Dans un petit village des montagnes
Rocheuses, entre Denver et Salt Lake City. L'histoire se passe un certain
nombre d'années après la marche vers l'Ouest. Les Américains établissent les
premières lignes de chemins de fer. Mais les Indiens Sioux attaquent
régulièrement les trains. Autorités et public ne font plus attention qu'à une
chose : l'issue des combats. Tout le monde attend avec impatience le jour
où l'ordre régnerait enfin. On fait des conseils d'administration, des
assemblées, des commissions, des colloques, des réunions, des prévisions :
tout est suspendu à la paix espérée.
En effet, le jour vint où l'ordre fut
rétabli. Mais on s'aperçut alors que la Compagnie était en faillite, que la
voie de chemin de fer ne conduisait nulle part et qu'habitants et voyageurs
étaient tout heureux depuis qu'ils avaient transformé les wagons en cabanons de
vacances. Actionnaires et administrateurs avaient attendu que l'ordre soit
établi. On avait oublié de se demander si la voie était utile et si la
Compagnie servait encore à quelque chose.
Le Doctorat de Thérèse ne serait-il
pas, comme certaines autres occasions privilégiées, destiné à remettre en route
la marche vers l'Ouest, en deçà et au-delà des réunions, des conseils
d'administration et des commissions ?
Ce Doctorat ne vient pas seulement
sanctionner un rôle théologique bienfaisant parce que Thérèse aurait été acteur
et témoin de deux réconciliations ou serait révélateur de ce qu'on peut tirer
de positif des différents mouvements culturels qui ont accompagné la théologie
de ce siècle. Pour nous remettre en route, il est bon de chercher l'originalité
de la doctrine de Thérèse au milieu des autres Docteurs.
Deux questions aident à percevoir
cette originalité.
1. Comment Thérèse répond-elle aux
trois composants essentiels à la foi chrétienne dont la doctrine de tout
Docteur de l'Église doit être le témoin ?
2. Quel est donc l'apport de Thérèse
comme Docteur et son parcours original ?
Le titre du remarquable colloque qui
a eu lieu à Venasque, en septembre 1997, entre l'annonce et la proclamation du
Doctorat est juste : Thérèse au milieu des Docteurs (éditions du
Carmel, Venasque, 1998). Depuis Mgr Combes et Jean Guitton, deux
termes d'apparence banale ont été repris lorsqu'on évoque Thérèse :
simplicité et réalisme. Ils sont vrais. Reste à savoir ce qu'on met sous ces
termes.
L'idée du père Balthasar reprise par
Mgr Guy Gaucher n'a été que peu exploitée réellement lorsqu'il souligne
comment, à la suite des deux autres saintes Docteurs, spécialement Catherine de
Sienne, l'apport de Thérèse fait droit aux intuitions féminines dans la
théologie. Nous avons déjà constaté que la promotion au titre de Docteur de
Catherine de Sienne et de Thérèse d'Avila n'avaient eu quasiment aucune
conséquence sur l'évolution des idées en théologie chrétienne.
Est-ce suffisant de dire qu'une
théologie d'inspiration féminine s'appuierait plutôt sur les symboles que sur
les concepts, plus habituels aux cerveaux masculins ? C'est intéressant,
mais il faut peut-être aller plus loin. Car ni concepts, ni symboles (pas plus
d'ailleurs que les schémas historiques et exégétiques toujours à réviser), ne
sont les termes de l'acte de foi. Celui-ci ne s'achève pas seulement dans des
appréhensions, impressions, exégèses, symboles ou interprétations non plus que
dans des raisonnements ou dialectiques, mais bien dans un jugement de vérité
(qu'on peut appeler aussi jugement de réalité ou d'existence), c'est-à-dire
dans le seul acte intellectuel par lequel l'esprit prend enfin possession du
réel. En cet acte seul, l'esprit humain se prouve à lui-même son éminente
dignité : nous sommes capables de déterminer l'adéquation ou non entre nos
idées et la réalité.
Il faut bien avouer qu'il y a aussi
une mauvaise scolastique des symboles ou de l'histoire autant envahissante,
bavarde ou dangereuse par ses limites que la scolastique des concepts. Les deux
peuvent réduire le mystère. Ce fut entre autres un des enjeux graves du débat
des années 1946-1947 dans le Dialogue théologique entre jésuites et
dominicains 1.
Un retour aux sources n'est pas forcément suffisant comme critère de
vérité. Le symbole aussi demande à être affiné, ajusté, critiqué pour conduire
à l'essentiel car il peut lui aussi être plus ou moins approprié, voire inutile
ou inadapté. Thérèse témoigne toujours d'une grâce qui sait tenir grand compte
et de la richesse des symboles et de la rigueur des idées.
La comparaison avec le Doctorat de
Catherine de Sienne montre que l'originalité féminine est autant à chercher
dans l'ordre de l'intelligence du désir, que dans la capacité poétique et
intuitive qui serait plus proche d'un tempérament féminin.
Simplicité
Pour bien entendre la simplicité de
Thérèse, il faut prendre une précaution sémantique en distinguant simplicité et
simplisme, cela va de soi, mais il vaut mieux le dire. C'est plutôt le mot synthèse qui traduirait davantage la
grâce de Thérèse dans sa capacité d'aller à l'essentiel et d'y tenir, en
reprenant tout simplement sa fameuse apostrophe : « Je choisis
tout ». L'application de celle-ci à la doctrine de Thérèse ne relève pas
seulement d'une boutade. Thérèse a une vraie grâce de synthèse théologique. On
peut remarquer en passant que les spécialistes de théologie dogmatique, comme
A. Patfoort ou M. Paissac, par exemple, ont plus rapidement et mieux compris Thérèse
que certains professeurs de théologie morale, plus gênés pour faire coïncider
l'itinéraire concret de Thérèse avec leur organigramme abstrait (cf. par exemple, l'article du
père G. Narcisse, sur le père Labourdette dans Thérèse et ses théologiens, 1998,
p. 229-244).
La grâce de Thérèse rejoint bien les
trois tâches de la théologie en faisant preuve de ces trois exigences :
1. Purifier idées, concepts et
symboles pour qu'ils soient dignes de Dieu et ne diminuent pas le
mystère ;
2. montrer les connexions entre les
vérités du Credo ;
3. introduire au nouvel ordre
d'existence qu'implique le partage de la vie divine.
Revenons à la simplicité. Saint
Thomas fait de la simplicité de l'Acte pur la caractéristique propre à la vie
divine comme divine. Ce terme lui permet de montrer comment la
perfection de Dieu, de l'Être subsistant n'existe pas par adjonction successive
de différentes qualités ainsi qu'il y va de l'être créé.
Dieu n'est pas quelque chose qui existe, il est le fait même d'exister 2.
C'est le cœur de la révélation de Yahvé
qui sert à la théologie de principe fondamental pour respecter tout ce que l'on
peut désormais oser dire de Dieu. Les grands attributs divins, qui révèlent la
réalité de ce que les Trois vivent en commun, n'ont pas le même statut que les
transcendantaux (unité, vérité, bonté), qui ajoutent chacun une relation
nouvelle à l'être. C'est jusque-là qu'il faut peut-être remonter, toute
analogie — et donc d'abord différence — gardée, pour utiliser avec attention l'application
de la simplicité à Thérèse. Elle témoigne
d'une sûreté dans son instinct de foi, dans son sensus fidei qui lui
fait percevoir le principe qui éclaire l'essentiel dans les domaines les plus
difficiles, comme l'habitation de Dieu, la prédestination, la rédemption, la
réparation, la prière, le rôle des mérites, etc. Nous nous en sommes
personnellement expliqué avec attention dans notre étude Thérèse de Lisieux,
sa famille, son Dieu, son message (Fayard, 1996), entre autres sur
l'intelligence trinitaire de Thérèse, sa doctrine de la réparation, le rôle de
purification de l'espérance et son épreuve de la foi, sa christologie et son
sens chrétien du bonheur (voir Post-Scriptum III).
Le génie de Thérèse est ici
proprement théologique parce qu'il aide à comprendre la connexion des mystères
entre eux, et il invite à lire l'essentiel du dessein de Dieu en chaque mystère
au-delà des thèmes ou des simples
tournants culturels de la théologie.
Une comparaison peut aider à
comprendre la simplicité de Thérèse. Son sens de l'essentiel et sa pédagogie
relèvent davantage de Shakespeare que de Victor Hugo. Expliquons-nous. Les
scolastiques auraient dit des personnages de Shakespeare qu'ils fonctionnent in
sensu diviso, c'est-à-dire par simple cohérence interne : la
personnalité de chacun dévoilant ses différentes potentialités comme si elles
survenaient naturellement de l'intérieur même du caractère qui est le leur. La
personnalité se divise de soi en
telle ou telle action. Il en va ainsi de la manière dont procède l'intelligence
de Thérèse. Sa compréhension de tel ou tel mystère découle comme spontanément
et simplement de son sens de l'essentiel. Tandis que les personnages de
Victor Hugo procèdent in sensu composito c'est-à-dire par adjonction,
agrégat, ajout, agglomération, en réalisant ce qu'on appelle justement un
personnage de composition.
Ce n'est pas faire injure à toute la
richesse de la pensée chrétienne actuelle, telle que nous l'avons évoquée dans
notre avant-propos, que de remarquer qu'elle a, comme pour certains très bons
médicaments, des effets seconds qui peuvent être redoutables. Prenons un
exemple : aucun exégète ne peut plus écrire aujourd'hui un livre sur
l'épître aux Romains en ayant prétendu avoir lu tout ce qu'on avait écrit sur
ce texte de saint Paul. Une vie entière n'y suffirait pas. Dans son retour à
l'Évangile, quand elle disait que les autres livres la fatiguaient, Thérèse
avait pressenti le risque d'une trop grande richesse. La multiplication des
pensées par agglomération ne facilite pas forcément la compréhension de
l'essentiel. Un peu de simplicité fait de temps en temps du bien dans l'azur
ecclésiastique. Celle de Thérèse est bien venue, de même que son réalisme en
face des dessèchements rationalistes et critiques de l'après-Concile.
La simplicité dont il s'agit avec
Thérèse n'est pas seulement le résultat d'un charme féminin ou d'un charme
d'adolescente, mais d'un charisme théologique, celui d'une surdouée capable de
voir l'essentiel et ses conséquences, de capter le « sens des
choses » (Manuscrit A 37 R°25). C'est net, par exemple, dans le récit où
elle raconte comment elle a trouvé sa vocation : l'amour. La lecture narrative
faite par Mlle Germain a bien montré la richesse de cette
simplicité (Vie thérésienne, janvier
1999).
Père
Bernard Bro, op, in Le murmure et l’ouragan
1. Voir : a) Revue thomiste, n° II, mai-août
1946, p. 353371 et Études, avril 1946. b) Recherches de science
religieuse, n° IV, 1946, p. 385-401. c) De la critique en théologie.
Réplique (inédite) à la Réponse des théologiens jésuites, avec Conclusion :
le progrès de la théologie et la fidélité à saint Thomas par M.-J. Nicolas,
op. Le tout étant réédité en opuscule aux Éditions des Arcades, Saint-Maximin,
Var, 1947, sous le titre Dialogue théologique.
2. Des
idées trop souvent flottantes gouvernent notre connaissance de Dieu et
l'intelligence, essentielle en théologie, des attributs divins. On trouvera
rappelées ces précisions indispensables qu'apportent les trois voies, dans G.
Cottier, Thérèse au milieu des Docteurs, éditions du Carmel, 1998, p.
264 et B. Bro, Connaître Dieu ? Celui à qui nous ressemblons le plus,
Celui à qui nous ressemblons le moins dans Dieu seul est humain, Cerf,
1973, p. 112-148.