Alors que Thérèse avait vingt ans en
1893, le Parlement anglais fut mis devant un problème de circulation. Comment
pouvait-on autoriser les automobiles récemment arrivées sur les routes à rouler
sans risque de dégâts ? Une loi fut donc votée « autorisant les
véhicules non tirés par des chevaux à circuler à condition qu'ils soient
précédés d'une personne agitant un drapeau rouge »...
Toute mystique lorsqu'elle arrive
dans le champ du travail intellectuel de l'Église provoque une réaction
semblable à celle du Parlement anglais. On se méfie a priori.
Et voici qu'un siècle après
l'automobile, Thérèse, grâce au Doctorat, n'a plus besoin d'être précédée par
un drapeau rouge ! Et même davantage on est invité à se demander si
l'œuvre de Thérèse de Lisieux ne joue pas un rôle sapientiel au cœur des renouveaux qui ont traversé le siècle.
Demeure cependant un danger sous prétexte de bonnes intentions. Ce peut être
encore une manière subtile de se débarrasser de Thérèse, si on limite son apport
à n'être que celui d'un auteur ou d'un guide spirituel. On sait comment pour nombre de théologiens, ce mot de spiritualité» connote une certaine
restriction implicite, comme s'il ne devait concerner que les chrétiens de
seconde zone, éventuellement incapables de faire de la théologie. Le mot est
parfois suspect comme si une crainte diffuse laissait planer un doute : la
spiritualité n'aurait pas de lien avec la doctrine.
Il est évident que l'intérêt de Thérèse est souvent remisé dans l'ordre d'une
sorte d'aide psychologique ou de charisme éventuellement exceptionnel dans son
cas, voire bienfaisant pour les petits comme si la théologie de ce siècle
n'était pas concernée et n'avait pas à être accompagnée ou éclairée de
l'intérieur par la doctrine de
Thérèse.
Qu'on en finisse une fois pour toutes
avec des assertions comme celle que l'on trouve dans le Post‑scriptum d'un
des derniers livres parus sur Thérèse, qui accuse la Lettre apostolique de
Jean Paul II d'utiliser plusieurs fois le mot doctrine en parlant de Thérèse. L'auteur affirme que le mot
doctrine n'est pas utilisé par Thérèse. C'est faux. C'est bien Thérèse qui
ouvre explicitement ses lettres à sa sœur Marie (Manuscrit B = M) en reprenant
le terme précis de sa sœur pour lui dire : « Vous m'ayez demandé de
vous écrire [...] ma petite doctrine »
(Manuscrit B = M1, V°39), et termine en disant explicitement qu'elle
« désire communiquer les secrets d'amour que Jésus lui a enseignés »,
pour les « révéler à d'autres » (Manuscrit B = M5, V°37). C'est clair.
Thérèse a parfaitement conscience d'avoir une doctrine : « J'ai
beaucoup appris en remplissant la mission que vous m'avez confiée, surtout je
me suis trouvée forcée de pratiquer ce que j'enseignais aux
autres » (Manuscrit C = G19, R°21). Au plus fort de sa maladie, alors
qu'elle est très consciente de son message et qu'elle a déjà commencé de
l'enseigner à son entourage, elle écrit à l'abbé Bellière : « Quand
je serai au port, je vous enseignerai, cher petit frère de mon âme,
comment vous devrez naviguer sur la mer... avec l'abandon et l'amour d'un
enfant » (LT
258, 41).
Avant d'examiner l'originalité de
cette doctrine, il est bon de
regarder — même schématiquement — comment l'histoire des écrits et de la pensée
de Thérèse peut aider à situer et comprendre la séquence des grandes étapes de
la pensée chrétienne depuis cent ans. Pour simplifier nous isolons ici sept
moments de maturation. Cela permet en même temps de montrer la logique interne
de ces moments qui se suivent et s'emboîtent l'un l'autre tout au long du
siècle.
1. L'objet de foi a une cohérence que l'intelligence peut saisir
Thérèse a été contemporaine des
secousses et des soupçons apportés par le scientisme de la deuxième moitié du XIXe.
Il suffit de se rappeler que la charte de toute la science moderne, La
Science expérimentale de Claude Bernard, paraissait en 1878 alors que
Thérèse avait cinq ans. Pour beaucoup, la foi était reléguée dans le champ
d'une expérience intérieure, au mieux intéressant les esthètes et les
psychologues, au pire relevant de la pathologie. Les réactions à cet
étouffement de la foi par la raison furent très diverses.
Au-delà des querelles et des
craintes, elles provoquèrent de grandes réactions philosophiques avec le retour
à saint Thomas d'Aquin, une redécouverte liturgique spécialement autour de
Solesmes, des renouveaux poétiques perceptibles encore aujourd'hui à travers
des hommes comme Ernest Hello ou Paul Claudel, qui n'hésitait pas à s'inspirer
du mysticisme sauvage de Rimbaud.
Nous avons déjà signalé les risques
internes à certaines de ces réactions lorsqu'elles étaient trop liées au
modernisme ou de manière opposée, mais corollaire, à l'ontologisme (expérience immédiate de Dieu) tel qu'il était vécu du
temps de Thérèse (à ne pas confondre avec la grande redécouverte de l'ontologie thomiste, possibilité
d'atteindre vraiment le réel par la connaissance et non pas seulement d'en
rester à des impressions, schémas ou idées). Au Colloque de Lisieux, en octobre
1998, (Vie thérésienne, janvier 1999), le père de Saint-Louvent a
rappelé comment Mgr Hugonin, l'évêque de Thérèse, avait été fort
marqué par ce courant de pensée, sans aller jusqu'à tomber dans les travers qui
requéraient une perception immédiate de Dieu par l'intelligence. On sait
comment l'héritage de Descartes enseigné dans les séminaires a pesé sur la
pensée théologique du XIXe siècle, après les détours de Kant et
Hegel, et comment cela conduisait à se vouloir maître des moyens par lesquels
on saisit Dieu et donc à le diminuer, dans un rationalisme mortel pour la foi.
Nous avons déjà dit combien l'oscillation entre les thèses d'Hermes et de
Bautain avait marqué l'enseignement théologique donné au XIXe.
En parallèle avec l'effort qui, grâce
à la philosophie thomiste, permettait de retrouver le goût et la force de
vérité objective du contenu de la foi, j'ai déjà dit plus haut le rôle décisif
du père Lagrange, contemporain de Thérèse. Tout son effort fut de redonner
droit à la Parole révélée en sa vérité textuelle, par une exégèse à la fois scientifique
et respectueuse de la transcendance de la Révélation. Il n'est pas aléatoire de
remarquer que l'effort biblique fut contemporain de celui qui permit la
renaissance du thomisme. Grâce au thomisme, consistance était redonnée à la
théologie en son statut scientifique. On pourrait résumer cette première étape
en redisant que des années 1890 à 1925, le droit fut restitué à la foi de
redécouvrir la cohérence de la doctrine. Dieu est lumière, on peut se nourrir
de cette lumière. Il y a un ob-jet
révélé. Les dogmes sont les grands vecteurs qui conduisent à du réel. On peut
aller de la foi aux dogmes et des dogmes à la foi. Au-delà des querelles
subséquentes sur l'intuition de l'acte d'être, le thomisme avait remis à
l'honneur cette possibilité de communier à la lumière, même si l'on peut
regretter l'indéniable raideur avec laquelle certains ont jugé à la même époque
la pensée de Bergson et de Maurice Blondel. Rétrospectivement, la théologie de Thérèse aurait peut-être
évité des pertes de temps, en tout cas elle permet de mieux comprendre la place
essentielle des grands serviteurs de cette époque que furent entre autres les pères
Gardeil, Roland‑Gosselin, Blanche, Garrigou-Lagrange, Clérissac et autres qui
viennent à l'esprit de tous, dont plus tard par exemple un cardinal Journet.
2. Cet objet de foi nous est révélé pour communier à une Personne
Cette deuxième étape a été longuement
préparée depuis la renaissance liturgique due à dom Guéranger jusqu'à la
proposition de la communion fréquente par Pie X. Le désir et la bataille de
Thérèse pour la réception plus habituelle de l'Eucharistie en est un signe éminent.
La lumière de foi n'a pas pour but
d'introduire seulement à une systématisation ou à une idéologie ou encore de
donner des satisfactions esthétiques, elle est faite pour conduire à l'union et
au partage de la vie des Personnes divines. La science théologique est subalternée à la science de Dieu et des
Bienheureux. Elle est confessante.
Pour illustrer ce deuxième moment
théologique, il suffit d'évoquer par exemple les noms de dom Casel, Romano Guardini, dom Lambert Beauduin ou du père Doncœur, plus tard du père Louis Bouyer et du cardinal Urs von Balthasar. Il est bon de rappeler leur rôle
précurseur pour la compréhension d'une des grandes richesses du Concile.
Dans un autre registre, mais proche
de celui de la liturgie, le père Petitot, dès 1925, année de la canonisation de
Thérèse, était aussi témoin de cette attention de Thérèse à la communion à une
Personne. C'est à partir des dons du Saint-Esprit que le père Petitot essayait
de rendre compte, en théologien de la vie mystique, de la nouveauté libératrice
et profondément théologique de l'expérience vécue par Thérèse. Le Doctorat de
saint Jean de la Croix en 1926 devait en confirmer le bien-fondé.
3. Cette communion est due à une initiative divine dans l'histoire
L'expérience mystique à laquelle
conduit l'adhésion de foi n'est possible que dans la reconnaissance d'un
partenaire qui a pris l'initiative. Il a livré ses confidences par une
intervention dans une histoire. Préparé par des décennies d'études (édition des
Pères de l'Église par Migne, Année liturgique de dom Guéranger, etc.),
c'est dans les conditions obligatoirement studieuses de la Seconde Guerre
mondiale qu'allait arriver à maturité ce troisième moment, normal, cohérent
avec les précédents. Si la doctrine
chrétienne conduit à la rencontre d'une personne, si son but est de confesser
l'union à une personne, elle a sa source non pas dans une fabrication humaine,
mais dans la reconnaissance d'une intervention de Dieu dans l'histoire, dans
l'acceptation qu'un autre ait pris l'initiative de se révéler. La doctrine a des sources, elle suit un
dessein. Il était donc logique de chercher à en découvrir les richesses
incarnées. Thérèse l'avait compris dans son amour de ce qu'elle appelle l'Histoire
sainte, en disant que seule celle-ci avait ses préférences et en
avouant que « dans mon impuissance l'Écriture sainte vient à mon
secours ; en elle, je trouve une nourriture solide et toute pure ». Quelle
joie aurait eue Thérèse d'assister en 1942-1943 à la naissance des Sources
chrétiennes, au départ de la traduction de la Bible de Jérusalem et
à cette période d'espoir et de reconstruction (1945-1955) dont le père Congar
dira que ceux qui ne l'ont pas vécue n'auront pas connu l'une des périodes les
plus riches de l'Histoire de l'Église. Thérèse avait devancé cette période par
son amour de l'Écriture. Qu'on se réfère au livre constamment réédité : La
Bible avec Thérèse de Lisieux (Paris 1979), étude qui fait définitivement
justice de la prétendue non-connaissance de la Bible par Thérèse, sous prétexte
qu'elle n'aurait pas disposé d'un exemplaire de la Bible, alors
« qu'encore jeune elle est parvenue à une liberté et une maîtrise
stupéfiante des textes non seulement du Nouveau mais de l'Ancien
Testament » (cf. les trente-deux pages de l'introduction de Guy
Gaucher). On oublie trop tout ce qu'elle a pu puiser de connaissances
historiques et patristiques (et aussi tous les textes bibliques, étoffant les
lectures du bréviaire) dans les douze volumes de dom Guéranger qu'elle eut deux
fois l'occasion de lire ou d'entendre lire et aux Buissonnets en famille et au
réfectoire du carmel.
4. Cette parole de Dieu est confiée à l'homme dans des médiations précises
Il ne suffit pas de revenir à
l'histoire. Il faut apprendre à décrypter cette histoire. Les sciences de la
linguistique et de la communication ont permis l'arrivée à maturité d'un
quatrième moment théologique avec la mise à disposition pour le grand public du
travail des exégètes, entre autres allemands. On peut garder la période
1949-1960 (publication de la Bible de Jérusalem, mise en route de la Bible
œcuménique) et rappeler par
exemple la manière dont l'œuvre de Bultmann (1949), le Dictionnaire de Kittel,
le Lexique de Bauer, etc., ont marqué l'exégèse européenne avec les analyses de
la Formgeschichte et de la Redaktiongeschichte.
Rappeler cet enrichissement
irréversible de la théologie, c'est en même temps redire le risque, parfois
dramatique, qui allait s'installer d'une double vérité dans le savoir chrétien,
double vérité dont on n'a pas fini de payer la facture : vérité des
exégètes ou vérité des dogmes ? Le redire n'éloigne pas de Thérèse. Son
Doctorat a ici un rôle sapientiel
décisif en montrant que son exégèse est toujours celle de Jésus, c'est-à-dire
non pas seulement la vénération d'un texte, mais toujours la réception de la
confidence d'une personne divine par une personne humaine (voir l'éblouissante
lettre à Céline LT 165, même l'écriture en est magnifique). Quand on sait ce
que Thérèse a fait des lettres de Léo Taxil, on rêve à ce qu'aurait dit Thérèse
après la lecture du Jésus de Jacques Duquesne !
5. L'entrée dans un nouvel ordre d'existence
Les horreurs de la guerre de
1939-1945 et leur découverte allait obliger la théologie à se demander si un
discours sur Dieu était possible « après Auschwitz » et amener les
théologiens à faire droit non seulement aux requêtes des philosophies de l'existentialisme
et aux sciences du vécu, mais à
redécouvrir la force pascale de la vérité chrétienne avec la relance des
réformes liturgiques.
La lumière de foi dans sa cohérence
et sa force de communion à une Personne, confiée dans une révélation dont on
pourrait découvrir l'histoire et les structures de langage, cette vérité
propose à celui qui la reçoit d'entrer dans un nouvel ordre d'existence. La
réforme liturgique et le Concile ont redonné plein droit à l'invitation
liturgique de cette nouveauté pascale. Du même coup, c'est de l'intérieur même
de la foi que l'humanité était invitée à accepter sa condition
« blessée » et non pas seulement « incarnée » comme l'a, (à
la différence du père Chenu), inlassablement rappelé le cardinal de Lubac à
l'occasion de la Constitution Gaudium et Spes du Concile.
Puis-je donner ici un témoignage
personnel ? Je ne pouvais ouvrir en 1974 les conférences de carême de
Notre-Dame de Paris sur le problème du mal et proposer une catéchèse du
parcours des épreuves et des chances de l'espérance qu'en m'appuyant sur
l'exemple de Thérèse. Seul le témoignage de quelqu'un qui avait été jusqu'au
bout des purifications de la nuit par amour (et pas seulement comme on l'a parfois
répété par attitude compréhensive du rôle de l'athéisme) pouvait me permettre
d'aller au bout de la question partagée par tous les hommes sur terre :
pourquoi le mal ? pourquoi la mort ? C'est la raison pour laquelle je
terminai la première série des conférences de Notre-Dame de Paris sur la
possibilité de l'espérance Contre toute espérance (Romains 4, 18), par
l'étude du parcours de Thérèse de Lisieux. Cela n'empêcha pas un théologien à
qui je l'annonçai de me demander : « Comment Thérèse de Lisieux peut-elle
avoir encore de l'intérêt aujourd'hui ? »
6. Collectivisme ou communion ?
La théologie allait être amenée à
faire un pas de plus en découvrant combien après le Concile elle était devenue
planétaire. Un double mouvement a traversé la réflexion chrétienne : celui
du renouvellement de l'image que l'Église se donnait d'elle-même, renouveau
porté par la grâce du Concile, et celui de la confrontation vivante et souvent
heureuse avec les autres cultures.
Cela a coïncidé avec la faillite des
idéologies collectivistes. Au-delà des théologies
de la libération, il était possible de garder et de rendre toute sa force
concrète, libératrice, salvatrice et universelle à la Rédemption. Bien sûr, on
était invité à approfondir la théorisation de la Mission, mais plus
profondément à redécouvrir la force de communion d'un Évangile non pas
seulement collectiviste et sociologique, mais porteur de l'unité du destin de
l'homme au nom de la communion à une Personne, divine et incarnée : le
Christ.
L'humanité aurait beau maîtriser les
lois de l'économie et des sciences de l'homme, la question reste posée à la
théologie : comment éclairer par un au-delà
de l'histoire les phénomènes de société, dont l'histoire et le politique en
premier lieu ? « à quoi bon aller sur la lune, si c'est pour s'y
suicider ? » (André Malraux). Il y a un moment où l'humanité pressent
que les prouesses technologiques ne suffisent pas à répondre à la soif de
fraternité et de solidarité. L'exemple du père Kolbe et de mère Teresa,
l'expérience, le message et les voyages du pontificat de Jean Paul II ont
apporté une preuve éclatante de l'attente des hommes en mal d'espérance. Voici
arrivé le temps où, lasse de justifier l'agressivité de chaque guerre et des
comportements de rapports de force naturellement présents en toutes ses
associations, l'humanité redécouvre qu'elle n'en peut plus de n'être
qu'humaine, même collectivement.
L'instinct missionnaire qui a
toujours habité Thérèse, son attention étonnante aux conditions réelles par
exemple de la vie en Chine et en Afrique, à travers ses lectures et sa
correspondance avec ses frères
missionnaires ne sont pas une simple anecdote. Le cardinal Congar, crucifié
par la maladie au soir de sa vie, avouera que c'est l'exemple et la pensée de
Thérèse qui l'aidèrent à mettre en pratique sa propre théologie de l'Église.
7. La redécouverte du sujet et la recherche inéluctable du sens
Quelle serait l'ultime étape
théologique de la fin de ce siècle ? Plus que jamais Thérèse y est
présente.
Rappelons :
— le rationalisme desséchant des
sciences humaines et le désenchantement dont elles laissent le goût
lorsqu'elles se veulent totalitaires ;
— l'infécondité des maîtres du
soupçon, après avoir expérimenté la faiblesse humaine, et la culpabilité, après
la chute des idéologies qui, depuis la Renaissance, avaient servi d'ersatz à la
force récapitulatrice de la présence du Christ, qu'elles s'appellent la Raison,
les Lumières, l'Histoire, le Progrès, l'État ou la Science ;
— les insuffisances de toutes les
politiques pour respecter les pluralités ethniques ou équilibrer avec justice
le minimum des requêtes économiques ;
— l'expérience de la solitude où l'homme,
capable de lire ce que serait une existence authentique, se reconnaît incapable
de se la donner à lui-même.
Il est alors normal que, de bien des
manières, catéchèse et théologie se découvrent en mal de sens.
En face des maladies d'herméneutiques
réductrices et d'inflation critique, la question posée aujourd'hui à tout homme
et plus spécialement au chrétien demeure : Y a-t-il encore un réel ? Suis-je encore un sujet pensant ?
George Steiner a bien montré la
courbe qui, contemporaine de Thérèse de Lisieux, part du temps de
Rimbaud : « Je est un autre » et de Mallarmé avec « La
catastrophe d'Igitur » pour aboutir au « Ça parle » de Lacan et aux structures de Lévi-Strauss, même si
celui-ci se préoccupait parfois des mystiques, quitte à rester en face d'eux à
l'intérêt que l'on porte à des coléoptères.
La question revient
inlassablement : Et après ? Qu'on relise l'aveu de Gilles Deleuze et
Félix Guattari dans Qu'est-ce que la philosophie ? (éd. de Minuit, 1991),
quand il ne reste plus pour tâche à la philosophie que de « constater le
chaos », ou qu'on pense à Jean-Luc Marion intimant à la métaphysique, non
sans quelque équivoque et contradiction, de reconnaître « sa fin
historique » ! L'encyclique Foi et raison de Jean Paul II ne
pouvait tomber à un meilleur moment pour prendre acte et attirer l'attention
sur les insuffisances ou débordements de l'esprit critique et rationaliste
auxquels a été soumise la foi et l'Église de l' après-Concile.
En face de ce bilan qui couvre en
même temps richesses et tentations, impossible d'éliminer le double événement
du Doctorat de Thérèse et de l'invitation ecclésiale à entrer dans un nouveau
millénaire par une méditation trinitaire.
On est amené par l'examen de l'œuvre
prophétique, écrits et paroles, de Thérèse, à saisir qu'il y a une cohérence
réelle, parfois cachée mais certaine, entre les moments théologiques de ce
centenaire. Ce n'est pas le moindre bénéfice du service théologique de Thérèse que d'apprendre à les lire en positif et
donc à en tirer le meilleur.
Dans le même temps, on est invité à
être libéré des complexes et craintes en face des risques ou équivoques de ces
mouvements culturels eux-mêmes, lorsqu'ils influencent inévitablement la
théologie. Thérèse donne à la réflexion et à l'expérience un ancrage beaucoup
plus précieux qu'on ne l'aurait imaginé. On a eu raison de faire remarquer,
chaque fois qu'une science arrivait à maturité et s'introduisait dans l'univers
de la pensée chrétienne, qu'il pouvait en résulter un rhume, une grippe, voire
une leucémie. Que ce soit avec les sciences de la grammaire au début du Moyen
Âge, avec l'humanisme et Luther à la Renaissance, ou avec le modernisme au
début du siècle.
Chacun peut reprendre pour soi le
parcours. La vigueur de la pensée de Thérèse, sa justesse et la richesse de son
expérience, et surtout son exigence de vérité, aident à ne pas perdre de temps.
Il suffit de remémorer les sept moments évoqués ci-dessus :
1. Thérèse dit d'elle-même et c'est
sur son lit d'agonie, le jour même de sa mort, comme la clef de lecture de sa
vie entière et l'action de Dieu dans l'Histoire : « Il me semble que
je n'ai jamais cherché que la vérité ».
2. Mais c'est la vérité d'un Époux à qui elle se livre.
3. Elle connaît par cœur l'histoire
de cet Époux dans l'Évangile et la vie des saints.
4. Elle voudrait en avoir étudié la
langue maternelle, l'hébreu.
5. Thérèse « ne veut point se lever de cette table remplie d'amertume où
mangent les pauvres pécheurs » (et non pas « assis à la
table des pécheurs », expression très diffusée à propos de Thérèse, mais
totalement inconnue de celle-ci qui ne l'utilise nulle part dans ses écrits).
Elle va au cours de longs mois, vivre de l'intérieur la kénose, l'abaissement
de ce Dieu, confident divin, dans l'épreuve consumante de la foi qui lui ouvre
le nouvel ordre de l'existence pascale et de la joie parfaite.
6. Cela dans un réalisme
communautaire et une charité vivante et missionnaire d'une Église et d'un
couvent, sur les limites et éventuelles insuffisances desquelles elle est
parfaitement lucide (voir par exemple le récit de son voyage à Rome et son
attitude vis-à-vis de sa prieure), mais en face de qui elle refuse de se
crisper.
7. Enfin, elle apprend à retourner
par sa petite voie tous les drames, déceptions, détresses et négativités en espérance
et ouverture de sens.
Père
Bernard Bro, op, in Le murmure et l’ouragan