samedi 9 juin 2018

En Orwellant... Kevin Boucaud-Victoire, La common decency


C'est la common decency qui fait d'Orwell un conservateur aux yeux de certains. Cette notion découle à la fois du tempérament anarchiste conservateur de l'écrivain et de son vécu auprès des gens ordinaires, lumpen proletariat, prolétariat, employés, petits fonctionnaires, classe moyenne exploitée, etc. Mais analyser cette notion n'est pas simple. Si le terme apparaît régulièrement à partir du Quai de Wigan dans les écrits d'Orwell, ce dernier, n'étant pas un théoricien, ne prend jamais la peine d'en donner une définition. Comprendre la common decency nécessite de se pencher vraiment sur la pensée de l'écrivain. Parfois traduit par décence commune, l'expression décence ordinaire semble plus appropriée. Si la première traduction a l'avantage de rappeler le caractère commun et partagé de cette propriété, la seconde renvoie à la banalité. Or, cette dernière est essentielle chez Orwell, écrivain des gens ordinaires (« the common men », « the ordinary decent people », « the average men ») et de la vie quotidienne. En effet, toute sa littérature ne s'attache qu'à décrire des gens banals : des vagabonds, des ouvriers, des petits fonctionnaires, des poètes ratés, ou des personnes perdues au sein de la classe moyenne. Pour Bégout, auteur d'un essai remarquable sur le sujet 1, qui préfère également parler de décence ordinaire, « cette vie ordinaire ne représente pas seulement pour Orwell un sujet d'étude original. Il ne s'agit pas simplement de mettre en évidence cette vie banale qui passe inaperçue la plupart du temps, mais plus fondamentalement de montrer que cette vie recèle en elle-même, dans son apparente platitude, une valeur capitale pour la compréhension de l'expérience humaine 2. Pour beaucoup, derrière cette common decency se cache l'honnêteté commune des petites gens, définie par la justice et la solidarité. Ainsi, à côté de la banalité du mal théorisée par la philosophe Hannah Arendt en 1963, qui pourrait toucher tout homme médiocre 3, se logerait une banalité du bien défendue par Orwell.
La décence ordinaire n'est pas une capacité naturelle à faire le bien ou une morale innée, mais, comme l'explique Bégout, il s'agit de « la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal »4. Il ajoute qu'« elle est même plus qu'une simple perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal »5, et qu'elle correspond à « un sentiment spontané de bonté qui est, à la fois, la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l'injuste et une inclination naturelle à faire le bien »6. L'essayiste rapproche alors le terme « de ce que les philosophes anglais et écossais de la première partie du XVIIIe (Shaftesbury, Hutcheson et Hume) nomment le sens moral, à savoir un sentiment de vertu (et non le résultat d'un raisonnement), qui est naturel et commun à tous les hommes ». Cependant, ce sentiment moral n'est pas synonyme de bonté naturelle comme dans le mythe du bon sauvage, ni un ensemble de vertus théoriques ou fantasmées qui tombent du ciel. Au contraire, la common decency orwellienne provient de la pratique ordinaire de l'entraide, de la confiance mutuelle et des tiens sociaux minimaux mais fondamentaux. La décence des classes populaires est donc issue de la banalité de leur quotidien, tandis que les classes supérieures (bourgeoisie et petite bourgeoisie, notamment intellectuelle) se caractérisent par leur pratique du pouvoir et de la domination (économique ou culturelle). De son côté, Michéa la rattache aux travaux de Marcel Mauss et de ses successeurs de la Revue du Mauss 7 (Alain Caillé, Philippe Chanial et Serge Latouche en tête) sur le don et le contre don. Ce principe repose sur l'« idée matricielle selon laquelle la triple obligation de donner, recevoir et rendre constitue effectivement la « trame ultime du lien social »8 de toute société. Pour Michéa, la common decency, qui doit également beaucoup aux cultures populaires, correspond à la « réappropriation moderne de l'esprit du don, sous la forme de règles intériorisées par la conscience morale individuelle »9. La décence ordinaire constitue également un sentiment défensif de réaction face à l'oppression. Bruce Bégout écrit à ce propos : « Les petites gens ont eu à subir depuis si longtemps les injustices qu'elles éprouvent une aversion quasi instinctive pour toute domination de l'homme sur l'homme »10. De même, Michéa y voit un « sens commun qui nous avertit qu'il y a des choses qui ne se font pas »11. La décence ordinaire de ceux de peu s'oppose à la volonté de puissance des couches supérieures de la société, notamment celle des intellectuels, habitués à dominer. Ainsi, comme le rappelle Bégout, « si Orwell insiste tant sur la décence ordinaire des petites gens, c'est aussi pour dénoncer, par contraste, l'indécence extraordinaire des élites politiques et culturelles »12.
Pour Michéa, la common decency représente « l'une des ressources principales dont dispose encore le peuple d'en bas (comme le nommait déjà Jack London) pour avoir une chance d'abolir un jour les privilèges de classe [...] et d'édifier une société d'individus libres et égaux, reposant autant qu'il est possible sur le don, l'entraide et la civilité »13. Pour le philosophe, elle permet de sortir de la double impasse incarnée par le Marché et l'État. Selon lui, la common decency est essentielle « dans le développement de l'esprit du socialisme, c'est-à-dire de ces dispositions éthiques et psychologiques à défaut desquelles le fonctionnement d'une société socialiste, au quotidien, est condamné à relever de l'utopie ou du wishful thinking14. C'est grâce à ses valeurs d'entraide que la régulation de la société pourra ne pas être déléguée autoritairement à l'État, comme dans le cas de l'URSS, ou au Marché comme dans notre capitalisme. Il semblerait cependant qu'Orwell ait une utilisation plus modeste de son concept. Notamment parce qu'il est profondément apolitique. Bégout remarque que « la décence ordinaire est politiquement an-archiste : elle inclut en elle la critique de tout pouvoir constitué au profit d'un accomplissement sans médiation du sens du juste et de l'injuste »15. Derrière la common decency se cache surtout une forme d'attache aux traditions. Pour Orwell, le rôle des socialistes est d'intégrer pleinement ce traditionalisme à l'émancipation qu'ils prônent. « Le révolutionnaire s'active pour rien s'il perd contact avec la décence ordinaire humaine »16 et cette dialectique est la seule capable d'emporter l'adhésion des classes populaires. Il n'a donc pas à faire « table rase du passé » comme le voudraient notamment les marxistes. Opposé à tout projet utopique, Orwell pense que le rôle des socialistes doit être d'œuvrer pour un monde meilleur, surtout pas un monde parfait ou un paradis terrestre. Ainsi, il est réticent à la création de l'« homme nouveau » voulue par le marxisme-léninisme, estimant que le rôle du socialisme doit être de changer les conditions de vie des hommes, pas de changer les hommes eux-mêmes.
Kevin Boucaud-Victoire, in Orwell, Écrivain des gens ordinaires

1. Bruce Bégout, De la décence ordinaire, Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Allia, 2008, p. 7.
2. Ibid. p. 11.
3. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, collection « Folio Histoire », 1991.
4. Bruce Bégout, op. cit., p. 17.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Pour « Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales ».
8. Jean-Claude Michéa, « En réponse à Corcuff », Mediapart, 2 août 2013.
9. Ibid.
10. Bruce Bégout, op. cit., p. 45.
11. Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, op. cit.
12. Bruce Bégout, op. cit., p. 46.
13. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith : Brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, op. cit., p. 54.
14. Ibid., p. 93.
15. Bruce Bégout, op. cit., p. 86.
16. George Orwell, « La révolte intellectuelle », in Écrits politiques (1928-1949), op. cit., p. 253.