C'est augmenter le plaisir des
voyages que de s'instruire de l'histoire des lieux qu'on traverse : quelle
émotion doit être celle de tout Français qui parcourt les bords de la Loire,
berceau de la civilisation dans notre pays, témoins des plus grands événements
de notre vie nationale. Plus on remonte dans notre passé, plus on voit
l'importance historique de ces régions : c'est dans le Loiret que le
premier apôtre des Gaules, saint Savinien, l'un des soixante-douze disciples de
Notre Seigneur, apporte à Ferrières la première parole chrétienne alors que
Néron régnait encore à Rome, et Orléans fut la troisième ville qui reçut – après
Sens – la parole qui renouvelait l'univers. Puis les églises s'y bâtissent, où
se tiennent les premiers conciles (celle de Saint-Euverte à Orléans par
exemple), les premiers saints y vivent : saint Eodald, saint Pipe, saint
Lucoin ; saint Germain et sainte Geneviève y viennent. Les premiers
monastères, celui de Saint-Aignan, de Micy-Saint-Mesmin, de Fleury-Saint-Benoît
dont nous devons nous occuper ici, y commencent cette œuvre formidable que la
France moderne oublie trop : la conservation du patrimoine intellectuel du
monde au milieu de la plus brutale barbarie. Ce n'est pas ici le lieu de rappeler
combien les rois mérovingiens se disputèrent des villes comme Tours, ni le rôle
que jouèrent les monastères qui devenaient des asiles sacrés non seulement pour
les criminels mais pour des rois comme Merowig fuyant Hilpérik dans la
basilique Saint-Martin ou Radegonde y venant chercher la paix et la sainteté.
La Loire, c'est l'histoire entière de la France, c'est Clodomir, roi d'Orléans,
c'est Charlemagne et Théodulfe, Alcuin à Ferrières, le roi Eudes à
Meung-sur-Loire, Louis VI à Châteauneuf, ce sont les terribles invasions
normandes, c'est Suger, prévôt de Toury, c'est le séjour à Vitry des rois
capétiens, c'est le domaine de Philippe Auguste à Chécy, c'est les Pastoureaux
du temps de saint Louis et les séjours de ce roi à Lorris avec sa mère quand il
était enfant, c'est Philippe de Valois à Cléry, la guerre de Cent ans et Jeanne
d'Arc, etc.
Chaque ville, chaque bourgade a son
passé qui la rattache à celui de la patrie entière. L'histoire de chacune de
villes de la Loire demande des volumes, l'histoire de ses châteaux, c'est
l'histoire des rois et de leur cour qui les ont habités, c'est l'histoire de
France. La monographie de Saint-Benoît-sur-Loire n'est pas la moins
intéressante de celles qui ont été faites sur les rives du fleuve. Que les
curieux consultent le beau livre de l'abbé Rocher : Histoire de l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire ! Ils
trouveront dans notre opuscule non point une œuvre digne d'un si grand sujet,
mais seulement quelques renseignements faits pour augmenter l'intérêt de leur
visite dans ce coin de terre qui fut sous Charlemagne, avant et après lui, le
centre intellectuel du monde.
L'importance du monastère de
Saint-Benoît-sur-Loire provient de ce qu'il conservait les reliques du
patriarche italien. C'est pour honorer ses précieux ossements qu'on y bâtit des
églises dont la dernière est encore debout, c'est sous leur protection que les
moines se groupèrent si nombreux pendant tant de siècles, c'est à cause des
miracles qu'elles opéraient que les pèlerins vinrent en foule dans ces lieux
bénis, que les rois et les papes eux-mêmes s'y rencontrèrent.
Saint Benoît naquit l'année même qui
commence le règne de Clovis en Gaule, en 480, à Nursie, dans la Sabine. Une
tradition – aujourd'hui discutée – veut qu'il appartint à la noble famille des
Anicius, si bien qu'à Rome on a bâti une chapelle de Saint-Benoît sur les
ruines de leur palais. On voit dans cette chapelle une vénérable peinture de la
Sainte Vierge devant laquelle, enfant, il aurait prié. Envoyé à Rome pour y
faire ses études, Benoît fut scandalisé de la vie que menaient ses condisciples
et à l'âge de quatorze ans, il résolut de fuir le monde. Sa nourrice qui
l'avait accompagné à Rome et qui le suivit quelque temps dans son voyage de départ,
fut l'occasion de son premier miracle : il pria Dieu de réparer un crible
en poterie qu'on leur avait prêté et que cette excellente femme avait brisé. Il
pria et fut exaucé. Les villageois, témoins de ce miracle, en furent si touchés
qu'ils conservèrent longtemps la poterie sanctifiée à la porte de leur église.
Saint Benoît se sépara de sa nourrice
et ne s'arrêta que dans les montagnes où l'Anio creuse ses gorges, devant les
superbes torrents de Subiaco, lieu pittoresque que Néron avait jadis choisi pour
sa résidence d'été. Il vécut là trois ans au fond d'une grotte aussi obscure
qu'un tombeau. Un moine nommé Romain, qu'il avait rencontré dans la montagne et
qui lui avait donné un cilice et un habit religieux, prit soin de sa pauvre
nourriture. Il la lui tendait au bout d'une longue corde et l'en avertissait
par une clochette. Le démon brisa la clochette. Un chapiteau de la nef de
Saint-Benoît-sur-Loire représente cette épreuve que Dieu permit pour éprouver
le saint anachorète. Un autre chapiteau représente la tentation de Benoît par
des souvenirs de sa courte vie mondaine : Benoît se roule dans les épines
pour meurtrir sa chair.
La solitude du futur législateur de
la vie monastique en Occident ne pouvait être longtemps respectée. Dieu ne
permet pas que la lumière reste sous un boisseau : il fait éclater celle
qui émane de ses serviteurs pour le bien de son Église. Benoît fut d'abord
visité par des pâtres, qui le prirent pour une bête féroce, puis lui
demandèrent de les instruire. Ces pâtres durent sans doute parler de
l'anachorète, car des religieux de Vicovaro vinrent le chercher pour le mettre
à leur tête. Près d'eux le jeune homme allait faire une bien triste expérience
de ce qu'est le monde. En effet ces religieux ne tentèrent rien moins que de le
faire mourir par le poison ! Ils s'étaient donnés un maître trop austère
et n'avaient pas trouvé de meilleur moyen pour s'en défaire. Averti par le
Saint Esprit, Benoît fit le signe de la croix sur la coupe qui lui apportait la
mort et la coupe se brisa. Benoît quitta ces mauvais religieux pour retourner à
la solitude, mais ce fut en vain qu'il la désirait. Le Seigneur avait besoin de
son jeune serviteur : il lui envoyait de partout des disciples et ils se
virent bientôt si nombreux qu'ils constituèrent une première communauté. Benoît
les répartit en douze maisons dans la vallée de Subiaco, de douze religieux chacune ;
ce fut le premier monastère bénédictin. Les uns défrichaient le sol, les autres
se formaient à l'étude des sciences et le Seigneur montrait par des miracles
fréquents qu'il protégeait l'Institution de son serviteur Benoît. Un jour un
Goth, devenu religieux, laissa choir sa faux dans le lac et saint Benoît la fit
revenir à la surface. Placide, le disciple favori, bien que jeune et de famille
noble, allait puiser de l'eau au lac : il y tomba et fut emporté dans le
flot du torrent. Benoît en prière en eut la révélation et dit au frère Maur, le
même qui devait plus tard propager la règle en Gaule : « Maur, courez
au secours de Placide qui est tombé dans le lac ». L'enfant obéit et sans
se douter du grand miracle qu'il accomplissait courut sur les eaux comme il
avait couru sur le rivage. Ce ne fut qu'après avoir sauvé Placide qu'il comprit
ce que Dieu avait permis.
Hélas ! il arrive trop souvent
que ceux qui sont protégés du Ciel sont haïs de la terre. Comme les religieux
de Vicovaro avaient voulu empoisonner le jeune anachorète de jadis, un prêtre
séculier de ces temps barbares, nommé Florent, persécuta le saint abbé et ses
jeunes disciples. Bien que la divination et les miracles répondissent aux coups
de l'envie et de la haine, le sage Benoît prit le parti de quitter la vallée de
Subiaco où il avait passé trente-cinq ans. Avec ses moines il continua vers le
midi sur le versant occidental des Apennins et ne s'arrêta que sur les confins
du Samnium et de la Campanie dans ce cirque immense de montagnes abruptes et pittoresques
au centre duquel se dresse la tête arrondie du Mont Cassin. Ce fut là qu'il
écrivit la règle fameuse qui devait servir de modèle à toutes les règles
monastiques de l'Occident, là qu'il éleva le monastère qui devait servir de
type à tous ceux que l'on construirait dans la suite des siècles, là qu'il
passa les quatorze dernières années d'une vie tout exemplaire.
Le monastère fut bâti en 529 sur
l'emplacement d'un temple d'Apollon et de bois sacrés. Les idolâtres du pays
convertis par la parole et les miracles de saint Benoît l'aidèrent à détruire
ce qui avait été leurs dieux et à édifier deux oratoires, l'un consacré à saint
Jean-Baptiste et l'autre à saint Martin de Tours. Cette construction fut
signalée par de nombreux miracles ; le démon ne ménageait pas les
obstacles aux moines, mais un signe de la croix de saint Benoît suffisait à le
chasser. Un jour qu'on avait jeté au feu une idole trouvée dans le sol, le
démon fit s'élever des flammes très grandes, qui épouvantaient les moines et
que saint Benoît fit s'éteindre par un mot. Une autre fois, c'est un novice qui
est écrasé sous un pan de muraille écroulé et que le saint ressuscite. Une
autre fois encore, c'est une pierre si lourde qu'aucune force humaine ne peut
la détacher du sol et que le signe de croix soulève.
La liste des miracles est longue et
ne peut tout entière trouver place ici, on ne taira pas cependant ceux qui
montrent les rapports bienfaisants des moines avec les Barbares. Un Goth, nommé
Galla, dévastait les campagnes et torturait les paysans pour se faire donner de
l'argent. L'un d'eux ne sachant que lui répondre finit par lui dire que son
trésor est chez un religieux. Voilà le paysan enchaîné et poussé devant le
cheval jusqu'au couvent du Mont-Cassin. « Rends-moi ce que cet homme t'a
confié ! » crie le Barbare à saint Benoît qui lisait paisiblement.
Saint Benoît jette un regard sur les liens qui tombent à l'instant. Galla est
épouvanté. Alors le saint le reprend sur sa conduite, il l'accueille dans la
maison et le renvoie converti.
Le vainqueur des Romains, le maître
de l'Italie, le plus célèbre successeur de Théodoric, Totila, entendit parler
de saint Benoît et notamment du don qu'il avait de prophéties : il s'en
moqua et fit prendre ses habits royaux au capitaine de ses gardes, Rigo :
« Mon fils, dit à celui-ci l'homme de Dieu, dès qu'il l'aperçut, quittez
l'habit que vous portez, il n'est pas le vôtre ! ». Totila vint alors
lui-même, il vint très humblement se prosterner à ses pieds :
« Levez-vous ! » dit le saint au roi qui reste immobile !
« Levez-vous ! Vous avez fait beaucoup de mal, vous en faites encore
tous les jours. Il est temps de cesser vos iniquités. Vous entrerez à Rome,
vous passerez la mer, vous régnerez neuf années et la dixième vous
mourrez ». Le Barbare fut assez ému pour changer de vie. La prédiction se
réalisa.
Un autre grand personnage, qu'il
avait converti, le trouva pleurant : « Hélas ! Tout ce monastère
que j'ai bâti, tout ce que j'ai préparé pour mes frères, a été livré aux païens
sans un jugement de Dieu et c'est à peine si j'ai pu obtenir grâce pour leur
vie ». Cette prophétie fut confirmée quarante ans après la mort du
patriarche. Le Mont-Cassin fut détruit.
Tous ces faits et bien d'autres sont
rapportés par saint Grégoire, qui fut presque son contemporain, dans ses Dialogues. Il est important, dans cet
opuscule écrit pour montrer les origines du pèlerinage de
Saint-Benoît-sur-Loire, de noter une prophétie qui est remarquable. La renommée
de saint Benoît avait franchi les Alpes et s'était répandue dans notre pays
bouleversé par les invasions barbares. En 542 des religieux furent envoyés par Innocentius, évêque du Mans, pour
demander au Mont-Cassin et la règle nouvelle et une colonie de moines qui la
pût enseigner. Le patriarche qui avait prévu la destinée de son œuvre en
Italie, eut l'espoir qu'elle fleurit en Gaule. Il donna aux moines du Mans son
plus cher fils, Maur, et quatre compagnons, Constantianus, Antonius, Simplicius
et Faustus. Odon, abbé de Cluny, parlant de la mission de saint Maur dans les Gaules,
ajouta que saint Benoît déclara que son corps serait transporté un jour dans
ce nouvel empire au milieu des siens. Le moine de Saint-Benoît-sur-Loire
Adrevald, dont les écrits font autorité pour tout ce qui concerne les origines
de cette abbaye, cite la parole prophétique comme notoire. Nous allons
retrouver bientôt les moines du Mans à propos du transfert des reliques du
Patriarche et nous n'en serons pas surpris. Nous ne serons pas surpris
davantage du culte que la ville du Mans a voué à sainte Scholastique, qui fut
la sœur de Benoît, quand nous saurons qu'après la mort des deux saints, frère
et sœur, les moines du Mans ne purent obtenir que le corps de Scholastique,
quand les moines de la Loire obtenaient celui de Benoît.
Benoît avait en effet une sœur avec laquelle
il avait passé les années de son enfance, et qui s'était tout enfant consacrée
à Dieu. Elle était venue le rejoindre au Mont-Cassin, mais ils ne se voyaient
qu'une fois par an. Leur dernière entrevue est célèbre. Vers le soir la sœur
dit au frère : « Je t'en prie, ne me quitte pas cette nuit, afin que
nous puissions parler des joies du ciel jusqu'au matin — Je ne puis demeurer
hors de mon monastère », répond le frère. Sainte Scholastique se met en
prière et aussitôt éclate un gros orage : « Sors maintenant si tu
peux » dit Scholastique. Ils passèrent la nuit en saints entretiens. Quand
ils se quittèrent c'était pour la dernière fois. Trois jours après, il vit une
colombe dans les airs et comprit que c'était l'âme de la sœur qui s'envolait ;
il envoya chercher son corps et le fit déposer dans le tombeau qu'il avait
fait préparer pour lui-même. Ce détail est très important pour la
compréhension du transfert des reliques.
Quarante jours après, il sentit la
mort pour lui-même et fit entrouvrir le tombeau où sa sœur reposait déjà et
mourut debout, soutenu par ses chers fils, le 21 mars 543, un samedi. Ce corps
fut déposé là où cent dix-sept ans plus tard les moines de
Saint-Benoît-sur-Loire devaient venir le chercher pour le transporter dans
cette abbaye où les rois, les papes et les peuples devaient le vénérer.
Le monastère du Mont-Cassin fut
détruit par les Lombards en 58o, comme le patriarche l'avait prédit.
Quand saint Benoît parut, il y avait
de par le monde un grand nombre d'ermites ou de cénobites : vivant seuls
ou en commun, généralement appelés moines, faisant partie d'une seule vaste
famille, se quittant, passant d'un monastère à l'autre ou se retirant au
désert. La règle commune était le renoncement, la pénitence, le travail, le
silence et l'office, mais chaque communauté avait ses règles particulières,
quand elle en avait d'autres que la volonté de l'abbé. Saint Benoît composa la
sienne, qui devint le code de tous : « C'est un précis du christianisme,
dit Bossuet dans son Panégyrique de saint
Benoît, un docte et mystérieux abrégé de toute la doctrine de l'Évangile,
de toutes les institutions des saints Pères, et de tous les conseils de
perfection ». « Dans cette œuvre magistrale, dit Mgr Henry
Sauvé, éclatent le sens pratique, l'esprit de mesure, la sagesse, la prudence,
et pour tout dire le génie législatif et gouvernemental de cette race romaine
dont le droit a été le culte, l'ornement et la force et dont Dieu s'est servi,
comme d'un instrument dès longtemps préparé, pour le gouvernement de l'Église ».
Saint Benoît a établi une école du Service Divin. Elle se divise en trois
points : le service de Dieu, la perfection de l'individu, les rapports
avec le prochain. Le renoncement absolu aux liens de la terre est demandé parce
qu'il est la condition de la charité parfaite. L'obéissance est demandée parce
qu'elle est le grand moyen de la conversion des mœurs. Or, pour que cette
obéissance soit réelle et profonde, saint Benoît établit cette règle
nouvelle : la stabilité ; les frères deviennent des frères éternels
et jusqu'à la mort. Cette stabilité devait avoir sur la société une grande
influence en donnant à la société désordonnée de son temps et dans tous les
temps l'exemple de la famille organisée et de ses bienfaits. La règle du soin
des malades, des vieillards, des enfants devait n'engendrer rien moins que la
création des hôpitaux monastiques, qui furent le modèle de toutes les
institutions de ce genre, rien moins que la création des écoles, qui au milieu
du VIIIe siècle avaient disparu complètement. La règle de
l'hospitalité, outre l'exemple qu'elle donnait aux populations, permettait
d'agir sur le voyageur impie par le spectacle du bonheur que produit une vie
sainte et réglée.
Saint Bernard compare l'ordre
bénédictin à un grand arbre, dont d'autres arbres sont les branches ;
Urbain II le regarde comme un fleuve du paradis qui se partage dans les autres
ordres religieux comme dans autant d'autres fleuves. Depuis le jour où les
pâtres vinrent écouter la parole du jeune ermite de la grotte de Subiaco, depuis
les douze maisons de douze moines, qu'est devenue l'institution
bénédictine ? Depuis la mission confiée à saint Maur en France, à saint
Placide pour la Sicile ? Depuis la maison de Terracine et celle des sœurs
conduites par sainte Scholastique ? Depuis ce temps et depuis la mort du
patriarche les anciens monastères d'Italie ont embrassé la règle bénédictine,
les savants parlent de trente mille abbayes, de dix-sept mille prieurés et de
dix-sept mille maisons religieuses. En 188o, après tant de révolutions, on
comptait encore cent onze monastères d'hommes, quatre cent quatre-vingts
églises administrées par des bénédictins, douze séminaires et quarante-quatre
collèges de six mille élèves. De ces monastères sont sortis des papes comme
saint Grégoire le Grand, saint Léon III, saint Grégoire VII, Pie VII, Grégoire
XVI ; ils ont éduqué des hommes comme saint Dominique, ils ont été les
amis de saint François d'Assise, de saint Ignace ; ils ont élevé des
milliers et des milliers de savants comme saint Pierre Damien, saint Anselme,
des Pères comme saint Grégoire le Grand, saint Bernard, des théologiens comme
Rupert, Trithème, Louis de Blois, Garcias de Cisneros, le cardinal d'Aguirre,
le cardinal Sfondrate, les Pères Koenig et Schmier et toute une phalange de savants
exégètes, qui ont transcrit les manuscrits de la Bible, refondu les Hexaples
d'Origène, cultivé les langues orientales. Et quels éducateurs ! Udalric,
au livre des Coutumes de Cluny, écrit
qu'aucun fils de roi dans son palais n'était mieux élevé que le plus humble
enfant au monastère de Cluny. Aussi les princes leur confiaient-ils les futurs
rois et eurent-ils pour élèves Pépin le Bref et Robert II. Pas un érudit digne
de ce nom ne niera ce que la science doit à la congrégation de Saint Maur dans
l'histoire même profane, les Mabillon, les Martène, les Rivet, les Bouquet, qui
ont accumulé les trésors dont la science d'aujourd'hui profite chaque jour. Des
manuscrits furent sauvés par eux de la destruction de telle sorte que dans la
nuit du Moyen Âge ils ont, si l'on peut dire, conservé sans les éteindre les
lumières de l'Antiquité païenne. Et nous ne parlons pas de la foi maintenue,
étendue à travers le monde, de la vie religieuse concentrée en eux, de ces
vertus qui ont arraché à Voltaire, le plus grand ennemi des moines, ce
cri : « Il n'y a guère de monastères qui ne renferment des âmes
admirables et faisant honneur à la nature humaine » (Essai sur les
mœurs, chap. 39). Ce n'est pas assez de représenter la science au point que
le mot bénédictin a passé dans la
langue pour désigner un savant patient, de représenter la foi et la
vertu ; ils représentent la civilisation elle-même. Qui a défendu l'empire
romain contre les Barbares, sinon les bénédictins ? Qui a assoupli, dompté
les Barbares vainqueurs, mêlé les races nouvelles aux anciennes pour en faire
des nations chrétiennes ? Porté la foi aux confins du monde ?
Converti des peuples entiers ? Poli les hommes au contact de leur
politesse ? Tous les historiens le reconnaissent, ce sont les bénédictins.
Le travail des mains, prescrit par la règle de saint Benoît, a défriché
l'Europe. L'empereur Justinien dit dans sa 133e novelle :
Si
les moines adressent à Dieu leurs supplications pour l'État avec des mains
pures et des âmes dépouillées, il est manifeste que les armées seront en bon
ordre et les cités bien réglées. Dieu étant apaisé et devenant propice, comment
tout ne respirerait-il pas la paix et la dévotion ? La terre elle-même
produira ses fruits en abondance ; la mer nous donnera son tribut grâce à
la prière de ces saints religieux, qui rendent Dieu favorable à tous les
intérêts sociaux. La généralité des hommes eux-mêmes en deviendra meilleure.
Pèlerins qui venez sur cette terre de
Saint-Benoît-sur-Loire vénérer les reliques du Grand Homme, du Grand Saint, et
vous, simple voyageur, qui aimez à revivre le passé devant ses monuments, on
vous dira ici même la place qu'occupe dans l'histoire de France et du monde
l'abbaye qui contint, dit-on, jusqu'à cinq mille élèves, mais, en foulant ce
sol qui porte tant de souvenirs, n'oubliez pas de porter votre tribut à la
mémoire des fils de saint Benoît qui représentèrent en des temps troublés
l'esprit, la science, la foi, la vertu, en un mot la civilisation et d'ailleurs
l'ont représentée en tout temps. Donner l'histoire abrégée de ce lieu sans
indiquer même grossièrement ce qu'étaient ses habitants, c'était donner un
squelette et non un corps. Et vous, archéologues, artistes, qui appréciez la
beauté de la basilique romane en admirant l'harmonie de ses lignes, songez à ce
que pouvaient être les hommes qui bâtissaient des chefs-d'œuvre avec tant
d'humilité et qui joignaient à une foi dont on ne voit guère d'exemples
aujourd'hui, un art qui n'a aujourd'hui absolument aucun rival.
Max Jacob, in Saint Benoît et l’abbaye
de Fleury