À peine nomme-t-on l'humilité, fût-ce
bien humblement et avec une réserve prudente, aussitôt l'on voit les fronts se
redresser, les reins se cambrer et un geste du doigt signifier : Moi,
non ! Moi... Ce pauvre moi humain qui se cabre ainsi ignore-t-il ce qu'il
est, sait-il ce que lui prépare l'orgueil, et que des sept démons qui nous
hantent, il a installé en lui-même le pire ?
Saint Bernard estimait que parmi les
enseignements du Christ, l'humilité est le plus grand. Cela n'apparaît point
tout d'abord, parce que beaucoup de liaisons délicates s'interposent entre ce
principe de la vie spirituelle et ses ultimes conséquences ; mais cette
obscurité n'infirme pas l'assertion du grand moine : se dérober aux regards
est le cas de tous les fondements et de toutes les racines.
Quand nous avons voulu fournir un
abrégé de nos devoirs, nous
avons cru le trouver dans l'intégrité ou la rectitude : il nous faut dire
maintenant que l'humilité s'offre à la rectitude, à l'intégrité comme condition
fondamentale, en attendant que l'amour apparaisse comme l'âme de toute la vie
spirituelle et comme son couronnement.
L'humilité mène à la rectitude, parce
qu'elle veut obéir à l'ordre souverain dont elle a reconnu l'empire, parce que
le moi égoïste et orgueilleux ayant cédé la place, c'est Dieu qui lui est tout,
et le prochain en Dieu, et elle-même en l'unité du prochain et de Dieu.
L' abstine et
sustine des stoïciens, qui semble aux yeux de
Pascal résumer leur morale, doit être inscrit, en ce sens, à l'actif de
l'humilité, alors que l'orgueil de ses inventeurs risquait de troubler
l'économie morale au point de la détruire.
L'humilité s'abstient de ce
qui contredit Dieu, de ce qui fait concurrence à Dieu, en soi et dans tout ce
qu'elle aborde. Elle soutient l'action de Dieu en soi et hors de soi
avec une patience et un zèle exempts de négligence, parce qu'ainsi le veulent
la place et le rôle qu'elle s'attribue dans l'ordre divin, éblouie de l'être de
Dieu, éblouie d'une autre manière des pouvoirs et des fastueuses promesses qui
s'attachent à son néant.
L'humilité n'est pas une simple
persuasion de l'esprit ; c'est une attitude de l'âme ; elle implique
donc un culte à l'égard du souverain bien, d'où naissent la soumission et le
service. Tout se met en place pour nous du seul fait que nous sommes en place.
Adaptés à ce qui est, nous agissons en harmonie avec tout, éloignés d'abuser
d'autrui plus que de nous, prêts à de mutuels services dans un ordre où le
service mutuel est la loi, ignorants de l'envie et de la cupidité, parce que ce
monde a été fait pour tous et doit être à la disposition de tous, satisfaits
des avantages d'autrui comme des nôtres, puisque le moi séparé et adversaire a
fondu et en quelque sorte s'évapore sous le rayonnement divin.
L'orgueil, lui, ne sait pas obéir et
ne sait pas aimer ; il ne sait pas se modérer et ne sait pas servir ;
il n'est jamais content de rien ni de personne, car il mesure toutes choses à
ses prétentions et il n'estime les gens qu'en proportion de l'honneur qu'il en
reçoit ; or il est insatiable.
La sauvegarde et le progrès de toutes
les vertus se trouvent ainsi dans la dépendance étroite de l'humilité, ce qui
faisait dire à saint François Xavier : « Sur les pas de Jésus-Christ,
on ne monte qu'en descendant ». Alors que l'orgueil s'introduit dans
toutes les passions pour les porter aux extrêmes, l'humilité les calme et les
subordonne. Elle est l'ennemie des forces d'anarchie que l'orgueil alimente et
le soutien des forces utiles que l'orgueil brise.
Le moindre petit lot de vertu ainsi
gardée vaut mieux que beaucoup de vertu enflée d'elle-même. La vertu
orgueilleuse est un effort pour gravir un rocher qui dévale sur une
pente : que sert l'ascension, si la chute du grimpeur et de son roc est
devenue fatale dès l'abord ?
L'humilité, qui commence tout, donne
par surcroît la stabilité et la persévérance par quoi tout s'achève. En quel
point celui qui ne compte pas pour soi serait-il vulnérable ? Il a
substitué à lui-même ce qui échappe à toute mutabilité et à tout caprice :
il en doit partager la sécurité. Ainsi que l'écrivait Léonard de Vinci dans ses
notes : « Celui qui fixe sa route sur une étoile ne change
point ».
Sens de l'humilité
Il importe de ne pas se tromper sur
le sens de l'humilité. Il y en a une fausse ; il y en a même plusieurs,
car le faux diverge toujours du vrai de maintes manières.
Il y a ce qu'on appelle vulgairement
une humilité à crochets : grosse
malice pour provoquer des holà !
et des remarques flatteuses. Cette misère n'a pas besoin d'être
pourchassée ; elle est punie suffisamment par le sourire.
Une autre est plus subtile et peut
accaparer toute la vie, c'est celle que dénonçait Sainte-Beuve en sa propre
personne quand il écrivait dans ses Cahiers : « Je suis un
hypocrite ; j'ai l'air de n'y pas toucher et je ne pense qu'à la
gloire ». Ce pâle soleil des morts dont parlait Balzac éblouit beaucoup de
vivants, et l'on pourrait les en estimer, si l'éblouissement n'allait à leur dérober
ou à leur voiler le Soleil de justice. Mais aspirer à la gloire comme à une
sorte de souverain bien, s'en cacher et prendre à cet effet des dehors
d'indifférence modeste, c'est un double mal dont le second est sans doute le
pire. Diderot le qualifie un peu paradoxalement, mais avec finesse quand il
dit : « La modestie est le maintien de l'orgueil ».
Autre est l'humilité de certains
mystiques, affectés, croirait-on, de narcissisme. Elle les incline à admirer,
pour ainsi dire, leur propre néant, à le faire grandir sous leur attention
comme la plante croît quand le soleil la regarde. Cela s'appelle de son vrai
nom l'amour-propre.
Le fait seul de vous composer cette
attitude d'humilité prouve que vous n'êtes pas humble. Prenant le moi pour
objet et vous y attardant, vous montrez votre attache. Oubliez-vous !
Serviteur de Dieu, pensez à Dieu et à ce qui est de Dieu : votre néant
alors vous apparaîtra sans vous retenir ; il évitera cette boursouflure
qui est celle de l'orgueil même. Le sincère néant de l'homme humble n'est que
le logement secret et inconsciemment magnifique réservé à Celui qui est.
C'est pour cela que l'Ecclésiastique
signale comme origine de l'orgueil l' « apostasie de Dieu ». L'orgueil
chasse Dieu. La fausse humilité, même si elle fait profession de son culte,
laisse Dieu dehors et installe le moi en sa place. On peut avoir pour cela de
« bonnes raisons » : ses qualités, ses vertus ; mais on les
tourne en vices. Au surplus l'orgueil et la fausse humilité occupent tous les
niveaux ; ils n'exigent que cette facile condition : être plein de
soi-même.
Quelle pitié que de se nourrir de
bruits complaisants et parfois de louanges qu'on méprise ! pire, de
trouver aliment d'orgueil dans le faux dénigrement de sa propre personne !
L'humilité vraie a une fierté qui lui correspond et qui est également vraie,
bien que par profession elle l'ignore. En se jetant à genoux devant Dieu en
soi, n'honore-t-elle pas le temple vivant, réservât-elle à son habitant tout
l'hommage ? Dieu en moi ou moi-même en Dieu, n'est-ce pas la même
chose ?
Ainsi l'humilité trouve-t-elle son
sens profond. Elle consiste à voir Dieu premier et à prendre rang dans
l'équilibre harmonieux de Dieu et de ce qu'il a fait, du visible et de
l'invisible. Elle s'ouvre, en s'oubliant, à l'envahissement de ce qui la
dépasse, sentant que ce serait si peu de chose de n'être que soi.
Le noble citoyen est celui qui se
tient à sa place dans l'ordre civil et n'en revendique pas d'autre. La noble
créature, dans un univers divin, est celle qui se tient à sa place dans cet
ordre, s'inclinant, elle qui de soi n'est rien, devant Celui qui est tout et
s'abîmant d'un mouvement spontané dans une adoration pleine de reconnaissance.
La seule fierté qui convienne à un
homme de hauts sentiments est celle qui appartient à tous les hommes, et
celle-là, sans la revendiquer, puisqu'elle ne revendique rien, l'humilité la
contient toute.
Celui qui revendique ne mérite point.
Celui qui s'oublie et se donne aux grandes choses s'approprie la gloire de ces
choses ; il justifie ces belles expressions de Chesterton :
« L'humilité est ce qui renouvelle pour nous la merveille des
étoiles ».
L'humilité est la vérité
Le sens de l'humilité se marque mieux
quand on la situe en face du vrai, le vrai de notre esprit et le vrai qui lui répond
dans les choses.
L'humilité, c'est le vrai, parce que
seule elle place l'homme en son lieu, en cette place étrangère à toute
localisation qui est mesure et degré en la pensée créatrice. La vérité
n'a-t-elle pas son gîte en Celui qui est la Vérité même ? Ce que nous
sommes là, nous et toutes choses, c'est ce que nous sommes vraiment. Or l'homme
qui juge ainsi et qui se juge ainsi du point de vue de Dieu, du haut de Dieu,
si je puis m'exprimer de la sorte, que voit-il ? Il voit un immense
rayonnement d'être appartenant tout entier à sa Source, ne se distinguant de
cette plénitude originelle que par ce qui lui manque, vivant d'elle et n'ayant
aucune consistance sans elle, de telle sorte qu'aucune nature créée n'a le
droit de s'attribuer quoi que ce soit en propre, sauf ses défaillances,
c'est-à-dire, en ce qui concerne la créature raisonnable, le péché.
C'est là ce que voit l'humilité.
L'être humble est celui qui sait ce que c'est qu'une créature et une créature
pécheresse, parce qu'il sait ce que c'est qu'un Dieu créateur et un Dieu saint.
Alors, rejetant les illusions passionnées et les flatteuses apparences qui nous
trompent, il s'abîme et il adore ; il se regarde et ne trouve en lui, sous
la lumière rayonnante et pure, que matière à abaissement.
Quand je m'attribue quelque chose de
bon, cela signifie que ce quelque chose est à moi, et que je suis bon, moi,
alors que notre Maître a dit : « Un seul est bon :
Dieu », alors que tout vient de Dieu et appartient à Dieu.
Tout succès intérieur suppose une
inspiration et toute œuvre extérieure une collaboration venant de cette source.
Tout bien que nous concevons et que nous exécutons, c'est Dieu allant à la
rencontre de Dieu. Nous sommes dans le jeu, certes ; mais ce n'est jamais
seuls, même pour nous y prêter en donnant le consentement de notre âme ;
ce n'est jamais au titre de propriétaires. Nous ne sommes propriétaires que
d'une seule chose : le mal, Dieu ne pouvant pas plus se mêler à ce néant
qu'il n'est absent de l'être. Il n'y a pas là de quoi nous hausser !
Nous grandir devant Dieu a le
caractère d'une profanation et d'un blasphème. Nous grandir devant le prochain
et quêter ses louanges, c'est tromper et désirer qu'on se trompe, et c'est
encore, indirectement, voler Dieu. « Dieu n'aime tant l'humilité, dit
saint Vincent de Paul, que parce qu'il aime le vrai, étant la Vérité
même ».
Cela, au surplus, ne nous diminue que
si nous ne savons pas le reconnaître. Il est bien vrai que l'orgueil est dieu à
la place de Dieu et qu'ainsi il est un monstre ; mais en revanche
l'humilité, du fait qu'elle s'anéantit en Dieu, devient en quelque sorte Dieu
avec Dieu, ne se réduisant à rien en elle-même que pour y faire grandir Dieu,
par une sorte de substitution de personne.
« Toute créature de Dieu, dit M.
Jouhandeau, a le droit d'être royale ». C'est vrai ; encore faut-il
que cette royauté soit vue là où elle est. Elle consiste dans le règne de Dieu
en nous. Hors Dieu, il n'y a plus ni roi ni couronne.
On peut dire que l'orgueil est un
désordre en quelque sorte infini, car il est l'affirmation de soi-même aux
dépens de l'infini, hors la source de toute réalité et de la réalité seule
indépendante. Où trouver là le moindre atome de vrai ? Au rebours, en
mourant à soi et à sa superbe, on s'éveille à Dieu et à l'univers de Dieu ;
on juge toutes choses dans leurs vrais rapports ; on sait à quoi s'en tenir
sur soi et sur tout. Aussi peut-on dire que l'humilité contient toute une
philosophie, qu'elle contient toute philosophie, car en éprouvant réellement ce
qu'on est, soi, dans l'infini de l'être, on sent et l'on éprouve en même temps
ce qu'est l'humanité, ce qu'est toute créature. « Chaque homme porte la
forme entière de l'humaine condition », dit Montaigne, et de même chaque
être la forme de l'être. Humble, je vis de
la création telle qu'elle est, sans déplacement, dans le souffle même de
l'Esprit créateur, dans la sagesse du Verbe et dans le cœur du Père.
On ne peut être humble que si l'on se
compare à quelque chose de grand : on ne peut être humble autant qu'il le
faut, humble au plein sens du mot, que si l'on se compare à la grandeur
absolue, à l'Infini même. Et c'est alors qu'on est dans la vérité.
L'humilité grandiose
Il ne faut pas se lasser de proclamer
la grandeur de l'humilité. Elle doit être vengée de tant d'odieux ou sots
mépris qu'on ne peut redouter de passer la mesure. Mais est-il donc si
difficile de concevoir que nous sommes d'autant plus grands en Dieu que nous
nous sentons plus petits en nous-mêmes ; qu'en Dieu nous sommes Dieu et en
nous-mêmes néant ? Le sentiment de ce néant hors l'amoureuse dépendance de
Dieu, et de ce tout en l'amour de Dieu, c'est ce que j'appelle l'humilité
grandiose.
Sören Kierkegaard a écrit :
« Il est magnifique d'être vêtu comme le lis des champs ; il est
encore plus glorieux d'être le souverain debout (l'homme) ; mais la gloire
suprême est de n'être rien en adorant ». Oui ; car en adorant nous
régnons sur l'être avec Dieu et ressemblons à Dieu ; en régnant sur le
monde sans Dieu, nous gardons la ressemblance du monde, comme la maîtresse
branche d'un arbre est arbre et le
Premier de France un Français. Que sert alors de jouer au souverain ? On
ne règne que sur le néant, néant soi-même.
En dépit de l'apparence et sans nul
paradoxe, c'est l'humilité qui est le fondement de la gloire ; c'est elle
qui fait vraiment grands les grands et qui exalte les petits. « Deus humilium celsitudo, chante la liturgie, ô Dieu hauteur des humbles »...
Au surplus, les génies aussi bien que les saints ne le reconnaissent-ils pas ?
Quand Newton se compare à un enfant jouant avec des galets et des coquillages
devant l'océan du vrai, ne donne-t-il pas une dimension nouvelle à l'esprit qui
avait su mesurer la pesanteur des astres ? Au moment où il s'anéantit
devant Dieu, l'être humble passe du côté de Dieu et voit reculer derrière lui l'univers
immense, alors que dressé tout seul sous les étoiles, il devrait soupçonner
leur pitié et en tomber d'accord.
Il fut un temps où sur le globe sans
continents et sans îles la mer régnait seule : où étaient alors les hommes ?
Où seront-ils après une période égale de temps futurs ? Entre ces deux
immensités muettes ils bruissent et s'exaltent ? ô vanité !
À proprement parler, l'être humble
n'est pas celui qui s'abaisse, c'est celui qui grandit l'univers et qui grandit
Dieu. S'abaisser, sans cela, ne serait encore que tourner sur soi-même et
verser à l'obsession de soi-même. Nous répudions cette humilité-là ; c'est
à elle que s'apparente l'étrange orgueil du matérialiste, qui se glorifie du
mépris même qu'il fait de soi et oscille entre ces deux appréciations de l'homme : une bête, un
dieu.
L'humilité véritable ne fait évanouir
le sentiment de la valeur individuelle que dans le sentiment de l'illimité.
Elle communique à l'homme cette grandeur de se sentir à sa juste place dans
l'immense. Elle le situe
au centre du monde, centre lui-même et lui-même monde, puisque tout se range
autour de l'esprit et s'inclut dans l'esprit, au cœur de l'Esprit suprême.
« C'est un néant (l'homme) et
c'est un miracle... C'est un Dieu, c'est un néant environné de Dieu, indigent
de Dieu, capable de Dieu et rempli de Dieu s'il veut ». Ces paroles de
Bérulle rejoignent celles de Tauler disant avec une profondeur
tranquille : « Si Dieu trouvait un homme vraiment humble, sans doute
il lui révélerait sa grandeur ».
Oh ! qu'il est grand en effet
d'accéder au vrai de ses rapports avec Dieu et avec toutes choses, de s'égaler
en quelque sorte à ce grand ordre en le reflétant dans sa pensée avec l'aveu de
son cœur ! On pourrait dire sans rien forcer, bien au contraire en toute
rigueur de termes : la grandeur de l'âme n'a de bornes que celles de son
humilité. Otez l'humilité, toute grandeur s'annule ; supposez-la, toute
limite disparaît, parce que Dieu s'y joint de tout lui-même.
La gloire de Dieu, à qui l'humanité
se consacre, est si loin d'offusquer la gloire de la personne qu'elle la crée
en se l'unissant. Plus je ne suis rien sans Dieu, et plus Dieu resplendit en
moi où il est moi, plus je resplendis en lui où je suis lui. L'âme vit alors en
elle-même en Dieu, toute néant et toute Dieu.
À coup sûr, au sens humain de ces
expressions, une grande pensée et une grande action ne sont pas nécessairement
humbles, et une pensée ou une action humble n'est pas nécessairement
grande ; mais la forme la plus authentique de ces deux qualités les
assemble. On n'est véritablement grand que si l'on reconnaît les étroites
limites de la personnalité et sa subordination à l'ordre du monde. On n'est
véritablement humble que si l'on se prête à l'envahissement des valeurs
universelles qui de toutes parts nous assiègent et nous rendent vraiment
grands.
Les audaces de l'humilité
On croirait volontiers que l'humilité
et la timidité vont de pair, et qu'on viendra facilement à bout de l'homme qui
fait profession de ne pas compter avec lui-même. Or c'est exactement le
contraire qui est le vrai. « La timidité est une maladie de l'orgueil »,
dit M. Francis Chevassu. Un homme humble n'a peur de rien. La peur n'est-elle
pas un souci de soi-même ? Ayant rejeté le moi comme négligeable ou digne
de mépris, devant qui tremblerait-on ? Ambroise en présence de Théodose,
Chrysostome devant Eudoxie, ou Thomas More en face d'Henri VIII représentent
assez bien l'humilité magnanime.
Jamais on ne lève la tête aussi
fièrement au-dessus du monde, au-dessus des événements, au-dessus des périls ou
au-dessus des obstacles qu'après l'avoir inclinée devant Dieu. Lorsque le réel
m'intimide, il me suffit de faire ce geste intérieur pour que je l'intimide à
mon tour.
Avec Nietzsche, nous avons défini
l'héroïsme un état d'âme en raison duquel le sujet ne compte plus. Si cette
définition est exacte, on peut dire que l'homme humble est un héros en toute
circonstance, car tout, pour lui, est supérieur à l'intérêt de son moi. Il
s'attend à être contrecarré, méconnu, calomnié : ne l'est-on pas toujours lorsqu'on se place délibérément
hors du train de ce monde ? il n'en a cure. On ne le fera pas reculer. Ses
résolutions une fois prises seront exécutées à tout prix, car cette notion de
prix lui échappe. Rien ne coûte, à qui ne calcule pas. Et quant aux
adversaires, où sont leurs armes ? Que voulez-vous faire contre un homme
qui a pris une fois pour toutes le parti solennel de n'exister point ?
Platon écrit dans le Phèdre : « Toute âme qui a pu se faire la
suivante d'un dieu doit être, jusqu'à un autre retour, à l'abri de tout mal.
Mais si cette âme est capable de toujours accompagner son dieu, elle sera pour
toujours hors de toute atteinte ». N'est-ce pas le cas de
l'humilité ? Quelle sottise de penser qu'auprès de Dieu on puisse perdre
cœur, et que de lui avoir tout donné vous rende moins courageux ou moins libre !
Plus Dieu agit en nous, plus nous sommes ; plus nous sommes, plus nous
pouvons, et plus nous avons le sentiment de pouvoir, plus nous avons de force
morale.
C'est M. André Suarès qui a
dit : « L'orgueil ressemble au courage comme le damné à l'élu
bienheureux ». L'élu, tout perdu en Dieu, s'y enflamme et s'y
rassure ; le damné, réduit à se dévorer lui-même, n'a pas trouvé les
conditions du courage, mais du désespoir.
Cette humilité qui ne craint rien ose
tout, pour l'intérêt qu'elle a substitué à celui de sa personne. Ayant aspiré
Dieu, dit saint Thomas d'Aquin, elle l'exhale. Elle croirait n'avoir pas une
perception nette du vrai et du bien, si elle n'était prête à tout pour leur
triomphe. Elle agira dans le grand ou dans le petit d'un cœur presque égal,
parce que dans les deux cas elle est décidée à tout faire. Et elle ne réclamera rien, parce qu'elle ne fait
état de rien et qu'elle estime comme sa meilleure récompense le bonheur de n'en
avoir point.
On la trouvera pacifique et
indifférente tant qu'il ne s'agira que de soi ou des objets dédaignés de ce monde ;
mais vienne l'honneur de Dieu à être atteint, elle se dresse avec une énergie
qui étonne. N'attendez pas qu'elle se taise devant le blasphémateur ou
abandonne le champ libre au sectaire. Elle fait front ; elle attaque au
besoin, parce que l'absence d'intérêt personnel lui crée d'office une sorte
d'intérêt universel et de personnelle responsabilité à l'égard de ce qui
compte. « Tout ce qui est noble est de nature calme et semble dormir,
écrit Goethe ; mais son contraire l'excite et l'oblige à se
montrer ».
Au surplus, l'humilité n'ayant pas de
cran d'arrêt personnel, pas de bornes déterminées par une ambition propre, mais
ayant pour unique objectif l'ampleur illimitée du bien, elle poussera ses
audaces toujours plus avant ; elle oubliera ce qu'elle a fait en faveur de
ce qui est à faire, car ce que fait sa main droite, comme celle de la
bienfaisance, sa main gauche ne le sait pas.
Elle ne va pas surtout s'ankyloser,
vieillir prématurément, se soustraire avant la fin aux célestes invitations
pour s'épargner une peine, moins encore tomber, en raison des compromis de
l'action, dans cet état de servitude auquel songeait Sainte-Beuve quand il
disait : « La plupart des hommes célèbres meurent dans un véritable
état de prostitution ». Prostituer le bien est le fait de celui qui attend
de l'existence un salaire : gloriole, pouvoir, fortune ou tranquillité
paresseuse. Celui qui a renoncé à soi et à tout en faveur de l'Unique
nécessaire tient jusqu'au bout son rôle. Il le tient sans tapage autant que
sans peur et sans découragement.
L'opportunité lui suffit, sans que la renommée l'annonce ou l'acclame. Le bruit
n'est pas le fait d'une action ou d'une patience dérivée de si haut.
Les espérances de l'humilité
L'humilité a pour caractère de
n'exiger rien, puisqu'elle ne compte point. Or, par un étonnant paradoxe, c'est
elle qui nourrit les espérances les plus vastes et les plus confiantes.
Il faut seulement entendre où elle
les place. Elle n'aspire pas aux succès du temps. La gloire du créateur, du
vainqueur, la renommée de l'apôtre ou du prophète n'ont pour elle, de son
consentement tout au moins, aucune attirance. Même après elle, à supposer
qu'elle puisse rêver de postérité, elle n'a que faire du nom, « ce dernier
soupir qui reste des choses », ainsi que dit Barbey d'Aurevilly. Elle va
jusqu'à se garder, elle qui aspire à tout le bien, d'ambitions excessives en
faveur du bien, contente
de ce que la
Providence lui assigne et s'en remettant à elle pour la distribution des
tâches.
« Les êtres démesurés et vains tombent
dans de lourdes infortunes », dit Sophocle. Cela est vrai même du zèle pieux. Tout doit se mesurer, pourvu que ce soit à l'aune
éternelle. Autre chose toutefois est la
présomption, autre chose la confiance.
Le néant de
l'humilité fait la force
de ses espoirs. Nous ne sommes jamais plus riches pour donner que lorsque nous
avons les mains vides. Qui était plus dépourvu que Jésus sur la croix ?
Son imprudence avait tout gâté. Il
n'en disait pas moins : Tout est consommé, l'œuvre est faite, parce qu'il jugeait du point de vue de l'éternel.
Spirituellement, l'humilité nous
place dans le même cas. Elle installe l'homme dans son néant, et ce n'est que
pour lui faire trouver l'être. Le néant de la créature sans Dieu n'est pour ainsi dire que l'envers de
Dieu ; on ne touche pas l'un
sans l'autre. Si on le tentait, ce nirvana ne serait plus de l'humilité, mais
bien un lâche repliement ou un satanique orgueil.
Si aucun de nous n'est grand, nos rapports tout au moins peuvent
l'être, et plus que tout nos rapports avec Dieu. C'est le sentiment de notre néant qui nous
attache à l'Être premier par le lien le plus fort et qui suscite le plus d'espérances. L'être s'attacherait à l'être ; le néant clame vers Dieu comme par un infini
désespoir, et c'est dans ce désespoir total que gît, à travers Dieu,
l'invincible espérance.
Que serait, à côté, le sentiment de
ressources toujours courtes, de pouvoirs toujours défaillants, de possibilités
extérieures toujours aléatoires ? Avec Dieu on a tout ; on ne le sait
pourtant qu'au sortir de soi, quand on a renoncé à supputer ses prétendus
trésors et à peser dans une balance inquiète ses avoirs, ses chances, ses provisions de vigueur
spirituelle ou physique, ses assurances d'avenir.
L'orgueil a beau affecter de se
suffire, sa prétention à la suffisance ne le comble pas. L'humilité, en
reconnaissant ses manques, pose la première condition qui permette à une
liberté de fleurir. Pour elle, les générosités divines ne sont pas un objet d'ambition, mais
de culte. S'étant abandonnée, elle croit, elle aime, et qui peut séparer l'espérance de la foi et de
l'amour ?
Nous pensons quelquefois forcer Dieu
en accaparant orgueilleusement les ressources réservées à sa providence.
Pourtant, si nous voulons que Dieu nous aide, il ne faut pas commencer par le
voler. L'humilité s'en garde tellement qu'elle consent à ce que Dieu lui prenne
même ce qu'elle n'a pas, je veux dire qu'il aggrave son néant en lui infligeant
l'humiliation et l'épreuve. Cela même hausse ses espérances ; car celui
qui se plaint des épreuves et des exigences de Dieu ressemble à l'homme qui
devant un magnifique bienfaiteur refuse d'élargir sa maison et ses coffres.
Au fond, n'est-ce point parce qu'il
est sûr et grand de son union à Dieu, que l'être humble n'éprouve pas le besoin
de cesser d'être petit ? Un voyageur sur un immense paquebot qui le
conduit où il veut ne souffre pas de sa taille et de son insignifiance ;
il en jouit. Quelle enivrante disproportion ! Le nain mène le géant, et la
mer, devant eux, s'écarte. Ainsi la destinée devant le chrétien et ainsi Dieu
même ; car « Dieu fait la volonté de ceux qui le craignent »,
nous est-il dit dans le psaume.
Moi, plein de l'orgueil de moi, où en
serais-je, si la gloire de Dieu ne colorait ma fausse gloire de quelque reflet,
et comment, sans ce mirage qui me trompe, pourrais-je moi-même me
regarder ? Mais je n'ai plus besoin d'être grand ou fort, quand je sais
que Dieu est pour moi et que c'est mon désistement qui me le donne. Oh !
que je renonce volontiers aux Thabors du temps, pour le pays de la
Transfiguration dont les tentes
sont éternelles !
Le paix de l'humilité
Nous souhaitons sur la terre beaucoup
de choses, rien peut-être plus ardemment que la paix, la paix solide, la paix
imperturbable et sûre, la paix au dedans et au dehors, la paix de toutes parts
bien assurée, et nous ne sentons que péril et inquiétude. Nous oublions que la
paix est une conquête et que la conquête exige le don héroïque de soi.
L'humilité y concourt pour sa part,
et cette part est grande. On a défini la paix la tranquillité de l'ordre, et,
nous l'avons dit déjà bien des fois, l'humilité, c'est l'ordre. L'être à sa
place dans l'ordre divin est plus assuré que s'il était en état de choisir
lui-même entre tous les biens de ce inonde et de l'autre. Il est au centre du
réel et le possède pour ainsi dire tout entier.
Ce qui est élevé se rassure par sa
grandeur ; mais ce qui est élevé ne peut demeurer stable que par
l'humilité, vu que la stabilité n'est trouvée par chaque être qu'à son rang et
dans ses justes rapports avec tous les êtres, surtout avec Dieu, et c'est cela
même l'humilité.
À ce prix, l'immensité de la création
et les risques constants de notre destinée ne peuvent troubler personne. En
mer, le nageur qui sait avoir des kilomètres d'eau sous ses pieds n'est pas
moins tranquille que le baigneur d'une minuscule piscine : ainsi l'homme
que porte l'océan autrement redoutable des choses vit en paix quand il se sent sous le ciel et nage selon sa loi.
Il y a le péril du dedans ; mais
une humilité sincère ne
l'a-t-elle pas prévu ? L'homme qui la pratique ne peut être exalté ou
dévoyé par aucune situation : il est au-dessus, ni accablé par aucune
tristesse ou aucune humiliation : il est au-dessous. Son néant ressenti le
défend de toute surprise en ce dernier péril et, dans l'autre, la grandeur de
Celui à qui il est uni.
L'humiliation, surtout, ne saurait
étonner l'humilité : elle en vit, ou plutôt elle l'ignore, ne connaissant
devant Dieu que des justices. Que si, au plan humain, un injuste abaissement
vient l'atteindre, un regard vers Dieu suffit à la replacer dans la vérité.
« Qu'un homme, dit le
Bhagavad-Gîta, marche sans désirs, sans cupidité, sans orgueil, il marche à la
paix. Telle est la halte divine. L'âme qui l'a atteinte n'a plus de
trouble, et celui qui s'y tient jusqu'au dernier jour va s'éteindre en
Dieu ».
Celui-là, d'ailleurs, travaille à la
paix des hommes entre eux mieux que les experts internationaux ou les
pacifistes ; car si tout renoncement profite à la paix, vu que les
conflits ne naissent guère qu'à l'occasion des partages, l'humilité telle que
nous la décrivons lui profite plus que tout, car l'orgueil lui aussi vient en
partage et se mêle obscurément à tous les autres conflits.
L'humilité apaise et désarme ;
elle permet l'oubli des rancœurs en ne les attisant pas ; elle joue le
rôle d'un amortisseur à l'égard des bruits dont retentissent nos
querelles ; elle est cette douce pluie dont le proverbe dit qu'elle abat
grand vent.
Il n'y aurait pour troubler
l'humilité sur son terrain même que cette faim et cette soif de la justice
recommandée par le Sermon sur la Montagne et qui est toujours
insatisfaite ici-bas. Mais non, ce n'est point là une matière de trouble. La
faim et la soif corporelles sont une faiblesse et une inquiétude ; elles
penchent vers la mort ; la faim et la soif de la justice sont la santé
même, car par elles-mêmes elles sont rassasiées. N'est-ce pas ce que nous
affirme le Maître en disant : « Bienheureux ceux qui ont faim et
soif de la justice, car ils seront rassasiés » ? Et ce n'est pas dans un autre monde seulement
que se réalise la promesse ; c'est en celui-ci, sous les auspices de
l'espérance.
De quoi donc nous
inquiéterions-nous ? Avec Dieu, grâce au rejet de nous-mêmes et de notre
appui en Dieu, notre inquiétude est nécessairement ignorance, oubli ou
blasphème. Au vrai, ne serait-elle pas une infidélité ?
L'humilité des saints
L'humilité des saints est celle même
que nous avons louée, sans quoi notre louange eût été trompeuse, ou ces saints
prétendus ne seraient pas des saints. Mais dans le concret, l'humilité de ces
héros spirituels prend des caractères qui paraissent surprenants, et qu'il
convient d'envisager pour saisir dans toute sa vérité l'attitude décrite.
Les saints se croient les derniers
des hommes ; ils se déclarent d'affreux pécheurs, indignes des regards du
ciel et de la terre, et n'ont de repos que si leur entourage en est convaincu.
Il est certain qu'il y a dans leur cas quelque apparence de ce qu'on appelle en
médecine auto-accusation, bien que la nature et les motifs en soient tellement
autres !
Dans l'absolu, les saints ont raison
de se trouver de grands pécheurs. La distance où ils sont du péché est
mesurable ; ils s'en approchent toujours quelque peu ; souvent ils le
frôlent, et elle est infinie la distance où ils sont du ciel.
Les saints sont hommes de
l'idéal ; l'emprise sur eux de cet idéal croît avec leur vertu, de telle
sorte que plus ils en approchent, plus ils s'en estiment loin, car ils ne
mesurent pas la proximité, et ils relèvent anxieusement la distance. Plus on
prise haut ce qu'il faudrait faire, plus on méprise ce que l'on fait. Aspirant
au delà de soi-même, il est naturel qu'on se croie toujours en deçà. Désirant
l'impossible, on s'accuse de ne pas réaliser le possible.
Au surplus, il convient de noter que
par essence, quand ils sont vraiment établis dans l'âme, l'orgueil et
l'humilité sont sans limites, car il s'agit de l'absolu des deux parts :
Dieu ou satan, les deux pôles de l'éternelle cité. D'où l'importance de l'option,
et l'espèce de frénésie avec laquelle les saints, pour fuir le satanique
absolu, se précipitent dans l'absolu contraire.
« Il n'y a pas de danger, dit
l'auteur de l'Imitation, à te mettre au-dessous de tous ; il y a un
grand danger à te mettre au-dessus ne fût-ce que d'un seul ».
On sent la sainte terreur de telles
âmes. Sont-elles élevées malgré elles à quelque emploi glorieux, elles se
disent avec le même auteur : « Nul ne se hausse sans péril qui
volontiers ne s'abaisse ; nul ne commande sans péril qui ne se plaise à
obéir ».
Shakespeare lui-même ne relève-t-il
pas ce danger, lorsqu'il fait dire à l'un des personnages de Troïlus et Cressida « Quand on se loue autrement que par
ses actions, les louanges dévorent les actions » ? Les saints veulent
bien poser des actions dignes de louanges ; mais ils ne se risquent pas à
les louer et ils ne souhaitent pas qu'on les loue, crainte que la louange ne
les dévore.
Le dernier de nos pièges dans la
lutte contre les vices, c'est l'honneur de les avoir vaincus. Que dis-je ?
le dernier piège dans la lutte contre l'orgueil même, c'est l'orgueil d'avoir
vaincu l'orgueil. Ah ! que l'amour-propre est subtil, et comme on comprend
les héros du bien, de chercher à en extirper les dernières racines !
Beethoven se disait à lui-même dans
un de ses carnets : « Fais d'abord des miracles, si tu veux les dévoiler ».
Ce sont de nobles paroles, maïs qui seraient loin de satisfaire un saint. Les
saints font des miracles et ne les dévoilent pas ; ils dévoilent leurs défauts
ou ce qu'ils croient tel ; ils se créent de factices abaissements qui les
défendent des grandeurs factices. L'humiliation est leur amie, parce qu'ils y voient
l'antidote de la présomption et de la superbe. Bien mieux, puisque le néant de
la créature est comme l'envers de Dieu, en s'enfonçant ainsi dans leur néant
propre, ils espèrent arriver « par les humiliations aux
inspirations », ainsi que dit Pascal.
Et puis enfin, la vérité est là, que
nous méconnaissons et que les saints ont toujours présente. Comparé à d'autres
ou à moi-même, je suis ; mais comparé à Dieu, je ne suis pas. Comparé à
d'autres au contact de Dieu, en Dieu, selon ce qu'ils sont en Dieu, je ne suis
pas davantage, je suis le dernier de tous et ne puis me préférer à quiconque,
puisque cela même dont je pourrais me prévaloir ne me venant que de Dieu,
annule mes prétentions et les force à lâcher prise.
On pourra me dire qu'autrui est dans le même cas : c'est vrai, aussi doit-il
avoir la même attitude ; mais cela le regarde et ne me dispense de rien ; cela
fait seulement que nous tous, participants de la même infirmité, ce soit
précisément dans notre quasi-néant devant Dieu que nous nous sentions frères.
« Estimez-vous en toute humilité supérieurs les uns aux autres », nous
dit saint Paul.
On ne verra pas les saints obéir à ce
penchant que dénonce Pline le Jeune et qui consiste à étendre sa gloire au lieu
de l'approfondir. Les saints approfondissent toujours non pas précisément leur
gloire, mais ce qui en dépit d'eux la justifie, jusqu'à ce qu'un jour elle
éclate.
Car elle éclate, et ils ont beau
faire. En raison même de ce qu'ils méditent contre eux, Dieu resplendit en eux.
Dieu occupe l'âme qui s'est vidée d'elle-même et rendue toute disponible à
l'envahissement de l'immense. Le firmament a beau être illimité, il tient dans
nos yeux, et ses vastes étendues passent toutes en un seul point avant de
s'épanouir dans le mystérieux espace de notre âme. Ainsi Dieu loge dans le cœur
de ses saints et peut loger dans le nôtre.
Il s'ensuit, quand cela se réalise, une
expansion au dehors de ce Dieu intérieur, une floraison spirituelle dont l'âme
qui ne s'en attribue rien n'est pas moins la cause conjointe. Qu'elle en ait la
gloire un jour si Dieu le juge bon ; mais que le secret en demeure
maintenant, en vue d'une floraison plus riche. « Être magnifique sans
penser à soi, dit M. Abel Bonnard, n'est-ce pas justement cela qui s'appelle
fleurir ? »
Antonin-Dalmace Sertillanges, op, in Devoirs