L'évocation des fragilités
du monde nous invite à une première approche de la fragilité humaine. Les
chrétiens se sont toujours préoccupés de soulager les malades ; les
pauvres, les faibles. Ils ont aussi beaucoup parlé de la souffrance,
interpellés par la croix du Christ lui-même. Si la Bible ne donne pas d'explication
sur l'origine du mal dans la Création, l'Écriture nous invite à répondre
à celui-ci par la compassion pour ses victimes et par l'engagement pour la
justice. Il ne s'agit ni de glorifier ni de fuir la souffrance. Elle fait
partie de notre condition humaine et ce n'est pas Dieu qui nous l'envoie. Non
seulement notre souffrance ne lui plaît pas mais il est venu pour nous soulager
lorsque nous ployons sous le fardeau et pour nous donner le repos (Matthieu 11,
28). Certes, la traversée de la fragilité peut être une occasion de mûrir dans
la foi, mais ne disons jamais à quelqu'un qui souffre que c'est une grâce de
Dieu. Il s'agit d'un mystère trop profond pour oser se prononcer avec légèreté.
Priorité aux plus faibles
Il faut accorder la
priorité aux plus fragiles et aux plus faibles —c'était l'attitude habituelle
de Jésus. J'ai dit plus haut que, d'un point de vue chrétien, on juge une
civilisation ou une culture à sa façon de traiter les plus fragiles. Avec ce
critère, les civilisés ne sont peut-être pas là où l'on pense... L'attitude du
Christ vis-à-vis des plus démunis et des exclus, et ce que lui-même nous a
révélé de son Père à travers son expérience de la fragilité, de la souffrance
et de la mort, nous renvoient à un Dieu qui ne s'est pas comporté de façon
toute-puissante. La pratique de l'Église s'inscrit dans cette tradition qui
nous vient du Christ. Dès les origines du christianisme, des lieux de
miséricorde, de soin et de compassion ont été créés. Ils sont devenus plus tard
des « Hôtels-Dieu », puis des hôpitaux. Les mots « hospitalité »
et « hospitalisation » n'ont-ils pas la même racine ? On sait
qu'en christianisme il n'y a rien de sacré sur cette terre, contrairement à
d'autres religions. On ne sacralise aucun personnage, ni lieu, ni temps, même
s'il existe des temps, des personnages et des lieux saints, sanctifiés,
célébrés. La seule réalité sacrée est l'être humain, créé à l'image et à la
ressemblance de Dieu. Il y a du divin dans l'homme. Toucher à l'homme, c'est
toucher à Dieu. « Qui donc est Dieu qu'on peut si fort blesser en blessant
l'homme ? », chante-t-on durant l'office des heures. C'est devant
cette réalité-là que nous devons nous agenouiller et rendre le service du
frère, de la sœur, images de Dieu. C'est la leçon du lavement des pieds.
L'authenticité de notre célébration eucharistique se vérifie dans le service du
prochain : le « sacrement » du frère ou de la sœur est
indissociable du sacrement de l'eucharistie.
Accepter
ses limites sans perdre l'espérance
Si la souffrance n'a pas de
sens en soi, l'expérience de la fragilité reste fondatrice en
anthropologie chrétienne. C'est par l'expérience de la fragilité que nous
prenons conscience que nous ne sommes que des créatures, que nous ne sommes pas
Dieu. Cependant, nous sommes parfois tentés de prendre Sa place, de jouer au sauveur.
En effet, nous ne nous engagerions pas à aider les autres si nous n'avions pas
envie de les libérer de leur souffrance, ou tout au moins de les apaiser.
Tentés par la toute-puissance, nous faisons cependant l'expérience de notre
propre fragilité et, parfois, de notre impuissance à soulager. Alors, nous
devons bien reconnaître que nous ne sommes pas Dieu. Simples créatures, nous
sommes des êtres en devenir, habités par des espaces de fragilité qui sont
différents selon les âges de la vie. La première fragilité est celle du
nourrisson, déjà précédée par celle de l'embryon, du fœtus.
Dans certaines
spiritualités orientales, il est question de devenir des êtres
« réalisés », c'est-à-dire libérés... Cet objectif n'est pas
comparable au souci d'épanouissement des Occidentaux. Il conduit à renoncer à l'ego
et au désir d'être quelqu'un, car tout est apparence et illusion. De même,
pour le chrétien, s'épanouir ne signifie pas arriver à dépasser toute
fragilité. Il s'agit d'accueillir et de traverser la fragilité plutôt que de la
conquérir ou de la vaincre. La logique contemporaine irait plutôt dans le sens
du combat contre toute fragilité afin de devenir invulnérable. Cela aussi est
illusion. Certes, il nous faut utiliser les soins qui peuvent nous aider à mieux
vivre et, parfois, à nous libérer de certaines fragilités précises. Mais
vouloir se libérer de toute forme de fragilité, c'est rêver de toute-puissance
ou, tout au moins, d'une perfection illusoire.
À certaines époques de
l'histoire de l'Église, comme au temps du jansénisme, de nombreux dégâts ont
découlé de la confusion entre sainteté et perfection. Nous n'avons pas à être
parfaits, sans défauts, irréprochables. Lorsque Jésus dit : « Soyez
parfaits comme votre Père céleste est parfait 1 » (Matthieu 5,
48), il parle de la perfection de l'amour, de la miséricorde. Nous ne sommes
pas parfaits, nous ne serons jamais parfaits, même si nous sommes invités à
aimer toujours mieux. C'est dans la mesure où nous avons été blessés,
« vulnérabilisés », que nous sommes capables de rejoindre les
personnes souffrantes. Alors n'essayons pas d'être parfaits, de tout contrôler,
de devenir invulnérables. Sauf à devenir parfaitement insupportables pour notre
entourage. Être saint, c'est accepter d'être fragile, consentir aux limites de
son corps, de son affectivité, de son psychisme tout en continuant à aimer et à
se laisser aimer. C'est se reconnaître pécheur, et pouvoir alors parcourir un
chemin de conversion. Parce que nous appartenons à l'espace, au temps, nous
sommes soumis à la tentation, à l'usure de nos ressources et de nos bonnes
résolutions, avec, selon les époques de la vie, plus ou moins d'équilibre et de
force.
Cependant, nous savons
aussi que lorsque la souffrance du corps devient trop lourde à porter, le sujet
que nous sommes risque de disparaître. Plus nous faisons l'expérience du
vieillissement, de la maladie, du handicap, plus il est difficile d'être
reconnu comme un sujet autonome, d'être respecté comme une personne à part
entière. Le danger pour notre entourage, c'est de ne plus nous voir comme un
sujet, mais plutôt comme un objet de soin plus ou moins encombrant. Jusqu'à se
dire : il faut arrêter de s'occuper de ce corps, de le laisser souffrir...
en oubliant peut-être qu'il est encore et toujours une personne humaine.
Quand le corps devient trop
encombrant, le sujet risque de disparaître aux yeux des autres. Aujourd'hui,
nous sommes obsédés par la beauté et la santé, nous perdons de vue la dimension
de sainteté, que l'on ne peut confondre avec la santé. Un trop grand souci pour
la santé peut devenir un obstacle à un chemin de sainteté. Alors, le sujet
disparaît parce que refusé avec sa fragilité. Il faut trouver une juste
attitude à propos de cette pression de notre culture contemporaine. Je ne dis
pas que les chrétiens n'ont pas à s'occuper de beauté, de santé, mais il leur
faut toujours garder une liberté intérieure et un discernement dans ce domaine,
comme dans les autres.
Un autre aspect de notre
fragilité fondatrice rejoint l'expérience selon laquelle nous sommes tous, à
des degrés divers, marqués par le péché. Certains chrétiens ont pu enseigner
que la souffrance était la punition du péché. Non, c'est une conséquence
de notre éloignement de Dieu, non une punition de sa part. Dieu n'est pas à
l'origine de la souffrance. Jamais, dans le Nouveau Testament, il ne se
présente comme un Dieu vengeur. Il ne se réjouit pas de nous voir souffrir, il
ne veut pas la mort du pécheur (Luc 15, 10). Le monde dans lequel nous sommes
nés est un monde blessé par le péché, et c'est ce que veut exprimer
l'expression « péché originel ». Or, très tôt, nous passons de l'état
de victime à celui de complice, à cause du mauvais usage de notre liberté. S'il
y a un rapport entre la souffrance et le péché, c'est parce que, chaque fois que
nous manquons d'amour, nous pratiquons le péché, nous blessons l'autre, et donc
aussi notre Dieu, qui s'est identifié aux plus petits d'entre nous. Il ne faut
pas prendre la souffrance pour une punition du péché. Cependant, la souffrance
de l'autre est parfois la conséquence de notre péché, puisque nous lui avons
infligé des blessures. Il y a aussi la souffrance morale que nous nous
infligeons à nous-même, lorsque nous découvrons à quel point nous pouvons faire
mal à. l'autre. Cela aussi fait partie de l'expérience de la fragilité.
Le
mal n'aura pas le dernier mot
En tant que chrétiens,
faisant l'expérience que nous sommes des êtres blessés et pécheurs, nous avons
toujours cette certitude que le mal n'a pas le dernier mot. Que nous sommes des
pécheurs pardonnés et sauvés, c'est-à-dire que notre Dieu ne nous enferme
jamais dans nos fragilités et dans notre péché. Il ne nous enferme jamais dans
le mal parce qu'il l'a vaincu une fois pour toutes. Dans l'Évangile, Jésus
montre toujours qu'il y a plus en nous, qu'il y a une possibilité de
recommencer, de renaître, d'accueillir le salut, c'est-à-dire la victoire de
l'amour sur le mal et la mort. Il suffit de considérer son attitude vis-à-vis
de la femme adultère, de Zachée, de la Samaritaine, etc. Jamais ces personnes
n'ont été identifiées à leur péché. Même s'il existe cette dimension de
blessure et de fragilité en nous, une part de liberté demeure qui nous permet
de (re)choisir la vie...
Souvent, nous aurons besoin
que quelqu'un nous prenne par la main pour que cela soit possible. Besoin que
son regard nous révèle qu'il y a encore un espace de liberté. En effet, nous
cherchons un regard qui nous espère, qui croit dans ce qu'il y a de beau en
nous, surtout quand nous nourrissons une image trop négative de nous-même.
C'est le cas du Père du fils prodigue. Mais il est vrai que dans le domaine de
la fragilité, nous avons parfois l'impression de ne pas être à égalité, que
certains sont plus éprouvés que d'autres. C'est une cause de révolte et de
doute pour beaucoup. Nous sommes là aux portes d'un mystère qu'il est parfois
très difficile d'accepter.
Ce que nous révèle aussi
l'expérience de la fragilité, c'est que nous sommes des êtres de relation, nous
ne nous suffisons pas à nous-même. La première expérience de la dépendance en
tant qu'être de relation est le rapport entre le bébé et sa mère. Le petit
humain est beaucoup plus dépourvu en entrant dans la vie que les autres
créatures. Un bébé posé à côté du sein de sa mère n'est pas capable de mettre
de lui-même le téton en bouche. Nous sommes infiniment fragiles à la naissance,
nous devons tout apprendre. Nous sommes donc des êtres de relation et nous
n'existons que par nos relations. Si nous sommes en vie, les uns et les autres,
c'est parce que nous avons rencontré de la bonté sur notre route. Nous avons
besoin du regard bienveillant des autres pour exister. Nous avons besoin de
solidarité, de justice. Il nous faut donc consentir à une certaine dépendance.
Nous cherchons l'autonomie, mais l'autonomie n'est pas l'indépendance.
Étymologiquement, l'autonomie renvoie à notre capacité à nous donner une règle
de vie, mais non à être des individus solitaires et égoïstes.
Notre fragilité est enfin
liée au fait que nous sommes des êtres en attente de salut. Cette expérience
nous ouvre à un au-delà de nous-même. Saint Augustin a écrit : « Mon
cœur est sans repos tant qu'il ne repose en toi. » C'est-à-dire que nous
ne serons tout à fait en paix que le jour où nous aurons fait cette
expérience-là, celle du repos en Dieu, de l'abandon dans la confiance, souvent
de façon mystérieuse. Pour un chrétien, ce sera l'expérience de la rencontre
avec le Christ, de l'accueil de l'Esprit-Saint au cœur de sa vie. D'autres
croyants la feront dans des religions différentes, autrement. Le salut peut prendre
des visages inédits dans d'autres traditions, où le Christ est aussi à l'œuvre
d'une façon que lui seul connaît, même s'il n'est pas reconnu comme sauveur.
Bref, nous ne pouvons vivre
une expérience de plénitude que si nous nous recevons d'un Autre, selon la foi
chrétienne. Nous sommes des créatures, mais nous sommes aussi des fils et des
filles bien-aimés, et nous ne réaliserons cette vocation-là qu'en apprenant à
nous laisser aimer. Pour moi, là est le cœur de l'Évangile. Si nous n'arrivons
pas à nous laisser aimer, comment pourrons-nous recevoir, accueillir
consciemment le salut ? Mais cela peut prendre toute une vie... Saint Paul
nous dit que toute la Création est en attente de la révélation des fils de Dieu
(Romains 8, 19). Eh bien oui, restons dans l'attente et ne désespérons pas.
Donner
sens à la souffrance
Comment ne pas désespérer
quand nous nous sentons diminués, inutiles, pleins d'angoisse pour
l'avenir ? À ce moment-là, tous les discours à propos de la résignation,
de l'acception de la volonté de Dieu ou de la valeur rédemptrice de la
souffrance sont insupportables... Parce que celle-ci n'a pas de valeur en soi,
il faut parfois parcourir un long chemin avant d'arriver à lui trouver ou à lui
donner un sens. Car ce qui donne sens à la souffrance, ce n'est pas le fait de
souffrir, mais la façon de continuer à aimer du cœur de cette souffrance. Ce
qui lui donne sens, c'est aussi ce qui donne sens à la vie : rester en
relation et continuer à essayer de s'intéresser aux autres, éviter la fermeture
du cœur. Ce sens est propre à chacun et s'inscrit dans une histoire
personnelle. Nous touchons ici au mystère de la singularité de la personne. Il
n'existe pas de recette.
Nous avons dit que Dieu ne
se réjouissait pas de notre souffrance mais qu'il la soulageait. Dans la
plupart des cas, c'est grâce à l'entourage et à un soutien fidèle que nous
parvenons à continuer à espérer et à donner un sens. Mais ce n'est jamais
gagné, car cela dépend des étapes de notre vie, de notre pathologie, de notre
cheminement spirituel. Nous avons besoin de patience et de respect dans cette
lente élaboration, cette douloureuse quête. Nous avons parfois du mal à trouver
les mots justes pour exprimer notre peine ou consoler quelqu'un. Il y a tant de
peurs difficiles à formuler... L'expérience nous apprend que nous sommes
souvent seuls, en définitive, au cœur de notre souffrance, quels que soient les
efforts de notre entourage. Parfois, nous sommes juste capables d'essayer de
durer, sans désespérer, rien de plus : vivre avec notre souffrance.
Pourtant, nous découvrons aussi qu'il est possible de nous laisser rejoindre à
certains moments, qu'il existe en nous des ressources de vie souvent
insoupçonnées.
Certains malades témoignent
du sens qu'ils sont parvenus à donner à leur souffrance en l'offrant pour les
autres. Contemplant le Christ en croix, ils s'offrent avec lui pour que les
autres aient la vie, sans pour autant renoncer à demander leur guérison. Quel
sens donner à cette expression : « offrir ses souffrances ? »
Parfois, il est vrai que l'on n'a plus rien d'autre à offrir que son
impuissance, comme Job dans la Bible. À d'autres moments, ce sera des
balbutiements de confiance ou un fragile désir d'aimer. En aucun cas il ne
s'agira d'essayer d'obtenir des grâces à coup de souffrance. La grâce ne se
mérite pas, il n'y a ni rançon à payer ni souffrance à rechercher, ce n'est pas
cette offrande-là qui plaît au Seigneur, il a lui-même été crucifié et a connu
la peur de la mort.
Nous pouvons commencer par
essayer de consentir à notre situation et à sortir de la révolte, parfois de la
culpabilité, en continuant à faire tout ce qui dépend de nous pour guérir ou,
au moins, être soulagé. Ne plus nous centrer uniquement sur notre fragilité —
quand on n'est pas submergé par la douleur — et sur nous-même. Ensuite, une
ouverture du cœur, parfois très timide, peut nous sortir de l'obsession de la
guérison à tout prix. Cela dépendra bien sûr du degré de souffrance et de
déshumanisation subi...
Je crois que cette sortie
de l'isolement n'est possible pour un patient que s'il est aidé par des gens
qui le visitent, qui lui parlent de façon délicate. Et puis il y a la
prière : afin d'« être avec le Christ », de puiser dans le cœur
de Dieu le courage et la capacité d'aimer, de se laisser aimer. Parce que si
Jésus nous a sauvés, ce n'est pas en rapport avec une quantité de souffrance
qu'il nous faudrait désirer, c'est beaucoup plus par l'acceptation de sa
situation de victime innocente, par amour, par solidarité avec l'humanité
pécheresse et souffrante. Mais encore faut-il être capable de prier, ce qui
n'est pas toujours le cas !
Certains arrivent à se
mettre dans une attitude d'intercession pour le monde, dans une relation avec
Marie qui est un exemple pour nous. Elle qui était au pied de la croix. Il nous
est peut-être possible de dire : « J'offre ma souffrance pour le
monde », mais c'est la qualité d'amour qui fait que notre offrande est un
don qui plaît à Dieu, non la souffrance elle-même. Alors, nous pouvons entrer
dans un consentement, dans ce mystère de la communion des saints, c'est-à-dire
cette solidarité dans une lutte contre le mal avec les forces de l'amour, dans
un mystère de transfiguration du monde. Certains y découvrent que le sens de la
vie, c'est peut-être moins d'atteindre une efficacité (l'« excellence »
qui plaît à notre monde) que d'arriver à une vraie qualité de relation. Cela
peut être aussi la découverte d'une sensibilité à la fragilité de l'autre.
Parfois, nous découvrons avec surprise que notre façon de vivre notre épreuve
peut être féconde pour d'autres, dans la mesure où nous gardons la foi, une
ouverture du cœur, un accueil des souffrances d'autrui. Pouvoir continuer à
communiquer et à apporter de l'amour aux autres, c'est une grâce à demander,
qui rejaillit en grâces pour les autres. Je connais des personnes qui, vivant
l'expérience de la souffrance et de la diminution personnelle, et alors
qu'elles n'avaient eu aucun problème de santé au préalable, ont soudain
ressenti une grande solidarité avec tous les fragiles et les pauvres du monde,
à partir de leur propre fragilité. Elles se sont dit : « Je fais
maintenant partie de ce lot-là ». Dans cette solidarité, elles ont
ressenti un grand amour, un grand désir de marcher avec eux. Il n'est pas
facile de garder un intérêt pour les autres quand nous sommes fragilisés.
Nous en avons sans doute
déjà fait l'expérience. Il y a des gens dont nous devinons, par la qualité de
leur écoute, de leur accueil, de leur regard, qu'ils ont souffert et que,
depuis ce moment-là, ils ne se permettent plus de juger. Ils ont aussi
découvert que leur réelle fécondité était moins liée à leurs compétences, leurs
diplômes ou d'autres résultats visibles, qu'à leurs blessures, dans la mesure
où elles étaient acceptées, parfois guéries. Ils ont découvert que, en définitive,
c'est parce qu'ils sont passés par la souffrance et la blessure que maintenant
ils peuvent comprendre. Que la qualité d'écoute, de compassion, de tendresse,
de patience qu'il y a en eux devient source de vie pour les autres.
Aimer jusqu'à la déchirure,
dans une déchirure qui n'est plus une plaie purulente. Alors, progressivement,
nous pouvons entrer dans une transfiguration de l'amour, dans un renouvellement
de l'alliance, qui est beaucoup moins un amour de comptabilité, de
donnant-donnant, qu'un amour de gratuité. Cela peut aussi être un chemin de
renouvellement de l'Alliance avec le Bien-aimé, avec notre Dieu, avec les
autres aussi. Enfin, à ce moment-là, les valeurs ne sont plus les mêmes. Ce à
quoi on attachait énormément d'importance dans le passé peut paraître soudain
si éphémère...
Mais tout ce qui vient
d'être évoqué n'est jamais évident ni prévisible. Personne ne sait comment il
va assumer la fragilité et la diminution de ses capacités. Il est ici question
d'itinéraires, d'expériences, mais chacun doit parcourir son propre chemin,
comme il le peut. Nous savons aussi que certaines personnes n'y arrivent
jamais, restent dans la révolte, le désespoir. Elles ont alors surtout besoin
d'un silence plein de respect et d'accueil, et non de vaines paroles. C'est ce
que nous voudrions approfondir dans les pages qui suivent.
Bernard Ugeux, in Traverser nos fragilités (Les Éditions de
l’Atelier)
1.
L'évangéliste Luc écrit : « Soyez miséricordieux comme » (Luc 6,
36).