mardi 17 juillet 2018

En fêtant... Georges Chantraine, Le dimanche



Le dimanche ne devient chrétien qu'à trois conditions : qu’il soit fête, fête de la Résurrection, et de la Résurrection qui suspend le cours banal des choses.
Tant le droit canon (can. 1247, §1), que le Concile de Vatican II qualifient le dimanche de jour de fête ; le concile précise même que ce jour de fête est primordial, ce qu'il explique ainsi : » L'Église célèbre le mystère pascal en vertu (ex) d'une tradition apostolique qui tire son origine da jour même de la Résurrection du Christ, chaque huitième jour, qui est nommé à bon droit jour du Seigneur ou dimanche »1. De plus, le droit canonique range « tous les dimanches et chacun d'eux » parmi les « jours de fête de précepte » et il prescrit d'entendre ce jour la messe, de s'abstenir des œuvres serviles, des actes judiciaires, de même que, sauf coutumes contraires légitimes ou indult particulier, de marchés publics, de foires et d'autres ventes publiques aux enchères (can. 1248).
Ainsi, le dimanche est un jour de fête ; ce qui y est fêté, c'est la Résurrection du Seigneur en vertu d'une tradition apostolique, et ce jour de fête est également de précepte.
Tels sont, croyons-nous, les éléments essentiels d'une réflexion sur le dimanche comme de sa pratique. Les difficultés concernant la célébration dominicale proviennent principalement de la difficulté de tenir et de coordonner ces trois éléments. Il y a, en effet, les dimanches plats de ceux qui satisfont au précepte, mais sans participer à aucune fête ni sans se souvenir en quelque manière du Ressuscité (sont-ils si nombreux ?). Il y a les dimanches où des chrétiens se mettent en fête, mais leur fête est-die celle de la Résurrection, et la reçoivent-ils encore de la Tradition apostolique (c'est ce que rappelle le précepte) ? Ce serait notamment le cas, à ce qu'on écrit, de ces « croyants non pratiquants »2 qui désertent les églises à cause du » légalisme » des célébrations 3, de la coupure qu'ils y sentent entre le culte et l'engagement 4. À l'inverse, des croyants pratiquants déserteraient sur la pointe des pieds ce type de célébration, parce que précisément ils n'y trouveraient plus trace – ou plus assez trace – de la présence et de l'action du Sauveur 5. Enfin, il y a les tristes dimanches, second jour d'un week-end. Le loisir qu'on y prend n'est pas habité par la fête et n'y procure pas le repos, mais au mieux la détente.
Esquissons donc une réflexion sur le dimanche en liant entre eux ces trois éléments constitutifs.
1. Le dimanche est d'abord un jour de fête. Sans fête, pas de dimanche. Proudhon l'a montré avec force dans son mémoire De la célébration du dimanche 6 : « Sans culte et sans fête, point de religion ». Et la fête demande une cessation de l'activité (sabbat) ; ce qui est propre à l'homme, car » fidèles à leurs instincts, les animaux ne s'arrêtent pas plus que les plantes ». Cette cessation du travail n'est pas réservée aux loisirs ni à la détente, mais au repos du corps qui donne « un surcroît d'activité à l'esprit » : c'est alors que l'esprit peut s'affirmer en lui-même, dans sa transcendance par rapport au monde et à ses conditionnements, dans ce que Proudhon appelle « la solitude ». Moïse eut le génie de créer autour de ses « paysans » « une solitude qui ne détruisît point la grande affluence et qui conservât tout le prestige d'un véritable isolement : ce fut la solitude des sabbats et des fêtes ». Il voulait par là » non pas une agglomération d'individus, mais une société vraiment fraternelle » 7. C'est encore ce que la célébration du dimanche ne laisse pas de produire : « Dans toutes les conditions (sociales), l'homme ressaisit sa dignité, et dans l'infini de ses affections, il reconnaît que sa noblesse est trop haute pour que la distinction des rangs puisse la dégrader et l'avilir »8.
Bénie soit donc l'Église catholique qui, en maintenant cette institution, a conservé « le plus précieux reste de la sagesse antique »9. Grâces soient rendues aux conciles qui, mieux avisés que les délicieux abbés du dix-huitième siècle, ont statué inflexiblement sur l'observation du dimanche, et plût à Dieu que le respect de ce jour fût encore aussi sacré pour nous qu'il l'a été pour nos pères ! »10.
« Le plus dangereux adversaire que devait rencontrer Moïse en instituant la fériation hebdomadaire, c'était la cupidité »11. Travaillez plus pour produire plus, sans vous reposer : ce serait du temps perdu. À quoi s'opposera cette nouvelle formule : « Travaillez moins pour consommer plus, ayez des loisirs ». Autre effet, inverse du précédent, de la même cupidité. Alors le loisir, qui suspend le travail, se substitue au repos ; il sert de soupape, psychologiquement et politiquement très utile, aux tensions accumulées par la domination technocratique du travail, il sert aussi d'allégement et de détente après l'effort ; il sert enfin de compensation à la liberté aliénée, « grâce aux fabriques modernes de rêve et d'idéologie »12. Proudhon déjà avait décrit ce temps vide : « Le dimanche est un jour de délassement insupportable, de vide affreux ». Les esprits, devenus » frivoles », « se plaignent de l'ennui qui les accable »13 ou, ajouterons-nous, le trompent dans le « divertissement » (Pascal).
Non moins dangereux adversaire de la célébration du dimanche, l'idéologie, parce qu'elle vise à empêcher l'esprit d'accéder à lui-même et l'homme de reconnaître sa dignité 14. Aussi l'Etat totalitaire s'efforce-t-il d'interdire la célébration du dimanche ou d'en réduire les effets en la confinant dans les églises et en employant d'autres ruses. Aussi l'idéologie de la lutte des classes condamne-t-elle une célébration où l'homme reconnaisse » que sa noblesse est trop haute pour que la distinction des rangs puisse la dégrader ou l'avilir » ; elle dénonce le « légalisme » d'un culte qui se sépare de la praxis. Aussi l'idéologie du « sécularisme » prétend-elle exorciser le sacré de la religion chrétienne 15, pour la raison que le Christ aurait achevé et mené à bout la désacralisation commencée sous l'Ancienne Alliance. En réalité, le Christ l'a fait en rendant l'homme à sa condition première, en sorte que désormais le sacré n'est nullement aboli, mais, au lieu d'être en suspension, il s'est comme « précipité » dans l'homme : c'est dans l'homme qu'est désormais le sacré ; l'homme est lui-même sacré 16. C'est, malgré certains préjugés, ce qu'avait pressenti Proudhon et c'est ce qui fait la valeur de ses analyses.
2. En portant le dédain ou la critique contre le sacré, l'idéologie du sécularisme a en outre pour effet de mettre en porte-à-faux la célébration du dimanche. On peut s'émerveiller devant l'histoire du salut et devant la Nouveauté de la Résurrection célébrée le Jour du Seigneur ; mais si l'homme n'est pas sacré, si le sacré est déclaré forclos, la célébration ne sera pas une fête ; elle finira par être désertée.
En revanche, là où le chrétien laisse sa place à la fête, il célèbre aussi celle du Seigneur. C'est Par Lui, avec Lui et en Lui que l'homme accède à sa vérité. En dehors de Lui, il se sait plongé dans les ténèbres de l'erreur et du mensonge. Et il rend grâces à Dieu le Père avec tous ses frères – ceux de l'assemblée, connus et inconnus, ceux de toute l'Église en tous lieux et en tous temps – d'une telle libération qui, d'esclave du péché qu'il était, le fait fils adoptif.
En cela précisément, la Pâque du Seigneur diffère radicalement de la Pâque juive, et le dimanche du sabbat. Saint Paul l'avait déjà affirmé : » Tout cela (observances anciennes, fête, sabbat) est l'ombre des réalités à venir : le corps est du Christ »17. Et saint Ignace d'Antioche, témoin incomparable des institutions nouvelles parce que porté par l'Esprit de Dieu : « Ceux qui vivaient selon l'ancien ordre des choses sont venus à une nouvelle espérance, n'observant plus le sabbat, mais le jour du Seigneur, jour où notre vie s'est levée par le Christ et par sa mort »18.
Aussi ce jour où notre vie s'est levée n'est-il pas à proprement parler un jour de repos après le travail, mais un jour au-delà du repos et du travail, jour où l'activité est repos et le repos activité, jour de la création accomplie parce que récapitulée dans le Christ par l'Esprit, huitième jour situé au-delà du rythme hebdomadaire et en même temps évoquant le premier jour où Dieu sépara la lumière des ténèbres, car la création n'est récapitulée dans le Christ que par un jugement, celui précisément qui a été rendu sur la Croix. Ainsi, la fin visée par notre sabbat ne sera pas un soir, le grand soir rêvé par un messianisme terrestre et sécularisé, mais « le dimanche, tel un huitième jour éternel »19.
Jour du Seigneur. Jour après lequel tout autre jour disparaît. Et pourtant après le dimanche, le lundi. D'où une tension inévitable et bénéfique. D'une part, c'est tous les jours dimanche : la vie du chrétien est « une fête perpétuelle »20, car vivant dans l'éon nouveau, il fait de son existence « une offrande spirituelle agréable à Dieu »21. Et d'autre part, il vit encore dans ce temps-ci : c'est patiemment qu'il assimile le mystère du Christ et qu'il y est incorporé. Patiemment aussi, son espérance doit prendre les dimensions de celle du Christ qui attend que, par l'Église son Épouse, toute l'humanité soit récapitulée en son corps. Ce temps de la patience et de l'espérance est vécu symboliquement comme celui qui sépare chaque dimanche de la fête de Pâques : c'est la même fête, mais comme déployée dans le temps commun de la société pour la pénétrer progressivement à chaque génération de son Esprit. Et c'est à l'intérieur de cette tension fondamentale que l'Église « déploie tout le mystère du Christ pendant le cycle de l'année — de l'Incarnation et la Nativité jusqu'à l'Ascension, jusqu'au jour de la Pentecôte, et jusqu'au jour de la bienheureuse espérance et de l'avènement du Seigneur. Tout en célébrant ainsi les mystères de la Rédemption, elle ouvre aux fidèles les richesses des vertus et des mérites de son Seigneur ; de la sorte, ces mystères sont en quelque manière rendus présents tout au long des temps, les fidèles sont mis en contact avec eux et remplis par la grâce du salut »22.
Ainsi l'homme, rendu à sa dignité par le Christ, est-il appelé à entrer dans un autre temps, une autre histoire, temps et histoire du Christ par lesquels il participe dès ici-bas à l'éternité du Père, du Fils et de l'Esprit. Et corrélativement c'est en répondant oui à cet appel avec et, d'une certaine manière, dans la Mère de Dieu, c'est en s'offrant lui-même qu'il accède à sa dignité véritable (et au sacré véritable).
Il est clair qu'appel et réponse sont effectivement prononcés à l'intérieur de l'échange eucharistique où l'assemblée des frères célèbre le Jour du Seigneur avec les anges et les saints. On ne voit donc pas de raison de choisir entre les termes de cette alternative : « Le dimanche, dois-je aller à la messe ou dois-je m'associer à une assemblée ? ». Comme si la messe ne se célébrait pas dans une assemblée. On verrait même une raison de ne pas choisir entre les termes de cette (fausse) alternative, s'ils cachaient l'idée qu'une célébration non eucharistique peut être regardée comme équivalent à une célébration eucharistique. C'est là, en réalité, un pis-aller. La tâche des pasteurs est de tout mettre en œuvre pour permettre à leurs frères de célébrer le dimanche par l'eucharistie du Seigneur.
3. Il y a enfin l'élément de précepte. C'est le plus mal compris et le plus fragile. Le plus mal compris d'abord parce que, en dehors de la messe, les obligations dominicales sont demeurées celles que Constantin avait imposées à tous, païens et chrétiens, pour le chômage du dimanche, ensuite parce qu'il est facile d'opposer l'essence du christianisme à la loi. Mais que les textes vigoureux de Paul opposant l'esprit à la loi ne nous fassent pas oublier les ordres non moins vigoureux du même Paul. La loi qu'il oppose à l'esprit est la loi des œuvres mortes ; Paul connaît aussi la loi de l'Esprit et il entend qu'en obéissant à son autorité apostolique ses frères se comportent suivant l'Esprit du Seigneur.
L'élément de précepte est aussi le plus fragile, car, redisons-le, l'Église a fixé la célébration du mystère pascal au jour même de la Résurrection du Christ en vertu d'une tradition apostolique. Et elle y tient, car « parmi les divers systèmes qui sont imaginés pour établir un calendrier perpétuel et l'introduire dans la société civile, elle ne s'oppose pas à ceux-là seulement qui observent et sauvegardent la semaine de sept jours avec le dimanche, sans intercaler aucun jour hors de la semaine, de telle sorte que la succession soit laissée intacte, à moins que n'interviennent des motifs très graves dont le Siège apostolique aurait à juger »23.
Pour des mentalités disposées à ne retenir de la religion que ces éléments dits universels ou à modeler le christianisme sur la culture dominante (présente ou à venir), un tel attachement à un élément contingent paraît aussi obscur ou ridicule que l'attachement à l'Écriture, au pain et au vin pour la célébration eucharistique, au Siège de Pierre pour la communion hiérarchique et à la consécration religieuse pour la communion fraternelle. C'est pourtant grâce à un tel attachement que l'Église demeure apostolique et donc Église du Christ.
À qui admet cela, la nature du précepte devient claire : il ne s'agit pas de contraindre les chrétiens à se rendre à la messe, mais de les convoquer ici et partout dans la puissance de l'Esprit à célébrer les uns avec les autres la fête de leur libération et de leur adoption qui leur rend leur dignité d'hommes. S'abstenir d'une telle participation exige évidemment une raison grave c'est-à-dire sérieuse et réfléchie, sans quoi on s'exclut soi-même de la communion. Ce qui suppose évidemment la réintégration par l'absolution sacramentelle. On est loin alors d'une certaine casuistique qui tue la vie des âmes ; mais on est loin également d'une sorte de laisser-aller qui permet à n'importe qui dans n'importe quelle condition de participer à l'assemblée chrétienne et à l'Eucharistie. Il n'y a d'assemblée dominicale que convoquée par le Seigneur grâce au ministère des apôtres qui s'exerce aujourd'hui par leurs successeurs les évêques.
Deux questions pour terminer : en dehors du travail et des loisirs, ai-je du temps pour organiser des réjouissances avec la famille ou des amis et connaissances ; ai-je du temps à consacrer à Dieu ?
Georges CHANTRAINE s.j., in Communio

1. Constitution sur la Sainte Liturgie, n° 106 ; repris par les Normes universelles pour l'année liturgique, n° 4.
2. R. Gantoy, « Réflexions à propos de la pratique dominicale », dans Communautés et liturgies, 1975, p. 206.
3. R. Gantoy et M. Veys, « Réflexions à propos de la pratique dominicale », dans Paroisse et liturgie, 1973, p. 196.
4. R. Gantoy, art. cit., p. 214-215.
5. Cf. à ce sujet les études de R. Pannet. Peut-être l'engagement que demande la réforme liturgique est-il aussi une cause de telles désertions (cf. R. Gantoy et M. Veys, art. cit., p. 199).
6. P.-J. Proudhon, œuvres complètes, nouvelle édition sous la direction de C. Bouglé et H. Moysset, Paris, 1926, p. 67-70.
7. Ibid. p. 41.
8. Ibid. p. 51.
9. Ibid. p. 69-70.
10. Ibid. p. 60.
11. Ibid. p. 51.
12. J. Moltmann, « La fête libératrice,, dans Concilium, 92 (1974), p. 73-74.
13. P.-J. Proudhon, œuvres complètes, Paris, 1926, p. 68.
14. Dans l'article cité à la note précédente, Moltmann note : « En Europe, les fêtes furent chassées de la vie publique par la Réforme, le puritanisme et l'industrialisation, (p. 71). Nous n'avons rien dit du puritanisme et de la Réforme. Notons seulement que, dans la mesure où Réforme et puritanisme ne sont plus entièrement chrétiens, ils véhiculent de l'idéologie.
15. Cf. L. Maldonado, Vers une liturgie sécularisée, Paris, 1971. Dans sa Petite catéchèse sur nature et grâce, coll. « Communio », Fayard, Paris, 1980, le P. de Lubac a montré comment cette pensée fonctionne chez E. Schillebeeckx (Appendice B : « Sacrement du monde ? »).
16. Cf. H.-U. von Balthasar, Nouveaux points de repère (coll. « Communio « , Fayard, Paris, 1980, p. 343-360 : « Religion et culture chrétienne dans le monde actuel »).
17. Colossiens 2, 17.
18. Ignace d’Antioche, Aux Magnésiens 10, 1.
19. Saint Augustin, De Civitate Dei, XXII, 30, 5 (PL 41, 804).
20. H. Dumayne, art ». Dimanche », dans Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, IV (1921)p. 929-930.
21. Épître aux Romains 12, 1 s. ; Prière eucharistique III.
22. Constitution sur la Sainte Liturgie, n°102.
23. Appendice à la Constitution sur la Sainte Liturgie.