semaine, de telle sorte que la succession soit laissée intacte, à moins que n'interviennent des motifs très graves dont le Siège apostolique aurait à juger »23.
Pour des mentalités disposées à ne retenir de la religion que ces éléments dits universels ou à modeler le christianisme sur la culture dominante (présente ou à venir), un tel attachement à un élément contingent paraît aussi obscur ou ridicule que l'attachement à l'Écriture, au pain et au vin pour la célébration eucharistique, au Siège de Pierre pour la communion hiérarchique et à la consécration religieuse pour la communion fraternelle. C'est pourtant grâce à un tel attachement que l'Église demeure apostolique et donc Église du Christ.
À qui admet cela, la nature du précepte devient claire : il ne s'agit pas de contraindre les chrétiens à se rendre à la messe, mais de les convoquer ici et partout dans la puissance de l'Esprit à célébrer les uns avec les autres la fête de leur libération et de leur adoption qui leur rend leur dignité d'hommes. S'abstenir d'une telle participation exige évidemment une raison grave c'est-à-dire sérieuse et réfléchie, sans quoi on s'exclut soi-même de la communion. Ce qui suppose évidemment la réintégration par l'absolution sacramentelle. On est loin alors d'une certaine casuistique qui tue la vie des âmes ; mais on est loin également d'une sorte de laisser-aller qui permet à n'importe qui dans n'importe quelle condition de participer à l'assemblée chrétienne et à l'Eucharistie. Il n'y a d'assemblée dominicale que convoquée par le Seigneur grâce au ministère des apôtres qui s'exerce aujourd'hui par leurs successeurs les évêques.
Deux questions pour terminer : en dehors du travail et des loisirs, ai-je du temps pour organiser des réjouissances avec la famille ou des amis et connaissances ; ai-je du temps à consacrer à Dieu ?
Georges CHANTRAINE s.j., in Communio

1. Constitution sur la Sainte Liturgie, n° 106 ; repris par les Normes universelles pour l'année liturgique, n° 4.
2. R. Gantoy, « Réflexions à propos de la pratique dominicale », dans Communautés et liturgies, 1975, p. 206.
3. R. Gantoy et M. Veys, « Réflexions à propos de la pratique dominicale », dans Paroisse et liturgie, 1973, p. 196.
4. R. Gantoy, art. cit., p. 214-215.
5. Cf. à ce sujet les études de R. Pannet. Peut-être l'engagement que demande la réforme liturgique est-il aussi une cause de telles désertions (cf. R. Gantoy et M. Veys, art. cit., p. 199).
6. P.-J. Proudhon, œuvres complètes, nouvelle édition sous la direction de C. Bouglé et H. Moysset, Paris, 1926, p. 67-70.
7. Ibid. p. 41.
8. Ibid. p. 51.
9. Ibid. p. 69-70.
10. Ibid. p. 60.
11. Ibid. p. 51.
12. J. Moltmann, « La fête libératrice,, dans Concilium, 92 (1974), p. 73-74.
13. P.-J. Proudhon, œuvres complètes, Paris, 1926, p. 68.
14. Dans l'article cité à la note précédente, Moltmann note : « En Europe, les fêtes furent chassées de la vie publique par la Réforme, le puritanisme et l'industrialisation, (p. 71). Nous n'avons rien dit du puritanisme et de la Réforme. Notons seulement que, dans la mesure où Réforme et puritanisme ne sont plus entièrement chrétiens, ils véhiculent de l'idéologie.
15. Cf. L. Maldonado, Vers une liturgie sécularisée, Paris, 1971. Dans sa Petite catéchèse sur nature et grâce, coll. « Communio », Fayard, Paris, 1980, le P. de Lubac a montré comment cette pensée fonctionne chez E. Schillebeeckx (Appendice B : « Sacrement du monde ? »).
16. Cf. H.-U. von Balthasar, Nouveaux points de repère (coll. « Communio « , Fayard, Paris, 1980, p. 343-360 : « Religion et culture chrétienne dans le monde actuel »).
17. Colossiens 2, 17.
18. Ignace d’Antioche, Aux Magnésiens 10, 1.
19. Saint Augustin, De Civitate Dei, XXII, 30, 5 (PL 41, 804).
20. H. Dumayne, art ». Dimanche », dans Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, IV (1921)p. 929-930.
21. Épître aux Romains 12, 1 s. ; Prière eucharistique III.
22. Constitution sur la Sainte Liturgie, n°102.
23. Appendice à la Constitution sur la Sainte Liturgie.

vendredi 29 juin 2018

En aimant... Xavier Grall, À mes Divines



Oui, j’ai aimé tout ce qu’il est possible d’aimer. J'ai aimé l'amitié, j'ai aimé l'amour. Je les ai aimés aussi sauvagement que la mer aime la rive. Comme le vent aime l'arbre. Je ne regrette pas cette avidité tremblante. J'ai donné, j'ai jeté ma vie, dans les bars et dans les cœurs. Je fus comme une auberge jamais fermée. J'ai jeté ma vie dans les rapsodies, les sagas, les ballades. J'ai aimé les matins et les soirs. Et les arbres. Et les bergeries. Et toutes les demeures humaines plantées dans l'éternel poème de la création. Quelle grâce insensée, presque tragique à force d'être violente ! Je vous en fais, mes Divines, les héritières.
J'ai aimé tout ce qu'il est possible d'aimer. Et c'est par ce canal brûlant que j'ai participé à la haute musique du monde et à la vérité de Dieu. J'ai aimé, j'ai pleuré, j'ai béni. J'ai aimé le soleil, les chiens humiliés, j'ai aimé mon pays, je me suis battu, j'ai admiré.
J'ai eu la perception presque physique du bien et du mal. C'était parfois atroce et quelquefois merveilleux. Je sais à présent que le mal est une ineptie et l'incroyance, une incroyable infirmité. Je sais que la fête existe et je peux vous dire aujourd'hui que c'est cette certitude qui m'a poussé à vous écrire cette folle missive.
Je fus créé. Et j'ai créé. J'ai honoré mon Père et j'espère que vous honorerez aussi mon pauvre nom, afin que vous vous reliiez aux vérités fondamentales de l'humanité. J'ai cru longtemps, dans mon pessimisme tenace et navré, que l'Histoire n'avait pas de sens et que l'humour de Dieu s'enracinait dans quelque cruauté inimaginable. Je ne suis pas loin de croire aujourd'hui que cette Histoire emprunte quelque route providentielle et qu'en définitive, malgré les embardées, les guerres qui tombent sur les saisons, les égarements de la pensée, les servitudes, les chaînes, le sang et la mort, l'homme sort gagnant de tout. L'espèce joue à cache-cache avec son Créateur. Ah oui, je tiens à vous le redire, Dieu est poésie et la poésie c'est de l'amour.
Je m'en irai à l'Esprit comme un vagabond chanteur de rue et j'aimerais dire dans un dernier souffle le mot « bonjour ».
J'ai aimé tout ce qu'il est possible d'aimer. J'ai ri avec le rire de la mer. J'ai pleuré avec les détresses des oiseaux. J'ai ragé, j'ai piaffé d'amour sur tous les chemins. Salut les hommes, disais-je, salut les seigles, salut les blés, salut les villes.
Après ce livre, peut-être ne ferai-je plus rien qu'une bonne chanson.
Mon âme gonflée comme une voile dans le violent noroît.
Je m'en irai à l'Esprit portant mémoire, mes Divines, de toutes les choses bonnes qui sont sur la terre, avec la rime des meilleurs poèmes, avec le soleil de la miséricorde.
Oui, je n'ai cherché que Dieu, partout, dans les chemins, dans les bars, dans les plaisirs, dans le regard des amis, dans l'amour des femmes. Dans les péchés de chair et de sang, dans la gloire des alcools.
Il y a dans ce monde, une énorme énergie d'amour. Tout l'univers s'enivre dans les bars des ports, dans les grands bols de sève qui coulent des arbres, dans les ruissellements des pluies, dans le vin des espaces.
J'irai à Thulé, chez les Atlantes, à Tir na Nog, à l'Éden et ce sera le Paradis. Et mon âme en feu s'étanchera de musique.
Cette rage d'avoir un poing dans le cerveau, et de ne pouvoir dire ce que je vois. Vogueurs d'infini, nos navires sont trop fragiles. Mais, mes Divines, à votre âme, assignez la Haute Mer.
Pour la Nature, j'ai nourri un amour insensé. Savoir chaque jour, saluer la lumière et la remercier d'être ; là. Rien ne meurt. Tout gîte dans tout.
Ma vie fut toujours un invisible départ vers autre chose, vers Quelqu'un. Et ce fut parfois amer, et déchirant. Risque spirituel : les âmes stagnantes sont des âmes mortes.
Bourgeois dans vos lits pourris, dans votre confort de fric et de morale, vous n'avez pas cinglé vers le large. Et peut-être seriez-vous damnés, si pour votre assomption, les poètes et les saints ne vous sauvaient dans leur nostalgie de l'Immense.
Aller loin, loin, loin : telle est la vocation de l'homme. Je plains les sédentaires de l'Esprit. Ils ont fermé leur âme à clé. Poussières...
Je m'en irai vers le royaume de splendeur emportant avec moi la souvenance des jours heureux. Et j'attendrai dans la nuit obscure le grand jour des cymbales et de la parousie où je ressusciterai avec mes os et avec mon corps afin de bénir la Voie, la Vérité et la Vie.
Le christianisme, mes Divines, c'est cette longue respiration. Cette amplitude de l'âme. Un fleuve. Un large et puissant fleuve Amour. Vous vous y baignerez.
Je m'en irai, je me dissoudrai dans l'amour des étoiles et des mondes et je retrouverai mes mortes parentés avant de revivre avec elles dans le pays impérissable.
Je m'en reviendrai avec ma musette pleine de larmes, de livres et de rêves et à mon tour, je dévorerai l'Inconnu dans une ineffable et éternelle étreinte. Je m'en viendrai avec la souvenance des paysages et des peuples. Chanteront les mers, danseront les galaxies, tressailliront les fleuves.
Donner, se donner, nous sommes tous dans la main du grand Amant et les premiers balbutiements de notre adoration sont les premiers moments de notre dignité.
À Dieu je m'abandonne. Les oiseaux de juin descendent dans le verger.
Juin 1970
Xavier Grall, in L’inconnu me dévore

samedi 16 juin 2018

En priant... Neuvaine au saint curé d'Ars pour un prêtre



Neuvaine au saint curé d’Ars pour l’abbé ***

Prière de la Neuvaine
Ô saint prêtre d'Ars, saint Jean-Marie Vianney, tu aimas Dieu et Le servis fidèlement comme Son prêtre. Maintenant, tu vois la Face de Dieu au Ciel. Tu ne désespéras jamais mais tu persévéras dans ta foi jusqu'à ta mort. Rappelle-toi maintenant les dangers, les craintes et les angoisses qui entourent l’abbé ***, et intercède pour lui dans ses besoins et ses troubles, console-le spécialement dans ses moments les plus difficiles, accorde-lui la sérénité au cœur de la crise, et protège-le du mal. Ô saint Jean-Marie Vianney, j'ai confiance en ton intercession. Prie pour l’abbé *** de façon particulière pendant cette neuvaine.

Premier jour : Saint Jean-Marie Vianney, acceptant la Croix
Ô saint prêtre d'Ars, comme jeune séminariste, tu rencontras de nombreux obstacles sur le chemin de la prêtrise, et tu réalisas que souffrir signifiait souffrir avec le Christ au Calvaire. Suivre notre Seigneur voulait dire prendre Sa Croix : tu l'embrassas avec amour. Ta devise dans la vie devint Aimer en souffrant et souffrir afin d'aimer. Tu ne te décourageas pas, mais ta grande foi t'unit plus près de Jésus chaque jour de ta vie. Ô saint Jean-Marie Vianney, tu sais ce qui est nécessaire pour le salut de l’abbé *** : une foi ferme capable d'accepter la volonté de Dieu en toutes choses. Pour servir le Christ, lui aussi doit prendre sa croix et Le suivre. Par nos prières, obtiens pour lui un cœur plein de courage et de force. Obtiens pour l’abbé *** ce même courage et cette même force pour suivre Jésus de tout son cœur, même si cela signifie Le suivre au Calvaire. Intercède pour lui auprès du Seigneur pour qu'il puisse faire la volonté de Dieu, obéir à Ses commandements, et aimer avec loyauté l'Église, l'épouse du Christ.
Prière de la Neuvaine. Dizaine d’Ave avec en clausule : « … pauvres pécheurs, et particulièrement pour l’abbé *** ».
Deuxième jour : Saint Jean-Marie Vianney, plein de zèle pour les âmes
Ô saint prêtre d'Ars, tu enseignas aux hommes de prier tous les jours : Ô mon Dieu, viens à moi, afin de pouvoir demeurer en moi et moi en Toi. Ta vie fut l'exemple vivant de cette prière. La Divine vie de Grâce habita en toi. Ton zèle pour le salut des âmes se manifesta par ton total abandon à Dieu, ce qui s'exprima dans ton service désintéressé envers les autres. Tu donnas de toi-même sans réserve dans le confessionnal, à l'autel, en classe, dans chaque action que tu accomplis. Ô saint Jean-Marie Vianney, obtiens pour l’abbé *** qu'il réalise que Dieu demeure aussi en lui quand il est exempt de péché. Rappelle-lui que le salut de son âme est l'accomplissement de son existence. Éveille en lui le sentiment du don de soi pour le salut des âmes. Obtiens pour l’abbé ***, par ton intercession, le même zèle pour les âmes que fut le tien. Puisse-t-il voir que Dieu demeure en lui et dans ses semblables. Obtiens pour lui de notre Seigneur la grâce de conduire tous les hommes vers le salut. Que ta prière soit la sienne : Si tu aimes vraiment Dieu, tu vas ardemment désirer Le voir aimé de tout le monde.
Prière de la Neuvaine. Dizaine d’Ave avec en clausule : « … pauvres pécheurs, et particulièrement pour l’abbé *** ».
Troisième jour : Saint Jean-Marie Vianney, adorateur du très Saint Sacrement
Ô Saint Prêtre d'Ars, tu avais un amour tellement immense pour le Christ dans le très Saint Sacrement que tu priais pendant des heures en Sa Présence. Tu disais : Quand notre Seigneur les voit venir avec ardeur pour Le visiter dans le très Saint Sacrement, Il leur sourit : ils viennent avec cette simplicité qui Lui plaît tant. Ô saint de l'Eucharistie, puisse ton exemple embraser l’abbé *** d'un amour plus profond pour Jésus dans le très Saint Sacrement. Par tes prières, ne le laisse jamais douter de la Présence Réelle du Christ, mais obtiens pour lui une foi ferme enracinée dans l'Eucharistie. Aide-le à ne pas avoir peur de défendre ou de prêcher la Présence Réelle du Christ dans le très Saint Sacrement. Obtiens pour lui la grâce d'approcher notre Seigneur avec simplicité de cœur quand il dépose les pensées les plus secrètes de son âme aux pieds du Sacré-Cœur de Jésus. Garde l’abbé *** sous ta perpétuelle protection, afin qu'il puisse être soutenu par ton exemple et ton assistance et soit fidèlement dévoué au Christ dans le très Saint Sacrement. Puisse sa vie refléter la conviction de la Présence constante de notre Seigneur avec nous. Ô saint Jean-Marie Vianney, par la puissance de ton intercession, donne-nous des prêtres dévoués au Saint Sacrement de l'Autel.
Prière de la Neuvaine. Dizaine d’Ave avec en clausule : « … pauvres pécheurs, et particulièrement pour l’abbé *** ».
Quatrième jour : Saint Jean-Marie Vianney, ardemment dévoué à notre Sainte-Mère
Ô saint prêtre d'Ars, ta vie était consacrée à la Sainte Mère. Tu la priais sincèrement, en confiant ton sacerdoce à ses soins. Tu demandais à tous les fidèles de prier le Rosaire, la prière favorite de Marie, notre Mère. Tu résumais les raisons de ton grand amour pour Notre-Dame en disant : Nous n'avons qu'à nous tourner vers la Sainte Mère pour être écoutés. Son Cœur est tout Amour. Ô Jean-Marie Vianney, je te demande de tout mon cœur, par les mérites de Jésus et l'intercession de Marie, la Vierge Mère, de modeler la vie de l’abbé *** sur notre Mère céleste, pleine d'amour pour Dieu et son prochain. Obtiens pour lui un amour plus profond pour Notre-Dame et une confiance filiale en elle. Elle est la personne vers laquelle il peut se tourner dans les périodes de détresse, quand il se sentira seul ou troublé, ou en cas de tentation. Inspire à l’abbé *** de consacrer sa vie à sa Mère des cieux. Puisse-t-il connaître la puissante protection du manteau de Marie tous les jours de sa vie.
Prière de la Neuvaine. Dizaine d’Ave avec en clausule : « … pauvres pécheurs, et particulièrement pour l’abbé *** ».
Cinquième jour : Saint Jean-Marie Vianney, plein d'amour pour les pécheurs
Ô saint prêtre d'Ars, tu passas de longues heures chaque jour dans le confessionnal. Les gens venaient à toi pour le pardon de leurs péchés depuis des endroits très reculés. Bien que tu méprisasses le péché, tu recevais toujours le pécheur avec beaucoup d'amour et de pardon. Ô saint confesseur du Seigneur, saint Jean-Marie Vianney, éveille dans l’abbé *** le sentiment de son état de pécheur sous le regard de Dieu. Par ton exemple sacerdotal, accorde-lui l'amour de recevoir le Sacrement de Pénitence. Obtiens-lui de comprendre que c'est en confessant ses péchés que la Miséricorde de Dieu est répandue sur lui et qu'il se rapproche ainsi du Christ. Obtiens pour lui une haine profonde du péché et la grâce de résister à la tentation. Enseigne-lui la valeur de la confession fréquente, où il rencontre Jésus, notre Sauveur, la source de toute miséricorde et de consolation. Contrits et pardonnés, puissent tous ceux avec lesquels il entre en contact agir avec cette même miséricorde. Prie pour que l’abbé *** aime toujours le sacrement de Pénitence. Prie pour qu'il puisse appeler les pécheurs au repentir par son bon exemple et qu'il vive complètement au service de notre Seigneur.
Prière de la Neuvaine. Dizaine d’Ave avec en clausule : « … pauvres pécheurs, et particulièrement pour l’abbé *** ».
Sixième jour : Saint Jean-Marie Vianney, modèle de pureté
Ô saint prêtre d'Ars, ta vie fut un modèle de pureté. Ta vie de chasteté fut une source d'édification pour tous. Tu disais que quand une âme est pure, toute la Cour céleste la regarde avec une grande joie. Aujourd'hui, la vertu de pureté est tournée en ridicule par les normes du monde. Ô saint Jean-Marie Vianney, plus que jamais, nous avons besoin de tes prières et de ton aide afin d'éviter les péchés d'impureté. Je te demande d'aider l’abbé *** à rester pur d'esprit et de corps et à donner le bon exemple dans son discours, sa conduite et sa foi. Obtiens-lui la force nécessaire pour combattre les tentations contre la vertu de pureté, qui pourraient le conduire loin de Dieu. Unis tes prières à celles de Marie Immaculée pour implorer de Dieu que l’abbé *** soit pur d'esprit et de cœur et préserve-le de ces péchés qui déplaisent tant à Dieu.
Prière de la Neuvaine. Dizaine d’Ave avec en clausule : « … pauvres pécheurs, et particulièrement pour l’abbé *** ».
Septième jour : Saint Jean-Marie Vianney, humble en toutes choses
Ô saint prêtre d'Ars, ta vie fut remplie d'humilité. Tu portas une vieille soutane, tu pris des repas maigres, tu réalisas que devant le Trône de Dieu, tu étais l'une de Ses créatures faites pour glorifier Dieu et Le louer en toutes choses. Tu disais : La première vertu, c'est l'humilité, la seconde, l'humilité et la troisième l'humilité. Tu conseillas aux gens de rester humbles, de rester simples et que plus nous sommes ainsi, plus nous ferons de bien. Ta simplicité d'âme et ton mode de vie épuré te conduisent à te sanctifier. Ô humble saint Jean-Marie Vianney, quand l’abbé *** oublie qu'il est totalement dépendant de Dieu en toutes choses, intercède pour lui auprès de Dieu Tout-Puissant, afin de lui permettre de voir que sans son Créateur, rien n'est possible et qu'il doit compter sur Dieu pour tout. Il est son Créateur, qui le maintient en vie à tout moment. Obtiens pour l’abbé *** la grâce de l'humilité. Puisse sa vie être à l'exemple de ton humilité et de ta simplicité, une vie épurée, une vie totalement dépendante de Dieu.
Prière de la Neuvaine. Dizaine d’Ave avec en clausule : « … pauvres pécheurs, et particulièrement pour l’abbé *** ».
Huitième jour : Saint Jean-Marie Vianney, épris de pénitence et de mortification
Ô saint prêtre d'Ars, tu menas une vie de détachement des plaisirs du monde. Tes repas consistaient en une pomme de terre bouillie chaque jour, tu dormais peu chaque nuit. Mais tu fis tout cela afin d'être à même de servir Dieu au mieux de tes capacités. Ta vie fut illustrée ainsi : Nous nous plaignons quand nous souffrons. Nous avons bien plus de raisons de nous plaindre quand nous ne souffrons pas, puisque rien ne nous fait autant ressembler à notre Seigneur que de porter Sa Croix. Ô saint Jean-Marie Vianney, en ces jours où nous sommes entourés de tant de confort et de plaisirs, il peut être si difficile pour nous de faire pénitence pour nos péchés et de vivre une vie de détachement. Je prends la résolution d'offrir des sacrifices aujourd'hui pour l'expiation des péchés de l’abbé *** et des péchés de l'humanité tout entière. Assiste l’abbé *** dans l'acceptation de la croix que Dieu choisit de lui envoyer. Puisse-t-il embrasser la vie de sacrifice à laquelle les prêtres sont appelés. Puisse-t-il offrir librement sa vie entière à Dieu ! Obtiens pour l’abbé *** la grâce d'imiter la vie du Christ en portant Sa Croix.
Prière de la Neuvaine. Dizaine d’Ave avec en clausule : « … pauvres pécheurs, et particulièrement pour l’abbé *** ».
Neuvième jour : Saint Jean-Marie Vianney, bon et saint prêtre
Ô saint prêtre d'Ars, tu vécus dans une époque de grand bouleversement, dans une période où les hommes tournaient le dos à Dieu. Ton évêque te parla d'une paroisse où il souhaitait t'envoyer, où il n'y avait point d'amour. Il t'affecta à Ars et dit que tu serais le prêtre qui permettrait aux gens de connaître l'amour de Dieu. Non seulement tu attiras ces gens vers Dieu mais ta réputation de saint se répandit bientôt et de nombreuses personnes se convertirent à une vie de sainteté. Tu disais, qu'après le propre Cœur du Christ, un bon prêtre est le plus grand trésor que Dieu puisse donner à une paroisse. Donne-nous de tels prêtres ! Ô saint Jean-Marie Vianney, une fois de plus, nous vivons des jours de bouleversement. Il y a beaucoup de mal dans le monde. Obtiens pour l’abbé *** la grâce de persévérer dans sa foi et de ne jamais désespérer. Puisse-t-il marcher avec le Seigneur et croire en Lui tous les jours de sa vie. Obtiens, par ton intercession céleste, pour l’abbé ***, la grâce de modeler sa vie sur celle de Jésus Christ, pour que ses semblables connaissent l'amour de Dieu. Plus que jamais, les gens ont besoin de lui afin de pouvoir amener le monde au Christ. Prie pour l’abbé *** et pour tous les prêtres, ô prêtre d'Ars.
Prière de la Neuvaine. Dizaine d’Ave avec en clausule : « … pauvres pécheurs, et particulièrement pour l’abbé *** ».

samedi 9 juin 2018

En Orwellant... Kevin Boucaud-Victoire, La common decency


C'est la common decency qui fait d'Orwell un conservateur aux yeux de certains. Cette notion découle à la fois du tempérament anarchiste conservateur de l'écrivain et de son vécu auprès des gens ordinaires, lumpen proletariat, prolétariat, employés, petits fonctionnaires, classe moyenne exploitée, etc. Mais analyser cette notion n'est pas simple. Si le terme apparaît régulièrement à partir du Quai de Wigan dans les écrits d'Orwell, ce dernier, n'étant pas un théoricien, ne prend jamais la peine d'en donner une définition. Comprendre la common decency nécessite de se pencher vraiment sur la pensée de l'écrivain. Parfois traduit par décence commune, l'expression décence ordinaire semble plus appropriée. Si la première traduction a l'avantage de rappeler le caractère commun et partagé de cette propriété, la seconde renvoie à la banalité. Or, cette dernière est essentielle chez Orwell, écrivain des gens ordinaires (« the common men », « the ordinary decent people », « the average men ») et de la vie quotidienne. En effet, toute sa littérature ne s'attache qu'à décrire des gens banals : des vagabonds, des ouvriers, des petits fonctionnaires, des poètes ratés, ou des personnes perdues au sein de la classe moyenne. Pour Bégout, auteur d'un essai remarquable sur le sujet 1, qui préfère également parler de décence ordinaire, « cette vie ordinaire ne représente pas seulement pour Orwell un sujet d'étude original. Il ne s'agit pas simplement de mettre en évidence cette vie banale qui passe inaperçue la plupart du temps, mais plus fondamentalement de montrer que cette vie recèle en elle-même, dans son apparente platitude, une valeur capitale pour la compréhension de l'expérience humaine 2. Pour beaucoup, derrière cette common decency se cache l'honnêteté commune des petites gens, définie par la justice et la solidarité. Ainsi, à côté de la banalité du mal théorisée par la philosophe Hannah Arendt en 1963, qui pourrait toucher tout homme médiocre 3, se logerait une banalité du bien défendue par Orwell.
La décence ordinaire n'est pas une capacité naturelle à faire le bien ou une morale innée, mais, comme l'explique Bégout, il s'agit de « la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal »4. Il ajoute qu'« elle est même plus qu'une simple perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal »5, et qu'elle correspond à « un sentiment spontané de bonté qui est, à la fois, la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l'injuste et une inclination naturelle à faire le bien »6. L'essayiste rapproche alors le terme « de ce que les philosophes anglais et écossais de la première partie du XVIIIe (Shaftesbury, Hutcheson et Hume) nomment le sens moral, à savoir un sentiment de vertu (et non le résultat d'un raisonnement), qui est naturel et commun à tous les hommes ». Cependant, ce sentiment moral n'est pas synonyme de bonté naturelle comme dans le mythe du bon sauvage, ni un ensemble de vertus théoriques ou fantasmées qui tombent du ciel. Au contraire, la common decency orwellienne provient de la pratique ordinaire de l'entraide, de la confiance mutuelle et des tiens sociaux minimaux mais fondamentaux. La décence des classes populaires est donc issue de la banalité de leur quotidien, tandis que les classes supérieures (bourgeoisie et petite bourgeoisie, notamment intellectuelle) se caractérisent par leur pratique du pouvoir et de la domination (économique ou culturelle). De son côté, Michéa la rattache aux travaux de Marcel Mauss et de ses successeurs de la Revue du Mauss 7 (Alain Caillé, Philippe Chanial et Serge Latouche en tête) sur le don et le contre don. Ce principe repose sur l'« idée matricielle selon laquelle la triple obligation de donner, recevoir et rendre constitue effectivement la « trame ultime du lien social »8 de toute société. Pour Michéa, la common decency, qui doit également beaucoup aux cultures populaires, correspond à la « réappropriation moderne de l'esprit du don, sous la forme de règles intériorisées par la conscience morale individuelle »9. La décence ordinaire constitue également un sentiment défensif de réaction face à l'oppression. Bruce Bégout écrit à ce propos : « Les petites gens ont eu à subir depuis si longtemps les injustices qu'elles éprouvent une aversion quasi instinctive pour toute domination de l'homme sur l'homme »10. De même, Michéa y voit un « sens commun qui nous avertit qu'il y a des choses qui ne se font pas »11. La décence ordinaire de ceux de peu s'oppose à la volonté de puissance des couches supérieures de la société, notamment celle des intellectuels, habitués à dominer. Ainsi, comme le rappelle Bégout, « si Orwell insiste tant sur la décence ordinaire des petites gens, c'est aussi pour dénoncer, par contraste, l'indécence extraordinaire des élites politiques et culturelles »12.
Pour Michéa, la common decency représente « l'une des ressources principales dont dispose encore le peuple d'en bas (comme le nommait déjà Jack London) pour avoir une chance d'abolir un jour les privilèges de classe [...] et d'édifier une société d'individus libres et égaux, reposant autant qu'il est possible sur le don, l'entraide et la civilité »13. Pour le philosophe, elle permet de sortir de la double impasse incarnée par le Marché et l'État. Selon lui, la common decency est essentielle « dans le développement de l'esprit du socialisme, c'est-à-dire de ces dispositions éthiques et psychologiques à défaut desquelles le fonctionnement d'une société socialiste, au quotidien, est condamné à relever de l'utopie ou du wishful thinking14. C'est grâce à ses valeurs d'entraide que la régulation de la société pourra ne pas être déléguée autoritairement à l'État, comme dans le cas de l'URSS, ou au Marché comme dans notre capitalisme. Il semblerait cependant qu'Orwell ait une utilisation plus modeste de son concept. Notamment parce qu'il est profondément apolitique. Bégout remarque que « la décence ordinaire est politiquement an-archiste : elle inclut en elle la critique de tout pouvoir constitué au profit d'un accomplissement sans médiation du sens du juste et de l'injuste »15. Derrière la common decency se cache surtout une forme d'attache aux traditions. Pour Orwell, le rôle des socialistes est d'intégrer pleinement ce traditionalisme à l'émancipation qu'ils prônent. « Le révolutionnaire s'active pour rien s'il perd contact avec la décence ordinaire humaine »16 et cette dialectique est la seule capable d'emporter l'adhésion des classes populaires. Il n'a donc pas à faire « table rase du passé » comme le voudraient notamment les marxistes. Opposé à tout projet utopique, Orwell pense que le rôle des socialistes doit être d'œuvrer pour un monde meilleur, surtout pas un monde parfait ou un paradis terrestre. Ainsi, il est réticent à la création de l'« homme nouveau » voulue par le marxisme-léninisme, estimant que le rôle du socialisme doit être de changer les conditions de vie des hommes, pas de changer les hommes eux-mêmes.
Kevin Boucaud-Victoire, in Orwell, Écrivain des gens ordinaires

1. Bruce Bégout, De la décence ordinaire, Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Allia, 2008, p. 7.
2. Ibid. p. 11.
3. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, collection « Folio Histoire », 1991.
4. Bruce Bégout, op. cit., p. 17.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Pour « Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales ».
8. Jean-Claude Michéa, « En réponse à Corcuff », Mediapart, 2 août 2013.
9. Ibid.
10. Bruce Bégout, op. cit., p. 45.
11. Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, op. cit.
12. Bruce Bégout, op. cit., p. 46.
13. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith : Brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, op. cit., p. 54.
14. Ibid., p. 93.
15. Bruce Bégout, op. cit., p. 86.
16. George Orwell, « La révolte intellectuelle », in Écrits politiques (1928-1949), op. cit., p. 253.


vendredi 1 juin 2018

En Homérant... Sylvain Tesson, Remettons la vaisselle à demain !



Vous souvenez-vous du temps de notre enfance où nous devions lire ces textes à longues barbes ? Nous étions en sixième, Homère au programme. Nous étions faits pour courir les bois. Nous nous ennuyions ferme et regardions par la fenêtre de la classe un ciel où n'apparaissait jamais aucun char. Pourquoi ne pas laisser infuser en nous un poème d'or, d'une modernité électrique, éternel parce que originel, un chant de bruit et de fureur, riche de leçons, et d'une beauté si douloureuse que les poètes continuent aujourd'hui à le murmurer en pleurant ?
Un conseil dadaïste : quittons nos préoccupations accessoires ! Remettons la vaisselle à demain ! Éteignons les écrans ! Laissons pleurer les nourrissons, et ouvrons sans tarder l'Iliade et l'Odyssée pour en lire des passages à haute voix, devant la mer, la fenêtre d'une chambre, au sommet d'une montagne. Laissons monter en nous les chants inhumainement sublimes. Ils nous aideront dans le brouillard de notre temps. Car d'horribles siècles s'avancent. Demain, des drones surveilleront un ciel pollué de dioxyde, des robots contrôleront nos identités biométriques et il sera interdit de revendiquer une identité culturelle. Demain, dix milliards d'êtres humains connectés les uns aux autres pourront s'espionner en temps continu. Des multinationales nous proposeront la possibilité de vivre quelques décennies de plus en monnayant des opérations de chirurgie génique. Homère, vieux compagnon d'aujourd'hui, peut chasser ce cauchemar post-humaniste. Il nous offre une conduite : celle d'un homme déployé dans un monde chatoyant et non pas augmenté sur une planète rétrécie.
Sylvain Tesson, in Un été avec Homère