L'homme,
quelle splendeur s'il est vraiment un homme !
MENANDRE.
On parle toujours de la civilisation
grecque comme si elle existait, je veux dire : comme si elle était une et
immuable, pareille à une idée, étoile fixe dans le ciel métaphysique de Platon.
En fait, l'observateur sans préjugé est d'abord frappé par l'extrême diversité
de la Grèce, de son histoire et de son génie, par ses aspects multiples et
souvent contradictoires, par une sorte de « macédoine » ou, si l'on
veut, de mosaïque chatoyante et bigarrée où l'unité, si elle existe, ne saurait
être saisie qu'au terme d'une longue recherche, au-delà des apparences qui
semblent la nier.
Diversité d'abord dans l'espace. En
dépit des dimensions exiguës de l'Hellade, les États indépendants y sont
légion, et chacun d'eux, surtout les plus importants, a sa marque propre et
originale. Que de différences séparent, à l'époque classique, la démocratique
Athènes et l'aristocratique Sparte ! Ce n'est ni le même idéal, ni le même
style de vie. Corinthe, Argos, Thèbes et cinquante autres cités ont chacune
leur caractère individuel. Même les sanctuaires panhelléniques, où pourtant se
forme une certaine « âme commune » de la Grèce, ne sont pas
interchangeables : les traditions de Delphes et celles d'Olympie ne
coïncident pas.
Diversité, ensuite, dans le temps. La
civilisation classique diffère autant de la civilisation minoenne et mycénienne
qu'une élégante de Tanagra, noblement drapée dans son manteau, diffère d'une
prêtresse de Cnossos à la poitrine nue au-dessus d'une taille comprimée d'où
tombe en cloche une longue robe à volants. La civilisation de la Grèce
archaïque est séparée de l'âge mycénien par une profonde coupure : c'est
comme un moyen âge entre l'antiquité pré-homérique et la renaissance du VIe
siècle.
Quant à la civilisation
hellénistique, sans doute prolonge-t-elle la période classique, mais avec de
nombreuses et radicales mutations. La cité, ce cadre essentiel de la vie grecque
depuis des siècles, s'est écroulée. Aristote venait de définir l'homme
« un être qui vit dans une cité », et déjà son élève Alexandre rend
cette définition caduque en élargissant le monde et en achevant de briser les
formes politiques du passé.
Observons dans l'histoire sociale,
dans la littérature et dans l'art certaines de ces disparates, certains de ces
contrastes qui composent l'infinie richesse et variété de la Grèce antique,
puis essayons de trouver le fil d'Ariane qui relie obscurément ces divers
aspects, le thème central, la mélodie subtile et cachée qui se poursuit de
Mycènes à Alexandrie d'Egypte et d'Homère à Plotin.
Premier contraste : la liberté
civile et politique est assurément une invention des Grecs, et pourtant les
historiens marxistes n'ont pas tort de rappeler que la société de l'Hellade
antique était « esclavagiste ».
Invention laborieuse et longue, la
démocratie grecque fut une conquête progressive qui demanda plusieurs siècles.
Au temps d'Homère
et encore d'Hésiode, aux IXe et VIIIe siècles avant
J.-C., seuls comptent les rois et les chefs, à la fois grands propriétaires et
juges du peuple ; seuls ces seigneurs sont vraiment libres, pour le bien
comme pour le mal. Hésiode se plaint amèrement de leurs sentences torses, injustes. Tout leur est asservi,
à la guerre comme en temps de paix. Dans l'armée achéenne qui assiège Troie,
Thersite, simple soldat, peut grogner un instant contre Agamemnon, il est vite
puni par Ulysse, et tout rentre dans l'ordre après l'éclat de rire homérique que suscite le châtiment du
pauvre hère. Quant au paysan de l'âge du fer, tel Hésiode, il gémit sous le
poids du labeur et de la pauvreté qui lui font la vie si dure. Le poète d'Ascra
soupire :
Ah !
certes, quel malheur pour moi d'appartenir
À la cinquième race, à cet âge de fer !
Comme j'aurais dû naître ou plus tôt ou plus tard !
À la cinquième race, à cet âge de fer !
Comme j'aurais dû naître ou plus tôt ou plus tard !
Mais en Grèce, les pauvres, les
opprimés étaient, plus qu'ailleurs, intelligents et courageux. Ils comprirent
vite qu'ils devaient se grouper, surtout dans les villes et leurs faubourgs,
et, après maint échec, ils parvinrent à tenir tête aux nobles et aux puissants.
À Athènes, au début du VIe siècle, Solon interdit la prise de corps des
débiteurs insolvables et il libéra également la terre ; ce législateur fut
aussi un poète et il proclama fièrement dans ses vers :
J'ai
arraché les bornes de la terre noire ;
Serve autrefois, maintenant elle est libre.
J'ai libéré aussi nombre d'Athéniens...
Tout cela, je l'ai fait par la force de la loi, égale pour tous.
Serve autrefois, maintenant elle est libre.
J'ai libéré aussi nombre d'Athéniens...
Tout cela, je l'ai fait par la force de la loi, égale pour tous.
L'évolution ainsi commencée se
poursuivra, après la tyrannie, assez douce, de Pisistrate et de ses fils, par
l'œuvre révolutionnaire de Clisthène, véritable fondateur de la démocratie
athénienne à la fin du VIe siècle. Elle s'achèvera enfin avec
Périclès, qui instituera l'indemnité payée aux magistrats : désormais, les
Athéniens les plus pauvres pourront accéder aux grandes charges de l'État.
Athènes est une démocratie directe,
non parlementaire. L'assemblée du peuple, où tous les citoyens peuvent siéger,
est la source unique des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Jamais
démocratie n'a été aussi complète, aussi absolue, au sens où l'on parle
d'une monarchie absolue. Thucydide fait prononcer à Périclès ces paroles :
Notre
constitution sert de modèle aux cités voisines. Son nom est : démocratie,
parce qu'elle se propose l'intérêt de tout le peuple. Tous, soumis uniquement
aux lois, nous jouissons de l'égalité ; la considération n'est accordée
qu'au mérite ; les honneurs que décerne l'Etat s'obtiennent par la vertu,
non par un privilège quelconque. Les plus obscurs et les plus pauvres sont
appelés à participer aux affaires publiques. Tous, nous disons librement notre
avis au sujet du gouvernement de la cité.
Le revers de la médaille, c'est
l'esclavage. À Athènes, comme dans tout
le reste de la Grèce et, plus généralement, du monde antique, il y avait
cette multitude des esclaves, beaucoup plus nombreux que les hommes libres.
Leur condition pouvait être supportable quand ils avaient la chance de tomber
sur des maîtres humains, philanthropes,
ce qui n'était pas rare à Athènes. Mais ils
ne possédaient aucun droit, aucune protection d'aucune sorte contre
l'arbitraire et la violence ; ils devaient à leur propriétaire une obéissance de tous les instants jusqu'à leur mort
ou jusqu'à leur affranchissement. Les travaux manuels les plus durs étaient
leur lot. En justice, leur témoignage était obtenu par la torture. Ils étaient
considérés ordinairement moins comme des hommes que comme des bestiaux à voix
humaine, des instruments en forme d'hommes, des choses qui se vendent et
s'achètent.
Au stade de la civilisation antique,
alors que les techniques étaient encore embryonnaires, comment, sans
l'esclavage, une minorité d'hommes libres aurait-elle pu s'assurer le loisir
nécessaire pour vaquer à ses nobles occupations, politiques ou
intellectuelles ? C'est pourquoi Platon et Aristote, qui ont remis en
question l'univers entier et d'abord l'organisation de la cité, n'ont que rarement et faiblement
protesté centre cette institution cruelle, mais nécessaire. Pourtant
Euripide déjà, élève des sophistes, avait constaté : « Bien des
esclaves ont des âmes plus libres que celles des hommes libres ».
Aristote, dans sa Politique, parle de gens qui affirment que « la
loi établit seule la différence entre l'homme libre et l'esclave, et que la
nature n'y est pour rien ; ils ajoutent que cette différence est injuste,
puisque c'est la violence (surtout celle de la guerre) qui l'a produite ».
Aristote lui-même se défend de partager cette opinion, mais le fait même qu'il
la mentionne prouve que, de son temps, les plus généreux d'entre les Grecs
commençaient à s'interroger sur ce sujet et à avoir mauvaise conscience.
À partir de l'époque hellénistique,
les affranchissements d'esclaves deviennent de plus en plus nombreux, et les
philosophes multiplient les protestations contre une telle injustice sociale.
Le philosophe stoïcien Épictète sous l'empire romain, sera lui-même un esclave
affranchi. C'est le christianisme seul qui fera lentement disparaître
l'esclavage, cette plaie du monde antique.
* * *
Deuxième contraste, qui n'est pas
sans lien avec le premier : les Grecs anciens ont été les premiers à
reconnaître, au moins chez les hommes libres, l'éminente dignité de la personne
humaine, et pourtant ils ont longtemps maintenu leurs filles et leurs femmes
dans une condition inférieure et humiliée.
Il n'en avait pas toujours été ainsi
en Grèce : aux époques minoenne et mycénienne, les femmes jouissaient,
semble-t-il, d'une réelle considération, et elles étaient assez libres de leurs
mouvements. Dans les poèmes homériques, qui reflètent la civilisation de la
Crète et celle de Mycènes, Hélène, Andromaque, Hécube, Pénélope, Arétè, épouse
du roi des Phéaciens, et Nausicaa, leur fille, ne font pas figure de simples
servantes de l'homme.
Mais les envahisseurs doriens, qui se
répandirent en Grèce autour du XIe siècle, après la guerre de Troie,
paraissent avoir apporté avec eux cet idéal militaire de virilité totale qui avait pour corollaire la misogynie. Pourtant,
les choses ne sont peut-être pas si simples, car à Sparte, cité dorienne, le deuxième sexe était plus libre et moins
brimé que dans l'ionienne Athènes. En Éolide, à Lesbos, le cas singulier de la
grande poétesse Sapho, qui y dirigea vers l'époque de Solon un pensionnat de
jeunes filles nobles, montre que les femmes avaient une condition bien
supérieure à celle des Athéniennes de la même époque.
En dépit des amusants paradoxes de
deux hellénistes anglais (Gomme et Kitto), on peut tenir pour certain que, du VIIe
siècle à la moitié du Ve environ, les jeunes filles et les femmes
d'Athènes ont vécu la plus grande partie de leur vie recluses dans le gynécée.
Elles n'étaient pas retenues à l'intérieur par des grilles et des verrous, mais
par la force contraignante des mœurs et de l'opinion publique. En même temps
fleurit à Athènes, moins ouvertement sans doute qu'en d'autres cités grecques,
mais très largement tout de même, l'amour
grec.
Au VIe siècle, l'acte des
Tyrannoctones Harmodios et Aristogiton rehausse encore la considération dont
jouit (dans l'opinion, mais non pas certes dans les lois) l'amour des garçons,
qui paraît se confondre alors avec la passion de la liberté et la haine des
tyrans. Il ne faut pas oublier, cependant, qu'une femme au moins, une
courtisane, partagea leur gloire, si l'on en croit Plutarque (Sur le
bavardage, 8) :
Léaïna
(nom qui signifie « la lionne ») obtint par sa maîtrise d'elle-même
une belle marque d'honneur. Courtisane liée au groupe d'Harmodios et
d'Aristogiton, elle fut instruite du complot contre les tyrans et partagea les
espoirs des conjurés autant que pouvait le faire une femme : elle s'était
remplie d'enthousiasme en buvant au fameux et beau cratère d’Éros et, par
l'intermédiaire de ce dieu, elle avait été initiée aux secrets. Ses amis
échouèrent et furent exécutés. Interrogée à son tour et sommée, de livrer les
noms de ceux des conjurés qui n'avaient pas encore été découverts, elle refusa
de parler et tint bon ; elle montrait ainsi que ces hommes, en aimant une
telle femme, étaient restés dignes d'eux-mêmes. Les Athéniens firent couler en
bronze la statue d'une lionne sans langue : le fier courage de cet animal
symbolisait l'invincible fermeté de Léaïna, et l'absence de langue, son mutisme
et sa discrétion.
Eschyle, qui appartient à la dure
génération des Marathonomaques, « n'avait rien en lui d'Aphrodite » comme
le remarquera Aristophane, mais il ne dédaignait pas de célébrer à la scène
l'Eros masculin ; sa tragédie perdue des Myrmidons faisait de
l'amitié, très pure chez Homère, d'Achille et de Patrocle une liaison charnelle
au goût de l'époque.
L'art ici reflète les mœurs aussi
nettement que la littérature. Les sculpteurs grecs, et aussi les peintres de
vases, ne s'intéressent vraiment au corps féminin qu'à partir du IVe
siècle. Jusque-là, les statues de déesses ou de femmes sont presque toujours
vêtues, tandis que la nudité virile, rendue familière aux Grecs par les jeux de
la palestre et du stade, s'étale partout. Le grand Kouros ou Apollon de bronze,
découvert au Pirée en 1959, et qui semble dater des environs de 490, année de
la bataille de Marathon, en est une preuve nouvelle, parmi tant d'autres.
Cependant, l'époque des sophistes,
qui fut celle de l'Aufklärung hellénique, marque un
tournant ici, comme pour l'attitude à l'égard de l'esclavage. Sophocle déjà
s'attendrit sur la triste condition de ses héroïnes, mais c'est Euripide (lui
que la tradition, par un singulier paradoxe, présente comme misogyne) qui fait
entendre, dans sa Médée, les protestations les plus véhémentes contre
l'injuste humiliation des femmes. Une étrangère, Aspasie de Milet, qui fut la
compagne de Périclès, joua certainement un rôle important dans ce mouvement
féministe que l'on observe à partir de la guerre du Péloponnèse, et Socrate,
qui admirait Aspasie, soutint l'opinion, alors paradoxale, de l'égalité
naturelle des deux sexes. Si Platon et Aristote ne le suivirent que timidement
dans cette voie, d'autres disciples moins célèbres : Eschine le Socratique
et Antisthène s'associèrent à ces revendications, notamment dans leurs
dialogues intitulés Aspasie. L'art du IVe siècle et des
siècles suivants, d'abord avec Praxitèle, qui eut pour modèle et maîtresse la
fameuse Phryné, célèbre à l'envi les grâces du corps féminin dévoilé. La
comédie nouvelle, celle de Ménandre, la poésie alexandrine, celle de Callimaque
et de Théocrite, puis plus tard les romans grecs font la plus grande place à
l'amour, partagé ou contrarié, de l'homme et de la femme. Même, sous l'empire
romain, le platonicien Plutarque ira jusqu'à affirmer que l'union conjugale
peut avoir ces vertus proprement philosophiques que Platon attribuait seulement
à l'admiration des beaux garçons.
Néanmoins, cette évolution ne pouvait
changer totalement les mœurs ancestrales. Ménandre met en scène de nombreux
personnages féminins qui attirent et retiennent l'amour de leurs fiancés, de
leurs époux, de leurs amants, mais, dans une pièce de jeunesse, le Misanthrope,
qu'un papyrus nous a récemment restituée, l'Athénien Sostratos obtient une
jeune fille en mariage sans que celle-ci ait été consultée par son père ni par
son frère ; du moins Sostratos s'en est-il épris en la voyant, mais il
donne en mariage sa sœur à son beau-frère Gorgias, qui l'accepte, sans que les
deux jeunes gens se soient même aperçus !
La plupart des Grecs, même après le IVe
siècle, continuent à penser que le mariage, comme dira Montaigne, est d'abord
un sage marché, et si, pour éprouver
le sentiment auquel préside Éros ils s'adressent moins souvent qu'autrefois
aux garçons, ils fréquentent volontiers les hétaïres.
*
* *
Troisième contraste : les Grecs
ont aimé la vie et l'ont chantée avec ferveur, et pourtant leurs plus grands
écrivains ont un fond de pessimisme, déplorent la tristesse de la condition
humaine et préféreraient, comme l'Ecclésiaste, n'être pas nés.
Certes, les nombreux auteurs modernes
qui ont opposé la joie de vivre des
Hellènes aux teintes sombres dont certaines religions et aussi certaines
philosophies colorent la terre, cette vallée
de larmes, n'ont pas tout à fait tort. Les Grecs ont aimé surtout la
lumière du soleil, la clarté diaphane de leur ciel presque toujours serein,
qu'il est si dur d'abandonner pour l'ombre de l'Hadès. Pour eux, vivre et voir la splendide lumière d'Hélios sont deux expressions synonymes. Et ce peuple, le plus artiste
qui fût jamais, s'est enchanté surtout de la beauté du corps humain, masculin
d'abord, puis surtout féminin, mais aussi des fleuves, des forêts, des
montagnes et des plaines qu'animent toutes les divinités champêtres, Pan,
Satyres et Naïades.
En cherchant bien, on peut même
trouver dans la littérature grecque des déclarations résolument optimistes.
Euripide, dans les Suppliantes, fait parler ainsi le roi d'Athènes,
Thésée :
Contre
d'autres déjà j'ai défendu la thèse que voici. Quelqu'un venait de dire que
l'existence humaine est plus riche en malheur qu'en bonheur. Or, je suis d'un
avis opposé. La somme de nos biens dépasse, à mon idée, le total de nos maux.
S'il n'en était ainsi, l'humanité ne vivrait point sur cette terre. Et je rends
grâce au dieu qui régla l'existence des mortels, autrefois confuse et
bestiale ; qui nous donna d'abord la raison, puis la langue, messagère de
la parole et rendit nette notre voix ; qui donna pour aliment aux hommes
le blé, avec le blé la céleste rosée pour féconder leur sol, rafraîchir leurs
entrailles... Enfin, ce qui
demeure obscur, et se dérobe au savoir des humains, les devins nous l'annoncent
en consultant le feu, les replis des viscères et les oiseaux du ciel. Lorsqu'un
dieu aménage ainsi notre existence, ah ! n'est-ce point folie d'enfants
capricieux que vouloir davantage ? Mais l'humaine raison prétend être plus
forte que la raison divine, et, l'arrogance au cœur, certains se croient
vraiment plus sensés que les
dieux !
Pourtant, la thèse que prétend ici
réfuter Thésée, à savoir que « l'existence humaine est plus riche en
malheur qu'en bonheur », est celle qu'expriment le plus souvent les
écrivains grecs, et Euripide lui-même, qui n'en est pas à une contradiction
près.
Chez Homère, au chant XXIV de l'Iliade,
Achille dit à Priam :
À
quoi bon tes sanglots, puisque tel est le sort que les dieux ont filé pour les
pauvres mortels : vivre dans la douleur, alors qu'eux seuls, ils sont
exempts de tout souci. Car deux jarres, chez Zeus, reposent dans le sol :
l'une contient les maux, l'autre enferme les biens qu'il destine aux mortels.
L'homme à qui Zeus Tonnant fait des dons mélangés est tantôt dans la peine et
tantôt dans la joie. Celui qui ne reçoit de lui que la misère est objet de
mépris.
La troisième hypothèse, selon laquelle
Zeus ne donnerait à un homme que des biens, n'est même pas envisagée, tellement
elle parait irréelle au poète.
Théognis proclame :
Le
plus enviable de tous les biens sur terre est de n'être point,
né, de n'avoir jamais vu les rayons du soleil ; ou bien,
une fois né, de franchir au plus tôt les portes de l'Hadès et de dormir sous un
épais manteau de terre.
Hérodote pense que « les hommes
aimés des dieux meurent jeunes », et, comme le dit Crésus résumant le message de Solon, que « nul être
vivant n'est heureux ».
Les chœurs tragiques conseillent
plusieurs fois : « Gardez-vous de dire un homme heureux avant qu'il
soit mort, car savez-vous ce que les dieux lui réservent ? » Euripide
lui-même, quand il n'est pas en veine d'optimisme comme dans les Suppliantes,
fait écho à Théognis et déclare « qu'il conviendrait de pleurer sur
celui qui vient au monde et qui est ainsi promis à tant de malheurs, et
d'accompagner avec des chants de joie celui qui est mort et a ainsi fini
de souffrir ».
Il parait donc bien que les Grecs,
s'ils ont goûté les charmes de l'existence, se gardaient de toute illusion
béate et jugeaient avec lucidité la condition humaine.
Cette vie
courte et le plus souvent malheureuse, à quoi faut-il l'employer ? Certes,
des philosophes proposent un idéal élevé, mais difficilement accessible, et
combien de vrais disciples eurent ces maîtres de haute sagesse, tels Pythagore,
Socrate, Platon et les Stoïciens ?
Le Grec moyen admire l'héroïsme d'Achille,
qui pouvait choisir, comme dit Racine :
Ou beaucoup d'ans sans gloire
Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.
Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.
et qui préféra la renommée à la vie. L'Hellène
aime la gloire ; il est avide de réputation et d'honneur (philotimia),
mais il n'est pas toujours difficile sur
le choix des moyens pour atteindre ce but. L'autre héros d'Homère, l'astucieux
Ulysse, lui a appris dès l'école les pouvoirs de l'intelligence, mais aussi de
la ruse et du mensonge.
Les maximes
delphiques, qui résument la morale courante, ne conduisent pas à l'héroïsme des
hommes de Plutarque. Elles sont plutôt terre à terre.
« Connais-toi
toi-même » veut dire : Connais ta condition humaine et ne cherche pas
à t'élever plus haut, ce qui attirerait sur toi la vengeance divine, la Némésis. « Rien de trop » et « Si tu t'engages, voici
le malheur », ces préceptes conseillent d'observer la mesure en toute
chose et de craindre surtout les mouvements d'un zèle excessif en faveur
d'autrui, de ce que nous appelons la charité. Leçons de sagesse peut-être, mais
d’une sagesse prudente et bourgeoise !
La plus
noble vertu qui soit prêchée aux Grecs par Aristote et les Stoïciens, c'est la
magnanimité, la grandeur et la fermeté d'âme en face du sort contraire. Cette
vertu se fonde sur le désenchantement et le pessimisme ; elle invite à
supporter patiemment, comme Ulysse, les pires épreuves et à dominer lucidement
le destin. « L'homme plus fort que son destin, a écrit le R. P.
Festugière, c'est peut-être le dernier mot de la sagesse grecque ».
* * *
Quatrième
contraste : les Grecs sont les fondateurs du rationalisme, et pourtant ils
ont cru aux oracles, aux mystères, à la magie et, dans leur masse, ils se sont
montrés aussi superstitieux que n'importe quel. autre peuple de l'antiquité.
Si Phonune
est « la mesure de toutes choses », comme le disait Protagoras, c'est
d'abord par l'exercice de son intelligence, de sa raison (logos) avec laquelle il scrute et sonde
l'univers. Même les traditions religieuses les plus antiques et les plus
vénérées du peuple n'échappent pas à la critique aiguë du philosophe qui réfléchit
sur elles et qui rejette comme fable pure tout ce
qui lui paraît, dans ces traditions, manquer de convenance, de
vraisemblance ou de raison. Le vieux livre de Paul Decharme intitulé La critique
des traditions religieuses chez les Grecs conserve, après plus d'un
demi-siècle, presque tout son intérêt et toute sa valeur.
Un tel
rationalisme tend naturellement à se fermer à la notion de miracle, Saint Paul
disait : « Les Juifs demandent des miracles ; les Grecs, eux, ne
veulent que la sagesse ou la science. Quand l'apôtre affirme à Athènes, sur
l'Aréopage, devant un auditoire de philosophes stoïciens et épicuriens, que
Jésus est ressuscité d'entre les morts, on l'interrompt aussitôt avec dédain et
moquerie : « Nous t'entendrons là-dessus une autre fois ».
Cependant,
au début de ce même discours, Paul a dit : « Je le vois bien, Athéniens,
à tous égards vous êtes les plus religieux des hommes ». Est-ce seulement
flatterie, captatio benevolentiæ à l'imitation des rhéteurs ? Non, les Athéniens
et tous les Grecs avec eux furent en effet, comme la totalité des peuples
antiques, très religieux. Certes, à partir du Ve siècle, il y eut
dans l'élite bien des esprits forts,
tels Périclès et Thucydide, mais il serait faux de dire que la masse seule
demeure croyante : beaucoup d'Athéniens de la classe dirigeante, des
stratèges et des écrivains tels que Nicias et Xénophon, qui ont vécu pourtant après l'époque
d'émancipation intellectuelle qui fut celle des sophistes, restent profondément
religieux, et même superstitieux.
Les
philosophes grecs, pour la plupart, ne furent nullement des athées. Les Épicuriens,
qui surtout font figure d'incrédules et de rationalistes, croyaient à
l'existence des dieux, — dieux lointains, il est vrai, et se désintéressant des
affaires humaines. À plus forte raison, en dehors du Jardin, les autres écoles
philosophiques admettaient-elles, sous une forme ou une autre, l'existence du
surnaturel, sans renoncer pour autant à l'exercice normal et plein de la
raison.
Le mot de mystère et ses dérivés un peu
inquiétants comme mystique et mysticisme sont d'origine grecque. C'est
sans doute parce que mué : signifie « fermer ou garder
clos les yeux ou la bouche » que le verbe muéô a pris le
sens de « initier à un culte secret » ;
d'où : mystès,
l'initié, le myste, mysticos,
« qui concerne l'initiation (myésis) »,
et enfin mystérion : cérémonie religieuse secrète,
réservée aux seuls initiés, comme le sont par exemple les rites des
« mystères » de Déméter et de Corè à Éleusis.
De même
qu'ils ont créé la démocratie, les Grecs ont inventé la philosophie. L'attitude
première de toute philosophie, c'est l'interrogation, la recherche que suscite
une curiosité en perpétuel éveil. Or, malgré les tentatives des philosophes
ioniens et éléates pour expliquer le cosmos par un
principe simple (le feu ou l'eau, l'amitié ou la haine, l'un, la dualité ou le
multiple), trop de réalités, ici-bas, restent obscures et proprement
mystérieuses.
Sans même
parler des dieux et de leur culte, l'amour que suscite la beauté physique et
morale (pour les Grecs, c'est tout un) d'un être humain, amour qui peut naître
en un instant et envahir durablement tout le champ de la conscience, comment
expliquer la mutation brusque et profonde qu'il opère ?
Et le poète
qui a charmé et instruit toutes les générations du peuple grec, le prestigieux
Homère, où a-t-il trouvé la source d'idées, d'images et de mots d'où ont jailli
toutes vives l'Iliade et l'Odyssée ?
Il
s'adresse lui-même à sa Muse : « Déesse, chante-nous la colère
d'Achille ». N'avait-il pas le sentiment qu'une divinité, présente dans
son cœur et jusque dans sa voix, lui inspirait ses chants ?
Comment
certains dieux, notamment Apollon, peuvent-ils communiquer à leurs prophètes et
prophétesses la connaissance de leurs volontés, et celle des événements
futurs ?
Comment
aussi les dieux des initiations, des mystères
proprement dits : Déméter et Corè à Eleusis, ailleurs Dionysos et son
prophète Orphée, peuvent-ils apporter aux hommes la révélation de leur destinée
et les conduire, par des rites secrets, à la béatitude éternelle ?
Mystères de
l'amour, de la création poétique, de la divination inspirée, des religions
secrètes posent à l'intelligence investigatrice et à la réflexion de difficiles
problèmes. On a beau croire fermement aux pouvoirs du logos, de la
raison et refuser en principe l'inintelligible, l'irrationnel, on ne peut tout
de même garder les yeux fermés sur la réalité au point de méconnaître
l'existence multiple, inquiétante, angoissante, autour de nous et en
nous-mêmes, du mystère. Le sentiment que provoque chez l'homme l'approche de
ces forces ou de ces êtres inexpliqués, mystérieux que sont les dieux et les
démons, bons ou mauvais, c'est le thambos, mot d'origine
préhellénique qui signifie proprement l'effroi devant le sacré.
Platon,
dans le Phèdre, distingue deux sortes de folies,
celle, des insensés, qui est une maladie de l'esprit, et celle des génies et
des authentiques inspirés, qui est une grâce divine (théia moïra). Il discerne quatre formes de délire salutaire envoyé
par les dieux aux hommes pour leur bien : délire prophétique, initiatique,
poétique et amoureux. Puis il compare l'âme à un attelage ailé, qui, dans la
procession céleste, peut s'élever grâce à l'amour jusqu'au lieu supra-céleste
où apparaît la « vision béatifique » (macaria
opsis). Le principal moyen de connaissance pour Platon, du
moins quand il s'agit d'accéder aux éternelles Idées, du Bien suprême, c'est-à-dire à
Dieu, ce n'est plus la
raison — qui, toujours nécessaire, ne saurait suffire —, c'est l'amour.
Nietzsche distinguait en les opposant
le côté apollinien et le côté dionysiaque de la religion grecque. Partout où le
monde gréco-romain nous offre des cas de ménadisme,
c'est-à-dire de délire individuel ou collectif d'origine religieuse, nous
trouvons Dionysos-Bacchos, le dieu de la nature vierge et de la vie sauvage,
des bêtes de la montagne et de la forêt, de l'arbre, du lierre et de la vigne,
dont le fruit donne l'ivresse.
Même à Delphes, où règne pourtant le
calme et lumineux Apollon, le souterrain prophétique contient le tombeau de
Dionysos, dieu qui meurt et renaît comme l'Osiris égyptien, et le délire de la
Pythie est un phénomène dionysiaque plutôt qu'apollinien, même si les poètes
exagèrent quelque peu la violence de cet enthousiasme,
tel Paul Valéry écrivant dans Charmes :
La
Pythie exhalant la flamme
De naseaux durcis par l'encens,
Haletante, ivre, hurle ! ... l'âme
Affreuse, et les flancs mugissants !
De naseaux durcis par l'encens,
Haletante, ivre, hurle ! ... l'âme
Affreuse, et les flancs mugissants !
À Eleusis, le cri de Iacchos, poussé lors de la grande procession
sur la Voie Sacrée, ne diffère que par l'initiale du nom de Bacchos, dont
l'influence semble avoir été forte sur la religion de Déméter, mère de
Brimos-Dionysos.
Dionysos est aussi le dieu des
Bacchants et Bacchantes, des Ménades et des Thyades, le dieu de l'orgie, dont les fidèles, hommes et surtout
femmes devenus inconscients, en proie au délire mystique du maître qui les possède, déchirent tout
animal qu'ils rencontrent et en dévorent la chair crue (rite de l'omophagie).
Orphée, prophète de Dionysos, est ce chantre thrace qui, par le
merveilleux pouvoir de la musique, endort Cerbère et descend vivant aux enfers
pour en ramener Eurydice. Cette descente dans l'Hadès doit être mise en rapport
avec les croyances orphiques relatives à l'outre-tombe.
Selon les Orphiques, le cycle des
morts et des renaissances est sans fin pour les non-initiés, mais la révélation
d'Orphée offre à ses adeptes l'unique voie de salut. L'Orphique mène une vie
d'abstinence et de renoncement ; il est végétarien et rejette tout ce qui
pourrait renforcer en lui l'élément corporel, source d'impureté, car le corps
est le tombeau (sôma =
sèma) de l'âme, et celle-ci doit s'en libérer pour accéder à la véritable
vie. Alors, l'initié peut dire à la reine des Enfers :
Je
viens d'une communauté de purs, ô pure souveraine de l'Hadès et vous autres,
dieux immortels ! Car je me flatte d'appartenir à votre race bienheureuse.
Mais le destin m'a abattu. Enfin j'ai bondi hors du cycle des peines et des
douleurs, et me suis élancé d'un pied prompt vers la couronne désirée. Je me
suis réfugié sous ton sein, Dame des Enfers. Perséphone répond : ‘Ô
fortuné, ô bienheureux ! Tu es devenu dieu d'homme que tu étais’. Et l'Orphique,
à son tour : ‘Oui, chevreau, je suis tombé dans le lait’.
De telles croyances, qui ont eu tant
d'influence sur Platon et tout le courant de pensée qui dérive de lui,
contiennent un élément révélé, supérieur à la raison. Les premiers chrétiens, sur
les murs de leurs catacombes, représenteront parfois Orphée, comme si celui-ci
avait été un prophète du vrai Dieu.
* * *
Cinquième contraste : les Grecs
ont méprisé le travail manuel, bon pour les esclaves et les prolétaires, mais
leurs découvertes mathématiques sont à l'origine des étonnants progrès de la
science et de la technique modernes.
Euripide, dans sa tragédie perdue d'Antiope, faisait discuter les jumeaux Amphion
et Zéthos sur les mérites comparés de la vie active, incarnée par Zéthos,
athlète et chasseur, et de la vie contemplative, personnifiée par le musicien
Amphion. L'avantage restait à Amphion,
qui devenait roi de Thèbes et construisait les remparts de
cette ville par la seule vertu des accents magiques de sa lyre.
Platon et
Aristote sont, à la différence de Socrate qui s'entretenait si volontiers avec
les artisans, des aristocrates. Pour eux, la poïésis, c'est-à-dire
la fabrication d'un objet quelconque : lit ou maison, ou même d'une œuvre
d'art (sculpturale, poétique ou musicale) est une activité de second ordre,
indigne du sage qui ne doit s'adonner qu'à la praxis ou à la théoria, c'est-à-dire à la pratique des
affaires politiques ou à l'étude et à la vie philosophique. Dans le mythe du Phèdre, Platon
classe les genres de vie, selon leur dignité, en neuf échelons : celui du
laboureur et de l'artisan est le septième, juste au-dessus du démagogue et du
tyran qui sont les pires fléaux et les plus méprisables des hommes.
Cet état
d'esprit a probablement retardé le développement de la science hellénique, si
remarquable en ce qui concerne la spéculation abstraite des mathématiques, car
l'expérimentation physique, qui comporte une part de travail manuel, n'apparaît
guère avant l'époque du grand Archimède, au IIIe siècle
avant J.-C.
Les noms de
Thalès, de Pythagore et d'Euclide suffisent à rappeler que les Grecs ont créé
l’instrument par excellence de la domination de la nature par l'homme :
les mathématiques. « Nul n'entre ici s'il n'est géomètre », lisait-on
à la porte de l'Académie.
Mais la
science alexandrine est allée bien au-delà. Les grands noms scientifiques des IIIe et
IIe siècles avant J.-C., ce sont : Euclide, qui codifie la
géométrie de l'époque classique, — Ératosthène de Cyrène, chef de la
bibliothèque d'Alexandrie, fondateur de la chronologie historique et de la
géographie scientifique, qui mesura la longueur de la circonférence terrestre
avec une approximation étonnante, — Archimède de Syracuse, géomètre, ingénieur
et véritable créateur de la physique moderne, — Aristarque de Samos dont
l'intuition et la science astronomiques devancèrent Copernic en affirmant que
c'est la terre qui tourne autour du soleil, et non pas l'inverse, — Hipparque
de Nicée qui découvrit la précession des équinoxes et fut, au dire de
Bigourdan, « le plus grand astronome de l'antiquité, et, peut-être, de
tous les temps », — Hérophile de Chalcédoine et Érasistrate d'Ioulis qui,
grâce aux vivisections pratiquées sur des animaux et aussi sur des hommes
condamnés à mort comme criminels, découvrirent, vingt siècles avant Harvey, la
circulation du sang.
Si je
rappelle ces noms, c'est parce que trop souvent l'on parait croire que la
science grecque en était restée à Pythagore et à Hippocrate, comme si l'époque
hellénistique, longtemps considérée à tort comme une période de décadence,
n'appartenait pas, aussi bien que l'époque classique, à l'histoire de
l'Hellade.
Dès le Ve siècle
d'ailleurs, Démocrite, dont la physique annonce celle d’Épicure fait figure de
génial précurseur par sa théorie des atomes.
Bien sûr,
l'atome qu'il jugeait insécable, a été désintégré depuis, mais la conception déterministe et
mécaniste qu'il se faisait de l'univers ressemble fort aux
hypothèses qui ont permis le prodigieux développement de la science moderne.
Démocrite a vraiment ouvert la
voie à la recherche positive, et, finalement, comme l'a écrit M. Solovine,
« l'image de l'univers est pour nous aujourd'hui la même qu'elle était pour
Démocrite : un nombre inconcevable de corpuscules disséminés dans l'espace
sans bornes et se mouvant éternellement ».
En outre
les Grecs ont pressenti dans leurs rêves les futures conquêtes de la
technique : l'aviation, avec la légende d'Icare, — les machines-robots,
avec les servantes métalliques d'Héphæstos au chant XVIII de l'Iliade, — les voyages
inter-planétaires dans l'Icaroménippe
de Lucien.
* * *
Quel est donc le principe sous-jacent
d'unité qui relie les unes aux autres les différentes civilisations
grecques : celles de Cnossos et de Mycènes, celle de l'archaïsme, celle
d'Athènes aux temps classiques, et celle de l'époque alexandrine ?
Ce principe tient en un mot :
l'homme. L'homme a toujours été au centre de la pensée, de la littérature et de
l'art helléniques de tous les temps.
On sait que, dans la plupart des
littératures anciennes, les premiers poèmes sont consacrés uniquement à la
divinité et à l'origine du monde. En Grèce, certes, il y a la Théogonie d'Hésiode,
mais il y a d'abord l'Iliade et l'Odyssée : Homère n'ignore pas
l'Olympe, mais il donne le devant de la scène aux hommes, et, quand ceux-ci s'appellent
Achille, Hector ou Ulysse, ils sont plus exemplaires que les dieux.
Les peintres de vases athéniens, dès
leurs premiers essais, si gauches, du VIIIe siècle avant J.-C., font
place à la figure humaine dans le décor géométrique de leurs poteries. Ensuite
tout l'art grec — archaïque, classique, puis hellénistique — exaltera la beauté
du corps masculin et féminin. Sur les vases et les bas-reliefs, la
représentation de l'homme envahit tout ; c'est seulement à l'époque
alexandrine que le décor, rustique ou citadin, fera son apparition dans les
bas-reliefs du genre pittoresque. Quant aux statues, du Kouros du Pirée
à la Vénus de Milo, elles parlent assez d'elles-mêmes.
En Ionie, les premiers philosophes
tournent leurs regards vers le monde, mais, au Ve siècle, la révolution socratique et sophistique
concentre l'attention sur l'homme. D'une certaine manière, la maxime « Connais-toi
toi-même » empruntée par Socrate à la sagesse delphique, et l'adage de
Protagoras : « L'homme est la mesure de toutes choses », se
rejoignent et convergent. Chacun à sa manière, l'Athénien et l'Abdéritain sont
tous deux humanistes.
En ce Ve siècle la pensée
des poètes eux-mêmes se détourne un peu des dieux et, pour ainsi dire, se
laïcise ou s'humanise. Eschyle, dans le Prométhée, attribuait à ce Titan
l'origine de la civilisation humaine et Euripide confiait à Thésée, dans les Suppliantes,
des propos analogues (voir ci-dessus).
Sophocle, lui qui, pourtant, ne fut pas l'élève des sophistes, fait chanter au
chœur d'Antigone .
Il
est bien des merveilles en ce monde ; il n'en est pas de plus grande que
l'homme...
Parole, pensée prompte comme le vent, aspirations d'où naissent les cités, tout cela, il se l'est enseigné à lui-même.
Parole, pensée prompte comme le vent, aspirations d'où naissent les cités, tout cela, il se l'est enseigné à lui-même.
Toutes les contradictions — plus ou
moins apparentes — que nous avons signalées n'empêchent pas que la Grèce ait
toujours été attentive d'abord à l'homme.
Dans le domaine politique, les
Hellènes ont fondé la liberté civique, cet idéal que Démosthène a défendu avec
les accents que l'on sait. Lorsque la cité classique eut fait son temps, les
Stoïciens ont proclamé l'homme cosmopolite, c'est-à-dire citoyen du
monde. À la définition d'Aristote, que j'ai rappelée, Chrysippe substitue
celle-ci : « L'homme est un être qui vit dans une société universelle (coïnônicon). « Les
Grecs ont su dépasser le cadre étroit du particularisme politique pour
atteindre à l'œcuménisme.
La plupart d'entre eux ont su aussi,
nous l'avons vu, professer un rationalisme, non pas court et borné, comme celui
de Lucien, mais un rationalisme ouvert sur le mystère et l'ineffable. Si l'on
pense que l'homme est un être incomplet, inachevé et qu'il y a dans l'univers
d'autres réalités que les choses visibles, ce point de vue, qui est celui de
Platon, de Plutarque, de Plotin, n'apparaîtra nullement comme étranger à
l'humanisme.
Mais ce qui définit le mieux
l'humanisme grec, ce qui lui confère son ton particulier, sa nuance propre,
c'est le culte du beau. L'admiration de toute beauté, mais surtout de la,
beauté, indissolublement physique et morale, de l'être humain est un thème
constant des lettres helléniques, depuis Homère jusqu'à Plotin, et bien
au-delà. La beauté inspire naturellement l'amour, mais, tandis qu'ailleurs
l'amour est réputé aveugle, il devient chez Platon la condition première de la
connaissance la plus haute et de l'illumination suprême.
Homère faisait dire à Pâris, au chant
III de l'Iliade :
Ne
me reproche pas pourtant les dons charmants de l'Aphrodite d'or : les dons
brillants des dieux ne sont pas méprisables, ceux qu'ils nous donnent seuls et
que nul ne saurait par lui-même acquérir.
Plus d'un millénaire après, Plotin,
le philosophe ascète et mystique, fait écho au poète :
La
beauté du corps humain dérive de sa participation à une raison venue des dieux.
Même des Pères de l'Eglise grecque
considéreront comme un argument apologétique, non seulement les cieux « qui
racontent la gloire de Dieu », mais aussi la beauté morale et physique de
l'homme, créé par le Seigneur à son image.
Ne peut-on dire que si la religion de
la Grèce antique est anthropomorphique, c'est un indice que les Hellènes, pour
se représenter les Immortels, n'ont rien trouvé de plus beau que la forme
humaine ?
Concluons donc avec André
Bonnard :
Les
plus importantes des conquêtes dont l'ensemble définit la civilisation grecque
tendent toutes au même but : augmenter le pouvoir de l'homme sur la
nature, augmenter sa propre humanité. C'est pourquoi l'on appelle la
civilisation grecque un humanisme. C'est l'homme et la vie humaine que le
peuple grec s'est efforcé de rendre meilleurs.
Robert Flacelière, in Guide Bleu –
Grèce (1962)