Le Carême s'appuie sur la
considération des fins dernières, de la fin ultime de la vie humaine, de ce qui
doit nous préoccuper en premier. Qu'attend notre époque lorsqu'elle demande :
« Tout cela-t-il un sens ? » et refuse de le chercher hors de
ses propres forces, refusant de sortir du jeu qui la conduit au nihilisme ?
L'espérance ne consiste pas à tout savoir de ce qui nous attend – nous ne
savons ni le jour ni l'heure, pas même le Fils unique – mais à attendre quelque
chose, à savoir que nous allons quelque part, et que par-delà notre attente,
Quelqu'un nous attend, par-delà nos cris dans le silence, Quelqu'un nous
entend, que par-delà nos péchés, Quelqu'un nous aime. Sous les pavés, le Ciel !
L'angoisse de notre temps vient d'une
perte et d'un oubli. Il n'a plus la nostalgie de son Créateur. Il ne voit plus
dans les choses que ce qu'il va pouvoir s'approprier et transformer, il n'y
entrevoit plus rien. Ce défaut de contemplation n'est qu'un symptôme. La cause a
des racines bien plus profondes dont nous n'entrevoyons le remède qu'au pied de
la Croix. Le Christ ravive encore ce que nous pensons avoir oublié pour
toujours. Non, nous ne saurions nous passer du désir d'être fils, ni du
bienfait d'être aimé et d'exister pour un autre.
Considérer ce qui doit nous
préoccuper le plus nous permet de remettre tout le reste à sa juste place, et
le plus souvent à un rang bien plus élevé que nous aurions pu le penser de
prime abord. La condition terrestre de l'homme prend la forme d'une route dont
chaque sillon, chaque bivouac, chaque montée sont les arrhes de la joie
parfaite. La route qui mène au Père, qui fait de nous des fils et des disciples
du Fils, est difficile mais belle, et finalement bien courte au regard de l'œuvre
de Dieu. Le Carême nous fait passer du temps court de l'histoire au temps long
du salut. Et dans ce passage de l'histoire au salut, dans cette orientation de
l'histoire au salut, il y a une succession de passages, une pédagogie du salut.
Les
trois passages
Le Carême est un passage de ce que
je vis à ce qui me fait vivre, par l'effort pour se détacher de tout ce qui
est accessoire, avec le bel espoir que ce grand moment devienne un chemin vers
Pâques. Il n'est pas tant l'attention à ce que je vis que l'attention à ce qui
me fait vivre. Le pécheur, en Carême, n'a pas tant les yeux fixés sur lui que
les yeux fixés sur Jésus-Christ, il se recentre sur Celui qui est son centre
véritable. Et son combat ou son repentir n'est pas ce dont il est capable tout
seul, mais ce dont Dieu le rend capable, dès lors qu'il a compris que Dieu
n'avait jamais cessé de l'aimer. Dès lors qu'il accueille Son pardon, il
accueillera en même temps sa Grâce, le cadeau d'une vie transfigurée et
reconfigurée par l'amour, car ce qui fait vivre, c'est l'amour de Dieu,
et c'est bien plus que l'air que l'on respire. Donner la priorité à ce qui me
fait vivre sur ce que je vis est le premier acte de l'effort de Carême, car
c'est plus difficile à faire qu'à dire. Et il ne suffit généralement pas d'un
seul Carême pour y parvenir !
Dans un deuxième moment, le Carême
est le passage de ce qui me fait vivre à Celui qui me fait vivre. L'amour
de Dieu, ce n'est pas quelque chose ni même une idée ou un principe, c'est
quelqu'un, une personne concrète qui vient à ma rencontre au plus intime de
moi-même, ce que la tradition biblique appelle le cœur. Il s'agit de découvrir que Celui
qui me fait vivre a un projet pour moi et qu'en me donnant la vie, il m'a créé
pour être avec Lui, en Lui et pour Lui. Dès lors, vivre, c'est orienter sa vie
selon ce plan de Dieu et cette vocation. Dieu m'appelle, Il attend ma réponse.
Que vais-je Lui répondre ?
Mais pour savoir ce que je vais Lui
répondre, comment ma vie deviendra un « oui », une communion à la
Sienne, comment la rencontre de la foi deviendra la communion de la vie
éternelle et de la béatitude, il me faut savoir comment Lui répondre dès
maintenant, dès ici-bas, empêtré que je suis dans les vicissitudes et les
tribulations, les épreuves et épines. Nous parvenons alors au troisième moment,
lorsque le Carême est le passage de Celui qui me fait vivre à celui que je
rencontre le plus concrètement du monde. Comment répondre à Dieu ? Par
le prochain. Le prochain est son visage, il sera ma réponse. Moi seul, ma vie
seule ne peuvent pas être ma réponse. Un Père à aimer, dans le Fils et par
l'Esprit, ce sont concrètement des frères à servir. Ceux que je porte, ceux que
je défends, ceux que je protège, ceux que je console, ceux-là me conduisent à
Dieu.
Le Carême n'est le temps privilégié
de la pénitence et du pardon que parce qu'il est le temps privilégié de l'amour
militant de Dieu : Dieu continue de nous aimer alors que nous sommes
pécheurs, alors que nous nous sommes détournés de lui, il combat pour nous et
avec nous. Et cet amour militant de Dieu, c'est-à-dire l'amour de Dieu en dépit
du péché de l'homme, appelle à l'amour pénitent de l'homme, c'est-à-dire à la
reconnaissance que l'amour de Dieu nous manque. Or, cet amour militant de Dieu
et cet amour pénitent de l'homme sont réunis dans la personne concrète du
Christ. Jésus est à la fois celui qui a mené ici-bas le combat de Dieu, celui
qui nous a réconciliés avec lui et entre nous, et celui qui a souffert et donné
sa vie pour que cet amour de Dieu soit manifesté et accompli dès ici-bas.
Si le Carême précède liturgiquement
la Résurrection, en réalité il part de la Résurrection : il n'est un temps
de combat et de pénitence, individuel et collectif, personnel et communautaire,
qu'en étant notre participation à la Résurrection du Christ, à cette victoire
sur la haine et sur la mort, et notre attente de Son retour glorieux. Le
ressort de ces quarante jours au désert, c'est la récapitulation de toute chose
en Jésus-Christ. L'homme n'accomplit le Carême qu'en allant vers la lumière,
vers la vérité tout entière. Dès lors ces quarante jours au désert acheminent
le marcheur vers l'oasis, par une sortie progressive des ténèbres et de
l'aveuglement que la lumière produit lorsque nous nous sommes habitués aux
ténèbres. La lumière de Pâques entre progressivement dans la vie de l'homme,
perce peu à peu les épais nuages gris dont se protège contre lui-même le
vieil homme, si bien que déjà son cœur meurtri est plein de joie tandis qu'il
marche vers la Lumière.
Pâques, l'horizon du Carême
Le Carême ou Quadragésime (qui
signifie 40) est la période de quarante jours qui
précède Pâques. Il commence le Mercredi des Cendres et s'achève le Samedi Saint
et ne comprend pas les dimanches. Cette Sainte
Quarantaine évoque le jeûne de Moïse avant la remise par le Seigneur des
Tables de la Loi, ainsi que le séjour du Christ au désert avant l'inauguration
de sa vie publique dont l'orientation est le mystère de sa mort et de sa
résurrection. S'il fut organisé ainsi que nous le connaissons au VIIe
siècle, la pratique chrétienne du jeûne est bien plus antique. Si on inclut
aussi les trois semaines précédant le Carême (Septuagésime, Sexagésime et
Quinquagésime) dans le rite romain extraordinaire ; ce temps
pré-pénitentiel n'a pas été maintenu dans le rite romain ordinaire (1969).
Le Carême est un voyage spirituel
dont la destination est Pâques. Ce pèlerinage intérieur commence le Mercredi des Cendres. On faisait à l'origine
des pénitences publiques et les pénitents se présentaient la tête couverte de
cendres en signe d'affliction. Aujourd'hui, et ce depuis le pape Grégoire le
Grand, le prêtre trace sur le front du pénitent une croix avec de la cendre
(obtenue à partir des rameaux bénits de l'année précédente) en disant : « Homme,
souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière »
(Genèse 3, 19) ou « Convertis toi et crois en l'Évangile ». La
cendre, qui évoque la misère de l'homme pécheur, désigne en même temps le
regret du péché et sa pénitence. Elle manifeste, si j'ose dire, une triple
peine : par le péché lui-même nous sommes punis, il y a la souffrance liée
au péché lui-même ; ensuite, il y a le châtiment lié à la faute comme
séparé d'elle, la punition méritée par l'accomplissement du mal ; il y a enfin
la douleur liée à la conscience d'avoir mal agi et le regret d'une conscience
formée au bien. Pour le Chrétien, cette pénitence est indissociable de la grâce
d'un amour toujours plus grand, et qui, en le pardonnant, le sauve. Dès lors,
la cendre symbolise, non plus seulement sa douleur, mais déjà et surtout, sa
joie de se mettre dans les mains de Dieu. La cendre lui rappelle, non pas qu'il
n'est rien ou qu'il ne vaut rien, mais qu'il n'est rien sans l'amour qui le
sauve. Il est sorti de terre des mains de Dieu, mais, ce n'est plus à la terre
que le pardon de Dieu le fait retourner, c'est à Dieu lui-même. La croix de
cendre rappelle donc en même temps l'onction de son baptême. Dans les coutumes
d'expiation et de pénitence de l'Ancien Testament, la cendre évoquait
symboliquement la mort. Associée au triomphe du Christ ressuscité, elle devient aussi la
marque d'un amour plus fort que la mort.
Le fait de la mort que nous évoquons
et sa dimension religieuse que nous attribuons aux suites du péché sont déjà comme
aspirés par le but vers lequel notre méditation nous porte : la vie de
Dieu et la vie en Dieu. Si le fait de la mort demeure, son sens est
transfiguré. La mort devient un passage, un transitif, la vie qui la précède
devient alors un pèlerinage dont le terme n'est ni la corruption ou la disparition
et l'absence, mais le don d'une vie nouvelle, le don d'une présence absolue et
éternelle de l'Amour. Autrement dit, notre méditation sur la mort ne doit pas
nous porter au désespoir, mais, déjà fondée sur l'espérance de la vie divine,
elle doit provoquer en nous humilité et sagesse, désir de Dieu et détachement.
Elle doit nous faire prendre de la hauteur par rapport à ce que nous sommes et
qui nous sommes, nous faire considérer la vanité et la vacuité d'un être centré
sur lui-même, nous faire considérer le ridicule des comédies sociales et des
jeux d'importance ou de pouvoir, nous faire préférer la recherche de la vérité
aux accommodements lâches et serviles. Le carême est une montée à l'essentiel.
Tout cela peut libérer des plages horaires considérables de nos vies et
restreindre le nombre de nos réunions ! Le carême est l'occasion
d'économies considérables.
Car le nul, le médiocre et
l'accessoire sont de gros mangeurs de temps.
Le jeûne, l'abstinence et l'aumône,
prières du Carême
Pendant le Carême, deux mots
résonnent particulièrement à nos oreilles : jeûne et abstinence. Il s'agit
d'actes concrets que le corps met au service de l'âme, ou plutôt par lesquels
le corps se met au service de l'âme, d'un mouvement de l'âme dirait saint
Augustin, et qu'il appelle le temps, notre véritable histoire étant celle de
notre âme. Le jeûne perdit de sa rigueur au XIIIe siècle pour prendre sa forme actuelle. On peut désormais
compléter l'unique repas originel de midi par une collation du soir et un
frugal petit-déjeuner. Il s'agit d'une privation volontaire de nourriture, soit
en qualité, soit en quantité. Cette privation se rapporte à notre vertu de
tempérance selon trois buts : réprimer la concupiscence de la chair,
libérer des œuvres terrestres, satisfaire pour nos péchés. L'Église insiste sur
cette dernière fonction dite pénitentielle, considérant le jeûne comme un moyen
de sanctification, et non comme une fin en soi. Le jeûne regarde notre vie
spirituelle et non pas notre vie sociale. Autrement dit, il est modeste voire
secret, au moins discret. L'Église le prescrit à tous ses fidèles âgés de 18 à
59 ans révolus deux fois l'an, le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint. Mais elle n'indique
nullement qu'il faille se limiter à sa prescription ordinaire.
Quand
vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites :
ils prennent une mine défaite, pour que les hommes voient bien qu'ils jeûnent.
En vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. Pour toi, quand tu
jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, pour que ton jeûne soit connu, non
des hommes, mais de ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui
voit dans le secret, te le rendra. Ne vous amassez point de trésors sur la
terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent.
Mais amassez-vous des trésors dans le ciel : là, point de mite ni de ver
qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent. Car là où est ton
trésor, là aussi sera ton cœur
Matthieu, 6, 16-19
Il faut distinguer le jeûne de
l'abstinence qui lui est associée et qui est l'interdiction des nourritures
carnées, la tradition du maigre prescrite
le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint, recommandée chaque vendredi de
carême, à partir de l'âge de 14 ans. Il est possible de remplacer en France
cette interdiction par une autre pénitence laissée à la liberté de chacun. Le
Mercredi des Cendres est précédé du Mardi gras qui clôt les carnavals
(étymologiquement, le moment où l'on ôte la viande, carne levantum), antiques
traditions d'origine païenne qui marquent la dernière occasion de bombance
avant la période de jeûne.
Il faut éviter ensemble deux choses :
avoir une compréhension purement extérieure ou simplement légale du jeûne et de
l'abstinence, n'y voir qu'une signification symbolique. La vie spirituelle
n'est pas la seule conformité à un précepte de loi, mais elle est plus qu'une
expression abstraite du sens de l'existence. Il s'agit d'une communion concrète,
éprouvée dans la chair, c'est-à-dire intimement humaine. Le jeûne et
l'abstinence ne sont pas des exercices inutiles ou démodés que l'on pourrait
balayer d'un revers de manche, au prétexte qu'ils ne produisent pas
automatiquement ce dont ils sont pourtant l'instrument. Les mépriser revient à
mépriser le corps. Encore une fois, il ne s'agit pas d'une violence gratuite ou
d'une haine du corps, il s'agit d'une expérience concrète par laquelle on
éprouve que l'on n'est pas seul, que l'on vit pour un autre. D'ailleurs, le
plus dur ne réside pas dans la contrainte qu'ils imposent, mais plutôt dans le
sens qu'on leur donne : seul l'amour de Dieu peut les expliquer. Il n'y a
aucune raison autre que Dieu.
Nos contemporains acceptent bien
volontiers de faire souffrir le corps pour quelques muscles saillants ou
quelques grammes de cellulite en moins, et leurs privations rapportent gros à
toute une
économie du bien-être, de la minceur et de la jouvence. Mais, s'il apparaît que
la privation est ordonnée à un autre que soi, qu'elle est l'expérience d'une
communion concrète avec celui qui m'aime au-delà de tout dans une relation de
foi, elle provoque le scandale et l'hostilité contre une religion archaïque et
doloriste qui ose encore parler de jeûne et d'abstinence.
Le problème n'est donc pas celui du fait
de la privation, mais celui du sens que nous lui donnons. Est-il
absurde de se priver pour Dieu ? Le culte de Soi est la vraie substitution
religieuse qu'a opérée notre époque après celui de l'État et de l'Idée. Le
Carême en est à la fois l'antithèse et l'antidote. Antithèse parce qu'il
procède par un évidement de soi, antidote parce qu'il nous console de n'être
que nous-même et nous fait désirer d'en franchir les limites. Comme antithèse,
il est naturel qu'il ne soit pas à la mode, comme antidote, il est donc parfaitement
adapté à notre temps ! Il ne peut donc être le précepte que d'une religion
très adaptée à la modernité.
Dire du Carême qu'il est spirituel ou
privé et non pas social ou public ne signifie pas qu'il est individuel et non
pas communautaire. C'est un acte intérieur qui se vit collectivement. Il est un
acte de l'Église entière. Il s'accompagne donc d'exercices communautaires, de
gestes accomplis ensemble.
Autrement dit, il n'est pas bling bling tout en prenant des formes
concrètes identifiables. C'est un temps de délicatesse qui vise à avancer avec
l'autre sans lui faire sentir la moindre gêne, sans lui poser la moindre
question. C'est une vraie présence, une vraie mise en présence, car ne reçoit
que celui qui s'abandonne.
Le jeûne doit donc être compris comme
une œuvre de prière. Mais il faut encore lui ajouter le caractère des œuvres de
justice, car l'amour de Dieu est inséparable de l'amour du prochain, non pas
seulement de celui qui m'est proche (celui que j'aime et dont la présence
m'enchante), mais encore de celui qui s'approche (et croise ma route sans que
je l'aie choisi). L'œuvre de justice n'est pas autre chose que la manifestation
de la miséricorde de Dieu. Mettons un peu de miséricorde (ce qui est une vision
surnaturelle de l'amour) dans une époque compassionnelle, préférons la
conscience bonne à la bonne conscience. Le pape saint Léon le Grand exprima
fort bien ces choses :
Mais
voici revenus les jours plus spécialement marqués par les mystères qui ont
renouvelé les hommes, les jours qui précèdent immédiatement la fête de Pâques ;
nous sommes donc invités à nous y préparer plus activement par une religieuse
purification. [...]
Rien
n'est plus profitable que de joindre aux jeûnes spirituels et religieux la
pratique de l'aumône ; sous le nom de miséricorde, elle englobe beaucoup
d'actions de bonté qui méritent l'éloge, et c'est ainsi que les âmes de tous
les croyants peuvent se rejoindre dans un même mérite, malgré l'inégalité de
leurs ressources.
Saint Léon Le Grand, Sermon de Carême
Abbé Grégory Woimbée
Archiprêtre de la Cathédrale de Perpignan
Archiprêtre de la Cathédrale de Perpignan