jeudi 12 septembre 2019

En thérèsant... Bernard Bro, Il me semble que je n'ai jamais cherché que la vérité



Alors que Thérèse avait vingt ans en 1893, le Parlement anglais fut mis devant un problème de circulation. Comment pouvait-on autoriser les automobiles récemment arrivées sur les routes à rouler sans risque de dégâts ? Une loi fut donc votée « autorisant les véhicules non tirés par des chevaux à circuler à condition qu'ils soient précédés d'une personne agitant un drapeau rouge »...
Toute mystique lorsqu'elle arrive dans le champ du travail intellectuel de l'Église provoque une réaction semblable à celle du Parlement anglais. On se méfie a priori.
Et voici qu'un siècle après l'automobile, Thérèse, grâce au Doctorat, n'a plus besoin d'être précédée par un drapeau rouge ! Et même davantage on est invité à se demander si l'œuvre de Thérèse de Lisieux ne joue pas un rôle sapientiel au cœur des renouveaux qui ont traversé le siècle. Demeure cependant un danger sous prétexte de bonnes intentions. Ce peut être encore une manière subtile de se débarrasser de Thérèse, si on limite son apport à n'être que celui d'un auteur ou d'un guide spirituel. On sait comment pour nombre de théologiens, ce mot de spiritualité» connote une certaine restriction implicite, comme s'il ne devait concerner que les chrétiens de seconde zone, éventuellement incapables de faire de la théologie. Le mot est parfois suspect comme si une crainte diffuse laissait planer un doute : la spiritualité n'aurait pas de lien avec la doctrine. Il est évident que l'intérêt de Thérèse est souvent remisé dans l'ordre d'une sorte d'aide psychologique ou de charisme éventuellement exceptionnel dans son cas, voire bienfaisant pour les petits comme si la théologie de ce siècle n'était pas concernée et n'avait pas à être accompagnée ou éclairée de l'intérieur par la doctrine de Thérèse.
Qu'on en finisse une fois pour toutes avec des assertions comme celle que l'on trouve dans le Post‑scriptum d'un des derniers livres parus sur Thérèse, qui accuse la Lettre apostolique de Jean Paul II d'utiliser plusieurs fois le mot doctrine en parlant de Thérèse. L'auteur affirme que le mot doctrine n'est pas utilisé par Thérèse. C'est faux. C'est bien Thérèse qui ouvre explicitement ses lettres à sa sœur Marie (Manuscrit B = M) en reprenant le terme précis de sa sœur pour lui dire : « Vous m'ayez demandé de vous écrire [...] ma petite doctrine » (Manuscrit B = M1, V°39), et termine en disant explicitement qu'elle « désire communiquer les secrets d'amour que Jésus lui a enseignés », pour les « révéler à d'autres » (Manuscrit B = M5, V°37). C'est clair. Thérèse a parfaitement conscience d'avoir une doctrine : « J'ai beaucoup appris en remplissant la mission que vous m'avez confiée, surtout je me suis trouvée forcée de pratiquer ce que j'enseignais aux autres » (Manuscrit C = G19, R°21). Au plus fort de sa maladie, alors qu'elle est très consciente de son message et qu'elle a déjà commencé de l'enseigner à son entourage, elle écrit à l'abbé Bellière : « Quand je serai au port, je vous enseignerai, cher petit frère de mon âme, comment vous devrez naviguer sur la mer... avec l'abandon et l'amour d'un enfant » (LT 258, 41).
Avant d'examiner l'originalité de cette doctrine, il est bon de regarder — même schématiquement — comment l'histoire des écrits et de la pensée de Thérèse peut aider à situer et comprendre la séquence des grandes étapes de la pensée chrétienne depuis cent ans. Pour simplifier nous isolons ici sept moments de maturation. Cela permet en même temps de montrer la logique interne de ces moments qui se suivent et s'emboîtent l'un l'autre tout au long du siècle.
1. L'objet de foi a une cohérence que l'intelligence peut saisir
Thérèse a été contemporaine des secousses et des soupçons apportés par le scientisme de la deuxième moitié du XIXe. Il suffit de se rappeler que la charte de toute la science moderne, La Science expérimentale de Claude Bernard, paraissait en 1878 alors que Thérèse avait cinq ans. Pour beaucoup, la foi était reléguée dans le champ d'une expérience intérieure, au mieux intéressant les esthètes et les psychologues, au pire relevant de la pathologie. Les réactions à cet étouffement de la foi par la raison furent très diverses.
Au-delà des querelles et des craintes, elles provoquèrent de grandes réactions philosophiques avec le retour à saint Thomas d'Aquin, une redécouverte liturgique spécialement autour de Solesmes, des renouveaux poétiques perceptibles encore aujourd'hui à travers des hommes comme Ernest Hello ou Paul Claudel, qui n'hésitait pas à s'inspirer du mysticisme sauvage de Rimbaud.
Nous avons déjà signalé les risques internes à certaines de ces réactions lorsqu'elles étaient trop liées au modernisme ou de manière opposée, mais corollaire, à l'ontologisme (expérience immédiate de Dieu) tel qu'il était vécu du temps de Thérèse (à ne pas confondre avec la grande redécouverte de l'ontologie thomiste, possibilité d'atteindre vraiment le réel par la connaissance et non pas seulement d'en rester à des impressions, schémas ou idées). Au Colloque de Lisieux, en octobre 1998, (Vie thérésienne, janvier 1999), le père de Saint-Louvent a rappelé comment Mgr Hugonin, l'évêque de Thérèse, avait été fort marqué par ce courant de pensée, sans aller jusqu'à tomber dans les travers qui requéraient une perception immédiate de Dieu par l'intelligence. On sait comment l'héritage de Descartes enseigné dans les séminaires a pesé sur la pensée théologique du XIXe siècle, après les détours de Kant et Hegel, et comment cela conduisait à se vouloir maître des moyens par lesquels on saisit Dieu et donc à le diminuer, dans un rationalisme mortel pour la foi. Nous avons déjà dit combien l'oscillation entre les thèses d'Hermes et de Bautain avait marqué l'enseignement théologique donné au XIXe.
En parallèle avec l'effort qui, grâce à la philosophie thomiste, permettait de retrouver le goût et la force de vérité objective du contenu de la foi, j'ai déjà dit plus haut le rôle décisif du père Lagrange, contemporain de Thérèse. Tout son effort fut de redonner droit à la Parole révélée en sa vérité textuelle, par une exégèse à la fois scientifique et respectueuse de la transcendance de la Révélation. Il n'est pas aléatoire de remarquer que l'effort biblique fut contemporain de celui qui permit la renaissance du thomisme. Grâce au thomisme, consistance était redonnée à la théologie en son statut scientifique. On pourrait résumer cette première étape en redisant que des années 1890 à 1925, le droit fut restitué à la foi de redécouvrir la cohérence de la doctrine. Dieu est lumière, on peut se nourrir de cette lumière. Il y a un ob-jet révélé. Les dogmes sont les grands vecteurs qui conduisent à du réel. On peut aller de la foi aux dogmes et des dogmes à la foi. Au-delà des querelles subséquentes sur l'intuition de l'acte d'être, le thomisme avait remis à l'honneur cette possibilité de communier à la lumière, même si l'on peut regretter l'indéniable raideur avec laquelle certains ont jugé à la même époque la pensée de Bergson et de Maurice Blondel. Rétrospectivement, la théologie de Thérèse aurait peut-être évité des pertes de temps, en tout cas elle permet de mieux comprendre la place essentielle des grands serviteurs de cette époque que furent entre autres les pères Gardeil, Roland‑Gosselin, Blanche, Garrigou-Lagrange, Clérissac et autres qui viennent à l'esprit de tous, dont plus tard par exemple un cardinal Journet.
2. Cet objet de foi nous est révélé pour communier à une Personne
Cette deuxième étape a été longuement préparée depuis la renaissance liturgique due à dom Guéranger jusqu'à la proposition de la communion fréquente par Pie X. Le désir et la bataille de Thérèse pour la réception plus habituelle de l'Eucharistie en est un signe éminent.
La lumière de foi n'a pas pour but d'introduire seulement à une systématisation ou à une idéologie ou encore de donner des satisfactions esthétiques, elle est faite pour conduire à l'union et au partage de la vie des Personnes divines. La science théologique est subalternée à la science de Dieu et des Bienheureux. Elle est confessante.
Pour illustrer ce deuxième moment théologique, il suffit d'évoquer par exemple les noms de dom Casel, Romano Guardini, dom Lambert Beauduin ou du père Doncœur, plus tard du père Louis Bouyer et du cardinal Urs von Balthasar. Il est bon de rappeler leur rôle précurseur pour la compréhension d'une des grandes richesses du Concile.
Dans un autre registre, mais proche de celui de la liturgie, le père Petitot, dès 1925, année de la canonisation de Thérèse, était aussi témoin de cette attention de Thérèse à la communion à une Personne. C'est à partir des dons du Saint-Esprit que le père Petitot essayait de rendre compte, en théologien de la vie mystique, de la nouveauté libératrice et profondément théologique de l'expérience vécue par Thérèse. Le Doctorat de saint Jean de la Croix en 1926 devait en confirmer le bien-fondé.
3. Cette communion est due à une initiative divine dans l'histoire
L'expérience mystique à laquelle conduit l'adhésion de foi n'est possible que dans la reconnaissance d'un partenaire qui a pris l'initiative. Il a livré ses confidences par une intervention dans une histoire. Préparé par des décennies d'études (édition des Pères de l'Église par Migne, Année liturgique de dom Guéranger, etc.), c'est dans les conditions obligatoirement studieuses de la Seconde Guerre mondiale qu'allait arriver à maturité ce troisième moment, normal, cohérent avec les précédents. Si la doctrine chrétienne conduit à la rencontre d'une personne, si son but est de confesser l'union à une personne, elle a sa source non pas dans une fabrication humaine, mais dans la reconnaissance d'une intervention de Dieu dans l'histoire, dans l'acceptation qu'un autre ait pris l'initiative de se révéler. La doctrine a des sources, elle suit un dessein. Il était donc logique de chercher à en découvrir les richesses incarnées. Thérèse l'avait compris dans son amour de ce qu'elle appelle l'Histoire sainte, en disant que seule celle-ci avait ses préférences et en avouant que « dans mon impuissance l'Écriture sainte vient à mon secours ; en elle, je trouve une nourriture solide et toute pure ». Quelle joie aurait eue Thérèse d'assister en 1942-1943 à la naissance des Sources chrétiennes, au départ de la traduction de la Bible de Jérusalem et à cette période d'espoir et de reconstruction (1945-1955) dont le père Congar dira que ceux qui ne l'ont pas vécue n'auront pas connu l'une des périodes les plus riches de l'Histoire de l'Église. Thérèse avait devancé cette période par son amour de l'Écriture. Qu'on se réfère au livre constamment réédité : La Bible avec Thérèse de Lisieux (Paris 1979), étude qui fait définitivement justice de la prétendue non-connaissance de la Bible par Thérèse, sous prétexte qu'elle n'aurait pas disposé d'un exemplaire de la Bible, alors « qu'encore jeune elle est parvenue à une liberté et une maîtrise stupéfiante des textes non seulement du Nouveau mais de l'Ancien Testament » (cf. les trente-deux pages de l'introduction de Guy Gaucher). On oublie trop tout ce qu'elle a pu puiser de connaissances historiques et patristiques (et aussi tous les textes bibliques, étoffant les lectures du bréviaire) dans les douze volumes de dom Guéranger qu'elle eut deux fois l'occasion de lire ou d'entendre lire et aux Buissonnets en famille et au réfectoire du carmel.
4. Cette parole de Dieu est confiée à l'homme dans des médiations précises
Il ne suffit pas de revenir à l'histoire. Il faut apprendre à décrypter cette histoire. Les sciences de la linguistique et de la communication ont permis l'arrivée à maturité d'un quatrième moment théologique avec la mise à disposition pour le grand public du travail des exégètes, entre autres allemands. On peut garder la période 1949-1960 (publication de la Bible de Jérusalem, mise en route de la Bible œcuménique) et rappeler par exemple la manière dont l'œuvre de Bultmann (1949), le Dictionnaire de Kittel, le Lexique de Bauer, etc., ont marqué l'exégèse européenne avec les analyses de la Formgeschichte et de la Redaktiongeschichte.
Rappeler cet enrichissement irréversible de la théologie, c'est en même temps redire le risque, parfois dramatique, qui allait s'installer d'une double vérité dans le savoir chrétien, double vérité dont on n'a pas fini de payer la facture : vérité des exégètes ou vérité des dogmes ? Le redire n'éloigne pas de Thérèse. Son Doctorat a ici un rôle sapientiel décisif en montrant que son exégèse est toujours celle de Jésus, c'est-à-dire non pas seulement la vénération d'un texte, mais toujours la réception de la confidence d'une personne divine par une personne humaine (voir l'éblouissante lettre à Céline LT 165, même l'écriture en est magnifique). Quand on sait ce que Thérèse a fait des lettres de Léo Taxil, on rêve à ce qu'aurait dit Thérèse après la lecture du Jésus de Jacques Duquesne !
5. L'entrée dans un nouvel ordre d'existence
Les horreurs de la guerre de 1939-1945 et leur découverte allait obliger la théologie à se demander si un discours sur Dieu était possible « après Auschwitz » et amener les théologiens à faire droit non seulement aux requêtes des philosophies de l'existentialisme et aux sciences du vécu, mais à redécouvrir la force pascale de la vérité chrétienne avec la relance des réformes liturgiques.
La lumière de foi dans sa cohérence et sa force de communion à une Personne, confiée dans une révélation dont on pourrait découvrir l'histoire et les structures de langage, cette vérité propose à celui qui la reçoit d'entrer dans un nouvel ordre d'existence. La réforme liturgique et le Concile ont redonné plein droit à l'invitation liturgique de cette nouveauté pascale. Du même coup, c'est de l'intérieur même de la foi que l'humanité était invitée à accepter sa condition « blessée » et non pas seulement « incarnée » comme l'a, (à la différence du père Chenu), inlassablement rappelé le cardinal de Lubac à l'occasion de la Constitution Gaudium et Spes du Concile.
Puis-je donner ici un témoignage personnel ? Je ne pouvais ouvrir en 1974 les conférences de carême de Notre-Dame de Paris sur le problème du mal et proposer une catéchèse du parcours des épreuves et des chances de l'espérance qu'en m'appuyant sur l'exemple de Thérèse. Seul le témoignage de quelqu'un qui avait été jusqu'au bout des purifications de la nuit par amour (et pas seulement comme on l'a parfois répété par attitude compréhensive du rôle de l'athéisme) pouvait me permettre d'aller au bout de la question partagée par tous les hommes sur terre : pourquoi le mal ? pourquoi la mort ? C'est la raison pour laquelle je terminai la première série des conférences de Notre-Dame de Paris sur la possibilité de l'espérance Contre toute espérance (Romains 4, 18), par l'étude du parcours de Thérèse de Lisieux. Cela n'empêcha pas un théologien à qui je l'annonçai de me demander : « Comment Thérèse de Lisieux peut-elle avoir encore de l'intérêt aujourd'hui ? »
6. Collectivisme ou communion ?
La théologie allait être amenée à faire un pas de plus en découvrant combien après le Concile elle était devenue planétaire. Un double mouvement a traversé la réflexion chrétienne : celui du renouvellement de l'image que l'Église se donnait d'elle-même, renouveau porté par la grâce du Concile, et celui de la confrontation vivante et souvent heureuse avec les autres cultures.
Cela a coïncidé avec la faillite des idéologies collectivistes. Au-delà des théologies de la libération, il était possible de garder et de rendre toute sa force concrète, libératrice, salvatrice et universelle à la Rédemption. Bien sûr, on était invité à approfondir la théorisation de la Mission, mais plus profondément à redécouvrir la force de communion d'un Évangile non pas seulement collectiviste et sociologique, mais porteur de l'unité du destin de l'homme au nom de la communion à une Personne, divine et incarnée : le Christ.
L'humanité aurait beau maîtriser les lois de l'économie et des sciences de l'homme, la question reste posée à la théologie : comment éclairer par un au-delà de l'histoire les phénomènes de société, dont l'histoire et le politique en premier lieu ? « à quoi bon aller sur la lune, si c'est pour s'y suicider ? » (André Malraux). Il y a un moment où l'humanité pressent que les prouesses technologiques ne suffisent pas à répondre à la soif de fraternité et de solidarité. L'exemple du père Kolbe et de mère Teresa, l'expérience, le message et les voyages du pontificat de Jean Paul II ont apporté une preuve éclatante de l'attente des hommes en mal d'espérance. Voici arrivé le temps où, lasse de justifier l'agressivité de chaque guerre et des comportements de rapports de force naturellement présents en toutes ses associations, l'humanité redécouvre qu'elle n'en peut plus de n'être qu'humaine, même collectivement.
L'instinct missionnaire qui a toujours habité Thérèse, son attention étonnante aux conditions réelles par exemple de la vie en Chine et en Afrique, à travers ses lectures et sa correspondance avec ses frères missionnaires ne sont pas une simple anecdote. Le cardinal Congar, crucifié par la maladie au soir de sa vie, avouera que c'est l'exemple et la pensée de Thérèse qui l'aidèrent à mettre en pratique sa propre théologie de l'Église.
7. La redécouverte du sujet et la recherche inéluctable du sens
Quelle serait l'ultime étape théologique de la fin de ce siècle ? Plus que jamais Thérèse y est présente.
Rappelons :
— le rationalisme desséchant des sciences humaines et le désenchantement dont elles laissent le goût lorsqu'elles se veulent totalitaires ;
— l'infécondité des maîtres du soupçon, après avoir expérimenté la faiblesse humaine, et la culpabilité, après la chute des idéologies qui, depuis la Renaissance, avaient servi d'ersatz à la force récapitulatrice de la présence du Christ, qu'elles s'appellent la Raison, les Lumières, l'Histoire, le Progrès, l'État ou la Science ;
— les insuffisances de toutes les politiques pour respecter les pluralités ethniques ou équilibrer avec justice le minimum des requêtes économiques ;
— l'expérience de la solitude où l'homme, capable de lire ce que serait une existence authentique, se reconnaît incapable de se la donner à lui-même.
Il est alors normal que, de bien des manières, catéchèse et théologie se découvrent en mal de sens.
En face des maladies d'herméneutiques réductrices et d'inflation critique, la question posée aujourd'hui à tout homme et plus spécialement au chrétien demeure : Y a-t-il encore un réel ? Suis-je encore un sujet pensant ?
George Steiner a bien montré la courbe qui, contemporaine de Thérèse de Lisieux, part du temps de Rimbaud : « Je est un autre » et de Mallarmé avec « La catastrophe d'Igitur » pour aboutir au « Ça parle » de Lacan et aux structures de Lévi-Strauss, même si celui-ci se préoccupait parfois des mystiques, quitte à rester en face d'eux à l'intérêt que l'on porte à des coléoptères.
La question revient inlassablement : Et après ? Qu'on relise l'aveu de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Qu'est-ce que la philosophie ? (éd. de Minuit, 1991), quand il ne reste plus pour tâche à la philosophie que de « constater le chaos », ou qu'on pense à Jean-Luc Marion intimant à la métaphysique, non sans quelque équivoque et contradiction, de reconnaître « sa fin historique » ! L'encyclique Foi et raison de Jean Paul II ne pouvait tomber à un meilleur moment pour prendre acte et attirer l'attention sur les insuffisances ou débordements de l'esprit critique et rationaliste auxquels a été soumise la foi et l'Église de l' après-Concile.
En face de ce bilan qui couvre en même temps richesses et tentations, impossible d'éliminer le double événement du Doctorat de Thérèse et de l'invitation ecclésiale à entrer dans un nouveau millénaire par une méditation trinitaire.
On est amené par l'examen de l'œuvre prophétique, écrits et paroles, de Thérèse, à saisir qu'il y a une cohérence réelle, parfois cachée mais certaine, entre les moments théologiques de ce centenaire. Ce n'est pas le moindre bénéfice du service théologique de Thérèse que d'apprendre à les lire en positif et donc à en tirer le meilleur.
Dans le même temps, on est invité à être libéré des complexes et craintes en face des risques ou équivoques de ces mouvements culturels eux-mêmes, lorsqu'ils influencent inévitablement la théologie. Thérèse donne à la réflexion et à l'expérience un ancrage beaucoup plus précieux qu'on ne l'aurait imaginé. On a eu raison de faire remarquer, chaque fois qu'une science arrivait à maturité et s'introduisait dans l'univers de la pensée chrétienne, qu'il pouvait en résulter un rhume, une grippe, voire une leucémie. Que ce soit avec les sciences de la grammaire au début du Moyen Âge, avec l'humanisme et Luther à la Renaissance, ou avec le modernisme au début du siècle.
Chacun peut reprendre pour soi le parcours. La vigueur de la pensée de Thérèse, sa justesse et la richesse de son expérience, et surtout son exigence de vérité, aident à ne pas perdre de temps. Il suffit de remémorer les sept moments évoqués ci-dessus :
1. Thérèse dit d'elle-même et c'est sur son lit d'agonie, le jour même de sa mort, comme la clef de lecture de sa vie entière et l'action de Dieu dans l'Histoire : « Il me semble que je n'ai jamais cherché que la vérité ».
2. Mais c'est la vérité d'un Époux à qui elle se livre.
3. Elle connaît par cœur l'histoire de cet Époux dans l'Évangile et la vie des saints.
4. Elle voudrait en avoir étudié la langue maternelle, l'hébreu.
5. Thérèse « ne veut point se lever de cette table remplie d'amertume où mangent les pauvres pécheurs » (et non pas « assis à la table des pécheurs », expression très diffusée à propos de Thérèse, mais totalement inconnue de celle-ci qui ne l'utilise nulle part dans ses écrits). Elle va au cours de longs mois, vivre de l'intérieur la kénose, l'abaissement de ce Dieu, confident divin, dans l'épreuve consumante de la foi qui lui ouvre le nouvel ordre de l'existence pascale et de la joie parfaite.
6. Cela dans un réalisme communautaire et une charité vivante et missionnaire d'une Église et d'un couvent, sur les limites et éventuelles insuffisances desquelles elle est parfaitement lucide (voir par exemple le récit de son voyage à Rome et son attitude vis-à-vis de sa prieure), mais en face de qui elle refuse de se crisper.
7. Enfin, elle apprend à retourner par sa petite voie tous les drames, déceptions, détresses et négativités en espérance et ouverture de sens.

Père Bernard Bro, op, in Le murmure et l’ouragan