[ndvi : voici le texte fondateur de mon pseudonyme. En 23 scènes, le roi Lear passe du statut de vert imbécile inconscient empli de bonne conscience à celui de vieil imbécile abattu empli de belle contrition. Chemin que j'aimerais bien sûr emprunter, mais on ne se dépouille pas facilement... du vieil homme]
Scène
I
La
grande salle du palais des Rois de Grande-Bretagne.
Entrent KENT, GLOUCESTER et EDMOND.
KENT
Je croyais le roi plus favorable au duc d’Albany qu’au duc
de Cornouailles.
GLOUCESTER
C’est ce qui nous avait toujours semblé ; mais à
présent, dans le partage du royaume, rien n’indique lequel des ducs il apprécie
le plus, car les portions se balancent si également que le scrupule même ne
saurait faire un choix entre l’une et l’autre.
KENT, montrant
Edmond
N’est-ce pas là votre fils, milord ?
GLOUCESTER
Son éducation, messire, a été à ma charge. J’ai si souvent
rougi de le reconnaître que maintenant j’y suis bronzé.
KENT
Je ne puis concevoir…
GLOUCESTER
C’est ce que put, messire, la mère de ce jeune gaillard :
si bien qu’elle vit son ventre s’arrondir, et que, ma foi ! messire, elle
eut un fils en son berceau avant d’avoir un mari dans son lit… Flairez-vous la
faute ?
KENT
Je ne puis regretter une faute dont le fruit est si beau.
GLOUCESTER
Mais j’ai aussi, messire, de l’aveu de la loi, un fils
quelque peu plus âgé que celui-ci, qui pourtant ne m’est pas plus cher. Bien
que ce chenapan soit venu au monde, un peu impudemment, avant d’être appelé, sa
mère n’en était pas moins belle : il y eut grande liesse à le faire, et il
faut bien reconnaître ce fils de putain… Edmond, connaissez-vous ce noble
gentilhomme ?
EDMOND
Non, milord.
GLOUCESTER
Milord de Kent. Saluez-le désormais comme mon honorable
ami.
EDMOND, s’inclinant
Mes services à Votre Seigneurie !
KENT
Je suis tenu de vous aimer, et je demande à vous connaître
plus particulièrement.
EDMOND
Messire, je m’étudierai à mériter cette distinction.
GLOUCESTER
Il a été neuf ans hors du pays, et il va en partir de nouveau…
Le roi vient. (Fanfares).
Entrent Lear, Cornouailles, Albany, Goneril, Régane,
Cordélia et les gens du roi.
LEAR
Gloucester, veuillez accompagner les seigneurs de France
et de Bourgogne.
GLOUCESTER
J’obéis, mon suzerain. (Sortent Gloucester et Edmond).
LEAR
Nous, cependant, nous allons révéler nos plus mystérieuses
intentions… Qu’on me donne la carte ! (On
déploie une carte devant le roi). Sachez que nous avons divisé en trois
parts notre royaume, et que c’est notre intention formelle de soustraire notre
vieillesse aux soins et aux affaires pour en charger de plus jeunes forces,
tandis que nous nous traînerons sans encombre vers la mort… Cornouailles, notre
fils, et vous, Albany, notre fils également dévoué, nous avons à cette heure la
ferme volonté de régler publiquement la dotation de nos filles, pour prévenir
dès à présent tout débat futur. Quant aux princes de France et de Bourgogne,
ces grands rivaux qui, pour obtenir l’amour de notre plus jeune fille, ont
prolongé à notre cour leur séjour galant, ils obtiendront réponse ici même…
Parlez, mes filles : en ce moment où nous voulons renoncer au pouvoir, aux
revenus du territoire comme aux soins de l’État, faites-nous savoir qui de vous
nous aime le plus, afin que notre libéralité s’exerce le plus largement là où
le mérite l’aura le mieux provoquée… Goneril, notre aînée, parle la première.
GONERIL
Moi, sire, je vous aime plus que les mots n’en peuvent
donner une idée, plus chèrement que la vue, l’espace et la liberté, de
préférence à tout ce qui est précieux, riche ou rare, non moins que la vie avec
la grâce, la santé, la beauté et l’honneur, du plus grand amour qu’enfant ait
jamais ressenti ou père inspiré, d’un amour qui rend le souffle misérable et la
voix impuissante ; je vous aime au-delà de toute mesure.
CORDÉLIA, à part
Que pourra faire Cordélia ? Aimer, et se taire.
LEAR, le
doigt sur la carte
Tu vois, de cette ligne à celle-ci, tout ce domaine,
couvert de forêts ombreuses et de riches campagnes, de rivières plantureuses et
de vastes prairies : nous t’en faisons la dame. Que tes enfants et les
enfants d’Albany le possèdent à perpétuité ! … Que dit notre seconde
fille, notre chère Régane, la femme de Cornouailles ? … Parle.
RÉGANE
Je suis faite du même métal que ma sœur, et je m’estime à
sa valeur. En toute sincérité je reconnais qu’elle exprime les sentiments mêmes
de mon amour ; seulement, elle ne va pas assez loin : car je me
déclare l’ennemie de toutes les joies contenues dans la sphère la plus exquise
de la sensation, et je ne trouve de félicité que dans l’amour de Votre Chère
Altesse.
CORDÉLIA, à part
C’est le cas de dire : Pauvre Cordélia ! Et
pourtant non, car, j’en suis bien sûre, je suis plus riche d’amour que de
paroles.
LEAR, à
Régane
À toi et aux tiens, en apanage héréditaire, revient cet
ample tiers de notre beau royaume égal en étendue, en valeur et en agrément à
la portion de Goneril. (À Cordélia).
À votre tour, ô notre joie, la dernière, mais non la moindre ! Vous dont
le vin de France et le lait de Bourgogne se disputent la jeune prédilection,
parlez : que pouvez-vous dire pour obtenir une part plus opulente que
celle de vos sœurs ?
CORDÉLIA
Rien, monseigneur.
LEAR
Rien ?
CORDÉLIA
Rien.
LEAR
De rien, rien ne peut venir : parlez encore.
CORDÉLIA
Malheureuse que je suis, je ne puis soulever mon cœur
jusqu’à mes lèvres. J’aime Votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins.
LEAR
Allons, allons, Cordélia ! Réformez un peu votre
réponse, de peur qu’elle ne nuise à votre fortune.
CORDÉLIA
Mon bon seigneur, vous m’avez mise au monde, vous m’avez
élevée, vous m’avez aimée ; moi, je vous rends en retour les devoirs
auxquels je suis tenue, je vous obéis, vous aime et vous vénère. Pourquoi mes
sœurs ont-elles des maris, si, comme elles le disent, elles n’aiment que vous ?
Peut-être, au jour de mes noces, l’époux dont la main recevra ma foi
emportera-t-il avec lui une moitié de mon amour, de ma sollicitude et de mon
dévouement ; assurément je ne me marierai pas comme mes sœurs, pour
n’aimer que mon père.
LEAR
Mais parles-tu du fond du cœur ?
CORDÉLIA
Oui, mon bon seigneur.
LEAR
Si jeune, et si peu tendre !
CORDÉLIA
Si jeune, monseigneur, et si sincère !
LEAR
Soit ! … Eh bien, que ta sincérité soit ta dot !
Car, par le rayonnement sacré du soleil, par les mystères d’Hécate et de la
nuit, par toutes les influences des astres qui nous font exister et cesser
d’être, j’abjure à ton égard toute ma sollicitude paternelle, toutes les
relations et tous les droits du sang : je te déclare étrangère à mon cœur
et à moi dès ce moment, pour toujours. Le Scythe barbare, l’homme qui dévore
ses enfants pour assouvir son appétit, trouvera dans mon cœur autant de
charité, de pitié et de sympathie que toi, ma ci-devant fille !
KENT
Mon bon suzerain ! …
LEAR
Silence, Kent ! Ne vous mettez pas entre le dragon et
sa fureur. C’est elle que j’aimais le plus, et je pensais confier mon repos à
la tutelle de sa tendresse… Arrière ! hors de ma vue ! … Puisse la
tombe me refuser sa paix, si je ne lui retire ici le cœur de son père ! …
Appelez le Français ! … M’obéit-on ? … Appelez le Bourguignon !
… Cornouailles, Albany, grossissez de ce tiers la dot de mes deux filles. Que
l’orgueil, qu’elle appelle franchise, suffise à la marier ! Je vous
investis en commun de mon pouvoir, de ma prééminence et des vastes attributs
qui escortent La Majesté. Nous-même, avec cent chevaliers que nous nous
réservons et qui seront entretenus à vos frais, nous ferons alternativement
chez chacun de vous un séjour mensuel. Nous ne voulons garder que le nom et les
titres d’un roi. L’autorité, le revenu, le gouvernement des affaires, je vous
abandonne tout cela, fils bien-aimés. Pour gage, voici la couronne :
partagez-vous-la ! (Il se démet de
la couronne).
KENT
Royal Lear, que j’ai toujours honoré comme mon roi, comme
mon père, suivi comme mon maître, et nommé dans mes prières comme mon patron
sacré…
LEAR
L’arc est bandé et ajusté : évite la flèche.
KENT
Que plutôt elle tombe sur moi, dût son fer envahir la
région de mon cœur ! Que Kent soit discourtois quand Lear est insensé !
Que prétends-tu, vieillard ? Crois-tu donc que le devoir ait peur de
parler, quand la puissance cède à la flatterie ? L’honneur est obligé à la
franchise, quand La Majesté succombe à la folie. Révoque ton arrêt, et, par une
mûre réflexion, réprime cette hideuse vivacité. Que ma vie réponde de mon
jugement ! la plus jeune de tes filles n’est pas celle qui t’aime le moins :
elle n’annonce pas un cœur vide, la voix grave qui ne retentit pas en un creux
accent.
LEAR
Kent, sur ta vie, assez !
KENT
Ma vie, je ne l’ai jamais tenue que pour un enjeu à
risquer contre tes ennemis, et je ne crains pas de la perdre, quand ton salut
l’exige.
LEAR
Hors de ma vue !
KENT
Sois plus clairvoyant, Lear, et laisse-moi rester le point
de mire constant de ton regard.
LEAR
Ah ! par Apollon ! …
KENT
Ah ! par Apollon ! roi, tu adjures tes dieux en
vain.
LEAR, mettant
la main sur son épée
Ô vassal ! mécréant ! …
ALBANY et CORNOUAILLES
Cher sire, arrêtez.
KENT
Va ! tue ton médecin, et nourris de son salaire le
mal qui te ronge ! … Révoque ta donation, ou, tant que je pourrai arracher
un cri de ma gorge, je te dirai que tu as mal fait.
LEAR
Écoute-moi, félon ! Sur ton allégeance, écoute-moi !
Puisque tu as tenté de nous faire rompre un vœu, ce que jamais nous n’osâmes ;
puisque, dans ton orgueil outrecuidant, tu as voulu t’interposer entre notre
sentence et notre autorité, ce que notre caractère et notre rang ne sauraient
tolérer, fais pour ta récompense l’épreuve de notre pouvoir. Nous t’accordons
cinq jours pour réunir les ressources destinées à te prémunir contre les
détresses de ce monde. Le sixième, tu tourneras ton dos maudit à notre royaume ;
et si, le dixième, ta carcasse bannie est découverte dans nos domaines, ce
moment sera ta mort. Arrière ! … Par Jupiter ! cet arrêt ne sera pas
révoqué.
KENT
Adieu, roi ! Puisque c’est ainsi que tu veux
apparaître, ailleurs est la liberté, et l’exil est ici ! (À Cordélia). Que les dieux te prennent
sous leur tendre tutelle, ô vierge, qui penses si juste et qui as si bien dit !
(À Régane et à Goneril). Et puissent
vos actes confirmer vos beaux discours, et de bons effets sortir de paroles si
tendres ! (Aux ducs d’Albany et de
Cornouailles). Ainsi, ô princes, Kent vous fait ses adieux. Il va
acclimater ses vieilles habitudes dans une région nouvelle. (Il sort).
Rentre Gloucester, accompagné du roi de France, du duc de
Bourgogne et de leur suite.
GLOUCESTER, à
Lear
Voici les princes de France et de Bourgogne, mon noble
seigneur.
LEAR
Messire de Bourgogne, nous nous adressons d’abord à vous
qui, en rivalité avec ce roi, recherchez notre fille. Que doit-elle au moins
vous apporter en dot, pour que vous donniez suite à votre requête amoureuse ?
LE DUC DE BOURGOGNE
Très Royale Majesté, je ne réclame rien de plus que ce
qu’a offert Votre Altesse ; et vous n’accorderez pas moins.
LEAR
Très noble Bourguignon, tant qu’elle nous a été chère,
nous l’avons estimée à ce prix ; mais maintenant sa valeur est tombée. La
voilà devant vous, messire ; si quelque trait de sa mince et spécieuse
personne, si son ensemble, auquel s’ajoute notre défaveur et rien de plus,
suffit à charmer Votre Grâce, la voilà : elle est à vous.
LE DUC DE BOURGOGNE
Je ne sais que répondre.
LEAR
Telle qu’elle est, messire, avec les infirmités qu’elle
possède, orpheline nouvellement adoptée par notre haine, dotée de notre
malédiction et reniée par notre serment, voulez-vous la prendre, ou la laisser ?
LE DUC DE BOURGOGNE
Pardonnez-moi, royal sire : un choix ne se fixe pas
dans de telles conditions.
LEAR
Laissez-la donc, seigneur : car, par la puissance qui
m’a donné l’être ! je vous ai dit toute sa fortune. ( Au roi de France). Quant à vous, grand roi, je ne voudrais pas
faire à notre amitié l’outrage de vous unir à ce que je hais : je vous
conjure donc de reporter votre sympathie sur un plus digne objet qu’une
misérable que la nature a presque honte de reconnaître.
LE ROI DE FRANCE
Chose étrange ! que celle qui tout à l’heure était
votre plus chère affection, le thème de vos éloges, le baume de votre
vieillesse, votre incomparable, votre préférée, ait en un clin d’œil commis une
action assez monstrueuse pour détacher d’elle une faveur qui la couvrait de
tant de replis ! Assurément, sa faute doit être bien contre nature et bien
atroce, ou votre primitive affection pour elle était bien blâmable. Pour croire
chose pareille, il faudrait une foi que la raison ne saurait m’inculquer sans
un miracle.
CORDÉLIA, à
Lear
J’implore une grâce de Votre Majesté. Si mon tort est de
ne pas posséder le talent disert et onctueux de dire ce que je ne pense pas, et
de n’avoir que la bonne volonté qui agit avant de parler, veuillez déclarer la
vérité, sire : ce n’est pas un crime dégradant, ni quelque autre félonie,
ce n’est pas une action impure ni une démarche déshonorante, qui m’a privée de
votre faveur ; j’ai été disgraciée parce qu’il me manque (et c’est là ma
richesse) un regard qui sollicite toujours, une langue que je suis bien aise de
ne pas avoir bien qu’il m’en ait coûté la perte de votre affection.
LEAR
Mieux vaudrait pour toi n’être pas née que de m’avoir à ce
point déplu.
LE ROI DE FRANCE
N’est-ce que cela ? La timidité d’une nature qui
souvent ne trouve pas de mots pour raconter ce qu’elle entend faire ? …
Monseigneur de Bourgogne, que dites-vous de madame ? … L’amour n’est pas
l’amour, quand il s’y mêle des considérations étrangères à son objet suprême.
Voulez-vous d’elle ? Elle est elle-même une dot.
LE DUC DE BOURGOGNE
Royal Lear, donnez seulement la dot que vous-même aviez
offerte, et à l’instant je prends par la main Cordélia, duchesse de Bourgogne !
LEAR
Rien ! … J’ai juré ; je suis inébranlable.
LE DUC DE BOURGOGNE, à Cordélia
Je suis fâché que, pour avoir ainsi perdu un père, vous
deviez perdre un mari.
CORDÉLIA
La paix soit avec messire de Bourgogne ! Puisque des
considérations de fortune font tout son amour, je ne serai pas sa femme.
LE ROI DE FRANCE
Charmante Cordélia, toi que la misère rend plus riche, le
délaissement plus auguste, l’outrage plus adorable, toi, et tes vertus, vous
êtes à moi. Qu’il me soit permis de recueillir ce qu’on proscrit ! … Dieux !
dieux ! N’est-ce pas étrange que leur froid dédain ait échauffé mon amour
jusqu’à la passion ardente ? (À Lear).
Roi, ta fille sans dot, jetée au hasard de mon choix, régnera sur nous, sur les
nôtres et sur notre belle France. Et tous les ducs de l’humide Bourgogne ne
rachèteraient pas de moi cette fille précieuse et dépréciée ! Dis-leur
adieu, Cordélia, si injustes qu’ils soient. Tu retrouveras mieux que tu n’as
perdu.
LEAR
Elle est à toi, Français : prends-la ; une
pareille fille ne nous est rien, et jamais nous ne reverrons son visage. (À Cordélia). Pars donc, sans nos bonnes
grâces, sans notre amour, sans notre bénédiction… Venez, noble Bourguignon. (Fanfares. Sortent Lear, les ducs de
Bourgogne, de Cornouailles et d’Albany, Gloucester et leur suite).
LE ROI DE FRANCE, à
Cordélia
Dites adieu à vos sœurs.
CORDÉLIA
Bijoux de notre père, c’est avec des larmes dans les yeux
que Cordélia vous quitte. Je sais ce que vous êtes ; et j’ai, comme sœur,
une vive répugnance à appeler vos défauts par leurs noms. Aimez bien notre père :
je le confie aux cœurs si bien vantés par vous. Mais, hélas ! si j’étais
encore dans ses grâces, je lui offrirais un trône en meilleur lieu. Sur ce,
adieu à toutes les deux !
GONERIL
Ne nous prescris pas nos devoirs.
RÉGANE
Étudiez-vous à contenter votre mari, qui vous a jeté, en
vous recueillant, l’aumône de la fortune. Vous avez marchandé l’obéissance ;
et vous avez mérité de perdre ce que vous avez perdu.
CORDÉLIA
Le temps dévoilera ce que l’astuce cache en ses replis. La
honte finira par confondre ceux qui dissimulent leurs vices. Puissiez-vous
prospérer !
LE ROI DE FRANCE
Viens, ma belle Cordélia ! (Il sort avec Cordélia).
GONERIL
Sœur, j’ai beaucoup à vous dire sur un sujet qui nous
intéresse toutes deux très vivement. Je pense que notre père partira d’ici ce
soir.
RÉGANE
Bien sûr, et avec vous ; le mois prochain, ce sera
notre tour.
GONERIL
Vous voyez combien sa vieillesse est sujette au caprice.
L’épreuve que nous en avons faite n’est pas insignifiante : il avait
toujours préféré notre sœur, et la déraison avec laquelle il vient de la
chasser est trop grossièrement manifeste.
RÉGANE
C’est une infirmité de sa vieillesse ; cependant il
ne s’est jamais qu’imparfaitement possédé.
GONERIL
Dans la force et dans la plénitude de l’âge, il a toujours
eu de ces emportements. Nous devons donc nous attendre à subir, dans sa
vieillesse, outre les défauts enracinés de sa nature, tous les accès
d’impatience qu’amène avec elle une sénilité infirme et colère.
RÉGANE
Nous aurons sans doute à supporter de lui maintes boutades
imprévues, comme celle qui lui a fait bannir Kent.
GONERIL
La cérémonie des adieux doit se prolonger encore entre le
Français et lui. Entendons-nous donc, je vous prie ! Si, avec les
dispositions qu’il a, notre père garde aucune autorité, la dernière concession
qu’il nous a faite deviendra dérisoire.
RÉGANE
Nous aviserons.
GONERIL
Il nous faut faire quelque chose, et dans la chaleur de la
crise. (Elles sortent).
[…]
Scène
XXIII
Une
tente dans le camp français.
Au
fond de la scène, LEAR est sur un lit, endormi ;
UN MÉDECIN, UN GENTILHOMME et des serviteurs sont auprès de lui.
Musique.
UN MÉDECIN, UN GENTILHOMME et des serviteurs sont auprès de lui.
Musique.
Entrent CORDÉLIA et KENT.
CORDÉLIA
Ô mon Kent, comment pourrais-je vivre et faire assez pour
être à la hauteur de ton dévouement ? Ma vie sera trop courte, et toute ma
gratitude impuissante.
KENT
Un service ainsi reconnu, madame, est déjà trop payé. Tous
mes récits sont conformes à la modeste vérité : je n’ai rien ajouté, rien
retranché, j’ai tout dit.
CORDÉLIA
Prends un costume plus digne de toi. Ces vêtements
rappellent des heures trop tristes : je t’en prie, quitte-les.
KENT
Pardonnez-moi, chère madame. Révéler déjà qui je suis, ce
serait gêner mon projet. Faites-moi la grâce de ne pas me connaître, avant le
moment fixé par les circonstances et par moi.
CORDÉLIA
Soit, mon bon seigneur ! (Au médecin). Comment va le roi ?
LE MÉDECIN
Madame, il dort toujours.
CORDÉLIA
Ô dieux propices ! réparez la vaste brèche faite à sa
nature accablée ! Oh ! remettez en ordre les idées faussées et
discordantes de ce père redevenu enfant !
LE MÉDECIN
Plaît-il à Votre Majesté que nous éveillions le roi ?
Il a dormi longtemps.
CORDÉLIA
N’obéissez qu’à votre art, et procédez selon les
prescriptions de votre propre volonté. Est-il habillé ?
UN GENTILHOMME
Oui, madame ; grâce à la pesanteur de son sommeil,
nous avons pu lui mettre de nouveaux vêtements.
LE MÉDECIN
Soyez près de lui, bonne madame, quand nous l’éveillerons ;
je ne doute pas qu’il ne soit calme.
CORDÉLIA
Fort bien.
LE MÉDECIN
Je vous en prie, approchez. (Cordélia s’approche du lit). Plus haut, la musique !
CORDÉLIA, penchée sur son père
Ô mon père chéri ! … Puisse la guérison suspendre son
baume à mes lèvres, et ce baiser réparer les lésions violentes que mes deux
sœurs ont faites à ta Majesté !
KENT
Bonne et chère princesse !
CORDÉLIA
Quand vous n’auriez pas été leur père, ces boucles
blanches auraient dû provoquer leur pitié. Cette tête était-elle faite pour
être exposée aux vents ameutés, pour lutter contre le tonnerre redoutable et
profond en dépit du terrible feu croisé des rapides éclairs, pour veiller,
pauvre sentinelle perdue, sous ce mince cimier ? (Elle montre les cheveux blancs de son père). Le chien de mon
ennemie, quand il m’aurait mordue, serait cette nuit-là resté au coin de mon
feu ! Et tu as été forcé pauvre père, de te loger avec les pourceaux et
les misérables sans asile sur un fumier infect ! Hélas ! hélas !
… C’est merveille que la vie et la raison ne t’aient pas été enlevées du même
coup ! … Il s’éveille. (Au médecin).
Parlez-lui.
LE MÉDECIN
Parlez-lui vous-même, madame : cela vaut mieux.
CORDÉLIA
Comment va mon royal seigneur ? Comment se trouve Votre
Majesté ?
LEAR, s’éveillant
Vous avez tort de me retirer ainsi de la tombe… (À Cordélia). Tu es une âme bienheureuse ;
mais moi je suis lié sur une roue de feu, en sorte que mes propres larmes me
brûlent comme du plomb fondu.
CORDÉLIA
Sire, me reconnaissez-vous ?
LEAR
Vous êtes un esprit, je le sais : quand êtes-vous
morte ?
CORDÉLIA, au
médecin
Toujours, toujours égaré !
LE MÉDECIN
Il est à peine éveillé ; laissons-le seul un moment.
(Ils s’écartent du lit).
LEAR
Où ai-je été ? où suis-je ? Le beau jour !
… je suis étrangement abusé… Moi, je mourrais de pitié à voir un autre ainsi…
Je ne sais que dire… je ne jurerais pas que ce soient là mes mains… Voyons !
Je sens cette épingle me piquer. Que je voudrais être sûr de mon état !
CORDÉLIA
Oh ! regardez-moi, sire, et étendez vos mains sur moi
pour me bénir… (Lear veut se mettre à
genoux devant elle. Elle le retient). Non, sire, ce n’est pas à vous de
vous agenouiller.
LEAR
De grâce ! ne vous moquez pas de moi ! Je suis
un pauvre vieux radoteur de quatre-vingt ans et au-delà… pas une heure de plus
ni de moins. Et, à parler franchement, je crains de n’être pas dans ma parfaite
raison… Il me semble que je dois vous connaître, et connaître cet homme.
Pourtant, je suis dans le doute ; car j’ignore absolument quel est ce lieu ;
et tous mes efforts de mémoire ne peuvent me rappeler ce costume ; je ne
sais même pas où j’ai logé la nuit dernière… Ne riez pas de moi ; car,
aussi vrai que je suis homme, je crois que cette dame est mon enfant Cordélia.
CORDÉLIA
Oui, je la suis, je la suis.
LEAR
Vos larmes mouillent-elles ? Oui, ma foi ! Je
vous en prie, ne pleurez pas. Si vous avez du poison pour moi, je le boirai. Je
sais que vous ne m’aimez pas ; car vos sœurs, autant que je me rappelle,
m’ont fait bien du mal. Vous, vous avez quelque motif ; elles, n’en
avaient pas.
CORDÉLIA
Nul motif ! nul motif !
LEAR
Est-ce que je suis en France ?
KENT
Dans votre propre royaume, sire.
LEAR
Ne m’abusez pas.
LE MÉDECIN
Rassurez-vous, bonne madame : la crise de frénésie,
vous le voyez, est guérie chez lui ; mais il y aurait encore danger à
ramener sa pensée sur le temps qu’il a perdu. Engagez-le à rentrer ; ne le
troublez plus jusqu’à ce que le calme soit affermi.
CORDÉLIA
Plairait-il à Votre Altesse de marcher ?
LEAR
Il faut que vous ayez de l’indulgence pour moi. Je vous en
prie, oubliez et pardonnez : je suis vieux et imbécile. (Lear, soutenu par Cordélia, le médecin et
les serviteurs sortent).
LE GENTILHOMME
Est-il bien vrai, monsieur, que le duc de Cornouailles ait
été tué ainsi ?
KENT
C’est très certain, monsieur.
LE GENTILHOMME
Et qui commande ses gens ?
KENT
C’est, dit-on, le fils bâtard de Gloucester.
LE GENTILHOMME
On dit qu’Edgar, son fils banni, est avec le comte de Kent
en Germanie.
KENT
Les rapports varient. Il est temps de se mettre en garde :
les armées du royaume approchent en hâte.
LE GENTILHOMME
La contestation semble devoir être sanglante. Adieu,
monsieur ! (Il sort).
KENT
Mon plan et mes efforts vont avoir leur résultat, bon ou
mauvais, selon le succès de cette bataille. (Il sort).
William Shakespeare, in Le Roi
Lear
Trad. François-Victor Hugo
Trad. François-Victor Hugo