mercredi 14 février 2018

En préparant... Grégory Woimbée, Le Carême, antithèse et antidote


Le Carême s'appuie sur la considération des fins dernières, de la fin ultime de la vie humaine, de ce qui doit nous préoccuper en premier. Qu'attend notre époque lorsqu'elle demande : « Tout cela-t-il un sens ? » et refuse de le chercher hors de ses propres forces, refusant de sortir du jeu qui la conduit au nihilisme ? L'espérance ne consiste pas à tout savoir de ce qui nous attend – nous ne savons ni le jour ni l'heure, pas même le Fils unique – mais à attendre quelque chose, à savoir que nous allons quelque part, et que par-delà notre attente, Quelqu'un nous attend, par-delà nos cris dans le silence, Quelqu'un nous entend, que par-delà nos péchés, Quelqu'un nous aime. Sous les pavés, le Ciel !
L'angoisse de notre temps vient d'une perte et d'un oubli. Il n'a plus la nostalgie de son Créateur. Il ne voit plus dans les choses que ce qu'il va pouvoir s'approprier et transformer, il n'y entrevoit plus rien. Ce défaut de contemplation n'est qu'un symptôme. La cause a des racines bien plus profondes dont nous n'entrevoyons le remède qu'au pied de la Croix. Le Christ ravive encore ce que nous pensons avoir oublié pour toujours. Non, nous ne saurions nous passer du désir d'être fils, ni du bienfait d'être aimé et d'exister pour un autre.
Considérer ce qui doit nous préoccuper le plus nous permet de remettre tout le reste à sa juste place, et le plus souvent à un rang bien plus élevé que nous aurions pu le penser de prime abord. La condition terrestre de l'homme prend la forme d'une route dont chaque sillon, chaque bivouac, chaque montée sont les arrhes de la joie parfaite. La route qui mène au Père, qui fait de nous des fils et des disciples du Fils, est difficile mais belle, et finalement bien courte au regard de l'œuvre de Dieu. Le Carême nous fait passer du temps court de l'histoire au temps long du salut. Et dans ce passage de l'histoire au salut, dans cette orientation de l'histoire au salut, il y a une succession de passages, une pédagogie du salut.
Les trois passages
Le Carême est un passage de ce que je vis à ce qui me fait vivre, par l'effort pour se détacher de tout ce qui est accessoire, avec le bel espoir que ce grand moment devienne un chemin vers Pâques. Il n'est pas tant l'attention à ce que je vis que l'attention à ce qui me fait vivre. Le pécheur, en Carême, n'a pas tant les yeux fixés sur lui que les yeux fixés sur Jésus-Christ, il se recentre sur Celui qui est son centre véritable. Et son combat ou son repentir n'est pas ce dont il est capable tout seul, mais ce dont Dieu le rend capable, dès lors qu'il a compris que Dieu n'avait jamais cessé de l'aimer. Dès lors qu'il accueille Son pardon, il accueillera en même temps sa Grâce, le cadeau d'une vie transfigurée et reconfigurée par l'amour, car ce qui fait vivre, c'est l'amour de Dieu, et c'est bien plus que l'air que l'on respire. Donner la priorité à ce qui me fait vivre sur ce que je vis est le premier acte de l'effort de Carême, car c'est plus difficile à faire qu'à dire. Et il ne suffit généralement pas d'un seul Carême pour y parvenir !
Dans un deuxième moment, le Carême est le passage de ce qui me fait vivre à Celui qui me fait vivre. L'amour de Dieu, ce n'est pas quelque chose ni même une idée ou un principe, c'est quelqu'un, une personne concrète qui vient à ma rencontre au plus intime de moi-même, ce que la tradition biblique appelle le cœur. Il s'agit de découvrir que Celui qui me fait vivre a un projet pour moi et qu'en me donnant la vie, il m'a créé pour être avec Lui, en Lui et pour Lui. Dès lors, vivre, c'est orienter sa vie selon ce plan de Dieu et cette vocation. Dieu m'appelle, Il attend ma réponse. Que vais-je Lui répondre ?
Mais pour savoir ce que je vais Lui répondre, comment ma vie deviendra un « oui », une communion à la Sienne, comment la rencontre de la foi deviendra la communion de la vie éternelle et de la béatitude, il me faut savoir comment Lui répondre dès maintenant, dès ici-bas, empêtré que je suis dans les vicissitudes et les tribulations, les épreuves et épines. Nous parvenons alors au troisième moment, lorsque le Carême est le passage de Celui qui me fait vivre à celui que je rencontre le plus concrètement du monde. Comment répondre à Dieu ? Par le prochain. Le prochain est son visage, il sera ma réponse. Moi seul, ma vie seule ne peuvent pas être ma réponse. Un Père à aimer, dans le Fils et par l'Esprit, ce sont concrètement des frères à servir. Ceux que je porte, ceux que je défends, ceux que je protège, ceux que je console, ceux-là me conduisent à Dieu.
Le Carême n'est le temps privilégié de la pénitence et du pardon que parce qu'il est le temps privilégié de l'amour militant de Dieu : Dieu continue de nous aimer alors que nous sommes pécheurs, alors que nous nous sommes détournés de lui, il combat pour nous et avec nous. Et cet amour militant de Dieu, c'est-à-dire l'amour de Dieu en dépit du péché de l'homme, appelle à l'amour pénitent de l'homme, c'est-à-dire à la reconnaissance que l'amour de Dieu nous manque. Or, cet amour militant de Dieu et cet amour pénitent de l'homme sont réunis dans la personne concrète du Christ. Jésus est à la fois celui qui a mené ici-bas le combat de Dieu, celui qui nous a réconciliés avec lui et entre nous, et celui qui a souffert et donné sa vie pour que cet amour de Dieu soit manifesté et accompli dès ici-bas.
Si le Carême précède liturgiquement la Résurrection, en réalité il part de la Résurrection : il n'est un temps de combat et de pénitence, individuel et collectif, personnel et communautaire, qu'en étant notre participation à la Résurrection du Christ, à cette victoire sur la haine et sur la mort, et notre attente de Son retour glorieux. Le ressort de ces quarante jours au désert, c'est la récapitulation de toute chose en Jésus-Christ. L'homme n'accomplit le Carême qu'en allant vers la lumière, vers la vérité tout entière. Dès lors ces quarante jours au désert acheminent le marcheur vers l'oasis, par une sortie progressive des ténèbres et de l'aveuglement que la lumière produit lorsque nous nous sommes habitués aux ténèbres. La lumière de Pâques entre progressivement dans la vie de l'homme, perce peu à peu les épais nuages gris dont se protège contre lui-même le vieil homme, si bien que déjà son cœur meurtri est plein de joie tandis qu'il marche vers la Lumière.
Pâques, l'horizon du Carême
Le Carême ou Quadragésime (qui signifie 40) est la période de quarante jours qui précède Pâques. Il commence le Mercredi des Cendres et s'achève le Samedi Saint et ne comprend pas les dimanches. Cette Sainte Quarantaine évoque le jeûne de Moïse avant la remise par le Seigneur des Tables de la Loi, ainsi que le séjour du Christ au désert avant l'inauguration de sa vie publique dont l'orientation est le mystère de sa mort et de sa résurrection. S'il fut organisé ainsi que nous le connaissons au VIIe siècle, la pratique chrétienne du jeûne est bien plus antique. Si on inclut aussi les trois semaines précédant le Carême (Septuagésime, Sexagésime et Quinquagésime) dans le rite romain extraordinaire ; ce temps pré-pénitentiel n'a pas été maintenu dans le rite romain ordinaire (1969).
Le Carême est un voyage spirituel dont la destination est Pâques. Ce pèlerinage intérieur commence le Mercredi des Cendres. On faisait à l'origine des pénitences publiques et les pénitents se présentaient la tête couverte de cendres en signe d'affliction. Aujourd'hui, et ce depuis le pape Grégoire le Grand, le prêtre trace sur le front du pénitent une croix avec de la cendre (obtenue à partir des rameaux bénits de l'année précédente) en disant : « Homme, souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière » (Genèse 3, 19) ou « Convertis toi et crois en l'Évangile ». La cendre, qui évoque la misère de l'homme pécheur, désigne en même temps le regret du péché et sa pénitence. Elle manifeste, si j'ose dire, une triple peine : par le péché lui-même nous sommes punis, il y a la souffrance liée au péché lui-même ; ensuite, il y a le châtiment lié à la faute comme séparé d'elle, la punition méritée par l'accomplissement du mal ; il y a enfin la douleur liée à la conscience d'avoir mal agi et le regret d'une conscience formée au bien. Pour le Chrétien, cette pénitence est indissociable de la grâce d'un amour toujours plus grand, et qui, en le pardonnant, le sauve. Dès lors, la cendre symbolise, non plus seulement sa douleur, mais déjà et surtout, sa joie de se mettre dans les mains de Dieu. La cendre lui rappelle, non pas qu'il n'est rien ou qu'il ne vaut rien, mais qu'il n'est rien sans l'amour qui le sauve. Il est sorti de terre des mains de Dieu, mais, ce n'est plus à la terre que le pardon de Dieu le fait retourner, c'est à Dieu lui-même. La croix de cendre rappelle donc en même temps l'onction de son baptême. Dans les coutumes d'expiation et de pénitence de l'Ancien Testament, la cendre évoquait symboliquement la mort. Associée au triomphe du Christ ressuscité, elle devient aussi la marque d'un amour plus fort que la mort.
Le fait de la mort que nous évoquons et sa dimension religieuse que nous attribuons aux suites du péché sont déjà comme aspirés par le but vers lequel notre méditation nous porte : la vie de Dieu et la vie en Dieu. Si le fait de la mort demeure, son sens est transfiguré. La mort devient un passage, un transitif, la vie qui la précède devient alors un pèlerinage dont le terme n'est ni la corruption ou la disparition et l'absence, mais le don d'une vie nouvelle, le don d'une présence absolue et éternelle de l'Amour. Autrement dit, notre méditation sur la mort ne doit pas nous porter au désespoir, mais, déjà fondée sur l'espérance de la vie divine, elle doit provoquer en nous humilité et sagesse, désir de Dieu et détachement. Elle doit nous faire prendre de la hauteur par rapport à ce que nous sommes et qui nous sommes, nous faire considérer la vanité et la vacuité d'un être centré sur lui-même, nous faire considérer le ridicule des comédies sociales et des jeux d'importance ou de pouvoir, nous faire préférer la recherche de la vérité aux accommodements lâches et serviles. Le carême est une montée à l'essentiel. Tout cela peut libérer des plages horaires considérables de nos vies et restreindre le nombre de nos réunions ! Le carême est l'occasion d'économies considérables.
Car le nul, le médiocre et l'accessoire sont de gros mangeurs de temps.
Le jeûne, l'abstinence et l'aumône, prières du Carême
Pendant le Carême, deux mots résonnent particulièrement à nos oreilles : jeûne et abstinence. Il s'agit d'actes concrets que le corps met au service de l'âme, ou plutôt par lesquels le corps se met au service de l'âme, d'un mouvement de l'âme dirait saint Augustin, et qu'il appelle le temps, notre véritable histoire étant celle de notre âme. Le jeûne perdit de sa rigueur au XIIIe siècle pour prendre sa forme actuelle. On peut désormais compléter l'unique repas originel de midi par une collation du soir et un frugal petit-déjeuner. Il s'agit d'une privation volontaire de nourriture, soit en qualité, soit en quantité. Cette privation se rapporte à notre vertu de tempérance selon trois buts : réprimer la concupiscence de la chair, libérer des œuvres terrestres, satisfaire pour nos péchés. L'Église insiste sur cette dernière fonction dite pénitentielle, considérant le jeûne comme un moyen de sanctification, et non comme une fin en soi. Le jeûne regarde notre vie spirituelle et non pas notre vie sociale. Autrement dit, il est modeste voire secret, au moins discret. L'Église le prescrit à tous ses fidèles âgés de 18 à 59 ans révolus deux fois l'an, le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint. Mais elle n'indique nullement qu'il faille se limiter à sa prescription ordinaire.
Quand vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites : ils prennent une mine défaite, pour que les hommes voient bien qu'ils jeûnent. En vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. Pour toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, pour que ton jeûne soit connu, non des hommes, mais de ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel : là, point de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent. Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur
Matthieu, 6, 16-19
Il faut distinguer le jeûne de l'abstinence qui lui est associée et qui est l'interdiction des nourritures carnées, la tradition du maigre prescrite le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint, recommandée chaque vendredi de carême, à partir de l'âge de 14 ans. Il est possible de remplacer en France cette interdiction par une autre pénitence laissée à la liberté de chacun. Le Mercredi des Cendres est précédé du Mardi gras qui clôt les carnavals (étymologiquement, le moment où l'on ôte la viande, carne levantum), antiques traditions d'origine païenne qui marquent la dernière occasion de bombance avant la période de jeûne.
Il faut éviter ensemble deux choses : avoir une compréhension purement extérieure ou simplement légale du jeûne et de l'abstinence, n'y voir qu'une signification symbolique. La vie spirituelle n'est pas la seule conformité à un précepte de loi, mais elle est plus qu'une expression abstraite du sens de l'existence. Il s'agit d'une communion concrète, éprouvée dans la chair, c'est-à-dire intimement humaine. Le jeûne et l'abstinence ne sont pas des exercices inutiles ou démodés que l'on pourrait balayer d'un revers de manche, au prétexte qu'ils ne produisent pas automatiquement ce dont ils sont pourtant l'instrument. Les mépriser revient à mépriser le corps. Encore une fois, il ne s'agit pas d'une violence gratuite ou d'une haine du corps, il s'agit d'une expérience concrète par laquelle on éprouve que l'on n'est pas seul, que l'on vit pour un autre. D'ailleurs, le plus dur ne réside pas dans la contrainte qu'ils imposent, mais plutôt dans le sens qu'on leur donne : seul l'amour de Dieu peut les expliquer. Il n'y a aucune raison autre que Dieu.
Nos contemporains acceptent bien volontiers de faire souffrir le corps pour quelques muscles saillants ou quelques grammes de cellulite en moins, et leurs privations rapportent gros à toute une économie du bien-être, de la minceur et de la jouvence. Mais, s'il apparaît que la privation est ordonnée à un autre que soi, qu'elle est l'expérience d'une communion concrète avec celui qui m'aime au-delà de tout dans une relation de foi, elle provoque le scandale et l'hostilité contre une religion archaïque et doloriste qui ose encore parler de jeûne et d'abstinence.
Le problème n'est donc pas celui du fait de la privation, mais celui du sens que nous lui donnons. Est-il absurde de se priver pour Dieu ? Le culte de Soi est la vraie substitution religieuse qu'a opérée notre époque après celui de l'État et de l'Idée. Le Carême en est à la fois l'antithèse et l'antidote. Antithèse parce qu'il procède par un évidement de soi, antidote parce qu'il nous console de n'être que nous-même et nous fait désirer d'en franchir les limites. Comme antithèse, il est naturel qu'il ne soit pas à la mode, comme antidote, il est donc parfaitement adapté à notre temps ! Il ne peut donc être le précepte que d'une religion très adaptée à la modernité.
Dire du Carême qu'il est spirituel ou privé et non pas social ou public ne signifie pas qu'il est individuel et non pas communautaire. C'est un acte intérieur qui se vit collectivement. Il est un acte de l'Église entière. Il s'accompagne donc d'exercices communautaires, de gestes accomplis ensemble.
Autrement dit, il n'est pas bling bling tout en prenant des formes concrètes identifiables. C'est un temps de délicatesse qui vise à avancer avec l'autre sans lui faire sentir la moindre gêne, sans lui poser la moindre question. C'est une vraie présence, une vraie mise en présence, car ne reçoit que celui qui s'abandonne.
Le jeûne doit donc être compris comme une œuvre de prière. Mais il faut encore lui ajouter le caractère des œuvres de justice, car l'amour de Dieu est inséparable de l'amour du prochain, non pas seulement de celui qui m'est proche (celui que j'aime et dont la présence m'enchante), mais encore de celui qui s'approche (et croise ma route sans que je l'aie choisi). L'œuvre de justice n'est pas autre chose que la manifestation de la miséricorde de Dieu. Mettons un peu de miséricorde (ce qui est une vision surnaturelle de l'amour) dans une époque compassionnelle, préférons la conscience bonne à la bonne conscience. Le pape saint Léon le Grand exprima fort bien ces choses :
Mais voici revenus les jours plus spécialement marqués par les mystères qui ont renouvelé les hommes, les jours qui précèdent immédiatement la fête de Pâques ; nous sommes donc invités à nous y préparer plus activement par une religieuse purification. [...]
Rien n'est plus profitable que de joindre aux jeûnes spirituels et religieux la pratique de l'aumône ; sous le nom de miséricorde, elle englobe beaucoup d'actions de bonté qui méritent l'éloge, et c'est ainsi que les âmes de tous les croyants peuvent se rejoindre dans un même mérite, malgré l'inégalité de leurs ressources.
Saint Léon Le Grand, Sermon de Carême


Abbé Grégory Woimbée
Archiprêtre de la Cathédrale de Perpignan