Les perspectives qu'ouvre le mystère de la Croix sur Dieu
même, sur le Christ-Jésus et sur les pécheurs sont sans limites.
Qu'est-ce qui nous a le mieux manifesté ici-bas le triple
amour de Dieu pour le bien suprême, qui s'identifie avec lui, pour son Fils
incarné et pour nos âmes, sinon le mystère de la Croix ?
Par lui, Dieu nous dit non seulement son saint amour du
bien, fondement de tout devoir, mais sa haine du mal, du mensonge, de
l'injustice sous toutes ses formes, mal qui exige une réparation pour que
l'ordre de la justice soit rétabli.
Par le mystère de la croix, si étrange que cela paraisse
au premier abord, Dieu nous dit aussi son immense amour pour le Verbe fait
chair ; car, en l'envoyant à la mort ignominieuse du Calvaire, comme un
chef d'armée envoie à une mort certaine le meilleur de ses lieutenants pour le
salut de la patrie, le Très-Haut a voulu faire remporter au Christ Jésus la
plus grande des victoires, il a voulu faire de lui le vainqueur du péché et du
démon 1 ; victoire cachée, mais très supérieure à celle
remportée sur la mort, le jour de la résurrection.
Par le mystère de la croix, le Seigneur nous dit enfin son
amour pour nos âmes, pour le salut desquelles il a livré, son Fils unique.
Pour mieux saisir cette vérité, nous voudrions considérer
ici la Passion du Sauveur comme la manifestation suprême ici-bas de la
plénitude de grâce que Notre-Seigneur reçut en sa sainte âme dès l'instant
de sa conception, en vue de sa mission universelle de Rédempteur.
À ce point de vue, un des aspects les plus mystérieux et
aussi les plus révélateurs de cette divine Passion est l'union en elle de la
souffrance qui vu jusqu'à l'angoisse et de la paix la plus haute dans la
consommation de l'œuvre rédemptrice. Entre ces deux extrêmes si
parfaitement unis, se trouve manifestement toute la vie intérieure de
Jésus 2.
Arrêtons-nous à cette considération, et nous verrons
ensuite quelle leçon elle contient pour nous, comment nous devons conserver, en
union avec le Sauveur, l'abandon à Dieu et la paix au milieu des pires
épreuves. Lorsque la souffrance aiguë se prolonge pour nous, lorsqu'elle est
non seulement physique, mais morale et nous laisse seuls sans presque aucun
secours humain, et même sans secours apparent du côté du ciel, nous tombons
presque toujours dans l'accablement et il semble que nous soyons sur le point
de perdre tout courage et tout espoir. Rares sont les âmes qui, en ces heures
de tristesse profonde, conservent un parfait abandon à Dieu et la paix qui ne
peut nous venir que de lui. Au premier rang de ces âmes héroïques et très
au-dessus de toutes, se trouve. la sainte âme du Verbe fait chair, et la raison de cette
force et de cette paix dans l'extrême souffrance se trouve en la grâce
surabondante qu'elle reçut dès le premier jour de sa venue en ce monde.
La plénitude de Grâce causa en Notre-Seigneur un ardent
désir de la croix
pour l’accomplissement parfait de Sa mission rédemptrice
pour l’accomplissement parfait de Sa mission rédemptrice
Dès l'instant de sa création et de son union au corps
formé dans le sein virginal de Marie, la sainte âme de Jésus a reçu une
plénitude de grâce créée proportionnée à son union personnelle au Verbe. Plus
en effet on est près de Dieu, plus on reçoit de lui lumière et vie, comme plus
on se rapproche d'un foyer lumineux, plus on est éclairé.
* * *
La personnalité du Verbe fait chair.
La sainte âme de Jésus dès le premier instant de sa
création est et sera toujours plus qu'aucune créature unie au Verbe de Dieu,
puisqu'elle constitue avec lui une seule et même personne, puisqu'elle
existe de par l'existence incréée du Verbe 3. Il est impossible
de concevoir une union plus intime et plus indissoluble de deux natures
infiniment distantes. Ce n'est pas seulement une union accidentelle par la
connaissance et l'amour ; c'est une union substantielle par l'être même,
puisque la nature divine et la nature humaine, sans pourtant se confondre,
appartiennent vraiment à la personne incréée du Verbe fait chair, de telle
façon qu'il n'y a pas en Jésus de personnalité humaine, de moi humain, mais
seulement le moi du Verbe de Dieu.
Est-ce là une diminution pour l'humanité du Sauveur ?
— Nullement. C'est une perfection souveraine, que la vie
des saints permet d'entrevoir de très loin. Plus les saints grandissent dans
l'amour de Dieu, plus ils perdent en lui en quelque sorte leur personnalité
humaine et deviennent, par cette union à Dieu, indépendants pour ainsi dire de
tout le créé, très supérieurs aux conditions naturelles des hommes de leur pays
et de leur temps, pour guider les générations humaines vers la vie de
l'éternité. Par la haine du moi fait d'amour-propre plus ou moins
déréglé, les saints substituent de plus en plus en leur intelligence à leurs
idées propres les idées de Dieu reçues par la foi ; ils substituent aussi
en leur volonté à l'égoïsme l'amour de Dieu, si bien que saint Paul peut
dire : « Je vis, mais non, ce n'est plus moi qui vis, c'est
Jésus-Christ qui vit en moi ». Saint Paul reste pourtant une personne
humaine créée, infiniment distante de Dieu.
En la sainte âme de Jésus ; ce ne sont pas seulement
les facultés qui sont ainsi transformées, déifiées ; ce n'est pas seulement
en son intelligence la lumière de la vérité divine qui règne sur toutes ses
conceptions et éclaire tous ses jugements ; ce n'est pas seulement en sa
volonté une charité suréminente qui exclut tout égoïsme ; l'essence de
l'âme du Sauveur n'a pas seulement reçu, comme celle de saint Paul, la greffe
divine de la grâce sanctifiante à un très haut degré ; mais à la racine
des facultés et de l'âme elle-même, il n'y a pas de moi humain, il n'y a
pas de personne humaine ; à sa place se trouve et règne véritablement le moi même du Verbe qui s'est
fait homme. Le Verbe, qui possède de toute éternité avec le Père et le Saint-Esprit
la nature divine infinie et indivisible, a assumé aussi intimement que possible
et pour toujours notre nature humaine, un corps et une âme semblables aux
nôtres. C'est ce qui permet de dire à Jésus : « Je suis la voie,
la vérité el la vie » (Jean XIV, 5), non seulement j'ai reçu la vérité
et la vie, mais je suis la Vérité et la Vie, et comme la Vérité est l'Être,
celui-là seul qui est l'Être même peut parler ainsi. « En vérité, en
vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham fût, je suis » (Jean VIII,
58) ; — « Personne ne connaît le Fils, si ce n'est le Père, et
personne ne connaît le Père, si ce n'est le Fils, et celui à qui il veut le
révéler » (Matthieu
XI, 27). « Le Père et moi nous sommes un » (Jean X, 30).
On ne saurait donc concevoir d'union plus intime que celle
de l'humanité du Sauveur avec la personnalité du Verbe, qui est le principe
radical de toutes les opérations humaines du Christ. En lui, c'est le Verbe de
Dieu qui connaît par l'intelligence humaine, qui veut par la volonté humaine,
qui parle, qui souffre et qui meurt pour nous.
La plénitude de grâce.
Que s'ensuit-il pour la sainte âme de Jésus ? — Plus
près de la source de toute grâce qu'aucune autre âme ou qu'aucun ange, elle a
reçu évidemment plus de lumière et plus d'amour ; elle a reçu une plénitude
absolue de grâce créée proportionnée à la dignité du Verbe fait chair et
proportionnée aussi à la mission universelle de Sauveur de l'humanité 4.
Toute mission divine requiert une sainteté
proportionnée ; si trop souvent nous voyons dans le gouvernement des
choses humaines des incapables et des imprévoyants occuper les plus hautes
situations au grand détriment de ceux qu'ils gouvernent, il ne peut y avoir un
pareil désordre, une pareille disproportion en ceux que Dieu lui-même a
directement et immédiatement choisis pour une œuvre divine exceptionnelle. Une
mission divine suréminente demande une sainteté suréminente, et donc l'âme du
Sauveur, déjà sanctifiée par l'union personnelle au Verbe, a dû recevoir une plénitude
intensive et extensive de grâce telle, qu'elle puisse rayonner sur toute
l'humanité et vivifier toutes les générations humaines. C'est ainsi que Jésus a
été constitué tête de l'Église, et c'est pourquoi il est dit dans l'Évangile de
saint Jean I, 16 : « C'est de sa plénitude que nous avons tous
reçu ».
Or la grâce spéciale, que reçoivent les grands serviteurs
de Dieu, les incline avant tout à l'accomplissement de leur mission ; et
comme Jésus a reçu la mission de Rédempteur universel, de Prêtre et de Victime,
la plénitude de grâce causa, dès le premier instant, en son âme sans aucun
doute un ardent désir de la croix. Comme le dit saint Thomas : « Dieu
le Père livra son Fils à la passion, dès qu'il lui inspira, en lui donnant la
charité, la volonté de souffrir pour nous »5.
Le
désir de la croix et de notre salut dans la prédication du Sauveur
Cette grande inspiration du sacrifice de la Croix, ce n'est pas
seulement la théologie qui l'affirme, mais très au‑dessus d'elle c'est la
Révélation divine par la bouche même du Sauveur.
Saint Paul a écrit dans l'Épître aux Hébreux X, 7 :
« Le Christ dit en entrant dans le monde : Vous n'avez voulu ni
sacrifice, ni oblation (du sang des taureaux et des boucs), mais vous
m'avez formé un corps... Me voici, je viens, ô mon Dieu, pour faire votre
volonté ». Cet acte
d'oblation de lui-même, Notre-Seigneur l'a incessamment renouvelé au cours de
sa vie ; c'est ainsi qu'il marchait vers le but de sa mission rédemptrice.
C'est ce même acte qu'il exprime à nouveau à Gethsémani, en disant :
« Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi !
Cependant que votre volonté soit faite, et non la mienne » (Matthieu XXXVI, 39, 42). Il y a
ici l'angoisse de la croix toute proche et le désir efficace d'être pleinement
fidèle à la mission de Prêtre et de Victime, et c'est ce désir qui l'emporte
pour se réaliser dans le Consummatum est.
Cette soif ardente de noire salut a été comme l'âme de l'apostolat
de Notre-Seigneur.
Des modernistes ont prétendu que l'idée du sacrifice de la
Croix était une invention du génie de saint Paul et qu'elle était étrangère à
la prédication de Jésus. Mais c'est à chaque instant qu'elle fut affirmée par
Lui, non seulement sous la forme où elle nous est rapportée par saint Jean,
mais sous les formes variées conservées dans les trois premiers évangiles.
C'est dans l'Évangile selon saint Matthieu XX, 28, que
Jésus dit : « Le Fils de l'homme est venu, non pour être servi, mais
pour servir et donner sa vie pour la rédemption de beaucoup ». Item Marc X,
45 ; cf. Luc I, 68 ; II, 38 ; XXI, 28.
Dans une de ses plus belles paraboles Jésus dit :
« Je suis le bon pasteur ; je connais mes brebis, et mes brebis me
connaissent ; comme mon Père me connaît et comme je connais mon Père, et je
donne ma vie pour mes brebis... Il y aura une seule bergerie, un seul
pasteur. C'est pour cela que mon Père m'aime, parce que je donne ma vie pour
la reprendre. Personne ne me la ravit, mais je la donne de moi-même ; j'ai le pouvoir de la donner et le
pouvoir de la reprendre : tel est l'ordre que j'ai reçu de mon Père »
(Jean, x, 11-18).
La même pensée revient toujours dans la prédication de
Jésus : « Je suis venu jeter le feu sur la terre, et que
désiré-je, sinon qu'il s'allume ? Je dois encore être baptisé d'un
baptême, et quelle angoisse en moi jusqu'à ce qu'il soit accompli ! » (Luc XII, 49). Il parlait du
baptême de sang, le plus parfait de tous 6.
« Quand je serai élevé
de terre, j'attirerai tout à moi. Ce
qu'il disait, ajoute saint Jean, pour marquer de quelle mort il devait
mourir » (Jean XII, 32).
Lorsque Pierre, ne pouvant porter l'annonce de la Passion,
prend à part Notre-Seigneur et se met à le reprendre en disant : « à Dieu
ne plaise, Seigneur ! cela ne vous arrivera pas », Jésus
répond : « Retire-toi de moi, Satan, tu m'es en scandale ; car
tu n'as pas l'intelligence des choses de Dieu ; tu n'as que des pensées
humaines » (Matthieu XVI, 23). De fait, les pensées humaines de Pierre
en cet instant étaient contraires au mystère même de la Rédemption et à toute
l'économie de notre salut.
La pensée et le désir de la croix sont si fréquents chez
Notre-Seigneur qu'il la présente à tous comme l'unique voie du salut. Comme le
rapporte saint Luc IX, 23 : « S'adressant à tous, il dit : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se
renonce lui-même, qu'il porte sa croix
chaque jour et me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra,
et celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera ». De même il dit
plus loin en saint Luc XIV, 27 : « Quiconque ne porte pas sa croix et
ne me suit pas, ne peut être mon disciple ».
Aux fils de Zébédée : « Vous ne savez ce que
vous demandez. Pouvez-vous boire le calice que je vais boire, ou être
baptisés du baptême dont je vais être baptisé ? » (Marc X, 38).
La grandeur du désir qu'il avait d'accomplir sa mission de
prêtre et de victime, Jésus l'exprima encore la veille de la Passion, à la
Cène, en instituant le sacrifice eucharistique, qui s'identifie en substance
avec celui de la croix. Comme il est rapporté en saint Luc XXII, 15, « Il
dit alors : J'ai désiré d'un grand désir manger cette Pâque avec vous,
avant de souffrir, antequam patiar, car
je vous le dis, je ne la mangerai plus jusqu'à la Pâque parfaite, célébrée dans
le royaume de Dieu. Et prenant du pain, après avoir rendu
grâces, il le rompit et le leur donna en disant : Ceci est mon corps,
qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. Il fit de
même pour la coupe, après le souper, disant : Cette coupe est la
nouvelle alliance en mon sang, qui est versé pour vous ».
C'est au sortir de la Cène, en allant au jardin de
Gethsémani, que Jésus dit encore : « Le Prince de ce monde vient,
et il n'a rien en moi, mais afin que le monde sache que j'aime mon Père et que
j'agis selon le commandement que mon Père m'a donné, levez-vous, partons d'ici » (Jean XIV, 31). Comme
le remarque saint Thomas en cet endroit de son commentaire sur l'Évangile de
saint Jean, Jésus parle manifestement ainsi selon l'inspiration de son Père,
qui le porte à vouloir mourir pour nous par amour et obéissance.
Un peu plus loin (Jean XV, 13) il dit plus clairement
encore : « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie
pour ses amis », et dans l'oraison sacerdotale « Père saint... sanctifie-les (mes apôtres) dans
la vérité... Je me sacrifie moi-même pour eux afin qu'eux aussi soient sanctifiés
en vérité » (Jean XVII,
17).
C'est ce qui fait dire à saint Jean : « Nous
avons connu l'amour de Dieu, en ce qu'il a donné sa vie pour nous ; nous
aussi nous devons donner notre vie pour nos frères » (1 Jean III, 16). En
d'autres termes, cet effet de la plénitude de grâce en Notre-Seigneur doit se
retrouver selon une participation plus ou moins parfaite dans les membres de
son corps mystique.
La Croix et toutes ses circonstances douloureuses étaient
ainsi comprises dans le décret de la Rédemption, consommation de l'œuvre du
Christ et de sa destinée de Prêtre et de Victime.
La sainte âme de Jésus, du fait qu'elle a été
personnellement unie au Verbe et constituée tête de l'Église, a contracté
l'obligation de satisfaire pour l'humanité. La tête doit réparer le désordre
auquel les membres se sont livrés. La plénitude de grâce, disposant Jésus au
parfait accomplissement de sa mission, est donc en lui comme un poids qui
l'incline vers la Croix (amor meus, pondus meum) et la lui fait
ardemment désirer pour notre salut.
* * *
Pondus crucis et pondus gloriae
Louis Chardon a magistralement mis en lumière ce point de
doctrine, en montrant que la grâce du Christ est le principe de deux forces,
de deux poids, qui le tirent, pour ainsi parler, en sens inverse : le
poids de la gloire 7
et l'inclination à la croix. Même au Thabor, Jésus pense surtout à
s'offrir pour nous, et c'est de sa Passion qu'il parle avec Moïse et Élie.
« Abîmé, dit Chardon 8, dans
l'essence divine, et absorbé en la plénitude du bonheur éternel, qui fait en
toutes ses facultés, tant inférieures que supérieures, un déluge de joies... au
lieu de retenir son esprit arrêté à tant de biens qui portent leurs effets
jusque dessus ses vêtements, au contraire il l'en retire et divertit sa
pensée, pour envisager de loin les fouets, les épines, les clous et la mort
honteuse... Au travers de tant de lumières béatifiques... si déifiantes et si
déiformes, il regarde la Croix, il soupire après les horreurs de sa passion. Les
rassasiements de la gloire éternelle ne peuvent étancher la soif qu'il a de
souffrir.
« Deux excès se présentent à son esprit : l'un de gloire,
l'autre de confusion ; un comble de vie bienheureuse et un comble de
mort honteuse... La condition de vie heureuse est présente ; celle de
déshonneur est absente. Et néanmoins le poids que la grâce fait dans son
âme pour l'accomplissement du prix de notre rançon, arrête les effets du
premier excès. Il [ce poids
de la croix] ne se contente point de bannir toute sorte de motifs de joie... de
la partie où il s'est fait tyran... ; il est cause encore que le poids
éternel de la gloire, avec la perfection universelle de sa vertu
toute-puissante, demeure suspendu, quant à la production de ses effets
et de ses épanchements déiformes sur la partie inférieure. Et lors même que,
comme en passant, par un certain rejaillissement… ménagé par la divine
Providence, elle fut faite participante de cette gloire, tandis que dura le
mystère de la Transfiguration, il [le poids de la croix] ne peut être ni
tout à fait éteint en sa force, ni tant soit peu émoussé en sa vivacité, puisque,
au milieu de joies si excédantes... il gagne que le cœur, l'amour,
l'esprit et l'attention de Jésus soient moins sur le Thabor que sur le
Calvaire. Étrange poids, qui ne peut être fléchi par les épanchements de la
gloire éternelle »9.
Par suite, comme dit saint Paul, la croix opère en celui qui la porte
bien un poids éternel de gloire, « aeternam gloriae pondus operatur » (2 Corinthiens IV, 17).
Manifestement la plénitude de grâce produisit en la sainte
âme de Jésus un très ardent désir de l'accomplissement parfait de sa mission de
Rédempteur ; c'est le motif même de l'Incarnation, qui a été voulue par
Dieu surtout comme Incarnation rédemptrice.
Le motif de l'Incarnation
Nous touchons ici à ce qu'il y a de plus intime et de
primordial dans la vie de Jésus. Le motif de l'Incarnation fut surtout un motif
de miséricorde envers l'humanité pécheresse et malheureuse.
Le motif de la miséricorde est la misère à soulager « Ratio miserendi est miseria »10. Or la miséricorde appartient surtout
à Dieu, et elle est la plus éclatante manifestation de sa toute-puissance et de
sa bonté, lorsqu'il nous relève du péché mortel pour nous rendre les trésors de
sa vie intime pour l'éternité. Souvent il donne ainsi plus par miséricorde,
qu'il n'aurait donné par simple libéralité, comme le montrent la conversion de
Madeleine et celle du bon larron. Il en fut de même pour le rachat de
l'humanité.
Il existe sans doute une opinion selon laquelle le Verbe
se serait incarné, même si l'homme n'avait pas péché ; mais, remarque
saint Thomas, « comme l'Écriture dit partout que la raison de
l'Incarnation a été la rédemption du genre humain, il est préférable de dire
qu'elle a été ordonnée par Dieu comme un remède contre le péché, et que si le
premier homme n'avait pas péché, elle n'aurait pas eu lieu » (IIIa,
q. 1, a. 3). En d'autres termes le motif de l'Incarnation a été surtout un
motif de miséricorde. C'est ce que nous dit le Credo : « Qui propter nos homines et propter
nostram salutem descendit de caelis el incarnatus est ». — « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné
son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait
la vie éternelle » (Jean, III, 16).
En insistant sur ce point, il est facile de résoudre les
objections présentées par ceux qui admettent l'opinion contraire. Ces
objections reviennent à ceci : le supérieur ne peut être ordonné à
l'inférieur ; or il en serait ainsi, si l'Incarnation était ordonnée à
notre rédemption.
Selon saint Thomas, il est aisé de répondre : C'est
le propre de la miséricorde d'incliner le supérieur vers l'inférieur,
non pas certes pour le subordonner à lui, mais pour relever celui-ci, pour
restaurer et grandir l'ordre primitif, l'harmonie originelle. Le Verbe, en
s'incarnant, et par là même en s'inclinant par miséricorde vers l'humanité pécheresse,
loin de se subordonner à elle, la subordonne à son Père, à Lui-même, à l'Esprit
Saint, et manifeste de la façon la plus profonde sa toute-puissance et sa
bonté. De toute éternité, la Miséricorde divine a voulu l'Incarnation comme
rédemptrice 11 « Ratio miserendi est miseria ».
Mais ne négligeons pas un autre aspect de ce grand
mystère : comme par ailleurs Dieu ne peut permettre le mal qu'en vue
d'un plus grand bien, il faut dire que le péché originel a été permis en
vue de cette manifestation suprême de la Miséricorde, qu'est l'Incarnation
rédemptrice, où tous les droits de la justice sont en même temps sauvegardés.
« Rien ne s'oppose, dit saint Thomas, à ce que la nature humaine après le
péché ait été élevée à une plus grande union avec Dieu ; car Dieu ne
permet le mal qu'en vue d'un plus grand bien. C'est pourquoi il est dit dans
l'Épître aux Romains V, 20 : « Là où la faute abondait, la
grâce a surabondé », et l'Église chante dans la bénédiction du
cierge pascal : « O felix culpa quae talem ac tantum meruit habere,
redemptorem » (IIIa, q. 1, a. 3)12.
Et donc le Christ Jésus est avant tout et par-dessus tout,
non pas précisément Roi, Docteur, prophète ou thaumaturge, mais bien Sauveur
et Victime. Dans sa prédestination, ce n'est pas là quelque chose de
secondaire, accidentellement surajouté par suite du péché du premier
homme ; c'est quelque chose de primordial. Il a été surtout voulu par Dieu
comme rédempteur de l'humanité déchue, comme vainqueur du péché, du démon et de
la mort (Ia, q. 20,
a. 4, ad 1).
Telle est du moins la pensée de saint Thomas et de
beaucoup d'autres théologiens, qui y trouvent avec lui le sens même de
l'Écriture. S'il en est ainsi, on voit combien primordial et prédominant fut
dans la vie du Christ le désir de notre salut, le désir de souffrir pour nous
sur la Croix.
L'heure de Jésus.
C'est pourquoi Jésus parlait souvent de Son
heure, l'heure de sa Passion, son heure par excellence ; elle
avait été infailliblement déterminée de toute éternité par la divine Providence,
et avant qu'elle ne fût arrivée ses ennemis ne pouvaient rien contre lui. Il
parle d'elle comme devant immanquablement venir, sans que sa liberté ni celle
de ses bourreaux soient le moins du monde violentées ou nécessitées 13.
Plus cette heure approche, plus pressants sont ses avertissements à ses
disciples. À Gethsémani « il commença à éprouver de la frayeur et à être
accablé d'ennui. Alors il dit à Pierre, à Jacques et à Jean : « Mon
âme est triste jusqu'à la mort ». « Coepit pavere et taedere. Et ait illis :
Tristis est anima mea usque ad mortem » (Marc XIV,
33 ; Matthieu XXVI, 38).
Serait-ce là une contradiction ? Serait-ce en
Notre-Seigneur la négation de son ardent désir de souffrir pour nous,
d'accomplir parfaitement sa mission de victime ? Certains martyrs semblent
n'avoir pas éprouvé pareille tristesse devant la mort : saint Ignace
d'Antioche désirait ardemment être moulu par la dent des bêtes pour devenir le
froment du Christ. Notre-Seigneur aurait-il donc été une minute inférieur à
quelques-uns de ses disciples ? — Évidemment non ; mais au contraire,
après la sainte ardeur de l'oblation, il a voulu connaître l'écrasement, il a
voulu, pour offrir un sacrifice parfait, souffrir pour nous jusqu'à cette
tristesse mortelle, jusqu'à cette frayeur que l'homme éprouve naturellement
devant une pareille mort. Il a voulu aussi nous laisser là un grand exemple
pour nos heures d'accablement. Cette tristesse n'était pas en lui une émotion
qui précédait et troublait le jugement de la droite raison et le consentement
de la volonté ; elle était au contraire voulue pour que
l'holocauste fût parfait 14. Au lieu de se raidir comme un
stoïcien contre la souffrance et de la nier avec orgueil, Jésus se livrait
volontairement à elle pour notre salut : « Personne ne m'arrache la
vie, mais je la donne de moi-même ; j'ai le pouvoir de la donner et le
pouvoir de la reprendre » (Jean
X, 18).
Il a voulu souffrir
jusqu'au couronnement d'épines, jusqu'à la flagellation, qui réduisit tout son
corps à n'être qu'une plaie. Après ce supplice, on lui remit sa robe qui adhéra
à ses plaies, et lorsque ensuite elle lui fut brusquement ôtée pour le
crucifiement, elle mit tous ses membres à vif. S'étant offert pour nous en
holocauste, il a voulu être cloué sur la croix, il a voulu souffrir des
prêtres de la Synagogue qui avaient pour mission de reconnaître la venue du
Messie, souffrir de la trahison de Judas, de l'abandon de son peuple qui
l'avait acclamé le jour des Rameaux, souffrir du triple reniement de Pierre, de
l'éloignement de ses disciples, des ricanements et des blasphèmes de la foule
soulevée contre lui 15.
Il a voulu aller plus loin encore et, après avoir pris sur
lui toutes nos fautes, il a voulu souffrir à notre place de la malédiction due
au péché : « Factus est pro nobis maledicium », dit
saint Paul aux Galates III, 13 16. Victime expiatoire, il
sentit la Justice terrible de Dieu s'appesantir sur lui. Comme l'annonçaient
Isaïe LIII, 5, 10 : « Ipse vulneratus est propter iniquitates
nostras, attritus est propter scelera nostra... Domitius voluit conterere eum
in infirmitate... Il
a été blessé pour nos iniquités, brisé pour nos crimes ; le châtiment qui
nous donne la paix est tombé sur lui, et c'est par ses meurtrissures que nous
sommes guéris... Dieu l'a frappé pour l'iniquité de nous tous... Le Seigneur a
voulu le briser par la souffrance... Mais après avoir livré sa vie en sacrifice
pour le péché, il verra une très nombreuse postérité, et l'œuvre de Dieu
prospérera entre ses mains... Si posuerit pro peccalo animam suam, videbit semen
longaevum et voluntas Domini in manu ejus dirigetur ». Ainsi
Isaïe sous la lumière prophétique avait contemplé la Passion à venir comme avec
l’œil même de Dieu.
La plénitude de grâce a conduit Notre-Seigneur jusqu'à
cette extrémité ; c'était là sa mission de Rédempteur et de Victime. Si
presque tous les saints ont désiré le martyre, si saint Ignace d'Antioche
aspirait ardemment à être broyé par la dent des bêtes, que dut être le désir de
la Croix en la sainte âme de Jésus ! Il n'a pas seulement voulu connaître
le saint enthousiasme de l'oblation sous certaines grâces comblantes ; il
a voulu connaître aussi, comme une victime littéralement écrasée à notre place,
la tristesse mortelle et l'angoisse, et pour nous il a offert cet accablement
avec toute la pureté et l'intensité d'un amour surnaturel qui ne peut se
trouver que dans le cœur de Dieu : « Vere languores nostros ipse tulit, et dolores nostros ipse portavit » (Isaïe LIII, 4).
Père Réginald Garrigou-Lagrange, in L’Amour de Dieu et la
Croix de Jésus
1. Cf. saint Thomas, Ia, q. 20, a. 4 : An Deus semper magis diligat meliora, ad 1 : « Deus Christtun diligit non solum plus
quam totum genus humanum, sed etiam magis quam totam universitatem creaturarum,
quia scilicet et mains bonum voluit, quia
dedit ei nomen quod est super omne
nomen, ut verus Deus esset. Nec ejus excellentiae deperiit ex hoc
quod Deus dedit eum in mortem pro salute humani generis ; quinimo
ex hoc factus est victor gloriosus : « Factus enim est principalus
super humerum ejus » (Isaïe 9).
2. C'est là l'idée fondamentale du beau livre du Père
Chardon, O. P., La Croix de Jésus, écrit avant la controverse entre
Bossuet et Fénelon.
3. Cf. saint Thomas, IIIa, q.
17, a. 2.
4. Cf. saint Thomas, IIIa, q.
7, a. 9, 1o, 11, 12, 13.
5. IIIa, q. 47, a.
8 : « Secundum tria Deus
Pater tradidit Christum passioni. Uno quidam modo secundum quod sua aeterna
voluntate praeordinavit passionem Christi ad humani generis
liberationem... Secundo in quantum inspiravit ei volantatem patendi pro
nobis, infundendo caritatem... Tertio non protegendo eum a passione, sed
exponendo persequentibus ».
6. Cf. saint Thomas, IIIa, q. 46, a. 12.
7. « Aeternum gloriae pondus operatur » (2 Corinthiens III, 17).
8. Croix de Jésus, édition originale, p. 40-41.
N'ayant pas à notre disposition cette édition originale si rare aujourd'hui,
nous la citons d'après les longs extraits qu'en donne M. Henri Bremond, Histoire
littéraire du Sentiment religieux en France, t. VIII, p. 3o. Après avoir
rapporté le début de cette page de L. Chardon, M. Henri Bremond, qui en a bien
saisi la grandeur, note : « C'est le thème. Il va l'orchestrer avec
une maîtrise étonnante ». Il est vraiment très regrettable que la nouvelle
édition de Chardon soit revue ;
le texte original est généralement bien plus savoureux et plus fort.
9. La même idée est magnifiquement exprimée par le
bienheureux Grignion de Montfort dans son très beau livre L'Amour de la
divine sagesse II, 5. Triomphe de la Sagesse éternelle en la croix
et par la croix. « Chose étonnante, c'est sur cette croix, bois vil
appelé gibet, qu'elle jette les yeux ; elle y prend ses complaisances,
elle la choisit parmi tout ce qu'il y a
de grand sur la terre pour être l'instrument de ses conquêtes ».
10. IIa IIae, q. 30,
a. 2.
11. Comme le dit souvent saint Thomas : Tout être est
pour son opération, ou mieux pour lui-même opérant, et opérant finalement pour
Dieu. Omnis res est
propter semetipsam operantem. De même le Christ a été voulu comme Sauveur des hommes.
12. Voir l'exposé de cette doctrine chez les Carmes de
Salamanque, Godoy, Gonet, qui nous paraissent avoir donné la meilleure
interprétation de la doctrine de saint Thomas sur le motif de l'Incarnation,
par l'application du principe : causae ad invicem sent causae in diverse genere ; en
d'autres termes il y a une dépendance mutuelle à des points de vue divers entre
l'Incarnation en vue de laquelle le péché originel a été permis et ce péché
pour la délivrance duquel l'Incarnation rédemptrice a été voulue par la
miséricorde divine. Ainsi, dans la prédestination, il y a une dépendance
mutuelle entre la gloire en vue de laquelle la grâce nous est accordée et la
grâce qui dans l'ordre d'exécution nous fait mériter cette gloire. Cf. Ia,
q. 23, a. 5.
13.
Cf. saint Thomas, Commentaire sur saint
Jean II, 4 : « Nondum venit hora mea ». Item Jean V, 25, 28 ;
VII, 3o ; VIII, 20 ; XII, 23, 27 ; XIII, 1 ; XVI, 2, 4, 21, 32 ; XVII, 1 ;
Marc XIV, 41 ; Luc XXII, 53.
14. Cf. saint Thomas, IIIa, q. 15, a. 4, 5, 6,
7, et q. 46, a. 6 et 8 où est citée la parole devenue classique de saint Jean
Damascène : « Divinitas Christi permisit carni agere et pati quae
propria seu quod est ei proprium »
(De
Fide orthodoxa, I. III, c. 15) : « La divinité du Christ permit à
sa chair d'agir et de souffrir selon sa nature, dans les très dures
circonstances de la douloureuse Passion ». C'est le souvenir de Gethsémani
qui inspire Polyeucte et Néarque lorsqu'ils disent avant le martyre :
NÉARQUE
Qui
n'appréhende rien présume trop de soi.
POLYEUCTE
J'attends
tout de sa grâce et rien de ma faiblesse.
Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse !
D'où vient cette froideur ?
Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse !
D'où vient cette froideur ?
NÉARQUE
Dieu même a craint la mort.
POLYEUCTE
Il
s'est offert pourtant, suivons ce saint effort...
NÉARQUE
Puissé-je
vous donner l'exemple de souffrir,
Comme vous me donnez celui de vous offrir !
Comme vous me donnez celui de vous offrir !
15. Cf. saint Thomas IIIa, q. 46, a. 5 : « Secundurn genus passus est
Christus omnem passionem hurnanam ».
16. Saint Thomas dit à ce sujet dans son Commentaire sur l'Épître aux Galates
III, 13 : « Factus pro nobis maledictum. In quantum
maledictionem peccati suscepit, pro nobis moriondo, dicitur esse factus pro
nobis maledictum. Item dicitur II Corinthiens V, 21 : Eum, qui non
noverat peccatum, fecit pro nobis peccatum ; scilicet Christum, qui
peccatum non fecit, Deus scilicet Pater pro nobis fecit peccatum, id est fecit
pati peccati poenam, quando oblatus est propter peccata nostra, vel fecit eum
reputari peccatorem ».