mercredi 4 septembre 2013

En initiant... Karl Jaspers, La philosophie veut la vérité


Attitude de la philosophie à l'égard du monde
Quoi que soit la philosophie, elle est dans notre monde et se rapporte nécessairement à lui.
Il est vrai qu'elle brise les cadres du monde, pour se mouvoir jusque dans l'infini. Mais elle revient au fini et y trouve, dans chaque cas, son fondement historique original.
Il est vrai qu'elle tend vers les horizons les plus lointains, ceux qui dépassent l'être du monde, afin de faire, dans l'éternel, l'expérience du présent. Mais même la plus profonde méditation n'a de sens que si on la rapporte à l'existence (Existenz) de l'homme ici et maintenant.
La philosophie entrevoit les critères ultimes, la voûte céleste des possibilités, et cherche, à la lumière de l'apparemment impossible, la voie par laquelle l'homme peut s'ennoblir dans son existant apparent (Dasein).
La philosophie s'adresse à l'individu. Elle fonde la libre communauté de ceux qui, dans une volonté de vérité, se fient les uns aux autres. Celui qui fait de la philosophie voudrait pouvoir entrer dans cette communauté. Elle est toujours dans le monde, mais ne peut y devenir institution sans perdre la liberté de sa vérité. Le philosophe ne peut savoir s'il en fait partie. Aucune instance ne décrète son admission ou son refus. Il veut, par sa pensée, vivre de telle façon que cette admission soit en principe possible.
Attitude du monde à l'égard de la philosophie
Mais quelle attitude le monde adopte-t-il à l'égard de la philosophie ?
Il y a des chaires de philosophie dans les universités. De nos jours, elles sont gênantes. Par respect pour la tradition, on est poli avec la philosophie, mais, au fond, on la méprise. L'opinion courante est qu'elle n'a rien à dire d'important ; elle n'a d'ailleurs pas d'utilité pratique. On peut donc se demander si, bien que le public en parle nommément, elle n'est pas quasi inexistante. Son existence est prouvée en tout cas par l'opposition dont elle fait l'objet.
Cette opposition est sensible dans des formules comme : la philosophie est trop compliquée ; je ne la comprends pas ; elle passe au-dessus de ma tête ; c'est affaire de spécialistes ; je ne suis pas doué pour ça ; donc, elle ne me regarde pas. Or, c'est comme si l'on disait : inutile de se soucier de la question fondamentale de la vie ; on a le droit de s'abstenir de penser sur le plan général, et de se plonger, par un travail consciencieux, dans quelque chapitre particulier de l'activité pratique ou de l’étude ; quant au reste, il n'y a qu'à avoir ses opinions et s'en contenter.
Cette opposition devient acharnée. Un instinct vital fermé à lui-même hait la philosophie.
Elle est dangereuse. Si je la comprenais, il faudrait que je change de vie. Je me retrouverais avec un autre état d'esprit, je verrais toutes choses sous un éclairage insolite, il faudrait que je révise tous mes jugements. Plutôt ne pas penser philosophiquement !
Puis viennent les accusateurs qui veulent remplacer la philosophie, dépassée, par quelque chose de nouveau, de tout autre. On la méprise comme étant le déchet irrécupérable d'une théologie que l'on croit avoir jetée à terre. On ironise sur les propositions insensées des philosophes. On dénonce la philosophie comme l'instrument servile des pouvoirs politiques et autres.
Beaucoup de politiciens trouvent leur néfaste travail plus facile quand la philosophie n'est pas là. On manipule plus commodément masses et fonctionnaires quand, au lieu de penser, ils ont une intelligence bien dressée. Il faut empêcher que les hommes deviennent sérieux. Il vaut donc mieux que la philosophie soit ennuyeuse. Puissent les cours de philosophie dégénérer ! Plus on enseigne de médiocrités, moins les hommes risquent d'être touchés par la lumière de la philosophie.
La philosophie est donc entourée d'ennemis, qui, généralement, ne sont même pas très conscients. Le contentement de soi des bourgeois, les conventions, l'habitude de juger que le bien-être matériel est une raison suffisante de vivre et de n'apprécier les sciences qu'en fonction de leur utilité technique, la volonté illimitée de puissance, le copinage des politiciens, le fanatisme des idéologies, le désir qu'ont les auteurs doués de se faire un nom en littérature, tout cela s'affirme dans l'anti-philosophie. Ces gens ne s'en aperçoivent pas, car ils ne le comprennent pas. Ils ne se rendent pas compte que leur anti-philosophie est elle-même une philosophie, mais une philosophie pervertie, ni que, si l'on faisait la clarté sur elle, cette anti-philosophie se dissoudrait d'elle-même.
La philosophie veut la vérité
Le problème est, au fond, le suivant : la philosophie veut la vérité entière, et le monde ne la veut pas. La philosophie est donc l'empêcheur de tourner en rond.
Mais on en vient même à se demander ce qu'est la vérité. La philosophie s'assure de la vérité au sens multiple d'être-vrai dans les modes de l'englobant. Elle cherche, mais elle ne possède pas le sens, ni le contenu, de la vérité une. Pour nous, en effet, la vérité n'est pas le fait d'être-tel, dans l'immobilité, mais bien un mouvement infini, incapable de jamais s'achever.
Dans le monde, la vérité est en lutte. La philosophie mène ce combat jusqu'au bout, mais en lui retirant toute violence. Dans la rencontre de tout ce qui est, le philosophe voit la vérité se révéler à lui à travers la communication des pensants et par le fait qu'il se devient transparent à lui-même.
Quiconque fait de la philosophie se met à la recherche des hommes, des individus, écoute ce qu'ils disent, voit ce qu'ils font, et se laisse concerner par cette parole et cette action, dans une volonté de partager le destin de l'humanité.
C'est pourquoi la philosophie ne débouche pas sur une confession de foi. Elle accomplit une lutte perpétuelle en elle-même.
La sincérité est le pari de l'homme
La dignité de l'homme, c'est d'apercevoir la vérité. C'est par la vérité seule que nous sommes affranchis, et seule la liberté nous prépare sans restriction à la vérité.
La vérité est-elle la dernière signification qu'il y ait, pour l'homme, dans le monde ? La sincérité est-elle l'exigence dernière ? Nous le croyons, car la véracité, sincère, sans arrière-pensée et incapable de se perdre en opinions, coïncide avec l'amour.
Notre force consiste à nous saisir des fils d'Ariane que nous lance la vérité. Mais la vérité, c'est toute la vérité ou rien. Il faut que la vérité multiple soit amenée à converger dans l'Un. Nous ne possédons jamais cette Vérité intégrale. Je la manque quand je m'épuise à affirmer, quand j'érige en absolu ce que je sais. On la manque aussi quand on tente un système de l'ensemble de la vérité, car il est impossible que cette vérité d'ensemble existe pour l'homme, et cette illusion le paralyse.
Quiconque fait de la philosophie veut vivre pour la vérité. Où qu'il aille, quoi qu'il arrive, quelque homme qu'il rencontre, partout, et surtout face à ce que lui-même pense, ressent et fait, il interroge. Les choses, les gens et lui-même doivent s'éclairer. Il ne s'y soustrait pas. Il s'y expose au contraire. Il aime mieux échouer dans sa quête de vérité qu'être heureux dans l'illusion.
Il faut que se révèle ce qui est.
Une certaine confiance est possible, mais non pas la certitude : même quand elle nous abat, la vérité suprême se révèle, pourvu qu'elle soit réellement la vérité, ce qui nous soutient. Alors se produit le miracle de la philosophie : pour peu que nous refusions toute illusion, écartions tout voile, percions à jour tout le manque de sincérité, pour peu que nous soyons opiniâtrement lucides, soumettant à la critique jusqu'à notre critique elle-même, cette critique finit par ne plus être destructrice. Au contraire, nous voyons, pour ainsi dire, se révéler de lui-même le fondement des choses, qui nous envoie sa lumière (tel, à celui qui restaure un tableau de Rembrandt, l'original d'une peinture ultérieure qu'elle recouvrait).
Et s'il ne se révèle pas ? Si, pour finir, l'homme découvre le masque de la Gorgone et reste pétrifié ? Nous n'avons pas le droit d'oublier que cela peut se produire. La philosophie se heurte à des abîmes qu'elle ne doit pas cacher aux regards, et ne peut faire disparaître par enchantement.
Quelle a été, dès l'origine, la question qui se posait à l'homme ? C'est plus évident que jamais. Le oui à l'existence est la grande et belle audace, car c'est le lieu de la réalisation de la vérité, de l'amour et de la raison. Quant au non à l'existence, dans le suicide, c'est la réalité d'hommes devant le secret desquels nous sommes muets. Nous n'avons pas le droit d'oublier cette limite.
L'aristocratie philosophique et la masse
La philosophie est-elle là pour l'homme en tant qu'homme, ou bien pour une élite, renfermée sur elle-même ? Pour Platon, peu d'hommes en sont capables, et même, ils ne le sont qu'après une longue propédeutique. Sur terre, dit Plotin, il y a deux sortes de vie : l'une pour les sages, et l'autre pour la masse des hommes. Spinoza aussi n'espère de philosophie que de l'homme rare. Kant, enfin, croit que le chemin qu'il a tracé peut devenir une grand-route : la philosophie est pour tous. Ce serait d'ailleurs grave s'il en allait autrement. Les philosophes ne font pour ainsi dire qu'administrer une collection d'actes, dans lesquels tout doit être justifié avec un maximum de précision.
Contre Platon, Plotin et presque tous les auteurs, nous suivons Kant. Il s'agit là d'une décision philosophique, d'une grande portée pour l'attitude intérieure du philosophe. Elle consiste à refuser de s'incliner devant les faits, à dire : c'était vrai jusqu'ici, c'est vrai actuellement ; oui, mais il ne faut pas que cela reste ainsi, et cela ne restera pas ainsi. On prêtera désormais l'oreille à l'exigence de l'homme en tant qu'homme, exigence souvent cachée et troublée, écartée et négligée. La décision revient à chaque individu.
Irions-nous tirer gloire de l'absence tragique de philosophie géniale à notre époque ? Non, l'expérience de notre propre médiocrité, celle de l'homme en tant qu'homme, qui pourtant comprend les grands hommes du passé, se les approprie, s'approche d'eux plein de respect, mais sans les diviniser, cette expérience est encourageante : ce qui nous est possible est possible à presque tous, s'ils le veulent bien.
Il y a, dans l'Histoire, une grande exception. Les Pères de l'Église chrétienne, considérant que leur devoir était d'annoncer le salut et de pratiquer les œuvres de l'amour, s'adressèrent à tous. Comme les philosophes grecs ne s'étaient adressés qu'à une élite, cela leur servait d'argument contre ces philosophes. La devise de l'Église fut : personne n'est exclu, qui veut croire. La foi la plus simple contient ce qui s'épanouit dans la pensée sublime de l'élite.
Mais le souci de la masse a ceci d'ambigu qu'il entend, du même coup, régner sur elle et que, pour l'amour de la domination, il supporte le mensonge et la superstition, qu'il fait de la politique. Ce grand exemple historique ne peut donc nous servir de modèle.
L'autre ennemi de la philosophie indépendante, donc de la liberté de l'homme, est la pensée prétendument démocratique. Certes, on a raison de dire que ce qui ne convient pas à tous doit disparaître un jour. Ce qui ne trouve aucun écho est, a priori, sans réalité. Mais on a tort de dire que nous savons ce qu'est cette réalité ; ce qui est maintenant sera toujours ; ce qui n'agit pas maintenant n'agira jamais ; l'homme ne change pas. Il faut bien plutôt dire : ce qui est encore isolé peut se répandre. Ce qui ne trouve pas encore d'écho en trouvera. Et surtout : ce qui est réel pour un tout petit nombre peut devenir la réalité suprême d'une époque, et se perpétuer sous cette forme. Ce que la masse n'a pas encore atteint, il se peut que, dans l'avenir, elle le pénètre.
Descendre dans la foule, dans la mêlée bruyante et confuse des hommes, est inévitable pour la liberté de la vérité. L'autre membre de l'alternative serait la domination sur la foule, la censure, l'éducation nivelée. Dans ce cas, les hommes deviennent un matériau pour tyrans.
Dans l'incertitude, une seule chose demeure : croire en la possibilité de la liberté humaine et, dans celle-ci, se rapporter à la Transcendance, sans laquelle cette conviction ne résiste pas.
Indépendance de l'homme philosophe
Il reste vrai que, dans le monde, la philosophie prend conscience de son impuissance. Elle n'a que peu d'écho, et aucun pouvoir de modeler le monde ; elle n'est nullement un facteur de l'Histoire ! Jusqu'ici, cela semble être vrai.
Mais elle est loin d'être impuissante dans le domaine où elle peut signifier quelque chose pour l'individu. Là, au contraire, elle est le seul grand pouvoir par lequel l'homme trouve sa voie vers la liberté. Elle seule permet l'indépendance intérieure.
Cette indépendance intervient là où la seule dépendance totale consiste dans le fait que, dans ma liberté, dans mon amour, dans ma raison, je suis offert à moi-même. Car ces choses, je ne puis les tirer de moi-même, mais uniquement d'elles-mêmes.
Si je parviens au lieu où je suis offert à moi-même, je me distance par rapport à toutes choses, moi y compris. Depuis une sorte de position extérieure (que je ne puis toutefois occuper pratiquement), je regarde ce qui se passe et ce que je fais. C'est comme s'il fallait que je parvienne là pour plonger dans la réalité historique. De là vient la lumière qui fait croître ma liberté intérieure. Je deviens indépendant dans la mesure où je vois les choses dans cette lumière-là.
Cette indépendance est paisible, sans violence, sans orgueil. Elle est d'autant moins prétentieuse qu'elle devient plus sûre d'elle-même. Elle fait ses preuves en subsistant dans le secret.
Dans l'indépendance, la liberté ne reste pas vide. Se limiter à soi-même ne serait pas une indépendance. Au contraire, cette indépendance veut participer au monde. Elle intervient. Entend-elle un appel du sort, elle y répond. Elle ne se refuse pas aux exigences de l'heure. Quand le destin semble tenir les rênes, elle ose se mettre dans des situations dangereuses pour elle, dans l'espoir de les surmonter.
Mais, toujours, elle accepte les conditions des critères qu'elle ne peut trahir parce qu'ils viennent de là où elle a elle-même son origine. Les trahir, ce serait, pour elle, s'anéantir.
Conscience d'être impuissant
L'indépendance du philosophe en l'homme devient fausse quand il s'y mêle de la fierté. Chez l'homme sincère, en effet, le sentiment de son indépendance est toujours accompagné du sentiment de son impuissance, l'enthousiasme de pouvoir est toujours accompagné du désespoir de ne pas pouvoir, l'espoir est toujours accompagné d'un regard fixé sur la fin. Philosopher conduit la dépendance à une lucidité totale, mais de telle façon que, malgré notre impuissance, et au lieu de nous soumettre, nous trouvons dans cette indépendance un moyen de nous rétablir. Voici deux exemples de ce qui se passe dans la pensée.
a) Le quantitatif a le pas sur le qualitatif. L'univers, au sein duquel la Terre, avec tous ses habitants, est moins qu'un grain de poussière, a le pas sur elle. Dans la série : matière, vie, âme, esprit, chaque niveau a ce type de prééminence sur le suivant. Pour finir, ce sont les masses qui ont la prééminence. En face d'elles, l'individu ne compte même pas. Ce qui compte, c'est l'univers, la matière, les masses, bref, ce qui fait le poids.
Mais retournons ce jugement : ce qu'il y a de plus précieux, dans l'univers, c'est l'humanité, dans la hiérarchie des réalités, l'esprit, dans les masses, l'individu en soi, dans les œuvres de la nature, celles de l'art humain. Si nous jugeons autrement, c'est que nous succombons à la tentation du quantitatif, et renonçons au sens de l'humain.
b) L'ensemble de l'Histoire, que nul ne peut connaître et qui n'est même pas nécessairement un ensemble, au sens de tout ce qui est pensable, est impressionnant. L'individu se sent sans défense. Tout ce qu'il est, est déterminé par cet ensemble. Il est bien obligé de s'y plier.
Mais ce qui concerne l'humanité se produit néanmoins par les forces infimes de milliards d'individus. Chacun est responsable, par ce qu'il fait, par la façon dont il vit. Si l'Histoire nous fait l'effet de n'avoir pas de sens, il est pourtant de la raison en elle. Cela dépend de nous.
Mais il y a aussi le fait que ce qui est directement réel pour nous, c'est notre petit milieu. Notre premier devoir est envers lui. Quand nous désespérons de l'avenir, parce que nous ne pouvons prendre en main le cours des choses, ou quand nous nous épuisons en vaines démonstrations, comme si nous pouvions mettre l'univers en mouvement, nous négligeons ce qui nous touche de plus près. Notre affirmation de nous-mêmes est dans la réalité de ce milieu élémentaire. C'est aussi à travers lui que nous participons à l'ensemble.
La situation de notre temps. Est-ce la fin prochaine ?
Dans notre époque, notre impuissance devient consciente d'une façon nouvelle. Nous savons tous comment : La démocratie est en réalité corrompue, et pourtant elle reste la seule voie possible pour la liberté. Elle est plus douteuse encore chez les peuples où elle n'a pas d'origine historique propre.
En se contentant de son miracle économique, le monde libre se berce d'illusions. Le reste du monde convoite ce miracle, mais n'est pas prêt à en accepter les conditions ; au lieu de cela, il fait porter au monde libre la responsabilité de ses propres malheurs.
Dans le monde occidental, l'économique a le pas sur le politique. Par là, ce monde creuse sa tombe. Sa liberté politique ne cesse de diminuer. Souvent, on ne la comprend plus. On assiste à la disparition du sentiment de liberté, de l'esprit de sacrifice.
Dans le monde entier, on constate des tendances à la dictature militaire et au totalitarisme, car la liberté se meurt. Les peuples sont la proie des puissants.
Si elle continue, l'explosion démographique aboutira nécessairement à une conflagration qui coûtera d'innombrables vies humaines.
Les peuples de couleur (plus des deux tiers de l'humanité) se retournent contre les Blancs, avec un ressentiment, une détermination sans cesse croissants.
La bombe atomique est suspendue au-dessus de nous tous. Pour un certain temps, elle empêche encore la grande guerre, qui cependant (nous ignorons quand) commencera l'anéantissement total, si les hommes restent tels qu'ils sont aujourd'hui.
Jusqu'ici, quand des États, des peuples ou des civilisations s'effondraient, d'autres prenaient la relève. Il y avait un élément de permanence : l'humanité. Aujourd'hui, on peut se demander si l'humanité ne va pas commettre un suicide généralisé.
Pendant le sursis qui nous est accordé, nous avons le droit de jouir de la vie. Mais c'est un sursis au pied de l'échafaud. S'il nous est donné, c'est pour triompher d'un péril mortel, ou pour nous préparer à la catastrophe.
La tranquillité de l'Occident, comme si cette vie agréable pouvait durer longtemps, paraît scandaleuse. Les conséquences des illusions volontaires d'avant 1914 ne nous auraient-elles pas appris où mène cette irresponsabilité morale et politique ?
L'instant présent est à cheval entre deux abîmes. Nous avons à choisir : ou bien nous sombrons dans la ruine de l'homme et de son univers, par suite de la cessation de son existence, ou bien nous prenons l'élan par lequel nous donnerons naissance à l'homme véritable, dont les chances sont infinies.
Que vient faire ici la philosophie ?
Elle enseigne du moins à ne pas se laisser berner. Elle ne permet d'écarter aucun fait, aucune possibilité. Elle apprend à regarder en face la catastrophe vraisemblable. Au sein de la tranquillité du monde, elle éveille l'inquiétude. Mais elle interdit aussi la sottise de tenir la catastrophe pour inévitable. Car, malgré tout, l'avenir dépend aussi de nous.
Si la philosophie devenait énergique dans sa pensée, convaincante pour les hommes et digne de foi, grâce à ceux par la bouche desquels elle parle, elle pourrait être un facteur de salut. Elle seule peut réformer la méthode de pensée.
Même face à l'échec total, qui reste possible, la philosophie maintiendrait la dignité de l'homme durant son déclin. Dans une communauté de destin fondée sur la vérité, l'homme regarde en face quoi que ce soit qui lui arrive.
Car, dans le déclin, il n'y a pas de néant. Le dernier mot appartient à l'homme qui, dans l'échec, aime et conserve une confiance incompréhensible dans le fondement des choses.
Parlons en chiffres : l'origine d'où sont issus l'univers, la Terre, la vie, l'homme et l'Histoire a des possibilités qui nous sont inaccessibles. L'expérience de l'échec clairvoyant peut en être certaine.
C'était une tentative, d'autres suivront, en nombre infini. Mais, présents un instant dans cette tentative, l'amour et la vérité attestent qu'il s'agissait de plus que d'une tentative. Une parole d'éternité a été prononcée.
Aucune pensée susceptible d'être accomplie, aucune connaissance, rien de concrètement saisissable, aucun des chiffres que nous venons de nommer ne parvient jusque-là.
Par-delà tous les chiffres, la pensée rejoint le silence rempli de raison insondable.

Karl Jaspers, in Initiation à la méthode philosophique