vendredi 27 septembre 2013

En réveillant... Maurice Clavel, Mais s'Il revient Lui-même ?

Je reçois la visite d'un prêtre, d'un ami, cher entre tous, qui suit mon ouvrage, qui s'en inquiète, qui ne veut certes pas me décourager de poursuivre — comme tant d'autres, par qui j'ai été abandonné — mais... mais... il n'aimerait pas que je me fasse « récupérer » par la Droite, et ne comprend guère que j'en doute et que je m'en foute... Il s'est converti sous le Pape Jean XXIII, grâce à lui, et il m'aime...
Cette fois il m'apporte des textes importants, des articles de deux vénérables Pères Conciliaires, parus à l'occasion du dixième anniversaire de la fin du Concile, pour me montrer que c'est « une base solide ».
Je lis avec respect. Voici quelques extraits. L'un dit :
« Le monde moderne a développé un certain nombre de valeurs d'estime de l'homme, de la culture, de l'histoire, de la science, de l'égalité sociale, de la justice. Tout cela, sauf de belles exceptions, avait été jusqu'ici ou admis à contrecœur ou trop petitement... Cet après-Concile, pour moi, c'est surtout l'ouverture de l'Église au monde moderne, c'est-à-dire aux lumières ».
C'est moi qui souligne et soulignerai les perles... L'autre Père nous dit :
« Avènement définitif de la sécularisation : c'est la préoccupation politique, sociale et culturelle qui occupe le devant de la scène, pas la préoccupation religieuse. Le destin humain ne se joue plus dans l'enclos religieux ».
Notons que le « destin humain » se joue pour lui « sur le devant de la scène »... Penseurs, fatiguez-vous donc à creuser !
Et encore :
« Le problème c'est l'homme... Les chrétiens sont sommés de remettre sur le métier leur humanité. Et l'identité chrétienne ne va plus de soi... Ce mouvement de questionnement radical... exige de l'Église des preuves en humanité... »
Là tout serait à souligner. Cela illustre et dépasse mon « amen aux examens » ! Enfin, l'apogée :
« Que nous le voulions ou non, la crédibilité chrétienne passe aujourd'hui par la crédibilité humaine... C'est l'homme qui fait le chrétien. Ce sont des hommes et des femmes reconnus comme tels qui font l'Église. Et l'Église devra toujours veiller à la qualité humaine de son enracinement et de sa parole... Ce qui est une manière de rejoindre l'incarnation, affirmation centrale du christianisme, s'il en est ».
Le prêtre guettait mon impression.
Il me fallut la lui confier. Je pris un biais :
— Heureusement, lui dis-je, que l'Église n'est ni une faculté de philosophie ni une armée en guerre ! ...
— Pourquoi ? dit-il.
— Philo : zéro. Armée : douze balles dans la peau.
Nous parlions familièrement, on le voit. Je repris, après un silence :
— Je crois bien que je n'ai jamais vu un tel concentré de nullité intellectuelle et de défaitisme spirituel... Oui, c'est cela, rien de plus lâche, aux deux sens du mot. Lâche, comme les mailles d'un tricot épuisé. Lâche, comme tous ceux que le Salut Public colle au poteau.
Et je lui demandai, sur un ton de reproche tendre :
— Est-ce pour me réconforter que vous m'apportez le désastre ?... Entre nous, pourquoi m'avez-vous amené ces textes ?
Il répondit :
— Afin de vous dissuader, dans vos critiques féroces, souvent si justes, de remonter au Concile.
— Mais je n'y songeais pas ! lui dis-je.
— Ah bien, dit-il, dans un grand apaisement...
Et moi :
— Mais maintenant, comment faire autrement ?
M. Maurice Clavel crevait depuis longtemps de rage impuissante et ricanante dans le désert stérile et solitaire de son soi-disant univers spirituel. Depuis quelques années ses yeux au ciel et ses mains jointes couronnaient le narcissique portrait qu'il ne cessait de nous infliger de lui-même, notamment, à longueur de colonnes, chaque semaine, dans un grand hebdomadaire de gauche où il s'est inexplicablement glissé et maintenu, pour bafouer, persifler, démobiliser les forces progressistes de la libération humaine. Mais voici que dans son dernier ouvrage, sans doute impatient de connaître enfin le succès, et cédant à ses compulsions obsessionnelles, il se démasque. Son amour de Dieu n'était que haine. Dieu lui est un moyen de haïr son prochain. Son culte passéiste et son adoration suspecte, qui ne manqueront pas de faire jubiler les intégristes et les chaisières, somment Dieu, et le louent, de revenir piétiner avec ivresse, — avec la même soûlerie de sang qui le grise dans les horribles holocaustes de la Bible — les débris fumants de l'Homme et de toutes les merveilles qu'il a pu faire par lui-même... Mais à quoi bon poursuivre ces réflexions qui probablement l'en chantent ? La charité — mais soupçonne-t-il ce que c'est ? — doit nous inspirer désormais un grand silence. Dans son irrépressible orgueil et son mépris forcené de ses frères, dans sa haine absolue et totale de l'homme, M. Maurice Clavel s'est mis lui-même au ban de l'Humanité.
On reconnaît là quelques articles qui m'attendent. Pourquoi, au fond, ne pas les rédiger moi-même ?... Toutefois il se peut que malgré ce genre d'écrits, j'atteigne quelques lecteurs. Et dans ma lutte inégale et désespérée contre les démons du facile, dans mon combat pied à pied de rigueur et de vigueur, je dois considérer constamment où ils en sont. Or, si même j'ai pu les entraîner jusqu'ici, je crains qu'ils ne ressentent pas avec la même abomination et désolation que moi les énormités de nos grands Révérends Pères Conciliaires sur la « crédibilité humaine » servant de fondement ou de modèle à la « crédibilité chrétienne », et cet examen de passage — devant qui ? — où nous serions sommés de fournir nos « preuves en humanité ». J'ai peur que le charabia ne leur cache la chienlit. J'ai peur qu'ils n'y voient pas l'abandon de tout ce que c'est. J'ai peur qu'ils ne se laissent encore impressionner par l'évidente et équivoque beauté du mot « homme ». J'ai peur qu'ils ne se disent que je suis contre l'homme par inhumanité, surtout s'ils n'ont pas lu les ouvrages où je montre que, depuis deux siècles en puissance et dans ce dernier en fait, l'inhumain c'est l'homme. Je voudrais les éclairer, les convaincre. Et je voudrais convaincre, peut-être plus encore, ces frères que j'estime séduits ou égarés, que j'espère ne jamais appeler mes adversaires, afin que tout soit clair entre nous lorsque enfin je les supplierai.
Entendons-nous. Si l'humanisme est la doctrine de la valeur absolue de l'homme, je suis humaniste, avec Kant, avec tous les athées idéalistes, contre Nietzsche, contre Foucault. Si l'humanisme est la doctrine de l'existence absolue de l'homme, de l'homme seul, à l'exclusion de Dieu, je suis antihumaniste. Je n'admets pas l'existence de cet homme qui exclut Dieu — et qui d'ailleurs, dans la grande pensée occidentale, vient en quelque sorte d'avouer son inexistence... Mais comme justement on m'a beaucoup reproché d'admettre, à l'inverse, l'existence d'un Dieu qui exclut l'Homme, ou encore de donner à choisir entre Dieu et l'Homme présentés dans une exclusion réciproque, un « ou bien... ou bien », je dois répondre à cette présentation courte et calomnieuse de ma thèse.
Et je réponds : non, le dilemme, l'exclusion réciproque n'est pas entre Dieu et l'Homme, mais entre Dieu et l'homme. Qu'on veuille bien accepter cette précision typographique, qui distingue deux réalités différentes, presque contraires. J'appelle homme l'individu de l'espèce humaine. J'appelle Homme celui qui, par-delà le péché, est recréé comme tel par l'agonie, la mort et la résurrection irradiante du Christ, Homme Absolu : le voici alors, l'Homme, individu enfin parfaitement singulier et universel, naissant et existant par le drame absolu et historique de cette Révélation Christique. Il naît et il existe avant d'être pensé — il ne le fut guère chez nous qu'il y a deux siècles — ou encore il vient remplir tout à coup d'existence une pensée vide ou incomplète — tel le genus humanum de l'Antiquité, étrangement contemporain du Christ, mais qui n'excluait rien de moins que les esclaves, les femmes et les barbares... Saint Paul proclamant « Il n'y a plus ni Grecs, ni juifs, etc. » n'est pas l'auteur d'une théorie, mais le héraut d'un fait absolument nouveau, réel et qu'il s'agit cependant de réaliser : l'Homme existe. C'est comme dans l'instant décisif d'une guerre : tout reste à gagner, mais c'est gagné ; c'est gagné mais tout reste à gagner. Tel est le Christianisme, ou l'Histoire Chrétienne, histoire absolue de l'Homme, toujours à finir de se gagner, tellement libre qu'il peut toujours se reperdre. Et c'est ce dernier malheur qui arrive depuis deux siècles.
J'appelle homme, en effet, le sujet humain d'Occident qui, collectivement, profondément, par le choix fondamental de notre dernière culture, a cru devoir et pouvoir tuer Dieu en lui, se couper de sa racine divine d'existence et, sinon se créer, du moins se produire en s'incorporant le monde et s'attribuer la source de toute vérité. Prométhéen ? L'expression est inexacte et, pour nous chrétiens, renferme un piège. Car la révolte légitime de Prométhée visait à détruire ou détrôner un Dieu entièrement extérieur à l'homme et l'asservissant du dehors : tel est peut-être en Occident le Dieu de Voltaire, architecte et gendarme. Tel n'est pas notre Dieu, plus intime que mon intime, avec lequel je ne suis ni un ni deux : au reste, si la transcendance divine était une extériorité absolue à l'homme, elle n'aurait jamais été révélée ni soupçonnée. Et j'ai montré que cette Révélation nous rend à nous-mêmes et nous libère, échappant ainsi au cri sublime et un peu simpliste de Sartre : « Toute philosophie qui ne part pas de l'Homme et de sa liberté absolue le dégrade et se déshonore ». Car au contraire l'homme qu'envahit Dieu par le Christ est recréé libre. Si vous ne voyez pas comment une révélation nous libère, pensez à celle de l'amour charnel et vous comprendrez : nous sommes révélés à nous-mêmes, transformés en nous-mêmes. Mais en revanche l'homme qui s'est arraché à Dieu par sa prétendue suffisance métaphysique est vide, et il se prend passivement à son vide — comme dans le vertige, si bien décrit par le même Sartre — d'abord sans le savoir ; mais son premier soupçon s'appelle désespoir...
Nous sommes au dernier instant de notre dernière culture — mort de Dieu, avènement absolu de l'Homme, espèce de Péché Originel réitéré au carré... Nous en sommes à l'écœurement de tout désir et l'exténuation de toute idée, crispés sans tragédie, défaits sans adversaires, esclaves même sans maîtres, accusant tout sauf nous-mêmes. C'est bien l'homme qui meurt, celui qui a tué Dieu en lui — ou plutôt a cru le tuer et l'a refoulé... Il meurt, comme nous l'avait annoncé Nietzsche, comme nous le confirment nos anthropologies qui partout ont dissous ou débusqué le sujet, ne nous laissant plus même la ressource de dire je avec un semblant de fondement. Il meurt de l'autarcie dont il est né, qui s'avère un autisme. Il en arrive au point où il n'a plus assez de pensée pour être ni d'être pour se penser : épuisement philosophique, quelles que soient les doctrines ou leur macédoine ; aliénation sociale, quels que soient les systèmes ou les régimes... C'est donc l'Homme qui est à ressusciter ou à relibérer de l'homme.
Et c'est ce qui arrive, frères ! C'est le retour de Dieu, toujours à notre recherche, tant il nous aime et a besoin d'être aimé de nous nommément ! C'est trop beau et c'est vrai ! Il nous presse tandis que nos résistances faiblissent, faute que notre suffisance ait pu fonder un ordre qui nous suffise... Dois-je répéter à mes calomniateurs dominicains ou jésuites que c'est Son Amour qui nous presse et non sa vengeance ? Que ce retour est à l'opposé d'une revanche ? Que Dieu ne revient pas piétiner avec rage le cadavre et brandir en triomphe le scalp de l'homme, pas même de l'homme ? Bien plutôt il revient nous recréer une fois de plus en Hommes — si nous le voulons bien, car nous sommes absolument libres, libres d'être ou non libérés... Oui, c'est ce qui se passe ! Oh ! ne soyons pas mièvres, amis ! C'est la blessure ressuscitante ! C'est la brèche radieuse où il faudrait s'élancer, foncer, sans nulle autre pensée que d'une action de grâces pour cette histoire d'Amour après deux mille ans recommencée, d'Amour inlassable... Oui, c'est ce qui se passe ou qui se passerait — il faut que je le répète sans l'Église, sans l'abandon de l'Église à l'homme passé, défunt, dépassé ! C'est la Colonne de Secours que j'annonçais, qui arrive, et qui risque d'arriver une minute après la capitulation massive ! Seule tragédie de ce temps ! Et je ne sais pas si tout est perdu ou gagné ! Et je n'y peux rien, si on ne m'entend ! Oui, je l'avoue, j'enrage et palpite et défaille, comme un enfant, devant un suspens final de film de Télé — course de vitesse en montage parallèle entre bons et méchants, indécise jusqu'à la dernière seconde — trépigne, gesticule, se contracte, s'arrête de respirer...
Sauf que c'est vrai et qu'il y va du Salut du Monde...
Alors vous comprendrez que je vous supplie à genoux, frères égarés ! Je vous implore, masses, foules, âmes et personnes chrétiennes, peuple qui ne sait pas qu'il est livré, négocié ! Et même vous, mes Pères, une dernière fois je vous conjure ! Pour la pensée, d'abord : après avoir été en retard de tout dans cette culture, serez-vous en retard de toute une culture ! Serons-nous les derniers imbéciles heureux ?...
Non. Puisque je me suis fait comprendre, je l'espère, je vais vous comprendre à fond. Je ne soupçonne pas votre foi. Vous croyez. Vous avez cru en Dieu sous le règne de l'homme. Il vous a fallu, vous avez eu de la force : certes, pas tout à fait celle de dire non à ce règne — et qui d'ailleurs l'a fait, hors des douairières et des grands poètes ? — mais celle de garder Dieu, d'essayer de nous le transmettre... Alors tout ce temps-là vous L'avez non seulement humanisé ce qui va de soi, puisqu'il s'est fait une fois homme — mais humanistisé. Vous l'avez rhabillé ou rafistolé en homme, pour le faire survivre, timide et toléré, pour le faire passer, un peu inaperçu et distraitement admis, au long de notre dernière culture, vous disant qu'après tout il n'en était pas à une incarnation près et finissant peut-être par vous y prendre : pieuse ruse, mais d'une piété véritable, ce Christ de contrebande. Les agnostiques s'en amusaient. Les marxistes vous guettaient. Les athées avertis s'en agaçaient, non sans noblesse.
Mais ils étaient peu. Et vous avez réussi au-delà de toute espérance, ces derniers temps, grâce à l'épuisement de la dignité humaniste. Je m'explique. Le Christ, dans votre propagande, n'étant plus guère Dieu — et bientôt plus du tout — mais un ami, un proche, un copain, un pote, il y avait un danger. Vous pouviez alors craindre que des rationalistes, ou même des personnes vulgairement sensées, ne se disent :
Mais qu'est-ce qu'ils ont après ce gars de Nazareth, mort voilà deux mille ans et plus même ressuscité — comme eux-mêmes le reconnaissent ? Il ne leur manquait plus que de devenir fétichistes ! Ils renoncent à la divinité de leur Dieu pour nous rendre un magicien ! Certes, le Père B... de Témoignage chrétien, nous assure qu' « étant allé au bout de lui-même comme homme, il est devenu dieu pour nous et avec nous ». Mais entre nous, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Il y a des tas d'hommes qui sont allés jusqu'au bout d'eux-mêmes ! L'humanité, par bonheur et pour son honneur, en est pleine ! Les héros, les martyrs, les sages ! On a souffert à Buchenwald et au Goulag plus que sur la Croix ! Alors pourquoi Jésus seul Dieu pour ces gens-là ? Pourquoi pas tous les autres, héros, sages, martyrs, en vagues de promotion successives ? Qu'est-ce qu'ils ont à se faire les fans de cette idole qui ne peut même plus signer d'autographes ? Si encore les Évangiles en étaient ! Mais ce sont eux, les chrétiens, qui disent que non, eux les premiers ! Ils disent qu'après la mort du Nazaréen ses amis ont eu des apparitions étranges et qu'ils ont reconstitué sa vie d'après ces images ! Ils nous invitent à suivre une bande d'hallucinés, pas même vedettes, dans leurs flashback sentimentaux et romanesques ! Croient-ils que ça va marcher ?
Et pourtant oui, ça marche !... Car je viens de prêter ces paroles sensées aux derniers représentants d'un monde rationaliste — au fond presque sportivement atterrés que le vieux monothéisme, leur adversaire, renonce à la divinité de Dieu pour le prestige d'un médium, que dis-je, d'un mélange de médium et d'ectoplasme... Mais voilà : notre époque est devenue magique, les gens ne sachant plus à quel saint se vouer et se fixant sur n'importe quel mystagogue, de sorte que le Christ est inopinément soulevé par la vague des voyants et des astrologues ! Oui, le dernier sursis et le dernier public que vous lui avez gagné, le voilà !
Mais s'Il revient Lui-même ?... Pères, que ferez-vous ? Radieux, mettrez-vous fin à vos pieuses ruses et ses peu dignes métamorphoses — car il faut bien admettre une dernière fois que le Christ magicien et le Christ cégétiste sont, au même étage psychique, des gris-gris fixateurs du plus vil de l'esprit et du plus commode du cœur... Je reprends : S'Il revient en Personne, L'admettrez-vous ? Chasserez-vous enfin le mystagogo-démagogue ? Ou bien vous seriez-vous déjà trop habitués aux facilités de ce monde ? Vous démasquerez-vous un bon coup, un grand coup, ou pas plus que ne peut le faire ce pauvre Lorenzaccio, le masque ayant collé à la peau ? Répondez ! Répondez ! Car Il revient, vous dis-je ! Vous n'y croyez pas ? Allez voir ces milliers de jeunes gens et de jeunes filles qu'Il saisit ! Ce sont souvent les plus jeunes de vos écoles qui en ont assez de vos grilles structurales, Christ les ayant libérés ! Allez voir les hôtelleries de couvents contemplatifs remplies d'étudiants ! Allez voir d'autres en leur vie communautaire — oui, communiste réelle ! — en leurs assemblées de prière ! Vous n'y croyez pas ! Vous les traitez d'illuminés ou d'illuministes ?... Est-ce que vous auriez désormais intérêt à ne pas croire à cela ? Seriez-vous déconfits comme les hommes du compromis à l'heure où les intransigeants violent la victoire — oui, déconfits au point d'en venir à nier, par dépit, cette sainte cause pour laquelle ils avaient cru devoir transiger ? Serait-ce que vous ne pardonnez pas aux vainqueurs d'avoir, vous, fléchi ? Telle fut la fin de Vichy !...
Mais soit. Vous n'y croyez pas. Alors je modifie ma question, ma sommation : S'Il revenait — au conditionnel, vous voyez — seriez-vous prêts à lui restituer sa Transcendance et sa Gloire, éternellement vivantes, toujours présentes ? En finiriez-vous avec ces vêtements de survie, ce passeport maquillé de petit homme ? Oui ou non ?... Sinon, si vous dites que la question est fausse et la chose impossible et indésirable, Dieu et Christ étant abolis par théologie dialectique en homme ou prolétariat, en ce cas il vous faut anathémiser les autres, ceux qui croient Le vivre en Personne — dont moi : je deviens l'hérétique de votre dogme ! Ne croyant pas à mon Dieu, croyant que mon Dieu n'est pas, il faut m'excommunier, me brûler, au moins en effigie. Un célèbre dominicain le fait déjà, ravi de se ressourcer ainsi à son Ordre...
Mais attention ! Réveillons-nous ! Pinçons-nous ! Cela devient fou ! Nier, excommunier un Dieu que je sens vivant et présent au nom d'un Dieu que vous dites dialectiquement aboli, quel est cet inimaginable délire ? Alors je n'ai même plus droit à mon expérience ? Vous frappez en théologiens de l'a priori ! Mais je crie, je crie, la partie n'est pas égale ! Je dépeins votre foi sans la nier jamais, sauf quand vous la niez vous-mêmes, et vous niez la mienne quand je l'affirme ! Indivisible Inquisition dominicano-marxiste empruntant au capitalisme ses monopoles et la destruction des surplus ! Car vous n'en faites rien, du Dieu vivant absolu, et en refusez tout aux autres, même l'ombre !
Alors, mes Pères, j'implore votre pitié à genoux ! Laissez-Le nous ! Laissez-Le nous ! Vous n'en faites rien et Il nous sauve ! Vous Le tuez, nous en vivons ! Pitié, pitié ! Laissez-Le nous, nous n'avons que Lui ! Vous, riches du monde, ne soyez pas mauvais riches ! Ne brûlez pas vos résidus et détritus pour n'en rien donner aux pauvres ! Est-ce chrétien ? Est-ce humain ? De grâce, laissez-nous vos miettes, vos poubelles ! Ne nous immolez pas à votre dernier avatar yahvique comme du bétail édomite ou philistin... Vous ne répondez pas ?... Vous ne me dites rien ? Vous avez le sourire implacable et froid de mes deux interlocuteurs d'octobre ?...
J'ai compris... Vous ne pouvez pas me tolérer !... Je vous gêne !... Je suis de trop, pas vrai, crapules staliniennes !...
Oui, vous avez bien lu ! Crapules staliniennes ! Car je vais vous le dire, enfin, moi, pourquoi vous L'abolissez et L'accaparez à la fois ! C'est que vous avez besoin de son image de marque, et en exclusivité, pour être reconnus chefs des cohortes supplétives du marxisme ! Oui, en exclusivité ! Car s' Il n'est pas tout à vous — en dehors de quelques croûtons intégristes sans importance — vous ne les intéressez pas, les marxistes, ou bien moins ! Vous baissez en importance et en grade ! Qu'apportez-vous ? Combien de divisions, le Pape ?... Parbleu, comme c'était clair ! Chez Marx, les places sont prises depuis cent ans ! Si vous n'êtes pas chefs d'une force d'appoint — et solide ! — vous n'êtes chefs de rien du tout ! Finies les estrades ! En cellules ! En cellules de quartier ! À la base, camarades ! Alors qu'il y a tellement plus belle combine ! Vous faire maintenir périphériques et honorés pour rallier peu à peu tous vos anciens frères ! Comme ces animaux domestiques d'appât avec lesquels on capture les hôtes libres des bois !... Et vous me haïssez parce que, n'étant pas encore une vieille et inoffensive grenouille de bénitier, je vous en empêche ! Ou du moins je risque de faire rater l'affaire !...
Mais non, je n'y crois pas !... C'est trop hideux !... Ou bien c'est vrai, mais vous l'ignorez vous-mêmes !... Vous ne le saviez pas, dans votre allée au monde, que vous deviez finir à la section opium du N.K.V.D. ! Vous ne le saviez pas, mais maintenant, n'est-ce pas, vous le savez ? J'aurai servi à cela ? Il me le faut, car je ne fais plus de livres pour autre chose et celui-ci me tue, je peux vous le confier !... Vous ne le saviez pas, mais dites, vous le savez, que divisés naguère en vous-même entre Christ et Monde, vous êtes allés au Monde pour le naturer de Christ et insensiblement avez dénaturé Christ pour rester au Monde, pour y être non plus divisés mais concentrés !... Allez, je peux terminer par ce jeu de mots sinistre, puisque vous allez vous reprendre !... Vous allez en finir avec ce piège planétaire, un des pires de l'Histoire, avec cette équivoque doucereuse au départ et bientôt épouvantable, avec cette imposture au regard de laquelle les plus lugubres Jésuites du répertoire ne sont que de petits anges !... Et nous nous retrouverons en priant et pleurant de joie tous ensemble, jusqu'à ce que l'Esprit nous renvoie dans le monde, pour le révolutionner à Son compte, et à nos frais...
Sinon, si vous restez endurcis, intraitables, il me reste à réitérer ma prière, mais cette fois tout humaine, toute laïque, en faisant juges et arbitres tous les libres penseurs qui restent au monde, au nom de l'élémentaire honnêteté intellectuelle !... Soyez de bons marxistes et laissez-nous Jésus-Christ ! Laissez-le où il est, où il fut ! Abjurez-le, il ne vous va pas, il ne vous va plus ! Ne trichez pas, ne le truquez pas ! Connaissez-vous notre camarade en révolution M. Van Eighem, le grand situationniste, l'auteur de l'admirable Traité du savoir-vivre à l'usage des générations futures ? Il appelle Jésus « le crapaud de Nazareth » ! En quoi je souffre et l'admire : il va jusqu'au bout de sa libération à lui ! Il est droit, il est intègre ! Imitez Van Eighem ou taisez-vous sur le Christ, mes Pères ! Tirez un trait final ! Faites une Croix dessus !...
Non ?... Alors prêtez-moi vos affreuses catégories pour mieux vous convaincre !... Cessez de racoler au nom de ce faux frère qui refusait de libérer son peuple de l'occupant, clamait que ses collecteurs d'impôts nous précédaient dans les cieux et en prenait un pour apôtre et évangéliste, se laissait arroser la tête et même les pieds de parfums hors de prix en pleine misère palestinienne, travaillait en dehors des heures syndicales, arbitrait en faveur de la fainéante mystique contre sa sœur la ménagère qu'elle exploitait, acceptait toutes les invitations à bouffer de tous les capitalistes et collabos — quand il ne s'invitait pas le premier, comme à Jéricho ! — et par-dessus le tout se disait Dieu Lui-même alors qu'il ne l'était pas, ce qui en fait le pire imposteur de toute l'histoire humaine et frappe évidemment de nullité toutes ses paroles et doit le faire haïr d'autant plus que certaines sont objectivement positives et bonnes !
Quittez-le une bonne fois, ce crapaud-là, sans plus trier dans sa bave les filets apparemment progressistes ! Ne volez pas ce voleur ! N'usurpez pas cet usurpateur !... Ou alors, si vous n'y parvenez pas, mes Pères, si c'est au fond de vous, plus fort que vous, ce lien-là, creusez, fouillez, sondez, pénétrez ce Mystère par quoi vous ne pouvez rompre ! Vous y retrouverez tout ce que vous avez trahi... Et quant à ce pouvoir spirituel qui ne vous a pas quittés, lui, j'ai hâte qu'il absolve mes torts et mes outrances au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit...
* * *
Et permettez que je m'y prépare.
Une sorte de calme examen de conscience.
Qui êtes-vous, vous que je n'ai pas nommés ? Pourquoi ai-je accusé au long de tant de pages des êtres aussi vagues ? Voilà un petit livre écrit au vocatif et, si près de la fin, on ne sait pas encore à qui je m'adresse !...
Serait-ce que je ne veux pas me l'avouer ?
Est-ce que je parle à quelques Révérends en délire, que je connais ?... À la poignée de chrétiens-marxistes obsédés et confusionnels que je vois naître et grandir ?... Ou à toute l'Église telle qu'elle est sortie du Concile ?... Ou telle qu'elle y est entrée ?...
Mais si c'était pareil ?... Si tout était un seul mouvement ?... On a vu quel hasard — celui d'une visite — m'a fait insérer tout à l'heure dans mon texte ces quelques phrases de vénérables Pères Conciliaires, très modérés, juste après les divagations dialectiques des théologiens de pointe où Dieu s'abolit à jamais dans l'Homme et la foi dans le militantisme marxiste. Je relis tout le passage. Il me suffit d'en inverser l'ordre dans ma pensée pour que la vérité m'éblouisse. C'est en effet un passage, un développement naturel, sans déviation, sans excès, l'équivalent dynamique d'un syllogisme. Ceci était déjà dans cela. En effet, si l'on accorde à Sartre que « le marxisme est l'horizon indépassable de notre culture » , nul ne s'étonnera que des éléments avancés d'une Église ayant épousé notre culture aient déjà atteint son indépassable horizon et y attendent le gros, qui doit suivre... Ils ont tiré les conséquences...
Ils ont raison. L'Église actuelle, à les blâmer, serait déshonnête. Car je n'ai pas seulement accordé à Sartre, j'ai vérifié que le marxisme était cet indépassable horizon de notre culture. Et j'ai montré qu'il n'y avait plus aucun espoir, pour Dieu et pour l'Homme, que sa rupture et sa destruction, choses que j'ai déjà entrevues en Mai, que j'annonce encore. Rupture sous la poussée de l'Esprit. Or, l'Église ayant cru gagner par son Concile une culture indifférente et s'étant trouvée prise dans une culture ennemie, il apparaît que l'Église serait dans un camp et l'Esprit dans l'autre. Et qu'il faudrait délivrer l'Église...
Avant d'en venir là, précisons, récapitulons. Tout remonterait donc à quinze ans. Le Concile serait l'Exode : non Moïse, mais Juin 40 : la débâcle. Or, je n'ai pas suivi le Concile. La maladie presque mortelle dont je fus à la fois affligé et sauvé par le Seigneur coïncida exactement par les dates avec ces travaux ecclésiaux : ces cinq mêmes années... De loin, quand je n'étais pas trop hébété, lorsque j'avais la force d'ouvrir un périodique et de lire un article, j'avoue que ce Concile m'est apparu comme l'assemblée générale d'une firme réunie de toute urgence, devant la baisse brusque et catastrophique des ventes, en vue d'une vaste campagne promotionnelle. Mais je ne saurais faire état de cette impression distraite et plutôt hostile — encore que l'on ait parlé un peu partout, sur le moment même, je m'en ressouviens à présent, jusque dans le sein de l'Église, de son adaptation nécessaire à la société néocapitaliste et à ses mutations... Je suis bien plus saisi, en revanche, par le bref récit qu'un ami m'apporte à l'instant : un jour, vers l'époque de la convocation du Concile, un jeune agrégé de philosophie, athée, communiste, complètement étranger à ces affaires, nota, après la simple lecture d'un journal, d'une voix neutre, indifférente, en présence de cet ami, mais comme ruminant en lui-même une évidence
— Tiens, le Schisme...
et n'y pensa plus... C'était Foucault. Il ne faut pas négliger les intuitions, même passagères, de tels esprits, ni le privilège que confère une vue du dehors. Je ne m'en suis évidemment pas contenté. J'ai lu les travaux du Concile. Ma surprise est d'y voir que l'aggiornamento, l'allée au monde qui s'y étale tout au long, est coupée, beaucoup plus souvent que je n'aurais cru, d'abrupts et vigoureux rappels de notre dogme, sans concession aucune, et même de mises en garde explicites contre ce même monde où l'on va. Comment expliquer ce contraste ? Le glisse ment aurait-il eu lieu ensuite ? Les rappels dogmatiques sont-ils des tentatives de coups d'arrêt à un sourd et secret glissement déjà là ?...
Je ne saurais présenter ici tous les textes, mais j'en puis donner un équivalent, une sorte d'élixir en complétant deux petites phrases déjà citées de nos vénérables Pères Conciliaires. À peine le premier a-t-il proclamé : « Le problème, c'est l'homme », qu'il ajoute aussitôt, comme précipitamment : « Non pas un homme tenté de prendre la place de Dieu » ! Oui, mais voilà : cet homme se contiendra-t-il gracieusement pour déférer au distinguo du Révérend Père ? Et ce dernier n'aurait-il pas rajouté ce distinguo pour la forme et pour le repos de sa conscience, parce qu'au fond il savait la tentation humaniste de diviniser l'homme, et qu'elle est invincible ?... À peine le second Révérend a-t-il parlé de « l'ouverture de l'Église aux lumières », qu'il précise en toute hâte : « ce qui ne veut pas dire au rationalisme » ! Oh ! que non, oh ! que non, papa ! Même jeu, on voit. Et cela me rappelle une charmante histoire de famille : un jour, au plus fort de l'été, à midi — 35° à l'ombre — ma tante me demande d'aller au pas de course, par un chemin creux dans les vignes, poster une lettre urgente à deux kilomètres de là. « Va, dit-elle, va vite ! » Et comme je m'élance : «  Surtout, ne transpire pas ! »
Et la même, irrépressible gourmande condamnée à un dur régime, devant un beau dessert de première communion : « Ah, ces choux à la crème ! ... S'il n'y avait pas de crème !... » La bonne répondait : « Oui, mais il y a de la crème ! » Mais je ne saurais attribuer à tout un Concile les mêmes inconséquences qu'à ma tante... N'était-il pas « majeur, adulte et responsable », comme la foi peu inspirée qu'il recommande ?... Il savait où il allait... Alors pourquoi ce rappel abrupt des dogmes ?... Ou bien il le savait et ne voulait pas le savoir ! ... Oui, c'est le plus probable. Et dès lors ces deux types de discours contradictoires ne seraient pas du même niveau de conscience et ne joueraient pas le même rôle : les coups de boutoir du dogme seraient le complément et la contenance que se donne le profond et irrésistible esprit d'abandon ! Exemple : que fait une femme vertueuse à qui vous proposez l'adultère ? Elle vous glisse et vous file entre les doigts avec un sourire. Que fait la femme qui est venue pour vous céder ? Elle vous dit sa vertu et ses refus avec véhémence. Et j'ajoute qu'il faut les lui laisser dire, tous ses refus. Il faut qu'en les disant elle s'en débarrasse. Il ne faut pas que sa vertu cède. Il faut qu'elle cède avec vertu...
On m'en cite même une qui céda par vertu, pour se ressourcer au mariage, dit-elle. Je crains à ce jargon qu'elle ne fût chrétienne. Une autre criait ses refus et sa vertu jusque dans l'étreinte et le spasme. Le mâle fut pris d'un fou rire méprisant et elle se suicida de honte. Je le rapporte parce que ce dénouement n'est pas à exclure, pour mon Église...
Mais j'ai déjà dit comme on capitule par courage !... Je ne visais donc pas l'Église Conciliaire dans ce livre : elle y était visée avant que je ne le sache moi-même. C'est ainsi. Et je dois continuer d'autant plus froidement que je suis troublé. À qui se serait rendue l'Église ? Entre les mains de qui aurait-elle capitulé ? Là aussi, mes formules étaient vagues. J'ai dit l'air du temps, l'esprit du siècle, le vent de ce monde. Et certes j'ai droit à ce vague, n'étant ni métaphysicien ni homme de Science, mais quelque chose comme un journaliste transcendantal : j'émets des intuitions sur ce que nous vivons et les estime assez près du vrai quand mes contemporains s'y reconnaissent. C'est modeste, c'est mince, mais le reste est Système. Or je me demande à présent si je n'ai pas écrit : l'air du temps, l'esprit du siècle, le vent de ce monde, pour dire — ou bien plutôt pour ne pas dire — le Prince de ce Monde, qui est air, qui est esprit, qui est vent...
J'ai peur et je dois poursuivre. Quelles furent, quelles durent être les clauses du Pacte entre l'inconscient de l'Église Conciliaire et l'hyperconscience du Prince ? C'est une capitulation apparemment honorable, presque avantageuse pour l'Église. Elle cesse de lui disputer le monde contemporain, elle le lui abandonne, elle l'y reconnaît maître. Lui, alors qu'il pouvait l'en faire totalement disparaître — dit-il — il lui accorde un droit de cité honoraire et même un certain statut d' « utilité publique ». Ainsi à la télé, à la radio, dans la presse, il concède une place inespérée naguère au « discours de la religion ». Il a failli exiger que ce discours se vide peu à peu de substance, et notamment évacue la divinité de Dieu par étapes, comme Israël le Sinaï. Mais il s'est avisé que cela viendrait de soi-même et n'a pas stipulé cette condition. Il a eu raison... Tout au plus les deux partenaires ont-ils prévu une série de « dialogues » ultérieurs, pour « un enrichissement réciproque ».
En fait, comme on l'a déjà deviné, c'est pour le Prince un triomphe inespéré, incroyable ! A la minute même où la forteresse s'est rendue, lui, l'assiégeant, il était perdu ! Du moins il était à bout de course, à bout de troupes, à bout de ressources ! L'homme, son homme, celui qu'il avait suscité, recruté, encouragé depuis deux cents ans contre Dieu, n'en pouvait plus ! Il se mourait ! Une sortie offensive des assiégés n'aurait rencontré personne en face ! Ou des débris ! C'est alors que le Prince a tonitrué au maximum ses menaces d'attaque générale, d'assaut final, et contre toute attente, contre sa propre attente, il a emporté la reddition ! Il rit encore aux larmes lorsqu'il conceptualise et comptabilise à part soi cette opération, qu'il n'eût pas osé rêver ! Très précisément, la voici : puisque l'homme ayant cru abolir le Dieu des chrétiens n'a pas réussi à vivre, charger les chrétiens eux-mêmes de ressusciter un homme en qui lentement Dieu s'abolit ! Cette guerre de Deux Cents Ans qu'il allait perdre contre leur Dieu et contre eux, au tout dernier instant, la regagner, par eux ! C'était fou et c'est réussi ! Le plus stupéfiant coup de poker de ce monde depuis la création du monde !... Peut-être, dans l'histoire humaine récente, Munich lui serait-il comparable. Les blindés du Führer ne marchaient pas encore, son peuple en avait assez, ses généraux s'apprêtaient à l'assassiner. Il pousse alors un aboiement désespéré, et sou‑
dain... crac, contre toute chance, l'adversaire s'effondre, cède tout, et du coup par-dessus le marché, ce gigantesque marché de dupe, lui rend ses généraux, son peuple, et le temps de parfaire ses blindés ! Il paraît qu'il hurlait de rire sous cape en signant le protocole. Bluff insensé d'un côté, irrépressible esprit d'abandon de l'autre...
Mais à la différence du Prince de ce Monde entourloupettant nos pauvres Pères, le Führer n'utilisa pas longtemps ses adversaires. Bientôt ils se ressaisirent, à l'appel de quelques hommes qui dirent : Non. Et ils gagnèrent la guerre...
Non... Petit mot, j'y songe, qui n'a jamais eu besoin de traduction psycho-socio-culturelle...
Cette thèse, à laquelle on opposera sans doute beaucoup plus de moines que de raisons, pourquoi dissimuler qu'elle m'effraie moi-même ?... Que vais-je devenir ?... Qu'on me fasse pourtant l'honneur de croire que les précisions qui suivent ne sont point des atténuations ni des reculades.
D'abord ma théorie a valeur d'hypothèse, unifiante et éclairante si possible. Le lecteur qui n'est ni dominicain de choc ni jésuite de pointe me dira si, à sa lecture, il comprend mieux le présent, si tout lui paraît plus simple. Je crains que oui, autant et plus que je ne l'espère... Et quand à l'entrée en scène du Prince de ce Monde, elle doit être accompagnée de trois pensées, qui tiennent en des formules célèbres. D'abord, il est infiniment sympathique, par essence. Sinon, comment pourrait-il séduire ? « Je vais, je viens, je glisse et plonge dans les délices d'un cœur pur » écrit Valéry dans l'Esquisse d'un serpent. Il est même beaucoup plus spirituel que sa victime... En second lieu, « sa principale ruse est de nous persuader qu'il n'existe pas », écrit Bernanos, ou Chesterton. L'Église ne savait donc pas au juste à qui elle avait affaire... Enfin on connaît le mot de Gide à cinquante ans : « j'ignore s'il existe. Mais s'il existe toute ma vie s'éclaire ». Je n'affirme pas plus que Gide. Mettons que j'aie imaginé une fable explicative, un petit mythe, bien indigne de Platon...
De même il va de soi que n'ayant rien vécu de l'Église d'avant le Concile, pour la simple raison que je n'étais pas chrétien, je n'en saurais parler, à moins de m'en faire l'historien. Le plus haut dignitaire actuel de l'Épiscopat nous assure que si l'Église s'était maintenue telle quelle, le désastre serait encore plus vaste aujourd'hui. Soit. Mais outre que ce propos n'est pas très exactement un chant de victoire, outre que l'on peut invoquer cet argument contre n'importe quel esprit de résistance — « si on n'avait pas fléchi, tout serait emporté »je répondrai surtout que je n'ai pas les moyens intellectuels de penser au conditionnel. Tout au plus il me semble que les tares de la vieille Église, très graves — entre autres l'obédience à César et l'écrasant mépris du pauvre — lui ont ôté jusqu'à l'idée de chercher ses remèdes en elle-même, au fond d'elle-même, ne lui laissant pour Réforme que des réformes — toutes bonnes : on a bien amélioré l'ordinaire et la qualité de la vie de l'équipage depuis que le bateau sombre — et la fuite hors de soi évangéliquement déguisée en présence aux autres. Mais je ne suis pas là pour gémir du passé. Certes, quand le cléricalisme de droite se maintient ou se ranime, je l'attaque avec la dernière violence : ainsi j'ai récemment traité de canaille un cardinal qui, au nom de la salutaire interdiction spirituelle faite aux chrétiens de l'avortement, tentait de le faire interdire législativement aux athées, et je recommencerai tant qu'il faudra...
Mais je ne grossirai pas ces menaces pour me tailler des succès faciles. La Grande Peur des bien-pensants est déjà écrite. Elle le fut dans le risque, et ne demandait plus qu'à être étendue à l'autre camp : je l'ai fait ici, avec des moyens infiniment inférieurs à ceux de mon maître...
Enfin je ne suis pas davantage capable de penser à l'optatif antérieur. Je ne puis dire ce qu'aurait dû faire l'Église à l'époque du Concile et à la place d'icelui, Dieu seul le sait. Certes j'aurais voulu chez elle un « non » absolu et total à toute société moderne — capitalisme et socialisme refusés en leur racine commune attitude qui aurait préparé Mai 68 et attendu la jeunesse. C'est ce refus que demandait déjà Bernanos dans son ouvrage posthume sur « La vocation spirituelle de la France », ouvrage que j'ai lu, par bonheur, après avoir écrit le plus gros de celui-ci, car il m'en eût dissuadé : tout ce que je puis apporter s'y trouve... Mais je suis un homme de repentir qui n'admet pas le regret... Mon champ est étroit. C'est l'instant vécu, guère plus.
Tout ce que je puis dire aujourd'hui de mon Église avec certitude, c'est qu'après tant d'années de dissipation et de débandade, elle a le plus grand besoin d'une immense retraite spirituelle. Oui, d'un silence plein après tant de bruits inanes, d'un désert prophétique après tant de propos désertiques. Il le lui faut, dût-elle disparaître quelques années de tous nos tréteaux, ce qui ne serait une perte intellectuelle pour personne. Il lui faut découvrir ou redécouvrir, entre autres — ou bien plutôt se faire à nouveau révéler qui elle est, ce qu'elle est, où elle est : non pas sa place dans la société, mais dans l'Être. Car son plus grand malheur est sans doute aujourd'hui qu'ayant pris au monde, à notre culture athée, ses idées — ou plutôt des lambeaux et des bribes, sans cesse recousus, ravaudés, rapiécés, pour les besoins perpétuellement variables de sa contenance ou de son image, comme un nuage prend la vapeur d'eau qui le change au hasard des rivières et des flaques où il se reflète elle n'a plus de quoi se penser elle-même. Et c'est la catastrophe de loin la plus concrète : tous les prêtres perdus, c'est qu'ils ne pouvaient plus penser leur état. Tous les fidèles en allés de nos églises de pierre, c'est qu'ils ne pouvaient plus savoir ce qu'ils faisaient là...
Et justement, quoiqu'il soit impie et contradictoire d'anticiper sur les fruits de cette nécessaire retraite spirituelle, quoique j'ignore si ce livre qui s'achève est une protestation de la pensée ou un cri de la foi, je puis dire où tout se jouera une fois de plus et plus que jamais : sur Dieu et l'homme. Et précisément ainsi : pour Marx l'homme fait Dieu — projection, fantasme dont la dissipation le délivre et le constitue enfin en Homme l'homme fait Dieu dans ou par son aliénation historique ou préhistorique. Pour le christianisme au contraire, Dieu fait l'Homme. C'est absolument inconciliable. Et pour ma modeste part j'ai encore aggravé cette incompatibilité en montrant que Dieu, non content de créer originellement l'Homme, le recrée par-delà le Péché, par le Christ, dans un acte absolu, au surplus instaurateur de son histoire où il peut « réaliser » sa recréation, ou la perdre encore.
Il faut choisir, nous n'y pouvons échapper. Tout compromis entre les deux tue Dieu encore plus que sa négation. Si Dieu ne recrée pas l'homme en Homme, si Dieu se révèle à un Homme déjà tel quel, qui donc n'a plus besoin de Dieu pour être et devenir Homme, alors, là, plus de Dieu, plus rien que l'homme — et bientôt plus d'homme non plus, rappelons-le... Dieu n'est que s'Il me fait être et renaître, déjà à l'œuvre dans le choix que j'en crois faire, assez constitutif et présent au cœur de moi-même pour que je me nie en Le niant, assez révélateur et libérateur de mon être pour que je m'enténèbre et m'aliène en m'en séparant. La foi consiste à assister — aux deux sens du verbe — à sa propre création. On ne peut devoir à Dieu que tout soi-même, y compris sa liberté. Mais en revanche et pour ainsi dire par réciproque si une part de moi qui n'est pas le Péché peut exister sans Dieu, c'est à bon droit qu'elle débarrassera de Lui le reste !
Voilà l'enjeu. Voilà la partie décisive. Franchement, je croyais que dans mon dernier ouvrage, ma déduction historico-transcendantale de la Révélation Judéo-Chrétienne comme condition d'être de l'homme qui l'affirme et de l'homme qui la nie, le coup d'arrêt à l'homme par la question « Qui t'a fait homme ? », était une lubie personnelle, ou du moins un apport latéral très modeste à une Apologétique contemporaine. Il me semble à présent, hélas, que c'était le cœur de tout. Et que j'en suis comptable...
Oui, c'est cela qu'il faut à tout prix tenir et gagner : c'est le Christ et c'est le chrétien qui font l'Homme. Hors de cela peuvent exister au monde toutes beautés culturelles, mais qui ne peuvent pas se réclamer de l'Homme, être à la fois singulier et universel, et d'ailleurs ne s'en réclament pas, c'est un fait. C'est le chrétien qui fait l'homme. Lors donc que le vénérable Père Conciliaire, dans les petites phrases significatives que j'ai déjà citées, écrit : « C'est l'homme qui fait le chrétien », il perd tout d'un seul coup. Tout est perdu pour nous et ne sera jamais regagné, à moins d'inverser radicalement les termes et donc l'attitude du bon Père. S'il y a l'Homme, s'il est là, déjà là, tout fait, tel quel, et que le Christ se présente devant lui comme une matière à option, dans un éventail de religions et de philosophies à la carte, l'homme lui dira non et il aura raison ! Moi-même je n'en veux pas ! Moi-même, dans ce cas, je choisis l'homme et refuse Dieu ! Pourquoi ? Parbleu, parce qu'alors c'est du dehors qu'il m'impose des dogmes, des lois, comme disent Kant et Sartre, des « tabous », comme disent les imbéciles, et je m'en solidarise ! Si je suis libre sans Lui, pourquoi m'aliéner à Lui ? Si je ne Lui dois pas ma liberté même, ou ma délivrance, s'Il n'est pas plus moi que moi-même qu'Il aille au diable ! Le Révérend Père Conciliaire a malencontreusement fait que Sartre et inexpiable-ment fait que les imbéciles aient raison ! Le Révérend Père Conciliaire nous accule tous à l'athéisme, que dis-je, au refus de Dieu s'il existe, au nom de la dignité métaphysique et
morale de l'homme incluse dans la suffisance existentielle qu'il lui accorde avec une étourderie bien étrange pour son âge ! Il a vraiment bel air, lui qui parle aujourd'hui de « fruits plutôt amers » de son Concile, après avoir coupé l'arbre !...
Tout est là et tout vient de là. Il y va de tout. C'est le Christ qui fait l'homme et l'Église qui a en charge l'Humanité. Sinon « buvons, mangeons, forniquons », libérons-nous en perpétuelles partouzes ! Et si vous répondez que nous sommes, chrétiens, trop peu de centaines de millions, je vous répliquerai que c'était déjà vrai quand nous étions douze...
Oui, je dois revenir encore là-dessus ! Il me faut encore une dernière plongée, profonde et limpide si possible, où mes frères séduits me suivent mieux encore, et une fois pour toutes me donnent gain de cause, sur cette question de l'Homme. Il faut qu'ils me comprennent autant que je les comprends. Car je les comprends, moi : si nous sommes des hommes, existant par eux-mêmes, librement rassemblés autour d'un certain Jésus, avec une existence, une humanité, une liberté qui ne lui devraient rien au préalable, avec une humanité jugeante et la liberté d'un choix révocable, alors il n'y aura jamais ni Dieu ni Église, et cela ne tiendra que par un mélange d'idéologie et de fétichisme, c'est-à-dire d'aliénation, à dissiper par la Science ! ...
Pas vrai ?
Recommençons donc ensemble !
Maurice Clavel, in Dieu est Dieu, nom de Dieu !