dimanche 4 février 2018

En racontant... Bernard Bro, Le Notre Père


L’astronaute et le paralysé
La nuit du 21 juillet 1969 à 3 h 56 du matin : J'ai encore en mémoire cette veille de la nuit. Au Couvent, c'est la seule fois où l'on ne s'est pas couché pour une autre raison que pour la seule prière. Armstrong, chef de la mission d'Apollo 11, descend et marche sur la lune, puis dix-neuf minutes après, son compagnon Aldrin. On venait d'entrer dans le temps du monde infini. Et ce furent ces phrases étonnantes. La première parole qu'Armstrong avait dite, retransmise par Houston : « C'est un petit pas pour l'homme, mais un bond de géant pour l'humanité ». Et leur émerveillement à marcher ainsi sur la lune, leur cueillette, leur ramassage de pierres. Puis leur cri : « C'est beau, beau, beau », et ils avaient ajouté : « Une magnifique désolation ». Et l'humour était présent au rendez-vous. Avant de remonter, Armstrong avait dit à Aldrin : « Dépêche-toi, d'autres attendent sur la piste ».
Le hasard des circonstances a fait que, pendant des années, je me suis trouvé pris dans l'amitié de celui qui était le représentant du Président des Etats-Unis auprès du Pape. Lors de ses passages à Paris, nous nous rencontrions. Il descendait dans l'hôtel le plus proche de l'ambassade des Etats-Unis à Paris. De là, on voit toute la place de la Concorde. Or, en novembre 1969, cette semaine-là étaient justement reçus à Paris, dans le même hôtel, les trois astronautes de la mission Apollo 11 : Neil Armstrong, Michael Collins et Edwin Aldrin. Leur passage à Paris était pour eux une étape du voyage de la gloire. La sortie de l'hôtel était noire de monde. Remonté avec mon ami dans sa chambre, nous regardions d'une fenêtre du deuxième étage. Toute la place de la Concorde était devant nous. Des sergents de ville interviennent soudain pour dégager le devant de l'hôtel. Ils écartent la foule et font le vide. Alors les trois astronautes sortent pour rejoindre la voiture officielle.
Mais Armstrong, le chef, au lieu d'aller prendre place dans la voiture qui l'attendait, fait un écart, il franchit le barrage de policiers, et va tout droit vers une personne, au troisième rang de la foule : c'était un paralysé dans sa chaise roulante. Du haut du perron de l'hôtel, d'un coup d'œil, il l'avait remarqué. Et, alors on assiste à cette étonnante rencontre : Armstrong s'arrête pour bavarder, tenant les mains du paralysé, puis lui signe un autographe et avant de monter en voiture, il se retourne d'un merveilleux sourire vers le paralysé.
Qu'est-ce qui est le plus difficile ?
Nous, nous avions tout vu d'en haut. Alors je dis à mon ami : « Regardez, c'est extraordinaire, la rencontre de l'homme qui a été le plus vite au monde avec celui qui est le plus lent ». Et mon ami me répond : « Mon Père, qu'est-ce qui est le plus difficile : aller sur la lune, ou faire attention à son frère paralysé ? »
On sait ce que sont devenus les trois astronautes : l'un est devenu président d'une société commerciale, le deuxième a dû être interné, devenu fou ; quant à Armstrong, il consacre sa vie à la recherche pour l'étude spatiale dans une université.
Qu'est-ce qui est le plus difficile ? J'ai souvent repensé à cette phrase. Qu'est-ce que réussir sa vie ? Où est l'exploit ? Où est le motif, où est le chemin, où est le but qui mobilise finalement tout ? Réussir... ? Mais réussir quoi ? c'est comme la vitesse, l'idée de réussite. Il peut toujours y en avoir une plus grande. Alors pour quoi vivons-nous ? C'est la charité, bien sûr, qui nous guide. Mais où trouver la force, la mesure, la lumière de cette charité ? Une seule source, la vie et la prière du Christ : « Par Lui, tout a été fait ».
Or toutes les prières du Christ suivent exactement la même courbe. Elles se résument toutes en trois mots, qui expriment eux-mêmes trois sentiments de toute prière qui est chrétienne. Et ces trois mots nous livrent le mouvement, la séquence, la courbe de la vie même et de la pensée du Christ : « Père, Ton nom ; Ton Royaume ».
― Père : c'est l'émerveillement de la louange. On ne prie pas n'importe qui, mais Celui de qui on est venu et de qui on a tout reçu. Et c'est la louange, l'eucharistie : « Je te remercie, Père ».
― Ton Nom : alors à partir de ce que tu donnes je peux savoir qui tu es, et je t'adore.
― Ton Royaume : mais vois tout ce qui nous fait défaut, je n'ai pas peur de te demander, car c'est toi seul qui peut m'aider à revenir à toi.
Voilà toute la source de notre vie. La seule réussite pour un chrétien n'est pas un exploit, ni une prouesse, ni une œuvre, ni une conquête. C'est l'entrée dans un mouvement : faire retour à Dieu. Et cela prend toute la vie. Lequel est le plus difficile ? Ce n'était pas l'exploit aussi fantastique soit-il, c'était les quelques pas qui traduisaient un amour pour son frère plus démuni.
Père Ton nom Ton Royaume
Comme l'enfant prodigue : reprendre chaque jour le chemin du retour parce que le Christ l'a ouvert et dire : « Père, je sais tout ce que tu as fait. Poursuis, continue, demande, exige peut-être mais... achève ». Et les chemins de ce retour, la prière du Christ nous les livre dans le Notre Père et dans la prière sacerdotale du chapitre 17 de l'évangile de saint Jean. Relisez bien ce chapitre 17 de saint Jean. Il suit exactement, ligne à ligne, pas à pas, le mouvement du Notre Père. Il contient toutes les longueurs d'onde que puisse entendre l'âme humaine. Tout, tout y est.
Non pas, tu auras réussi si tu es un bon militant, tu auras réussi si tu es un champion, tu auras réussi si tu as fait quelque exploit, ou quand enfin tu seras digne d'être fier de toi, ou quand tu auras cru avoir franchi le seuil d'une certaine initiation, d'une certaine maturité, ou d'une certaine pureté. Non, tu auras réussi ta vie le jour où comme l'enfant prodigue tu feras retour, vraiment, vers ton Père. Le jour où cette prière du Christ à force de la dire prendra ta vie. Péguy avait peur de dire le Notre Père « Que votre volonté soit faite » : « La parole entre toutes insurmontable », disait-il.
Alors les chemins de la seule réussite sont bien ceux-ci :
— pardonner, essayer de faire les premiers pas, surtout si l'on croit être dans son droit, pardonner... jusqu'au bout ;
— lutter pour que le pain de chaque jour soit possible, jusqu'au bout de la justice et possible pour tous ;
— recevoir l'épreuve de la tentation, mais comme un pauvre, qui n'est pas sûr de lui ;
— enfin garder un regard de douceur, un regard aimant même et surtout lorsque le mal est trop dur.
Le Christ n'a pas d'autre prière pour nous : « Père, je prie pour eux, je viens vers Toi. Ils ont reconnu que je suis venu d'auprès de toi... Je veux que là où je suis, ils soient avec moi ».
Au fond de moi, ce murmure
Après les conférences de Notre-Dame de Paris, je reçus dans le courrier cette lettre : « Mon Père, il y a 35 ans que je suis paralysé. Dernièrement, j'ai souhaité mourir. Non en employant les grands moyens mais en baissant progressivement la mèche, c'est facile. Dans le silence de ma chambre, aucun reproche. Au fond de moi ce murmure : viens mon petit. Je t'aime tel que tu es. Je t'aime. Je ne sais que pardonner. Voilà, mon Père, pensez à ceux qui ne sont pas des héros. Jésus guérit le malade débordé. Je vous en supplie : redites-nous que l'espérance n'est pas faite pour les héros. Dites-nous que c'est vrai, que c'est gratuit. Je ne peux pas lever 200 kilos, je ne peux lever que deux kilos. À celui qui n'a plus rien, redites encore que c'est vrai ».
« Viens mon petit, je t'aime tel que tu es ». « Je ne peux lever que deux kilos ». J'ai rarement reçu un tel écho du Credo : Par lui tout a été fait.
Notre Père
Il y va de la prière comme de certaines réalités : par exemple l'orientation d'une vocation, la décision pour un mariage. On préférerait de beaucoup n'avoir pas à intervenir. C'est grave : les idées ne suffisent pas. On a peur de peser dans la balance, de se tromper, de manquer les enjeux. Pour d'autres choses, on peut se contenter éventuellement de parler, d'avoir des idées. Mais pour la prière c'est comme pour un plan d'urbanisme. Les idées sont lourdes de conséquences. Énoncer une erreur sur la prière, on risque d'engager de travers toute la vie de quelqu'un, tandis que dire une erreur sur Dieu, Dieu ne risque rien. Ce n'est pas un paradoxe : oui, j'ai peur de parler de la prière, car il s'agit d'une chose impossible : notre conversion. Et cela supposerait acquis au point de départ ce qui n'est qu'un point d'arrivée : que nous avons absolument besoin du Christ, pour vivre. « Par Lui tout a été fait ». Prier, c'est accepter d'entrer de plus en plus dans le silence de Dieu. C'est de plus en plus accepter de ne pas savoir où nous en sommes. Ce n'est pas, comme nous l'imaginons bien souvent, prendre du recul sur notre vie et la regarder de l'extérieur : mais au contraire, admettre qu'on ne pourra jamais s'expliquer tout seul sa propre existence, et c'est donc non seulement accepter, mais vouloir ne pas se mettre en dehors de ce rapport avec Dieu, de ce dialogue, parce qu'il constitue notre vie elle-même. On peut rappeler tout cela. On peut dire des choses sur la prière, c'est facile, mais s'y engager... J'ai peur, je l'avoue.
Et cependant, on a en même temps l'immense joie de pouvoir redire le Notre Père. Car il représente peut-être le plus beau cadeau qu'on puisse faire à un homme : ce point secret où chacun de nous peut dire « Notre Père », « mon Père qui es aux cieux », cette part d'enfance, cette part divine en chacun de nous qui résiste à tout, à toutes les usures.
Toutes les longueurs d'onde
Comment rajeunir ces paroles ? Il y a mille manières de le faire. Mais la plus simple est celle que l'Église nous fait pratiquer chaque dimanche. Ces paroles du Pater sont à la fois extraordinairement simples et sublimes, elles sont banales, elles sont usées ; nous les disons tout seuls, comme si elles étaient à nous seulement. Et quand je dis tout seuls, cela peut aussi bien vouloir dire individuellement ou en groupe : même dites en commun, on peut encore les prononcer tout seuls. Or que se passe-t-il dans l'évangile ? Les apôtres découvrent qu'ils ne peuvent pas prier tant qu'ils ne reprennent pas les paroles même du Christ, tant qu'ils ne les disent pas avec lui. Ce sont les siennes. Il nous les donne. Et donc, la meilleure façon d'en retrouver le sens, c'est de les redire avec lui, à chaque circonstance de sa vie où il a dû les prononcer ; c'est reprendre tout simplement chaque page d'évangile, et se demander ce que pouvait signifier le Notre Père ce jour-là, à cette occasion, pour le Christ, comme si nous avions la chance unique d'avoir le prisme de son regard pour parler, pour regarder les choses, pour dire des paroles et des mots qui aient un poids.
« Par lui tout a été fait ». Si vous me demandiez comment je prie... Finalement, comment, moi, je prie ? Eh bien je vous dirais — et je ne fais rien d'autre : j'ouvre mon Évangile, je dis, je redis, et je redis à nouveau le Notre Père. Quelquefois, cela me demande vingt minutes, mais je le redis à travers tel évangile très précis.
Prenons des exemples :
L'évangile du jeune homme riche, ce jeune homme dont on nous dit que le Christ fixa son regard sur lui et l'aima, et qui, cependant, ne va pas suivre sa vocation, parce qu'il est riche, parce qu'il est attaché à ce qu'il possède. Et la prière du Christ s'élève : « Père, que ta volonté soit faite, qu'il connaisse ta volonté ; pardonne-lui, protège-le, donne-lui à lui aussi le pain de la vérité ». Et, en redisant cela, d'un coup je rejoins la prière du Christ, la prière de toute l'Église pour toutes les vocations, pour que nous rejoignions nous aussi, chacun de nous, notre vocation, quelle qu'elle soit, pour que nous ayons un peu le courage de la vérité. Nous redisons alors avec le Christ les paroles même qu'il dit pour nous, comme il les a dites pour le jeune homme riche.
Prenons un autre exemple : celui du Christ qui regarde une veuve mettre son offrande dans le trésor du temple. Il est bouleversé et dit à ses apôtres : « Je vous le dis, elle a mis plus que tous les autres, car eux ils ont mis de leur superflu. Elle, elle a jeté tout ce qu'elle avait, toute sa subsistance ». Alors s'élève la prière du Christ, pour tous ceux qui donnent avec joie : « Mon Père, que ton Nom soit sanctifié. Devant cette femme, oui je peux dire qu'aujourd'hui ton Règne est bien venu sur la terre comme au ciel : donne-lui doublement le pain ».
Un autre exemple : la prière du Christ au moment où, abandonné, en croix, Il n'avait plus que sa mère et son disciple : « Père, que ta Volonté soit faite. Eux, préserve-les du mal, de tout mal ». Inventerons-nous jamais parole aussi simple et aussi forte et vraie pour ceux que nous aimons ? Et on peut poursuivre, page d'évangile après page d'évangile, jour après jour, nous pourrons toujours retrouver le regard qui nous permet de rajeunir définitivement toute prière. Quelqu'un a pu s'adresser à Dieu de façon droite, plénière : le Christ, en disant le Notre Père, tout simplement, à l'occasion des choses les plus quotidiennes qui soient ; une rencontre, une détresse, une joie. Nous reprenons à notre compte la totalité de ce que l'homme peut exprimer à Dieu. Rien n'y manque. On ne peut pas dire davantage en moins de mots. Avec le Notre Père nous avons immédiatement toutes les longueurs d'ondes, toutes les harmoniques de notre vie et de la vie de Dieu.
Une victoire sur toutes les prisons
Pour chacun d'entre nous, à certains moments, le Notre Père a pris une force plus grande dans notre vie.
Un jour à Los Angeles en voyage d'études, nous avions travaillé toute la journée. En fin d'après-midi, je rejoignais la chapelle où les étudiants se réunissaient pour la messe. Nous étions une centaine. C'était la première fois que j'assistais à cette messe de l'Université. Avant de dire le Notre Père en silence, on a tous levé les mains au ciel, et je regardais ces visages. La Californie, Los Angeles, à l'autre bout des États-Unis : peut-être l'un des lieux où il y a la plus grande variété de races sur la terre. Ils étaient tous là, à un âge encore fraternel, en tenue d'été ; des descendants de Mexicains et d'Espagnols, premiers occupants de la Californie ; des Noirs ; et puis, tout ce que l'Amérique a amené vers l'Ouest ; descendants d'Irlandais, de Polonais, d'Italiens ; des Jaunes : Los Angeles comme San Francisco est une porte de l'Asie ; et puis des métis de noirs et de jaunes ; de Mexicains et d'Américains. Et tous, groupés autour de l'autel, nous avons levé les bras. Ce jour-là, j'ai compris que le Notre Père était la prière de tous, la grande prière de la réconciliation.
Un jeudi saint, un village d'ouvriers en montagne, un petit groupe, nous entourons l'autel. Le curé fait lire à ceux qui sont là, tout au long de la messe simplement phrase par phrase, l'autre grande prière du Christ, la prière du jeudi saint qu'on appelle la prière sacerdotale, au chapitre dix-septième de saint Jean, construite exactement comme le Notre Père : « Père, ton Nom, ton Royaume, donne-leur le pardon, donne-leur le pain, protège-les du malin et du mal ». Chaque phrase venait pour ponctuer une partie de la messe, lue avec un accent différent, d'émigré, d'ouvrier, de paysan. Ce jour-là, j'ai compris que le Notre Père était non seulement la prière de tous, mais d'abord celle des pauvres, de ceux qui ont besoin du Christ comme on a besoin du pain, la prière que l'on reçoit, comme on reçoit le pain.
Le lendemain, un Vendredi Saint, j'allais au village d'à côté. C'était l'heure de la sortie de l'usine. En traversant la cité ouvrière, je sentais un peu que la prière de l'Église risquait d'être loin de ces hommes qui rentraient chez eux : Portugais ou Algériens, qu'avaient-ils à faire avec le Vendredi Saint ?... Et puis, le curé, comme celui de la veille, nous a admirablement préparés à dire le Notre Père du Vendredi Saint, sommet de la Liturgie, ce jour-là. Et j'ai compris que c'était non seulement la prière de la réconciliation et la prière des pauvres, mais aussi la prière d'un combattant, qu'elle avait été payée par le sang. Cela ne va pas de soi « que ton Règne vienne, que ta Volonté soit faite ». En priant ainsi, on accepte le suprême combat contre tout ce qu'il y a en nous de ténèbres, de refus, de péché.
En prison
Et puis, enfin cette confidence d'un Petit Frère de Foucauld : depuis plusieurs années, il passe régulièrement six mois par an en prison, volontairement, avec les prisonniers. Bien sûr il n'a rien « fait de mal », mais il a choisi — comme religieux — de vivre avec et, comme les prisonniers, de partager avec eux tout ce qui fait leur vie. Il écrit cette lettre juste au moment où il vient de retourner en prison : « Dire que j'ai été fier à l'approche de la prison serait vous mentir. Non pas que la perspective de la cabane m'effraie, mais la pensée de reprendre ce chapelet de jours qui se déroulent machinalement comme un énorme robot, produit un petit pincement tout simplement. Comment continuer sans entretenir cette flamme qui du fond du cœur brûle pour le Christ et ceux dont il nous envoie partager la vie ? Ainsi je suis de plus en plus gêné quand on me demande avant que je revienne ici : C'est pas trop dur là-bas ? Ça vous plaît, la prison ? Ou quand on me souhaite de l'adoucissement ou du courage. Non ici ce n'est pas spécialement dur, même pour les autres, comparé à d'autres prisons. Et une prison n'est pas faite pour plaire, ma parole. Et ce n'est pas le courage qui nous y pousse, nous autres petits Frères, mais c'est l'amour.
J'ai été heureux de retrouver d'anciens camarades. Et en même temps cela me serre le cœur de les voir toujours là : loin de leur famille et amis. Avant de revenir ici, j'ai passé une quinzaine chez un des anciens camarades, lui et sa famille étaient partis en vacances et m'ont laissé un chien à surveiller, un hamster à nourrir et... la maison à repeindre. J'ai été content de lui être quelque peu utile. Il met la religion à côté, mais il m'offre son amitié un peu rude et me prend comme je suis. Une fois à l'ombre, on compte les jours et pas seulement les années et les mois. Sans être présomptueux, je ne m'interdis pas de comparer la prison à la... N.A.S.A. : ici et là fonctionnent en plein les comptes à rebours ! Cette fois-ci on m'a mis dans une cellule ayant double grillage à la fenêtre. Pour « me venger » il m'arrive de prier le cœur en fête, devant ces barreaux éclairés en contre-jour par la lune. Et chaque fois que je me retrouve à l'air libre pour aller au travail ou à la chapelle, je respire à pleins poumons. Privés de tant de choses, il me semble que nous sommes plus sensibles à la nature. Un jour, en allant au travail, un camarade a laissé échapper dans un murmure : « pas de soleil aujourd'hui ». Son accent m'a bouleversé. Il y a eu ces mois derniers, coup sur coup, six décès, dont un suicide, tous dans des circonstances dramatiques. Ces hommes ont vécu dans la souffrance et fermé les yeux dans la solitude, la terrible solitude. J'ai un faible pour les camarades malades. De toute mon âme je supplie le Christ d'être enfin la Lumière, la Paix et la Joie de ceux qui viennent de nous quitter pour l'autre vie. J'ai du mal à penser qu'ils ne sont plus, eux qui hier encore faisaient la queue avec moi pour la soupe, ou un autre dont je tenais la main, et qui, deux jours avant de mourir, me murmurait des monosyllabes au sujet de sa mère impotente et seule.
Heureusement que nous avons tous, eux et moi, un Père qui est au ciel. Il m'arrive souvent de ne répéter que les premiers mots du Pater durant ma prière. Bientôt Noël. Voilà des années que je le passe en prison. Je m'en réjouis, parce qu'ainsi je puis être avec ceux qui ne peuvent pas le fêter en famille. Et puis je n'ai pas à supporter les amoncellements d'objets factices et de victuailles à l'approche des fêtes. Évidemment, il ne m'est pas donné d'être avec l'un ou l'autre d'entre vous ce jour-là : mais cela n'empêche nullement ma pensée et mon cœur de se faufiler entre les barreaux pour vous donner rendez-vous à la crèche de Bethléem, en cette nuit lumineuse. Là nous adorerons, prierons, aimerons... Alors, joyeux et saint Noël à tous ».
Que dire d'autre ? Le Pater : « Chaque fois que je me retrouve à l'air libre, je respire à pleins poumons ». Pour le Petit Frère, c'était bien avec tous ceux qui sont en prison qu'il avait besoin du Christ pour vivre. « Par Lui tout a été fait ».
Trente secondes pour Abraham
Si nous imaginons que l'histoire du soleil et de notre système planétaire, des origines jusqu'à nous, tenait en une année et donc que nous soyons actuellement au 31 décembre à minuit, que se serait-il passé en janvier, en avril, en septembre, en décembre ? Quand l'homme serait-il apparu ? Certes bien des incertitudes demeurent. Mais on peut dire ceci :
En janvier, une boule de gaz se divise en milliards de petites parcelles dont l'une est notre soleil. En février, se forment les planètes et notre Terre. En avril, eau et terre se séparent, puis la vie apparaît. À la fin de septembre, les amphibiens se hasardent à essayer leurs poumons neufs et leurs premières pattes sur les terres silencieuses où s'installent les premières plantes à graines. À la mi-octobre, les jeunes reptiles pondent leurs œufs. En décembre : le premier mammifère, les fleurs et les oiseaux. À la fin du mois les Pyrénées puis les Alpes... surgissent. Et ce n'est que le dernier jour de l'année, à la Saint-Sylvestre, qu'apparaît enfin l'homme qui ne marche plus comme un singe, qui marche debout : l'homo erectus, l'homme de Pékin et ceci à 11 heures du soir le 31 décembre. Il n'a encore que 1 000 cm3 de cerveau... Puis à minuit moins dix, apparaît l'homme de Neandertal, celui qui fait des outils, l'homo sapiens ; celui-ci a un cerveau de 1 400 cm3, une bonne cylindrée, la nôtre. Et l'histoire connue, celle de Sumer et de l'Égypte ? Elle ne commence que deux minutes avant minuit à 23h58. Et celle d'Abraham, de la civilisation dont nous dépendons : elle ne commence qu'il y a 30 secondes.
Prenons encore deux exemples. Imaginons que l'épaisseur d'une feuille de papier soit équivalente à la durée de mille années. Un bottin de téléphone de mille feuilles aurait dix centimètres de haut et représenterait cent mille ans. La hauteur de la Tour Eiffel représenterait la durée de notre terre... et pour avoir la durée de notre civilisation, celle de l'ère chrétienne, il suffirait de retirer les deux dernières feuilles, au sommet de la Tour.
Projetons-nous maintenant dans la lumière. Si, sur une planète de notre plus proche nébuleuse, celle d'Andromède, existaient des êtres très intelligents dotés d'instruments assez puissants pour apercevoir notre Terre et ce qui s'y passe, ils verraient aujourd'hui même, en quelques points épars de l'Afrique ou de l'Europe, de petits êtres bizarres dont ils ne pourraient prévoir le prestigieux avenir, car ils ignorent encore l'art de tailler les pierres : les premiers Australopithèques ! La lumière met en effet un million et demi d'années pour nous venir de cette nébuleuse, et lorsque, à la vitesse de 300 000 km à la seconde, paraissent les faibles rayons qui nous arrivent, il n'existait pas encore d'homme sur notre Terre.
En face de ces raccourcis de l'histoire on a envie de s'écrier : comme nous sommes jeunes ! Tout commence. Tout est encore devant nous. Nous existons depuis une demi-heure, notre histoire ne remplit que deux minutes sur un an ! Trente secondes depuis Abraham ! Avec quelle espérance, le Christ regarde cette histoire, son humanité commence à peine à trouver un langage...
Et cependant comme il est difficile d'être jeunes. Déjà tout parle de vieillissement, de pollution... Il y aura toujours des esprits chagrins qui préféreront l'amertume. Au moment de l'invasion des Barbares en Occident, saint Jérôme s'enfuit au désert parce qu'il pensait que tout était fini, perdu ; au même moment saint Augustin s'écrie : Mais tout commence, enfin les Barbares vont connaître le Christ. C'est le début du christianisme. Aime et fais ce que tu veux...
La frontière entre le bien et le mal
Tout commence, certes, mais en ces deux minutes d'histoire on a déjà eu le temps de compter vingt et une civilisations différentes, c'est-à-dire vingt et une fois un crépuscule, une disparition, une mort. Le mal est là. Ainsi qu'en chacune de nos vies, il y a les moments d'étonnante bonté, de création, de jeunesse et aussi les moments de ténèbres. Soljenitsyne, dans le tome II de l'Archipel du Goulag, confesse : « Sur la paille pourrie de la prison j'ai ressenti pour la première fois le bien remuer en moi... J'ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal (et il reprend exactement une idée déjà exprimée par saint François de Sales) ne sépare ni les États ni les classes ni les partis, mais qu'elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l'humanité... J'ai compris la vérité de toutes les religions du monde : elles luttent avec le mal en l'homme. Il est impossible de chasser tout à fait le mal hors du monde, mais en chaque homme on peut le réduire ».
Nous avons la nostalgie de la fraîcheur d'un regard neuf et espérant, jeune et commençant, il faut aussi souhaiter avec autant de force le plus grand exploit qui soit sans doute : reconnaître le mal et le pouvoir du mal qui est en chacun de nous et, du coup, nous interdire de ne jamais profiter du mal qui est dans les autres pour accuser, pour excuser nos mensonges et nos lâchetés. « La frontière entre le royaume du bien et le royaume du mal passe par notre cœur » (Saint François de Sales).
Te Deum Miserere
Autrefois on nous faisait psalmodier à minuit, le trente et un décembre dans les couvents et les monastères, deux chants à la suite, juste l'un après l'autre : Miserere et Te Deum. Te Deum un hymne à la victoire et à la bonté du Dieu de l'univers. « Par Lui tout a été fait ». Miserere : c'est le psaume, le cri de détresse de David après son adultère, devant le péché... On faisait chanter cela à des moines. Tous nous risquons d'avoir trahi les choses, les autres, l'avenir, la confiance. Mais à chacun de nous, en face de notre vie, le Christ est venu dire : Tu n'es pas seul en face du mal, le mal est là, mais on peut le réduire ; et tout commence. À la fois : « Tout est jeune » ; mais « la frontière entre le bien et le mal passe par son cœur ». Ce paradoxe a un nom et il contient tous les vœux que l'on peut se faire. Un nom merveilleux, le nom le plus précieux. Il contient une tension, un paradoxe, la douloureuse tension qui habite tout homme ; plus forte que toutes les détresses, non pas une hypothèse ou une anesthésie, mais ce qu'on peut souhaiter de plus grand, le courage d'une douloureuse tension, et c'est un nom d'enfant, le nom de l'enfantement dont tout homme est capable : l'espérance.
Te Deum Miserere.

Bernard Bro, op, in Surpris par la certitude