mardi 15 septembre 2015

En éduquant... Paul Doncoeur, Le sens du sacré

Péguy, témoin du sacré
À dessein, nous envisagerons ici le sacré sous ses formes les plus élémentaires qui se présentent à nous sous l'apparence du pré-religieux. De telle façon qu'il puisse être proposé même aux esprits que toute référence à Dieu troublerait et éloignerait de nous.
Le grand introducteur en ce domaine si peu exploré du sacré sera Péguy. Entre tous, d'un bout à l'autre de sa marche, Péguy nous apparaît comme tout entier dominé par la pensée du sacré.
Il est incontestablement un révolutionnaire et le théoricien de toute révolution véritable, celle qui prend les choses par le fond.
Or, ce contre quoi il se dresse, c'est le monde moderne. « La lutte est entre tous les autres mondes ensemble et le monde moderne » (Clio). C'est le monde qu'il hait : « Le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s'en font honneur et gloire. Le monde qui fait le malin, le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n'en remontre pas, de ceux à qui on n'en fait pas accroire, le monde de ceux qui ne sont pas dupes, des imbéciles comme nous » (Notre Jeunesse, p. 14).
Or, ce monde est haïssable pour lui parce qu'il le blesse au point le plus sensible. Le monde moderne avilit : « Il avilit la société ; il avilit l'homme. Il avilit l'amour, il avilit la femme. Il avilit la race ; il avilit l'enfant. Il avilit la nation, il avilit la famille. Il avilit même, il a réussi à avilir ce qui est peut-être le plus difficile à avilir au monde : il a avili la mort » (De la situation, p. 189).
Et tout cet avilissement provient de ce que le monde moderne a détruit, renié et bafoué le caractère sacré de la cité, de l'amour, de la femme, de la race, de l'enfant, de la nation, de la famille et de la mort.
De son grand poème d'Ève, Péguy disait qu'il était « tout plein du sacré, c'est-à-dire de ce dont nous manquons le plus, de ce dont nous avons perdu le sens... cette affreuse pénurie du sacré, qui est sans aucun doute la marque profonde du monde moderne ».
Parti d'un antichristianisme farouche, Péguy a abouti, nous le savons, à une plénitude de pensée chrétienne qui a nourri toute une génération. Nous savons aussi que c'est par une marche en avant ou, plus réellement, par un approfondissement de son être premier, en désavouant tout « rebroussement qu'il a trouvé la voie de la chrétienté ».
Or, la donnée élémentaire de sa vie religieuse, c'est un sentiment très vif du sacré, d'où la pensée de Dieu est parfaitement étrangère.
L'héritage atavique et le climat de sa toute petite enfance concouraient à lui donner une perception très juste et vraiment un goût des choses sacrées. Cette vie pauvre, laborieuse, qu'il voyait vivre autour de lui par sa mère et sa grand'mère, depuis les meubles usés « infatigablement, rituellement essuyés », jusqu'au « pas rituel » des promenades familiales à la foire d'Orléans, tout était revêtu de cet honneur, mais, plus que tout, le travail, dont ce peuple pauvre, mais fier et chantant vivait. On sait le soin religieux que, petit élève d'école de faubourg, il apportait à tenir ses cahiers de classe et avec quel respect il parlait de ses jeunes maîtres de l'Ecole Normale, ces « hussards noirs de la République ».
La République était, à ses yeux, la République de l'honneur. Le socialisme auquel il se donna avec passion était une sorte de religion de la misère, une croisade dans laquelle il se jetait pour une rédemption, la rédemption des damnés de la terre. Amitié, hospitalité, amour, travail, métier, la vie publique elle-même, tout était empreint pour lui, d'un caractère sacré. De la vendange, il dira qu'elle était « une cérémonie ». De l'enseignement et de l'enfance, qu'il n'y a rien « de si sacré ». Le suffrage universel était, pour lui, la prostitution d'un acte sacré. On sait dans quel sentiment mystique de l'honneur et « du salut éternel de la France », il s'était jeté dans l'affaire Dreyfus, pour que, y courut-elle le danger de périr, la France ne fut pas, en condamnant un innocent, mise « en état de péché mortel ».
On peut dire que non seulement il fut le prophète, mais qu'il fut le martyr du sacré, dans une vie d'extrême pauvreté, jalouse de son honneur, dans la solitude où le condamna l'horreur de toutes les compromissions, enfin dans la bataille où il se jeta parce que c'est « le soldat qui mesure la quantité de terre où vit son âme » et qu'à cause de cela un pied du sol est sacré et mérite le sacrifice de la vie.
Cette pureté, cette intégrité lui assurent un accès auprès des esprits les plus éloignés apparemment de la pensée chrétienne à laquelle il aboutit. La loyauté parfaite de sa marche, et, faut-il le dire, sa haine de la propagande, font de lui un témoin dont nul ne se défiera parce qu'il est toute clarté. Auprès de tous, il est le maître du sacré.
La notion de sacré
Si la chose nous est devenue assez étrangère, le mot est d'un usage si courant que nul ne s'inquiète d'en interroger le contenu. Et cependant il en va de lui comme des vocables très usuels dont il n'est pas facile de définir le sens. À prendre les choses sous leur aspect le plus commun, le sacré coïncide avec l'intouchable. Un calice est sacré parce que, sorti de l'usage profane et consacré pour l'usage de l'autel, il n'est plus loisible de le toucher. Ainsi était-il interdit de toucher à des arbres sacrés, à des sources sacrées, de pénétrer dans un bois sacré ou dans le saint des saints, de manger les pains de proposition ou de toucher à une vestale. Les choses sacrées sont de soi des choses communes peut-être, une coupe, une pierre, une table, mais elles sont sorties de l'usage commun, mises en réserve pour un usage secret et divin.
S'il en est ainsi des choses, il peut en être de même des personnes et de leurs actes. Le roi qui a reçu son sacre, n'est plus soumis aux lois du commun et certains actes accomplis, par exemple sous le signe du serment (sacramentum), promesses, contrats, traités sont également intouchables.
Ces choses exigent un respect inconditionné et sans distinction. Il n'importe pas que cet arbre soit mal venu ou que ce roi soit difforme, ou que l'objet soit de lui-même vulgaire. Ce drapeau n'est qu'une étamine, mais il est sacré en raison de ce qu'il représente : les morts, l'honneur de la patrie. Il exige que l'on se découvre devant lui, dans une attitude rigoureuse de respect.
À dessein, nous ne faisons pas intervenir les éléments religieux divins dans cette description élémentaire du sacré. Tel considérera comme sacré le drapeau, sans faire aucun appel à Dieu et tel prononcera aujourd'hui son serment sans aucun sentiment de religion. S'il y a une référence à Dieu, elle est tellement implicite qu'en toute loyauté un incroyant pourra la nier, ou du moins en abstraire. Cet instituteur athée stigmatise la brutalité de ces enfants qui ont poursuivi de leurs pierres un chien boiteux, ou qui ont ri d'une vieille femme bossue, parce que la misère et la souffrance sont sacrées. Ce sont des actes abominables qu'il ne pardonne pas.
Si l'on examine le catalogue des choses, des actes qu'un peuple ou qu'une civilisation considère comme sacrés quelle que soit la charte, la révélation ou la tradition à laquelle ils se réfèrent on verra, qu'en définitive, ils revêtent de ce caractère tout ce qui leur paraît essentiel à leur conservation sociale. Un Etat qui soumet son chef à une cérémonie qui le sacre, estime qu'il ne peut se maintenir si l'autorité suprême n'est pas intouchable. Une société déclare la propriété sacrée, ou la femme, ou le mariage, et en général les contrats, pour les soustraire au caprice de chacun, faute de quoi il ne peut y avoir ni paix sociale, ni stabilité familiale, ni paix internationale. Ce sont les fondements mêmes de la société qui, devant être inviolés, sont déclarés inviolables.
À mesure qu'une société désavoue son système social, elle devient de plus en plus caduque et ne peut se défendre contre des attentats qui ne sont plus sacrilèges à ses yeux mais cependant mortels, qu'en recourant à la force armée, au gendarme.
Plus le sens intérieur du respect diminue, plus il faut qu'une société recoure à la contrainte.
L'absence du sacré dans le monde moderne
L'évolution du monde moderne, depuis la Renaissance, est caractérisée par une abolition progressive du caractère sacral de la société. Que ce soit dans la constitution de l'Etat, ou dans celle de la famille, que ce soit dans la philosophie ou dans les mœurs, on a procédé à une sorte d'exorcisme qui réduisait petit à petit les choses les plus hautes à l'ordre commun. Il se peut qu'une société comme celle du Moyen-Âge ait recouru d'une façon simpliste à la catégorie du sacré pour construire ses assises. Il se peut même, qu'il y ait eu là, de la part de politiques cyniques, une sorte d'impudence à exploiter l'esprit superstitieux des masses pour obtenir leur soumission. Une grande partie de l'irréligion du XVIIe siècle s'explique par une volonté de réduire au statut commun un débordement de privilèges qui pouvait rendre inopérante la loi. On ne nie pas qu'il y ait eu de grands abus, et tout examen critique, n'était pas pour autant sacrilège. Malheureusement, on en est venu à mettre en doute tout l'ordre social, en même temps que tout l'ordre religieux, et le laïcisme moderne a abouti à une absolue évacuation de la catégorie du sacré. Les doctrinaires de ce naturalisme ont été promptement dépassés et ils s'indigneraient certainement des conséquences auxquelles nous avons abouti. Les mœurs ont fini par se dépraver, au point que rien n'échappe plus au domaine de l'argent. Corruption universelle, qui n'est explicable que parce que la notion du sacré a disparu. Elle affirmait que certaines personnes, que certaines choses étaient mises hors commerce. Elle ne souffrait aucune commune mesure avec les objets marchands et, par conséquent, n'était pas réductible à un commun diviseur, le franc ou la livre. Demander en combien de billets se chiffrait la parole donnée ou l'honneur d'une femme, n'avait pas plus de sens que de demander combien de parapluies étaient obtenus par l'addition de quatre chapeaux et de trois cannes. Il y avait là des valeurs irréductibles. Du jour où cette irréductibilité fut niée, où tout rentrait dans l'ordre commun, il était fatal que l'on supputât une évaluation ramenée à l'étalon universel.
Devant cet état de choses, l'illusion consiste à croire ou bien qu'il suffit de la violence ou de la sévérité des lois, ou bien qu'il suffit d'invoquer Dieu pour ramener l'ordre.
Dans des esprits qui ont perdu toute notion du sacré, l'invocation du nom de Dieu, le recours à la religion, sont aussi vains que le travail d'un peintre qui croirait consolider une maison en couvrant de sa peinture des murs qui s'effondrent.
Préalablement à la peinture, il y a tout un travail de maçon et de charpentier qui s'impose. À qui méconnaît ou rejette totalement la notion du sacré, que peut bien signifier la présentation de ce Dieu qui est le saint des saints, le sacro-saint.
Car celui qui construit sa maison sur le sable, la voit à la première bourrasque s'écrouler. Tandis que celui qui bâtit ses fondations sur le rocher sera sûr qu'il résistera à la tempête. Si long et dispendieux que soit cet effort préalable, il est le seul qui paie.
Rééducation du sens du sacré
Dans un tel état de choses désacralisé, qu'il s'agisse de reconstruction sociale ou d'éducation, le travail fondamental consistera à asseoir les fortes assises du sens du sacré.
Cela ne se fait ni par enseignement scolaire, ni par réglementation policière ; mais par ce travail organique que nous avons décrit dans notre introduction.
Là aussi il faudra détecter les moindres rémanences, comme on recherche avec le pendule les vibrations ondulatoires. Elles peuvent être aussi faibles, aussi équivoques même que l'on voudra. Le pire serait qu'il n'y eut plus aucune vibration. On aurait affaire alors à un peuple totalement pourri que l'invasion des races plus fortes balaiera. Au contraire, la moindre vibration demande à être enregistrée.
Fut-il athée et blasphémateur, cet ouvrier qui exige le respect de ses outils et de son travail, a, avec le sacré, un point de contact. Cet instituteur incroyant, s'il exige comme une chose sacrée la propreté, la politesse ou l'exactitude, nous pourrons tenir conversation avec lui. Comme lorsqu'on a déchiffré une ligne d'hiéroglyphes, toute une inscription et bientôt toute une langue se révèlent, ainsi, de proche en proche, d'objet en objet, verrons-nous s'étendre le domaine sacral dans un esprit ou dans une société qui en semblaient dépourvus.
Les meilleurs résultats sont évidemment ceux qui sont obtenus par une croissance intérieure. Ils sont acquis et sont même promis à une fécondité illimitée.
Cependant, il ne faut pas craindre de recourir à une action extrinsèque analogue à celle du soleil, de la pluie ou de la nourriture du sol. De même qu'une plante requiert pour se développer le concours de ces agents étrangers à elle ; de même, il est légitime et nécessaire de fournir au tempérament initial le secours de l'ambiance.
Restaurer dans les mœurs familiales ou sociales le respect des choses et des personnes sacrées, rétablir une atmosphère de respect, c'est refaire un climat ensoleillé qui favorise l'éclosion de la vie. Il faudra donc se méfier d'un faux libéralisme qui ne veut pas intervenir sous prétexte de respecter les spontanéités. L'expérience montre qu'une maison, qu'une administration, qu'un pays bien tenus rendent naturels l'ordre, la propreté, l'harmonie. Vivre dans un beau lieu est plus efficace pour épanouir le goût que tout enseignement théorique.
C'est ainsi que le culte d'une propreté exquise restaurera peu à peu le sens du respect. Il sera caractérisé par une sorte de cérémonial indispensable qui n'admet pas l'à peu près. Il s'exprimera par des règles absolues qui interdisent les libertés déplacées et qui prescrivent rigoureusement les égards envers les choses et les personnes. La politesse est une des formes les plus hautes de cette propreté et, si elle est inspirée d'un esprit intérieur, elle est très proche du sens du sacré. De grands corps de l'Etat, l'armée, certaines institutions, fiers de leurs traditions, pourraient beaucoup pour ressusciter dans un peuple le sens du sacré. Ce n'est pas impunément qu'une société bannit ses princes. Ce n'est pas impunément, au contraire, qu'elle demeure fidèle au culte de ses héros. Il n'est pas jusqu'à certains hommages que des musées accordent à des chefs-d'œuvre en les entourant d'un décor noble et de silence qui agissent sur des visiteurs curieux, invités au respect.
On voit comment de grandes cérémonies sacrées devraient être éducatrices du respect dans les masses.
Dans l'ordre familial, où il est plus facile d'agir, la création d'une ambiance sacrale peut être considérée comme indispensable à une heureuse éducation des enfants. La belle ordonnance d'une maison, le silence et l'ordre qui y règnent, sont probablement les conditions premières d'un éveil du sens du sacré. Il nous faut croire beaucoup plus à l'action, au sacrement des lieux. C'est pourquoi il sera bon que, dans la maison, la chambre des parents, le bureau du père, la cuisine de la mère, et sacré entre tous, l'oratoire, exigent des enfants ou plutôt leur inspirent le respect des choses auxquelles on ne touche pas, des sanctuaires où l'on n'entre pas par jeu. Que certains rites entourent la table, le lever et le coucher, le dimanche, d'une révérence particulière ; que les anniversaires et les fêtes, les joies et les deuils s'ennoblissent par des traditions qui deviennent sacrées dans la famille ; que la paternité, la maternité, la souffrance, la maladie, le travail et le repos soient l'objet d'égards pleins d'amour ; il est normal que les jeunes âmes s'en imprègnent pour la vie.
Bien au-delà du respect des choses, l'éducation du sens du sacré requiert le respect des actes et des personnes, et c'est pourquoi il sera de telle importance que les enfants soient élevés dans un sentiment transcendant de la vérité. Le culte de la loyauté, l'horreur du mensonge, le culte de l'honneur, ne seront pas simplement l'objet de disciplines, mais bien plus de très hauts exemples. Les parents ne mentent jamais. Chose promise est chose tenue. Jamais ils n'accompliront une bassesse et n'accepteront une compromission, fût-ce pour obtenir une faveur ou un passe-droit pour leurs enfants ou pour eux-mêmes. Ce doivent être les traditions sacrées de la famille, au besoin formulées en adages inviolables.
Ainsi comme se transmettent les dons de l'artiste ou du savant, se transmettront aux enfants ces dons infiniment plus précieux qui leur assurent le soutien inébranlable de ce que sera leur vie religieuse.

Paul Doncoeur, in Scoutisme et éducation du sens religieux