Oui, j’ai aimé tout ce qu’il est
possible d’aimer. J'ai
aimé l'amitié, j'ai aimé l'amour. Je les ai aimés aussi sauvagement que la mer
aime la rive. Comme le vent aime l'arbre. Je ne regrette pas cette avidité
tremblante. J'ai donné, j'ai jeté ma vie, dans les bars et dans les cœurs. Je
fus comme une auberge jamais fermée. J'ai jeté ma vie dans les rapsodies, les
sagas, les ballades. J'ai aimé les matins et les soirs. Et les arbres. Et les
bergeries. Et toutes les demeures humaines plantées dans l'éternel poème de la
création. Quelle grâce insensée, presque tragique à force d'être violente !
Je vous en fais, mes Divines, les héritières.
J'ai aimé tout ce qu'il est possible
d'aimer. Et c'est par ce canal brûlant que j'ai participé à la haute musique du
monde et à la vérité de Dieu. J'ai aimé, j'ai pleuré, j'ai béni. J'ai aimé le
soleil, les chiens humiliés, j'ai aimé mon pays, je me suis battu, j'ai admiré.
J'ai eu la perception presque
physique du bien et du mal. C'était parfois atroce et quelquefois merveilleux.
Je sais à présent que le mal est une ineptie et l'incroyance, une incroyable
infirmité. Je sais que la fête existe et je peux vous dire aujourd'hui que
c'est cette certitude qui m'a poussé à vous écrire cette folle missive.
Je fus créé. Et j'ai créé. J'ai
honoré mon Père et j'espère que vous honorerez aussi mon pauvre nom, afin que
vous vous reliiez aux vérités fondamentales de l'humanité. J'ai cru longtemps,
dans mon pessimisme tenace et navré, que l'Histoire n'avait pas de sens et que
l'humour de Dieu s'enracinait dans quelque cruauté inimaginable. Je ne suis pas
loin de croire aujourd'hui que cette Histoire emprunte quelque route
providentielle et qu'en définitive, malgré les embardées, les guerres qui
tombent sur les saisons, les égarements de la pensée, les servitudes, les
chaînes, le sang et la mort, l'homme sort gagnant de tout. L'espèce joue à
cache-cache avec son Créateur. Ah oui, je tiens à vous le redire, Dieu est
poésie et la poésie c'est de l'amour.
Je m'en irai à l'Esprit comme un
vagabond chanteur de rue et j'aimerais dire dans un dernier souffle le mot « bonjour ».
J'ai aimé tout ce qu'il est possible
d'aimer. J'ai ri avec le rire de la mer. J'ai pleuré avec les détresses des
oiseaux. J'ai ragé, j'ai piaffé d'amour sur tous les chemins. Salut les hommes,
disais-je, salut les seigles, salut les blés, salut les villes.
Après ce livre, peut-être ne ferai-je
plus rien qu'une bonne chanson.
Mon âme gonflée comme une voile dans
le violent noroît.
Je m'en irai à l'Esprit portant
mémoire, mes Divines, de toutes les choses bonnes qui sont sur la terre, avec
la rime des meilleurs poèmes, avec le soleil de la miséricorde.
Oui, je n'ai cherché que Dieu,
partout, dans les chemins, dans les bars, dans les plaisirs, dans le regard des
amis, dans l'amour des femmes. Dans les péchés de chair et de sang, dans la
gloire des alcools.
Il y a dans ce monde, une énorme
énergie d'amour. Tout l'univers s'enivre dans les bars des ports, dans les
grands bols de sève qui coulent des arbres, dans les ruissellements des pluies,
dans le vin des espaces.
J'irai à Thulé, chez les Atlantes, à
Tir na Nog, à l'Éden et ce sera le Paradis. Et mon âme en feu s'étanchera de
musique.
Cette rage d'avoir un poing dans le
cerveau, et de ne pouvoir dire ce que je vois. Vogueurs d'infini, nos navires
sont trop fragiles. Mais, mes Divines, à votre âme, assignez la Haute Mer.
Pour la Nature, j'ai nourri un amour
insensé. Savoir chaque jour, saluer la lumière et la remercier d'être ;
là. Rien ne meurt. Tout gîte dans tout.
Ma vie fut toujours un invisible
départ vers autre chose, vers Quelqu'un. Et ce fut parfois amer, et déchirant.
Risque spirituel : les âmes stagnantes sont des âmes mortes.
Bourgeois dans vos lits pourris, dans
votre confort de fric et de morale, vous n'avez pas cinglé vers le large. Et
peut-être seriez-vous damnés, si pour votre assomption, les poètes et les
saints ne vous sauvaient dans leur nostalgie de l'Immense.
Aller loin, loin, loin : telle
est la vocation de l'homme. Je plains les sédentaires de l'Esprit. Ils ont
fermé leur âme à clé. Poussières...
Je m'en irai vers le royaume de
splendeur emportant avec moi la souvenance des jours heureux. Et j'attendrai dans
la nuit obscure le grand jour des cymbales et de la parousie où je ressusciterai
avec mes os et avec mon corps afin de bénir la Voie, la Vérité et la Vie.
Le christianisme, mes Divines, c'est
cette longue respiration. Cette amplitude de l'âme. Un fleuve. Un large et
puissant fleuve Amour. Vous vous y baignerez.
Je m'en irai, je me dissoudrai dans
l'amour des étoiles et des mondes et je retrouverai mes mortes parentés avant
de revivre avec elles dans le pays impérissable.
Je m'en reviendrai avec ma musette
pleine de larmes, de livres et de rêves et à mon tour, je dévorerai l'Inconnu
dans une ineffable et éternelle étreinte. Je m'en viendrai avec la souvenance
des paysages et des peuples. Chanteront les mers, danseront les galaxies,
tressailliront les fleuves.
Donner, se donner, nous sommes tous
dans la main du grand Amant et les premiers balbutiements de notre adoration
sont les premiers moments de notre dignité.
À Dieu je m'abandonne. Les oiseaux de
juin descendent dans le verger.
Juin 1970
Xavier Grall, in L’inconnu me dévore
Xavier Grall, in L’inconnu me dévore