Le
point zéro de l’apologie
Que la création soit Amour, que l'Être
qui lui a donné l'être entretienne avec son œuvre un rapport qu'exprime si bien
le jugement réitéré sept fois de Dieu sur l'ouvrage de ses mains : « Et
Dieu vit que la lumière était bonne »... clos par le jugement d'ensemble :
« Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et voici cela était très bon... » :
cela seul importe, cela seul nous importe. C'est pourquoi je ne m'attarderai
pas davantage sur le cadeau de la Science. Il suffit, d'ailleurs, de se
reporter à la rigoureuse démonstration de Claude Tresmontant.
Honnêtement, en l'état actuel de nos
connaissances, nul ne peut contester aucun point de cette parfaite rigueur.
Puisque le monde est un processus évolutif non réversible, il se situe entre un
commencement et une fin en soi. Il est nécessairement entouré dans
l'espace-temps, qui lui est coextensif par un Autre, un Ailleurs, un Au-delà,
un Plan Autre. Me rappelant l'histoire, au XVIIIe siècle, des montres qui ont
permis aux compagnons de Cook et de Bougainville de calculer correctement le
point dans les mers du Sud, je dirai un Plan d'Échappement. Oui..., la raison
depuis quelques décennies penche décidément en direction d'une Transcendance.
***
Cette Transcendance, nous pouvons
peut-être essayer de nous en approcher. En reprenant le sentier du Cogito cartésien,
ce que j'appelle le point zéro de l'Apologie.
Les philosophes de tous les temps
nous ont conviés à fermer un instant les yeux, à essayer de faire monter les
souvenirs et les impressions qui sont profondément inscrits en nous-mêmes.
Descartes construit tout sur l'évidence du moi pensant : « mais
aussitôt après, je prie garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout
était faux, il fallait évidemment que moi qui le pensais fusse quelque chose.
Et remarquant que cette vérité, je pense donc je suis, était si ferme et si
assurée… » Laissons les conséquences que Descartes tire de cette
proposition. Je retiens seulement que, comme tout homme qui s'arrête un instant
pour réfléchir dans le cours de son destin, Descartes se laisse convaincre par
l'évidence du Je qui suis et qui
pense, et qui pense et qui est, un Je
sous le regard de soi-même, en cet instant hétérogène à tout autre instant, qui
peut se dilater, se diluer, s'ouvrir ou se refermer un instant dans le cours
saccadé de la succession des instants qui de la naissance me conduisent vers la
mort.
Si un jour vous êtes pris de doute,
si vous sentez tout tourner autour de vous, si vous êtes accablé par le
discours réducteur des barbouilleurs du non sens intégral… fermez un instant
les yeux et partez comme le poète et le philosophe à la recherche des souvenirs
qui construisent la conscience de vous-même.
Les plus anciens de nos souvenirs
remontent à nos premières années. Les barreaux de mon lit d'enfant et un visage
qui se penche sur moi, c'est le plus vieux souvenir que je puis faire monter de
ma mémoire. Je n'ai pas besoin d'avoir lu Piaget et les psychologues de
l'enfant pour savoir ces choses. L'éveil de ma conscience, c'est un tri entre
moi, les limites d'un corps dont j'apprends une à une les possibilités et les
limites par rapport à une autre manière d'être, le bois du lit..., le visage,
ces cheveux que je tire, qui se sont enroulés autour de mes doigts. Il y a donc
deux choses dans le champ de ma conscience.
Il ne peut pas plus y avoir moins de
deux qu'il ne peut réellement y avoir rien. Je serais assez tenté de dire que
rien, il ne peut y avoir, et que un = au moins deux.
L'inexistence du Rien et
l'impossibilité de l'Un me paraissent deux données de la conscience.
Nous avons peur du vide, du Rien, du
Néant, du Trou qui, un jour, nous happera. Or, il y a comme une impossibilité
du vide.
Le néant est une pseudo-idée, le
néant ne peut nous menacer. Quelque chose qui est impensable, qui n'a même pas
l'existence de l'idéalité ne peut constituer une menace. « La
représentation du vide, note Bergson, est toujours une représentation pleine,
qui se résout à l'analyse en deux éléments positifs : l'idée, distincte ou
confuse, d'une substitution et le sentiment, éprouvé ou imaginé, d'un désir ou
d'un regret »1. Penser le néant, c'est penser l'être avec
quelque chose en plus : « Il y a plus et non pas moins dans l'idée
d'un objet conçu comme n'existant pas que dans l'idée de ce même objet
conçu comme existant, car l'idée de l'objet n'existant pas est
nécessairement l'idée de l'objet existant avec, en plus, la
représentation d'une exclusion de cet objet par la réalité actuelle prise en
bloc »2.
Comment pourrions-nous venir d'un
rien de la conscience et y retourner ? Le moins que l'on puisse dire,
c'est que c'est totalement impensable, incohérent. Une réflexion sur nous-même
nous apprend que ce qui semble vide est un autre plein, que le rien est
toujours un autre ou un ailleurs.
Cette longue et justement célèbre
réflexion de Bergson sur l'inconsistance de l'idée du Néant, « pour un
esprit qui suivrait purement et simplement le fil de l'expérience, il n'y
aurait pas de vide, pas de néant, même relatif ou partiel, pas de négation
possible… » peut se traduire par l'adage : Rien est un autre ou le Néant est seulement Autre.
En vérité, la réflexion de Bergson
prolonge une expérience beaucoup plus simple, plus élémentaire, qui est celle
du yo soy yo y mi circunstancia ; de mon plus lointain souvenir
d'enfance il y a toujours moi et une réalité, moi et autre chose ou quelqu'un.
Quoique nous fassions, nous ne
pouvons penser ni le Néant, ni la solitude de l'un, que cet un soit moi sans mi
circunstancia, sans la limite de moi-même et l'au-delà de moi-même sans
quoi la conscience de moi-même n'a ni sens, ni consistance, ni possibilité.
Puisque le champ de ma conscience ne
peut se réduire à moins de deux, moi et un autre, un ailleurs, un au-delà de
moi-même... même solitaire dans un cachot, il y aura moi et les murs de ce
cachot, connaissant et connu, pensée de moi et d'un non moi, il me semble que
toute philosophie qui n'accepte pas la dualité, qui ne constate pas que l'Un
est Deux, qui n'accepte pas cette tension duelle, se place en contradiction
avec la donnée la plus radicalement élémentaire de la conscience.
Je sais bien que Feuerbach nous a
précisément accusés de projeter nos craintes et nos fantasmes, en un Dieu qui
n'a d'autre consistance que notre peur, moi je me soucie de Feuerbach comme
d'une guigne et je pourrai lui objecter que toute Philosophie première – à
commencer par la sienne – est dilatation, transposition d'un point du champ de
la conscience.
Le matérialisme mécaniste du XIXe
siècle est la projection de l'émerveillement devant les grosses machines qui se
sont substituées aux gros horloges de la fin du Moyen Âge, le monde, comme une
horloge, comme le monisme des matérialistes antiques, est la projection de
l'expérience des éléments, le sable, la terre d'où viennent nos aliments et où
notre corps retournera. Le ciel, l'air et l'eau fournissent l'idée d'un
matériau, hylé, d'une matière, comme l'argile du potier, indestructible,
multiple, indéfiniment fractionnable, capable de se défaire et de se refaire.
Le matérialisme moniste est une projection d'une expérience très élémentaire,
l'expérience d'une matière unie et multiple, friable et plastique, inusable,
indestructible. La matière de Démocrite est à l'image du sable du désert,
l'univers de Marx, à l'image d'une grosse machine suante et soufflante de la
révolution industrielle.
Et cette démarche est légitime. Il y
a dans toute expérience une part de vérité. Puisque toute philosophie première
est projection d'un essentiel, mieux vaut projeter l'essentiel principiel.
C'est en ce tout commencement de nous-même que nous risquons d'approcher une
vérité plus large, plus proche de toute vérité, plus synthétique. Or cette
expérience principielle, c'est que la réduction ultime est la tension d'un
connaissant et d'un connu, d'un et d'un autre, comme l'homme et la femme, ish
et isha, le yin et le yang de la pensée chinoise.
Je suis et quelque chose existe en
dehors de moi. Je ne suis pas un morceau de l'autre qui m'entoure. Et l'autre
qui m'entoure n'est pas une projection de moi-même.
Tout système moniste, toute illusion
d'une réduction à l'Un qui serait destruction de l'un et de l'autre me paraît
frappé d'une infériorité radicale par rapport au dualisme judéo-chrétien.
Ajoutez que la Trinité laisse
entrevoir qu'au-delà de tout et du commencement, quand Dieu reste Seul.., il
est déjà Père, Fils et Saint-Esprit et que le Triple existe en Dieu en même
temps que l'unité absolue de Celui qui Seul peut dire Je suis.
La moisson
d'informations que la science a recueillies en cent trente ans sur l'univers
laisse penser que le monde, dans la mesure où il est procès évolutif, n'a pas
l'être en soi, puisqu'il ne dispose pas de l'infinité du temps et que, par
conséquent, il tient l'être d'un Autre, d'un Être qui Lui est l'Être en Soi.
Mais bien avant que nous n'ayons
découvert que la totalité cosmique était un processus évolutif, non réversible,
bien avant donc que nous ayons tiré les conséquences métaphysiques de cette
importante observation.., la donnée la plus élémentaire de notre conscience
nous avait indiqué une structure au moins dualiste.
En vérité, nous avons besoin d'un
Autre, d'un Ailleurs, d'un Autrement.
***
Cette remarque en appelle une autre.
La tendance à la réduction au simple est une tendance utile de notre esprit que
nous devons constamment contrôler.
Elle vient de notre passé d'homo habilis et d'homo faber. Fabricants d'armes,
nous avons été, avant d'être des artisans faiseurs d'outils et au cours de
l'histoire, des constructeurs de machines. La révolution mécaniste au début du
XVIe siècle a été le passage dans le domaine de l'exploration
conceptuelle du monde de cette habileté à faire des machines. Il y a derrière
l'apparence des choses, au sein de la matière et au sein même de la vie, des
réalités qui se laissent en partie cerner et prévoir à travers des modèles
mathématiques.
Historien de l'Europe classique et de
l'Europe des Lumières, je ne suis pas tenté de minimiser l'importance capitale
de l'intuition géniale entre toutes de « la nature écrite en langage
géométrique ». D'ailleurs, cette adaequatio rei et intellectus, cette
harmonie entre la pointe la plus abstraite de notre pensée et la structure
intime des choses est encore la meilleure preuve rationnelle de l'existence de
Dieu.
Mais, en vérité, à quoi rime cette
griserie ? Elle était compréhensible il y a un siècle. Elle ne l'est pas
maintenant. Maintenant que nous sommes dessoûlés de nos succès dont nous
connaissons la limite et l'échec, maintenant qu'une meilleure maîtrise nous
révèle l'effarante complexité des choses.
Pourquoi voudriez-vous privilégier
une seule démarche de notre esprit, au point de mettre en sommeil tout ce qu'il
y a en nous et dans les choses, qui dépasse le modèle ? Pourquoi, en un
mot, faudrait-il attendre de la seule philosophie mécaniste que nous soient
livrés les secrets de l'être ? En vérité, le langage mathématique ne
saisit jamais qu'une partie, ne pénètre jamais beaucoup au-delà des apparences.
Pourquoi refuser les choses, faire fi de la donnée des sens et, a fortiori abandonner
l'être à l'écorce ? J'ai souvent emprunté à Rémy Chauvin 3
notre meilleur éthologiste, cette remarque pertinente : « la douleur,
la joie, la courbe d'une rose, la couleur verte ont autant d'importance et ne
sont pas moins intéressantes que la combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène
ou le théorème de Pythagore. Ce qui entraîne une conséquence :
l'expérience religieuse est une expérience comme les autres quoiqu'elle ne soit
pas du domaine de la physique », et au sommet de l'expérience religieuse,
l'expérience mystique. Claude Tresmontant a bien raison 4 :
la mystique chrétienne, n'appartient pas à l'irrationnel, elle est même au sens
étymologique une science, le degré le plus élevé de la connaissance auquel
l'homme puisse prétendre. Je retrouverai, une fois encore, Arthur Koestler 5
à propos de ce que nous appellerons
les irréductibles. Le champ de la réalité et de la connaissance est un champ
fractionné. Pour passer d'un message sonore au cerveau ou du cerveau à la
parole, pour passer du faisceau lumineux à l'image, l'auditeur, le locuteur, le
voyant « doit exécuter rapidement une série de sauts quantiques d'un échelon à un autre » d'une hiérarchie.
Or, depuis quarante mille ans, 300
milliards d'hommes ont eu un éventail immense d'expériences. Pourquoi
voudriez-vous que du jour au lendemain en raison des performances atteintes à
partir des modèles mécaniques, nous renoncions tout à coup à toute autre forme
de connaissance ? Et notamment à la fantastique expérience du sacré, à
l'expérience religieuse et mystique.
Pourquoi, dans l'approche du réel,
laisserions-nous 6 se construire une hiérarchie qui placerait
tout au sommet la seule mécanique à l'exclusion de toute autre approche ?
Rien ne nous autorise à exclure le plafond de la Sixtine de notre compréhension
du monde.
Au fond de ma conscience, il y a le
rouge de la rose, le parfum des fleurs, le reflet du ciel bleu, au fond de ma
conscience, il y a l'expérience d'une liberté que rien ne peut réduire. Éclatez
de rire si demain le chaland vous offre un système qui rend compte de tout sauf
de la conscience de soi et de la liberté. « On ne peut croire
véritablement de toute son âme que le monde et la vie n'ont pas de sens et
continuer à vivre ». Écartez tout système que contredit le comportement de
300 milliards d'hommes au cours de l'histoire. « Vivre, lutter, trancher
du bien et du mal, dans un monde que l'on a déclaré absurde, est absurde. Si la
vie et la mort n'ont aucun sens, pourquoi s'obstiner à vivre ? ».
Rappelez-vous aussi combien notre
savoir est incomplet, et particulièrement le savoir scientifique qui a quelques
siècles sur quarante millénaires de l'homme achevé dans la conscience de la
mort. Nous n'avons pas exploré le mille milliardième du milliardième d'une
fraction infime des possibles, et le premier sous-scientiste venu tranche comme
si nous étions détenteurs d'un savoir complet dans le petit monde clos de la
science quantique. Pensez aussi aux limites de notre cerveau. Nous n'avons que 1012
neurones et 1015 synapses et nous n'avons pas encore appris à nous
en servir, et nos sens ne captent qu'une fraction infime des ondes qui nous
entourent et qui nous traversent.
Sommes-nous sûrs de bien explorer
tous les possibles ? La percée de la science en Occident a été payée par
une médiocre exploration des ressources que d'autres systèmes de civilisation
ont traitées avec plus d'égards. Les peuples de la Bible attachaient une grande
importance aux songes. Ils croyaient qu'une information empruntait des canaux
que nous avons fermés.
Sans renoncer à la primauté des
messages sensoriaux traités par une conscience en éveil, nous voyons
réapparaître d'autres recours. J'ai plaidé avec Claude Tresmontant la cause de
la mystique, je ne puis écarter d'un revers de main les phénomènes qui vont
au-delà de l'habituel.
Arthur Koestler 7 qui
est un excellent philosophe des sciences confesse : « La moitié de
mes amis m'accuse de scientisme pédant : l'autre.., d'avoir des penchants
anti-scientifiques pour des problèmes absurdes tels que la perception extra-sensorielle...
je me console en songeant que l'on porte les mêmes accusations contre une élite
de savants. Depuis lors l'élite
d'hommes de science est devenue apparemment une majorité. En 1973, une enquête
du New Scientist auprès d'un public en quasi-totalité de scientifiques
donnait : sur... 1 500 lecteurs ayant répondu, 67% considéraient la
perception extra-sensorielle soit comme un fait
établi, soit comme une probabilité.
En 1967 et en 1969, l'Académie des sciences de New York et l'Association
américaine pour l'avancement des sciences intégraient l'Association de
parapsychologie ». C'est un fait, on peut le regretter, mais il rend
compte, au moins, du sentiment d'incomplétude de la science qui est une
condition même de l'avancement de la science.
L'introspection du champ de la
conscience et l'exploration du champ de la connaissance nous déconseillent le
réductionnisme moniste. Tout système qui n'accepte qu'un principe, qu'un seul
type d'explication, ne peut satisfaire ni le cœur ni la raison. Il s'oppose à
l'expérience de tous ceux qui se sont en quarante mille ans succédés dans le champ de l'histoire
objet.
L'univers tel que nous le percevons
est formé de hiérarchies et d'irréductibles. Au degré zéro de l'Apologie, nous
retrouverons Rémy Chauvin et son bon sens. « Lorsque je vois un objet, ma
rétine expédie des trains d'ondes modulées qui arrivent le long des voies
optiques derrière la tête, dans l'aire striée de la scissure calcarine du
cerveau ; à cet endroit, les ondes s'abolissent et je vois ». Essayez
d'écrire voir avec des équations. Vous ne pouvez transcrire la biologie
pratique avec la langue de la physique, à combien plus forte raison le fait de
conscience et l'histoire avec le seul langage mathématique. Les phénomènes de
la conscience sont proprement irréductibles.
Un
système ouvert dans un monde clos
On ne peut plus nier la cohérence de
l'univers. Le modèle standard ou le modèle stationnaire en astrophysique,
l'évolution de la vie qui fait un pied de nez à la théorie synthétique, cette
citadelle croulante, tout nous oblige à constater que, de la plus petite
particule isolée aux amas de galaxies lointaines, l'univers ruisselle
d'intelligence. L'univers fonctionne en processus évolutif irréversible à
information croissante. On ne peut imaginer un tel univers sans un plan, d'où
lui vient cette information croissante. Puisque de rien, du rien hypothétique
et impensable, rien ne peut, par définition, sortir.
Et nous voilà, en vérité, placé
devant l'unique problème. La pensée scientifique vient de confirmer une
information dont le souvenir se perd aux origines de notre espèce, depuis la
mutation qui nous a fait totalement homme, stable, devant la mort, homogène, à
l'abri pour un temps de toute nouvelle mutation. Qui, quoi, quelle est la
nature de l'Au-delà ?
On ne peut plus penser l'univers
comme un monde fermé, même s’il est physiquement clos. Il n'est pas fermé,
parce qu'il n'est pas auto-suffisant. Il y a donc, en nous, en dehors de nous,
un au-delà, un ailleurs spatio-temporel, un au-delà de tout. L'information qui
construit le monde comme notre conscience n'est pas localisable. Cette évidence
nous vient de très loin dans le temps. Elle est sans cesse explicitée et
confirmée.
Revenons à la conception scientifique
de l'univers. Quel que soit le modèle retenu, le modèle standard (99% de consensus) ou les modèles à création continue de
matière et d'énergie, la science, en nous plaçant devant une immense chaîne
évolutive à information croissante, nous place devant la nécessité d'un
Autre/Ailleurs/Autrement.
Des particules à la lumière, de la
lumière énergie au premier atome d'hydrogène, de l'atome simple (d'une
complexité fabuleuse) à l'atome lourd que fabriquent des milliards de milliards
de milliards de soleils, des atomes lourds aux acides aminés, des acides aminés
à la première cellule, de la scissiparité à la reproduction sexuée, de la vie
instinctive à la première lueur de conscience, de la lueur de conscience à la
conscience achevée, bouclée sur soi et la connaissance de la mort, de la
conscience de soi à la complexité sociale, nous avons autant de mutations
quantiques, de changements de nature impossibles, inopérables sans
l'introduction d'un supplément d'ordre. Ce supplément d'ordre, d'où vient-il ?
L'âme, l'esprit, l'information, ce
message venu d'Ailleurs, nous l'avons toujours rencontré. Il y a quarante
millénaires, il y a trois cents milliards de fois quarante ans, il y a donc 12
x 1012 années de conscience humaine de soi, que nous entrevoyons par
une fente, par le trou de la serrure de notre prison, cette curieuse lumière
informatrice de l'Univers.
C'est en ce sens et sous cette
réserve de nécessaire et rassurante imprécision que la tradition patristique et
la tradition scolastique ont raison de le prétendre, le Principe directeur, le
grand Ordonnateur de l'Univers est Transcendant à l'Univers et cela nous
pouvons le savoir par la raison. Et puisque la particule la plus simple de
l'univers est elle-même matière et information, en raison de l'étincelle de
liberté, d'imprévisibilité que lui reconnaît le principe d'Heisenberg, cette
particule élémentaire n'a pas, selon la plus grande vraisemblance, l'être en
soi, mais un être qui lui vient du Principe directeur, du grand ordonnateur,
qui est aussi le créateur.
Nous pensions être enfermés dans une
prison ; par le trou de la serrure passait le filet lumineux de
l'information venue du Tout Ailleurs,
et voilà que c'est notre monde lui-même... et nous-même ! qui venons de
cet Ailleurs ; comme notre
conscience perpétuellement blessée, insatisfaite, insatiable dans son besoin
d'absolu, assoiffée de complétude, insaturée de tant de désirs, l'univers, lui
aussi, n'est pas refermé sur
lui, il porte encore la trace du cordon ombilical qui le réunit à l'Au-delà de Tout.
Notre conscience s'est posée face à
un monde extérieur et à un autre (le visage qui se penche sur le berceau) afin
de fermer… ma conscience et l'univers en un tout, or voilà que les autres et
l'univers sont comme ma conscience ouverts, non totalement complets en
eux-mêmes et dans le couple que je forme moi et l'univers et chacun des autres
avec moi et l'univers. Entre mon esprit et le monde que j'explore – il y a au
moins ce trait commun – nous sommes des incomplets ; quelque chose nous
manque : l'être second ressent la nostalgie de l'être premier, à qui il
doit l'être et l'exister. En vérité, chacune des consciences a fait
l'expérience de ce Tout Autre, que
nous appelons la transcendance.
La transcendance, la Bible
l'enseigne, sans jamais que le mot ne soit prononcé. La transcendance est un
mot de philosophe pour traduire l'expérience des consciences humaines et ce que
la Bible dit de Dieu.
Nous voilà donc à nouveau et toujours
placés devant l'unique et lancinant problème : qui, quoi, quelle est la
nature de cet Au-delà ? De cet Au-delà en qui et sur qui se trouve
reportée la question fondamentale, die Grundf rage de la métaphysique,
accessoirement et de toute conscience humaine, principiellement, « svarum ist überhaupt Seiendes und nicht
vielmehr Nichts ? »8. Pourquoi y a-t-il plutôt de
l'être que rien ?
En vérité, la réponse à cette
question insoluble, nous la reporterons une fois pour toute sur l'Être qui est
Ailleurs le Transcendant, source de l'être second et de l'information
croissante, qui nous vient de Là ou
de Lui. L'hypothèse, la seule
possible qu'il nous a bien fallu admettre nous débarrasse au moins de cet
insoluble.
Mais elle nous laisse l'autre et
peut-être la seule vraie question : l'alternative entre l'être et le rien
n'est pas une vraie question. Si nous suivons Bergson qui montre
l'inconsistance de la pseudo-idée du Néant, la seule vraie question concerne
l'Être, le Transcendant, par où vient ce qui donne l'être, la cohérence,
l'intelligibilité à l'univers.
Nous avons assisté, à travers les
aveux de Loisy et de Tunnel, à une grande répugnance à accorder à l'Être (il
est vrai que le Dieu de Loisy et de Turmel est immanent) la claire intelligence
et la claire conscience. Autrement dit, la conscience serait le privilège
exclusif de l'homme. Il y a bien là quelque chose qu'annonçait le serpent de la
Genèse. Vous serez comme des dieux… comme des dieux jaloux dans l'univers. Il
ne nous suffit donc pas de savoir, il faudrait que nous soyons absurdement
seuls à savoir.
Or cette hypothèse de l'intelligence
obscure, de l'intelligence inconsciente ne tient pas une seconde. Rien ne peut
sortir de rien, le plus ne peut sortir du moins, ce serait faire sortir de rien
un supplément d'être.
L'être qui est Au-delà de la spatialité/temporalité, l'être est nécessairement
tout et plus encore que ce que contient sa création.
Il a l'être, l'information, il est
aussi conscience, personne. S'il n'avait pas eu l'être, il n'aurait pas donné
l'être, s'il n'avait eu en lui toute information, il n'aurait pas donné de
l'information, s'il n'avait été Liberté,
Conscience, Personne, il n'aurait pas donné la liberté, la conscience, la
personnalité.
Un Dieu Transcendant qui ne serait
pas personnel ne servirait à rien. À travers la fente, le trou de la serrure
d'où vient le faisceau lumineux, nous devinons que le Transcendant est aussi
Personne.
Par conséquent en dépit de l'in-représentable
distance, différence, irréductible non comparativité qui nous sépare de l'Être
premier que nous sommes parvenus à deviner au-delà de tout l'imaginable,
puisque de Lui, directement ou indirectement, tout nous recevons, nous sommes
tentés, en raison de lancer vers Lui, un message :
Des
profondeurs, où nous sommes,
Du fond de l'abîme, je t'invoque,
Ô Toi l'Être premier,
Peut-être écouteras-tu mon appel.
Du fond de l'abîme, je t'invoque,
Ô Toi l'Être premier,
Peut-être écouteras-tu mon appel.
***
Nous sommes aussi parvenu à supposer
que l'Être premier incluait en Lui, ce que nous entrevoyons en nous quand nous
nous posons comme une Personne. L'Être, sûrement, celui que nous appelons aussi
Dieu, doit être quelque chose que nous pouvons tenter d'exprimer à travers le
reflet que nous en donne la Personnalité de la conscience que nous sommes,
aujourd'hui, en cet instant, sous le regard de la mort ; mais pour Lui,
qui est en dehors de l'espace et du temps sans la mort.
À partir de cette quasi-certitude,
l'information contenue dans le livre de la nature et de notre conscience de 300
milliards d'hommes qui ont vécu, à la lumière de la raison, irrémédiablement,
flotte. Il est douteux que nous puissions aller au-delà.
Au-delà donc, tout flotte, tout est
possible, flou, incertain. Et c'est précisément cette incertitude qui peut
faire jaillir en nous une idée très simple. Si l'information contenue dans la
nature et dans ma conscience d'homme vivant en cet instant qui me donne tant
d'éléments passionnants et utiles reste silencieuse sur l'essentiel, concernant
Dieu, le destin de ma conscience et le rapport de ma conscience à Dieu, c'est
donc que l'information qui me manque est ailleurs.
Où peut-elle se cacher ? Elle
est, en vérité, à ma porte... bien plus proche que ne le sont les étoiles et
l'atome et l'ADN qui m'envoient pourtant sur l'être tant de messages utiles,
elle est au sein de ce qui cimente la conscience humaine, au sein de la mémoire
des hommes. Le supplément d'information, la Révélation complémentaire, aura été
confié à quelques hommes et ces hommes auront confié le message de leur mémoire
à la mémoire de leurs descendants :
Et
ces commandements que je te donne aujourd'hui, seront dans ton cœur.
Tu les inculqueras à tes enfants.
Tu les inculqueras à tes enfants.
Deutéronome 6, 6
Cette parole confiée à des hommes, où
se trouve-t-elle ?
Si un tel message avait été confié à
des hommes, il se trouverait, vraisemblablement, confié à la souche la plus
ancienne. Une carte du blé construite avec la totalité de l'information
historique réunie à notre époque, situe, il y a neuf mille ans, la mutation de
l'agro-pastorale.
Cela s'est produit, une fois, dans le
Sud du Liban, aux confins de la steppe et du désert, sur le Fertile Croissant
du Moyen-Orient.
Là où trente mille ans plus tôt, se
trouvent les tombes les
plus anciennes. L'histoire de l'homme totalement homme, l'homme qui a su qu'il
devrait mourir, le chasseur qui a su planter et élever, le premier homme
vraiment homme et la première société vraiment riche en information, parce que
vraiment nombreuse, se trouvaient là, entre la Méditerranée la mer Rouge et le
Golfe Persique, au berceau géographique des trois religions monothéistes. Ce
pays que la science désigne comme le pays du tout commencement de notre histoire,
c'est aussi le pays de la Bible.
S'il existe vraiment une Information supplémentaire, si le
deuxième volet du dyptique n'a pas été perdu, dans un grand déménagement
cosmique, simplement planétaire il doit se trouver là, aux confins de l'Asie,
de l'Afrique et de la Méditerranée, auprès de la plus ancienne des souches
humaines achevées.
Je ne crois pas que la raison seule
puisse s'aventurer plus loin. Il n'est pas absurde de penser qu'une tradition
vienne de ces peuples si proches de notre commencement et une tradition qui
depuis trois mille ans aurait résisté à tous les avatars de l'histoire, que
cette tradition véhicule vraiment le message du Tout commencement. L'histoire comparée des religions vous apprendra
que ce message est différent de tous les autres et qu'en dépit de cette
bizarrerie il a tenu bon et qu'il a emporté la conviction d'environ 15
milliards d'hommes et de femmes en deux millénaires et demi.
La
cohérence de la Révélation
L'Apologie ne peut aller au-delà. Écarter
quelques objections, balayer devant la porte, donner envie d'aller voir,
d'essayer de comprendre quelle est la foi commune à tant d'hommes au cours de
leur longue histoire.
Nous quittons le domaine de la preuve
rationnelle pour celui de l'intuition.
Personne ne peut croire profondément
que la vie et la mort n'ont pas de sens et continuer à vivre.
Or, au cours de l'histoire, il est
prouvé que les hommes ont toujours entretenu un rapport avec l'être. L'homme
est un animal religieux, surtout quand il prétend ne pas l'être. Trois cents
milliards d'êtres humains ont consacré 10% de leur temps, de leurs efforts, de
leur vie à chercher à soulever le voile. Au milieu de l'immense nappe de
l'activité religieuse, le judéo-christianisme apparaît comme la série la plus
longue, la plus cohérente, la plus complète. On ne peut écarter du champ de la
connaissance un phénomène social, culturel d'une telle importance. Il est
difficile d'admettre que 10% de l'effort intelligent des hommes se soit dépensé
en pure perte.
La raison, peut-être pas la raison
raisonnante, vous indique qu'il y a là quelque chose qui mérite de retenir
l'attention. Que si tant d'hommes ont cherché et cru trouver le sens de l'être,
de la vie, de la mort, de la distinction du bien et du mal, leur effort mérite
d'être pris en considération.
Sinon, il faudrait admettre une
rupture telle que je n'en vois aucune dans l'histoire culturelle de l'humanité.
Alors que, dans tous les domaines,
l'information se transmet, suivant un processus cumulatif, il existerait donc
un secteur, un seul où il y aurait rupture, perte, non cumulation. Nous avons
deux mémoires, une mémoire biologique et une mémoire culturelle. Il serait bien
imprudent de laisser tomber tout d'un coup une partie aussi importante du
commun héritage. Faudrait-il repartir à zéro, ou renoncer à supposer un sens ?
Après avoir cheminé pendant quarante millénaires avec des réponses partielles,
insuffisantes, nous devrions croire à « cette histoire sans but et sans
projet », au numéro tiré
bêtement à Monte Carlo. À croire deux
grands biologistes philosophes, les progrès de la biologie devraient être payés
d'un saut vers le non sens, afin, sans doute, de réserver à l'homme seul, perdu
dans l'univers, le monopole tragique d'un peu de liberté et d'un filet
d'intelligence. Nous ne pouvons accepter une telle régression. Il est imprudent
et peu logique de laisser tomber, d'un seul coup, une des pièces les plus
lourdes d'un commun héritage recueilli et transmis avec tant d'attention.
Jacques Lesourne, économiste
prévisionniste de talent, responsable, animateur d'Interfuturs 9 pour
l'OCDE, dans un ouvrage 10 où il a essayé de dégager les
grandes lignes d'une philosophie qui pourrait sous-tendre une prévision et,
sans doute, une action optimalisatrice, se pose cette question raisonnable :
« Parmi les activités qui sont la plus haute expression de l'effort
humain, quelle est celle qui nous servira de guide ? La science, l'art, la
religion, la charité, la politique ? » Arrivé à la religion, le sort
du dixième de l'activité humaine depuis le commencement de l'histoire sera
réglé en quelques lignes qui se veulent conciliantes : « La religion
est une consolation pour ceux qui ont la foi, de l'intelligence ou du cœur mais
la majorité de l'humanité actuelle sait que les visions unifiées de l'univers que
proposent les religions et les métaphysiques s'effondrent au fur et à mesure
des progrès de la connaissance scientifique ou ne constituent que des
hypothèses gratuites dont il est impossible de décider si elles sont vraies ou
fausses. Certes, dans un spasme d'un rejet du rationnel, notre Inconscient peut exprimer un Père, détournez le calice de moi et
faire fleurir une multitude de sectes où notre affectivité trouvera la paix,
mais la disproportion entre ces tentatives et les problèmes du monde semble
trop grande pour ne pas rendre dérisoire les espérances de ces itinéraires ».
Un peu plus loin, cette autre phrase
clef, mais aussi cet aveu : « Au centre de ces sociétés, comme au
cœur de la politique, il y a l'Homme — à la fois sommet d'une hiérarchie de
sous-systèmes et éléments de systèmes plus complexes — l'Homme qui pour les
incroyants que nous sommes, reste l'une des valeurs essentielles ».
Ces textes méritent quelques instants
d'attention, car ils émanent d'un homme remarquablement intelligent à un poste
de très haute responsabilité, peut-être même à la plus haute responsabilité
puisque c'est à des équipes comme celles que Jacques Lesourne anima, à très
grands frais, que les gouvernements des plus grandes puissances industrielles
(le projet d'Interfuturs a été entrepris à l'initiative du Japon)
demandent des idées pour les sortir du quotidien. Ces textes et les projets qui
sont sortis de ces laboratoires — celui-là est un des meilleurs — font preuve
d'une ignorance qui est pire que la haine. Elle explique l'ampleur des bévues
et l'inaptitude à prévoir de ces coûteuses machines.
Rien sur la crise de l'énergie, rien
sur les explosions religieuses en terre d'Islam, rien sur le fabuleux
retournement démographique qui est en train de tout démolir. J'avais vu Jacques
Lesourne, j'avais essayé de lui expliquer ce qui allait se produire sur les
indices de fécondité. Manifestement, il ne m'a pas cru. Le projet lnterfuturs
a ajouté in extremis quelques lignes. Ces prévisionnistes sont des
historiens, ils ne prévoient pas le lendemain, ils essaient de rendre compte de
la veille, en dépit de leur science et de leur intelligence qui est grande.
Mais que peut-on attendre du syllogisme si la prémisse est fausse ?
Comment imaginez-vous prévoir et
gérer le patrimoine des hommes si vous n'acceptez de prendre en compte cette
constante protéiforme du Religieux ? Une consolation... (notez le mépris)
pour ceux qui... (une poignée de minus). L'idée que c'est un stade que la majorité de
l'humanité a dépassé est
erronée. Allez faire un tour du côté de l'Iran et des puits de pétrole... et ne
vous étonnez pas que nos prévisionnistes n'aient pas vu venir, malgré 1973. Et
cependant l'Homme – avec une majuscule – l'une des valeurs essentielles – eh bien, quelles sont les autres ? – rien
ne vous le dira. L'homme, quel homme, où, comment, pourquoi ? Pourquoi
faut-il que l'homme vive, pour vivre, pour avoir un minimum de sécurité, pour
attendre plus tranquillement le retour au néant impensable qu'un mauvais numéro
tiré à Monte Carlo est venu troubler de sa parfaite et confortable inexistence.
Ajoutez le contre-sens, renforcé par
le silence des Églises, sur l'identification religieux/irrationnel et sur
l'assimilation avec la secte. Un peu plus loin l'évocation de préceptes,
charité, valeur de l'homme, qui n'ont proprement aucun sens en dehors d'une
conception religieuse, ou au moins, métaphysique. Ajoutez que pour expliquer
l'homme, vous avez une bonne information sur nos lointaines origines, quelques
poncifs sur la démocratie et une histoire très récente, avec un coup de chapeau
au bon Lénine et une griffe pour le méchant Staline, et peu de choses sur toute
l'épaisseur qui de Man 1470 à l'Allemagne de Weimar, a construit la cité, la
culture, la science et le sens le plus cohérent de notre destin.
Les systèmes du destin, les
projets d'interfuturs, la littérature
grise qui nourrit les responsables si peu responsables de nos grands États
ne se posent jamais l'unique question du sens de la vie. La vie leur paraît se
suffire à elle-même à condition qu'elle soit planifiée, lisse comme un rapport,
qu'elle parle consensus, décrispation, qu'elle condamne l'agressivité,
la recherche de la puissance, qu'elle rejette tout autre critère que la rationalité
et l'efficacité en fonction de fins qui ne sont plus les lourdes consommations
de masse, du temps des Trente Glorieuses et d'Herman Kahn, en millions de
tonnes et en cm3, mais une autre forme de consommation de masse
miniaturisée. Le but de la vie proclamée métaphysiquement sans but et sans
dessein ne peut être que la consommation de la production propre et légère de
la croissance douce.
Ce qui caractérise ces projets, la
nouvelle philosophie de la nouvelle intelligentsia des prévisionnistes
et des décideurs, c'est cela, la totale incohérence.
Ne vous faites aucune illusion :
ce sont eux, les irrationnels. À quoi bon tant de bonnes têtes, chauves ou bien
peignées, à gros QI, pour les enfouir sous le sable de la totale insignifiance ?
Comment prévoir, puisque dans ces projets de la civilisation technicienne en
train de périr, il n'y a de place pour aucun projet ? La panne des
investissements que j'avais expliquée en 1975 11, qui nous
laisse totalement désarmés devant la crise de l'énergie parfaitement prévue
depuis dix ans, est la conséquence de cette absence de projet. Puisque à la
seule question qui vaille la peine d'être posée : pourquoi ce que je suis
plutôt que rien ? les maîtres à penser des prévisionnistes de la
littérature grise ont déjà répondu : pour rien.
En vérité, c'est ce rien qui
constitue le point de départ de notre témoignage. Eh bien, non, nous disons
non à votre rien. Et au fond de vous-même, vous ne croyez pas à ce rien.
Car ce n'est pas pour rien que vous avez pris tant de peine, amis
prévisionnistes que j'admire et que je respecte, parce que je connais votre
conscience et votre intelligence, et ce n'est pas pour rien, c'est pour
l'homme, pour l'homme malheureux qui a, dites-vous, car vous avez oublié de
désapprendre la leçon de notre mémoire judéo-chrétienne, une valeur infinie.
Une valeur infinie, face au mal, face
à la mort, face à Dieu. Le problème le plus grave de l'Apologétique et de l'Évangélisation,
car on passe insensiblement de l'un à l'autre, est là. Il n'y a pas de réponse
au problème du Mal en dehors de la
Genèse. Tout est écrit, pour qui sait lire, dans le texte du commencement et à
partir de là, sans rien retrancher de notre aventure, tout prend un sens, dans
une tragique et cependant exaltante cohérence.
Rappelez-vous notre raisonnement,
l'argument qui nous conduit à préférer le Dieu Transcendant et Personnel
au Dieu immanent de Spinoza et, bien qu'ils s'en défendent, de Jacques Lesourne
et d'Edgar Morin. Puisque de rien quelque chose ne peut sortir, ni du moins le
plus, il faut bien que Dieu soit tout ce qui ne peut sortir d'une bouillie de
particules, puisque l'univers est un processus évolutif non réversible.
Or de Dieu sortirait aussi le Mal. Le
Mal, c'est la plus grande objection.
En vérité, la seule que l'on puisse opposer à la doctrine de la création. Avec
la nature et la raison, l'argument est imparable. Dieu est donc responsable du
Mal. Or s'il est responsable du Mal, il est peut-être le tout puissant, mais il
n'est pas bon, il n'est pas tout Amour.
La solution se trouve dans la lecture
des premières lignes de la Bible. Je me suis expliqué sur ce point dans la Violence
de Dieu 12. Ce
petit livre me dispensera d'exposer longuement la cohérence de la Foi
chrétienne, quand on la reçoit simplement, au fil des mots, de notre plus
ancienne Tradition. Elle nous vient des sables du Moyen-Orient, de la parole
retenue par les pâtres du désert et consignée, voici un peu plus de vingt-cinq
siècles, sur les rouleaux de la Loi. Ces rouleaux recopiés d'âge en âge, et qui
sont aujourd'hui encore portés avec vénération lors de la consécration d'une
synagogue.
Chaque mot de la Bible doit être reçu
comme il a été écrit et compris à la lueur de la totalité de la Sainte Écriture.
Le premier mot de la Bible, le vrai mot (Bereshit
est un locatif), c'est le verbe Bara. Au commencement, créa Dieu les
cieux et la terre. Le 3ème verset éclaire le sens de Bara. Dieu
dit : la création de Dieu est un
dit de Dieu. Création, don et
création par la Parole, une création qui crée entre le Créateur et la créature
un lien fort. La création par la Parole n'est pas la création par le modelé des
mains. Elle implique l'esprit, la pensée, le cœur.
Mais puisque Bara est le
premier mot de la Bible, qu'il précède même le premier nom de Dieu, Elohim, il
faut reconnaître que ce mot éclairé par le dit du 3ème verset
est le mot clef, le mot fort de toute l'Écriture. Quand Dieu crée, il donne
tout, l'être, la liberté et le destin. Cela, Dieu le donne à connaître, dans le
mystérieux « Dieu vit que la lumière... que cela était bon » voire,
la septième fois, très bon.
Je sais bien que ce commentaire fait
hurler tous ceux qui ont une peur révérentieuse de restreindre la puissance de
Dieu. Dieu, depuis l'Éternité, sait. Mais en employant la succession
temporelle, le code sacerdotal implique que tout se passe dans l'Éternité de
Dieu comme – c'est l'image suggestive – dans une succession temporelle comme si
Dieu ne savait pas... comme Si. Rien de plus. Quand Dieu, librement,
quand Dieu, Personne et Liberté, donne être et liberté, il y a DON jusqu'à
l'autonomie qui fait que Dieu juge comme après, la liberté qu'il a donnée. Il
est important que le jugement post de Genèse 1, 4 « Dieu vit que la
lumière était bonne » s'applique pour la première fois à cette particule
élémentaire, à cette bouillie hadronique (si nous lisons avec, en face, le
modèle standard), d'où sort la lumière, première manifestation de
l'énergie libérée de l'indifférencié initial. Cela prouve que l'autonomie de la
Créature vis-à-vis de Dieu existe potentiellement déjà au temps presque zéro de
la Création. Comme le suggère le principe d'Heisenberg, la liberté est en
puissance depuis les premières particules de l'univers.
En vérité, il n'y a pas ignorance de
Dieu qui sait, mais la conséquence de l'Absolu du Don, de Dieu qui est Tout
Amour.
Et la création, c'est bien cela. Un
jaillissement de libertés en face de la Liberté créatrice de Dieu, Père, Fils
et Saint-Esprit. Voyez la vie, et l'Évolution du Vivant, entre le total
déterminisme et le pur hasard, elle semble se développer d'une manière
relativement autonome avec quelques ratures, entre des rails qui lui donnent le
sens. Au sein d'un groupe de biologistes qui récusent les impossibilités
puériles de la théorie synthétique apparaît, emprunté à L.L. Whyte, le concept
de micro-hiérarchie génétique. « à
la différence 13 de l'image courante du plan génétique qui fait penser à une carte topologique à copier,
mécaniquement, le concept de hiérarchie
génétique implique que les contrôles sélectifs et régulateurs de
l'organisme s'opèrent à plusieurs niveaux ». La création de Dieu est un
don, un don de liberté, la création est placée sous la souveraineté du
Créateur, rien ne lui échappe, que ce que Dieu veut, mais Dieu veut la liberté.
Cette liberté de la Création qui est différence, variété à l'infini, sans
qu'une fleur ne soit la réplique d'une fleur, sans que la trajectoire d'une
particule ne soit la répétition de la trajectoire d'une autre particule, une
galaxie, une autre galaxie, cette liberté, cette gamme de tous les possibles
vers un point lointain et proche est la justification de l'infinitum de
la Création. Universum pratiquement infinitum en dépit de ses
limites actuelles (les quinze milliards d'années lumière), infini dans tous les
sens, parce que le don créateur de Dieu est total, infini, parce que rien ne le
limite. Telle est l'exigence de l'Amour de Dieu.
A
fortiori, pour l'homme, Dieu n'a voulu ni le
mal, ni la mort. Le mal et la mort sont un possible de la liberté. Mais le don
de la liberté vaut ce risque. Et ce risque entraîne la réponse réparatrice de
Dieu. La Création se fera donc sur deux mouvements. Dieu crée, Il juge et Il
sauve. C'est, à travers quelques textes clefs de la Bible, ce que je me suis
efforcé de montrer. Mais quand Il sauve, Dieu sauve une liberté. Ce qui
implique qu’Il vienne, liberté contre liberté, s’offrir dans la faiblesse de l’Incarnation.
Plus encore que dans la souveraine grandeur de la Création, la grandeur de Dieu
éclate dans la souveraine grandeur du Total Abaissement.
Une fois, en un seul point de l’espace
et du temps, mais pour la totalité de l’espace et du temps, Dieu accomplit l’acte
réparateur : l’Incarnation est l’expression de cette deuxième création, la
création réparatrice, la création d’après la liberté donnée, jamais retirée.
Je ne puis résumer en quelques mots
ce que je m’efforce d’expliquer simplement dans la Violence de Dieu. La
Violence de Dieu, c’est la violence de l’Amour plus fort que l’autonomie
arrachée, plus fort que la révolte, que la haine et que la mort.
***
Une société ne peut vivre sans un
discours sur la mort. Si la mort n'était que ce que semble dire l'apparence des
sens, la vie, en vérité, ne vaudrait pas la peine d'être vécue. Lisez la Bible,
prenez l'écoute des grandes Églises chrétiennes, vous trouverez avec un peu de
patience un discours sur la vie et la mort totalement cohérent, un discours parfaitement
réaliste, qui ne sacrifie rien, ni de la peine, ni de l'aléa, ni même la
révolte qui saisit la totalité de l'être quand frappent les trois coups du
destin, un discours qui, à travers l'effort, la lutte et l'amour, aboutit au
dernier instant brusquement dilaté aux dimensions du regard éternel de Dieu.
La Foi chrétienne ne promet pas un
supplément de temporalité, elle transpose l'être que je suis, passé, présent et
avenir, sur l'autre plan, celui qui recoupe, depuis le commencement, en tous
les points de l'espace temps, l'espace et le temps.
La mort, c'est l'arrivée pour une
conscience de soi en ce point où tout croise et se rencontre dans le regard
éternel de Dieu, soit que vous l'acceptiez, soit qu'au dernier instant, à
partir de tous les instants de votre vie, vous choisissiez de refuser, une
dernière fois, la main du serviteur qui frappe et qui entre. Si un arrêt de
mort éternelle devait être signé contre vous, c'est vous-même qui le signeriez.
Dieu peut vous contraindre à arriver jusqu'au point du choix. Il ne vous demandera
même pas un oui, mais Il ne s'opposera pas à votre refus. Telle est la leçon du
« Contrains les d'entrer ». Mais comme Il est, sans aucune mesure
concevable, plus fort, plus intelligent, plus puissant, plus patient, et qu'Il
est Amour, Il finira bien par trouver le défaut de la cuirasse. Et il saura
bien, liberté contre liberté, nous contraindre librement d'entrer dans
l'Éternité du Royaume, dans l'Éternité de Son Regard.
Il ne peut y avoir ni hésitation,
timidité ou repentir. Le destin de l'homme, le destin collectif, — car « nous
sommes les brebis de son pâturage, le troupeau que sa main conduit », dit
le Psalmiste, — et le destin individuel — car « Dieu nous appelle par
notre nom » — ne sont pas tout entiers enfermés dans la durée. Notre
destin s'achève, se réalise, à partir de chacun de ces instants fragiles comme
le temps et précieux comme l'Éternité, sur l'autre plan, celui d'où viennent
l'être, la liberté et le destin.
Si vous retranchez cette double
évidence du discours chrétien sur l'être, la vie, la mort et le destin, il perd
tout sens, ce n'est plus qu'une vieille loque fripée, « car si c'est dans
cette vie seulement que nous espérons en Christ, nous sommes les plus
malheureux de tous les hommes » (I Corinthiens 15, 19). Quinze milliards
de chrétiens l'ont su, presque tous les hommes ont, sans le savoir bien
clairement, deviné que le destin de l'homme n'était pas tout entier enfermé
dans la goutte
d'espace-temps où nous sommes. Aucune société ne peut vivre durablement et
progresser si elle l'ignore.
Et cependant, cette vérité est
difficile, elle ne peut être conquise qu'au prix d'un effort sans cesse
renouvelé : « pour écouter et saisir ce que l'Esprit dit aux Églises »,
à chaque instant, nous dirons : « Je crois, Seigneur, viens au
secours de mon incrédulité ».
Cette croyance centrale, qui tient
tout ensemble notre destin individuel et notre destin collectif, est sans cesse
attaquée, car elle est aussi difficile à cerner que son contraire, le total
anéantissement d'une conscience, est difficile à penser dans un univers où pas
une seule particule ne s'est perdue depuis le premier jour.
Tout récemment, un physicien qui
n'est pas reconnu par la communauté scientifique toute entière a imaginé, à
partir des trous noirs de la physique cosmique, dans l'infiniment petit, des
lieux de l'intégrale conservation de la conscience. Il y a beaucoup de naïveté,
sans doute, dans les explications de Charon 14. Pour ma part,
je me garderai de sourire. Au-delà de la maladresse, une chose est sûre, les
conséquences ultimes de l'exploration des deux infinis nous ont familiarisés
avec l'inimaginable.
Cet inimaginable n'est pas sans retrouver
l'expérience mystique. L'Éternité de Dieu n'est pas, comme la Chrétienté
médiévale l'a toujours imaginé, au-delà de la sphère des fixes, dans l'azur
d'un septième ciel, l'Éternité de Dieu est tellement au-delà et en deçà de
tout, qu'elle est au milieu de nous, à proximité de chacun des instants qui
sont vraiment vécus, dans la plénitude de la Grâce que Dieu donne à ceux qu'Il
aime.
Renoncer donc à cette vérité
longtemps entrevue par l'immense majorité des hommes et formulée dans l'attente
de la vie éternelle par les Églises chrétiennes, substituer à la double
espérance pour chacun des hommes et pour l'humanité entière, la participation à
l'avancée collective de l'espèce vers un point Y, c'est, en vérité, trahir et
anéantir la Foi chrétienne. L'ambiguïté sur ce point essentiel de Pierre
Teilhard de Chardin et le contre-sens de beaucoup de ses disciples expliquent
le grand espoir déçu d'une œuvre qui, partie comme une lucide apologétique,
s'est achevée dans une gnose où se dissout le sel de l'espérance chrétienne.
Vous ne pouvez fonder l'éthique
sociale dans une culture résolument individualiste sans l'équivalent de
l'impératif catégorique. Or l'impératif catégorique est un leurre si la vie
consciente, c'est-à-dire la vie éthique, — or la vie humaine n'est qu'éthique —
est tout entière contenue dans la goutte d'espace temps où nous sommes.
Sans le dépassement du temps, sans
l'intersection du temps et de l'éternité que tant d'hommes ont senti
obscurément dans une totalité d'expériences dont l'évidence vaut bien celle
d'une loi de la physique, bien qu'elle soit d'une autre nature, il n'y a pas
d'éthique qui résiste à l'épreuve, pas de courage, pas de vie sociale
harmonieuse. Le peu d'éthique, de courage et d'harmonie qui nous permet de
survivre, nous l'avons hérité et nous venons d'en gaspiller, avec nos derniers
barils de pétrole, l'ultime réserve. Il n'y a aucune cohérence dans le temps
seul. La vie humaine a besoin de cet au-delà
du temps. La cohérence de la Révélation n'est possible que parce qu'elle annexe
au temps la dimension d'éternité, cette dimension que les philosophes ont
cherchée et que nous avions depuis longtemps trouvée.
Henri Bergson distinguait deux
directions dans la durée. L'une est éparpillement, incohérence, pure
répétition, matérialité : « En marchant dans l'autre sens, nous
allons à une durée qui se tend, se resserre, s'intensifie de plus en plus :
à la limite, serait l'éternité : éternité vivante et par conséquent
mouvante encore, où notre durée à nous se retrouverait comme les vibrations
dans la lumière, et qui serait la concrétion de toute durée, comme la
matérialité en est l'éparpillement. Entre ces deux limites extrêmes l'intuition
se meut, et ce mouvement est la métaphysique même »15.
Avec Bergson, la philosophie finit
par retrouver, à l'extrême limite de sa recherche de la cohérence — comme les
Mages au terme de leur longue traversée du désert — une petite partie de
l'autre Révélation.
Avec Bergson nous sommes au point où
commencent à se
mêler les eaux complémentaires de la Révélation naturelle et de la Révélation
particulière.
Après l'avoir conduit aux bords du
Jourdain, l'Éternel parle, une fois encore, à Son peuple, par la bouche de
Moïse. Cette parole s'adresse aujourd'hui, hier, éternellement à chacun et à
tous :
J'ai
mis devant toi, la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction.
Choisis la vie afin que tu vives toi et ta postérité pour aimer l'Éternel ton Dieu.
Choisis la vie afin que tu vives toi et ta postérité pour aimer l'Éternel ton Dieu.
Deutéronome 30, 19-20
Choisir la vie, c'est nécessairement
choisir la cohérence.
1. Henri Bergson, L'Évolution
créatrice, p. 283.
2. Henri Bergson, ibid., p. 286, et l'Intégrale,
p. 737
3. Rémy Chauvin, Du fond du cœur, Retz,
1976, p. 44
4. Claude Tresmontant, La mystique
chrétienne et l'avenir de l'homme, Paris, Le Seuil, 1977, p. 11.
5. Arthur Koetsler, Janus, p.
237.
6. François Bluche et Pierre Chaunu, Lettre
aux Églises, Fayard, 1977, p. 196.
7. Arthur Koetsler, Janus, p.
245.
8. Martin
Heidegger, Einführung in die Metaphysik Tübingen, 1953, p. 1, d'après
Claude Tresmontant, Sciences de l'univers, p. 39.
9. Interfuturs.
Rapport final. Pour une maîtrise du vraisemblable, OCDE, Paris, juin 1979.
10. Jacques Lesourne, Les systèmes
du destin, Paris, Dalloz Économies, 1976, p. 2, 3.
11. Pierre Chaunu, Le refus de la Vie, Calmann-Lévy, 1975.
12. Pierre Chaunu, La violence de Dieu, Robert Laffont,
1978.
13. Arthur Koetsler, Janus, p. 192-193.
14. Jean Émile
Charon, L'esprit cet inconnu, 1977, Albin Michel, p. 255.
15. Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Intégrale, t. I, p. 1393.