C'est la common decency qui
fait d'Orwell un conservateur aux yeux de certains. Cette notion découle à la
fois du tempérament anarchiste
conservateur de l'écrivain et de son vécu auprès des gens ordinaires, lumpen
proletariat, prolétariat, employés, petits fonctionnaires, classe moyenne
exploitée, etc. Mais analyser cette notion n'est pas simple. Si le terme
apparaît régulièrement à partir du Quai de Wigan dans les écrits
d'Orwell, ce dernier, n'étant pas un théoricien, ne prend jamais la peine d'en
donner une définition. Comprendre la common decency nécessite de se
pencher vraiment sur la pensée de l'écrivain. Parfois traduit par décence commune, l'expression décence ordinaire semble plus appropriée.
Si la première traduction a l'avantage de rappeler le caractère commun et
partagé de cette propriété, la seconde renvoie à la banalité. Or, cette
dernière est essentielle chez Orwell, écrivain des gens ordinaires (« the
common men », « the
ordinary decent people », « the average men ») et
de la vie quotidienne. En effet, toute sa littérature ne s'attache qu'à décrire
des gens banals : des vagabonds, des ouvriers, des petits fonctionnaires,
des poètes ratés, ou des personnes perdues au sein de la classe moyenne. Pour
Bégout, auteur d'un essai remarquable sur le sujet 1, qui
préfère également parler de décence
ordinaire, « cette vie ordinaire ne représente pas seulement pour
Orwell un sujet d'étude original. Il ne s'agit pas simplement de mettre en
évidence cette vie banale qui passe inaperçue la plupart du temps, mais plus
fondamentalement de montrer que cette vie recèle en elle-même, dans son
apparente platitude, une valeur capitale pour la compréhension de l'expérience
humaine 2. Pour beaucoup, derrière cette common decency se
cache l'honnêteté commune des petites gens, définie par la justice et la solidarité.
Ainsi, à côté de la banalité du mal
théorisée par la philosophe Hannah Arendt en 1963, qui pourrait toucher tout
homme médiocre 3, se logerait une banalité du bien défendue par Orwell.
La décence ordinaire n'est pas une
capacité naturelle à faire le bien ou une morale innée, mais, comme l'explique
Bégout, il s'agit de « la faculté instinctive de percevoir le bien et le
mal »4. Il ajoute qu'« elle est même plus qu'une simple
perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal »5,
et qu'elle correspond à « un sentiment spontané de bonté qui est, à la
fois, la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l'injuste et
une inclination naturelle à faire le bien »6. L'essayiste
rapproche alors le terme « de ce que les philosophes anglais et écossais
de la première partie du XVIIIe (Shaftesbury, Hutcheson et Hume)
nomment le sens moral, à savoir un
sentiment de vertu (et non le résultat d'un raisonnement), qui est naturel et
commun à tous les hommes ». Cependant, ce sentiment moral n'est pas
synonyme de bonté naturelle comme dans le mythe du bon sauvage, ni un ensemble
de vertus théoriques ou fantasmées qui tombent du ciel. Au contraire, la common decency orwellienne
provient de la pratique ordinaire de l'entraide, de la confiance mutuelle et
des tiens sociaux minimaux mais fondamentaux. La décence des classes populaires
est donc issue de la banalité de leur quotidien, tandis que les classes
supérieures (bourgeoisie et petite bourgeoisie, notamment intellectuelle) se
caractérisent par leur pratique du pouvoir et de la domination (économique ou
culturelle). De son côté, Michéa la rattache aux travaux de Marcel Mauss et de
ses successeurs de la Revue du Mauss 7 (Alain Caillé,
Philippe Chanial et Serge Latouche en tête) sur le don et le contre don. Ce
principe repose sur l'« idée matricielle selon laquelle la triple
obligation de donner, recevoir et rendre constitue effectivement la « trame
ultime du lien social »8 de toute société. Pour Michéa, la common decency, qui doit également
beaucoup aux cultures populaires, correspond à la « réappropriation
moderne de l'esprit du don, sous la forme de règles intériorisées par la conscience morale individuelle »9.
La décence ordinaire constitue également un sentiment défensif de réaction face
à l'oppression. Bruce Bégout écrit à ce propos : « Les petites gens
ont eu à subir depuis si longtemps les injustices qu'elles éprouvent une
aversion quasi instinctive pour toute domination de l'homme sur l'homme »10.
De même, Michéa y voit un « sens commun qui nous avertit qu'il y a des
choses qui ne se font pas »11.
La décence ordinaire de ceux de peu
s'oppose à la volonté de puissance des couches supérieures de la société,
notamment celle des intellectuels, habitués à dominer. Ainsi, comme le rappelle
Bégout, « si Orwell insiste tant sur la décence ordinaire des petites
gens, c'est aussi pour dénoncer, par contraste, l'indécence extraordinaire des
élites politiques et culturelles »12.
Pour Michéa, la common decency représente « l'une
des ressources principales dont dispose encore le peuple d'en bas (comme
le nommait déjà Jack London) pour avoir une chance d'abolir un jour les
privilèges de classe [...] et d'édifier une société d'individus libres et
égaux, reposant autant qu'il est possible sur le don, l'entraide et la civilité »13. Pour le philosophe, elle permet de
sortir de la double impasse incarnée par le Marché et l'État. Selon lui, la common decency est essentielle
« dans le développement de l'esprit du socialisme, c'est-à-dire de
ces dispositions éthiques et psychologiques à défaut desquelles le
fonctionnement d'une société socialiste, au quotidien, est condamné à
relever de l'utopie ou du wishful thinking14. C'est
grâce à ses valeurs d'entraide que la régulation de la société pourra ne pas
être déléguée autoritairement à l'État, comme dans le cas de l'URSS, ou au
Marché comme dans notre capitalisme. Il semblerait cependant qu'Orwell ait une
utilisation plus modeste de son concept. Notamment parce qu'il est profondément
apolitique. Bégout remarque que « la décence ordinaire est politiquement
an-archiste : elle inclut en elle la critique de tout pouvoir constitué au
profit d'un accomplissement sans médiation du sens du juste et de l'injuste »15. Derrière la common decency se cache surtout une forme d'attache aux
traditions. Pour Orwell, le rôle des socialistes est d'intégrer pleinement ce
traditionalisme à l'émancipation qu'ils prônent. « Le révolutionnaire
s'active pour rien s'il perd contact avec la décence ordinaire humaine »16 et cette dialectique est la seule
capable d'emporter l'adhésion des classes populaires. Il n'a donc pas à faire « table
rase du passé » comme le voudraient notamment les marxistes. Opposé à tout
projet utopique, Orwell pense que le rôle des socialistes doit être d'œuvrer
pour un monde meilleur, surtout pas un monde parfait ou un paradis terrestre. Ainsi, il est réticent à la création de l'« homme
nouveau » voulue par le marxisme-léninisme, estimant que le rôle du
socialisme doit être de changer les conditions de vie des hommes, pas de
changer les hommes eux-mêmes.
Kevin Boucaud-Victoire, in Orwell, Écrivain
des gens ordinaires
1. Bruce Bégout, De la décence
ordinaire, Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de
George Orwell, Allia, 2008, p. 7.
2. Ibid. p. 11.
3. Hannah Arendt, Eichmann à
Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, collection « Folio
Histoire », 1991.
4. Bruce Bégout, op. cit., p.
17.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Pour « Mouvement
anti-utilitariste en sciences sociales ».
8. Jean-Claude Michéa, « En
réponse à Corcuff », Mediapart, 2 août 2013.
9. Ibid.
10. Bruce
Bégout, op. cit., p. 45.
11. Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, op. cit.
12. Bruce Bégout, op. cit., p. 46.
13. Jean-Claude Michéa, Impasse
Adam Smith : Brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le
capitalisme sur sa gauche, op. cit., p. 54.
14. Ibid.,
p. 93.
15. Bruce
Bégout, op. cit., p. 86.
16. George Orwell, « La révolte
intellectuelle », in Écrits politiques (1928-1949), op. cit., p. 253.