Partons
d'abord des faits. Il n'est que d'ouvrir les yeux sur l'humanité de tous les
temps et de tous les lieux pour se heurter au conflit. L'homme pourrait être
défini comme l'animal en guerre avec lui-même. Antérieurement à toute
définition, à toute interprétation positive ou négative, le conflit humain
impose son évidence absolue. L'animal, le petit enfant sont simples. À chaque
instant, ils penchent de tout leur poids vers la chose qui les attire, leurs
actes sont faits pour ainsi dire d'une seule pièce. L'homme est divisé ;
aucune nécessité maternelle ne lie infailliblement sa marche à sa route, une
croisée de chemins toujours renaissante surgit sous ses pas et lui impose le
choix et l'effort. Le combat est au cœur de sa destinée, et chacun de ses
actes, à la différence de ceux des êtres purement cosmiques, peut être
interprété comme une victoire ou une défaite, Vita hominis militia...
Ce
combat est de toutes les heures de la vie : il éclate dans les
circonstances solennelles, mais il se poursuit obscurément dans les situations
les plus banales. Déchirée entre l'amour des siens et l'amour de Dieu, Thérèse
d'Avila sent agoniser toute sa nature en entrant au cloître ; l'image de
Chimène et la passion du devoir s'entre-dévorent dans l'âme du Cid. Phases
aiguës, explosives du conflit ! Elles ne doivent pas nous faire oublier
qu'il faut se battre aussi pour s'arracher au sommeil matinal ou pour résister
aux suggestions du soleil d'avril qui, le jour où nous devons travailler, nous
invite si doucement à la promenade. Rares sont les conflits tragiques et
grandioses : c'est le résultat de ces combats impondérables qui donne à
notre âme sa forme définitive. Mais qui dit conflit dit aussi dualisme. Après
avoir constaté le fait du conflit, il s'agit de définir les forces antagonistes
qui s'affrontent dans l'âme humaine. Ici, les explications surabondent, et
chacune exprime une face authentique du conflit humain : il y a, par
exemple, le conflit cornélien entre la passion et le devoir, le conflit
anarchiste entre l'individu et la société, le conflit chrétien entre la nature
et la grâce, etc. Il n'entre pas dans nos intentions de nous livrer à une
exégèse approfondie de ces diverses formes de conflit. Pour limiter notre
sujet, nous nous bornerons à étudier, le dualisme entre la vie et l'esprit. Et
comme ces deux termes peuvent prêter à équivoque, nous aurons soin de les
définir d'abord. Par vie, nous entendons l'ensemble des éléments par lesquels
l'homme fait partie de l'univers sensible (corps, instincts, sensibilité sous
toutes ses formes...) ; par esprit, nous voulons désigner tout ce qui, en
lui, émerge hors du Cosmos et échappe à sa nécessité : l'intelligence et
la volonté avec tout leur cortège d'exigences supra-sensibles et, à la limite,
surnaturelles. Le conflit dont nous allons parler se ramène à la compression
des instincts vitaux par la loi morale (je prends ici le mot de morale dans le
sens très large de réglage des mœurs par l'esprit) et par l'idéal religieux.
Notre point de vue – il est peut-être bon de le souligner– ne sera ni celui de
la métaphysique, ni celui de la théologie. Nous aurons sans doute l'occasion de
nous rencontrer, dans certaines de nos remarques et de nos conclusions, avec
ces sciences, mais nous ne parions pas en leur nom. Nous voulons rester sur le
terrain concret de l'expérience humaine et de l'histoire des mœurs. Notre objet
n'est ni l'homme en soi ni le chrétien en soi ; c'est l'homme et le
chrétien tels qu'ils ont vécu, tels qu'ils vivent sur cette terre, avec leurs
erreurs, leurs piétinements, leurs efforts, et cette distance tragique entre
eux et leur humanité et leur christianisme.
FÉCONDITÉ
DU CONFLIT.
Il
est un autre fait qu'on ne peut guère contester : le conflit entre la vie
et l'esprit – un certain brisement de la plénitude vitale de l'homme concourt
puissamment à sa plénitude humaine.
Rien de pur ni de grand n'a jamais crû ici-bas sans l'ascétisme et sans la
douleur. Seuls des hédonistes superficiels ou des penseurs qui doutaient soit
de l'existence soit de la valeur positive de l'esprit ont pu considérer comme
un mal absolu la tension qui habite l'homme. Mais la sagesse de tous les âges
et de tous les peuples a consacré unanimement la fécondité de ce déchirement
intérieur, et c'est une des gloires de l'humanité que d'avoir placé, à côté de
sa répugnance universelle au sacrifice, son intuition non moins universelle de
la fonction divine du sacrifice. On ajoute à l'esprit ce qu'à la chair on ôte,
disait le poète Il est dans l'homme – et surtout à l'heure de la jeunesse – une
exubérance, un bouillonnement épais et trouble des puissances vitales, qui
enchaîne et séduit l'esprit, et que l'esprit doit dépasser et combattre pour
que l'homme soit vraiment lui-même. Nourries et mesurées par la chair et les
sens, nos premières passions sont bornées, exclusives, impénétrables comme le
corps dont elles émanent, et c'est à travers leur déchirement que se dégage,
avec son ampleur et sa transparence, la forme suprême de notre pensée et de
notre amour. De combien de passions brassées par l'épreuve est faite la paix
d'un cour qu'habite le grand amour ! Toute vie profonde comporte un
brisement successif d'ébauches :
Les premières amours sont des
essais d'amour,
Ce sont les feux légers, les passagères fêtes
De cœurs encor confus et d'âmes imparfaites,
Où commence à frémir un éveil vague et court.
Pour connaître l'amour suprême et
sans retour,
Il faut des cœurs surgis de leurs propres défaites,
Et dont les longs efforts et les peines secrètes
Ont, par coups douloureux, arrêté le contour. 1
L'homme
naît dans la douleur à la vie temporelle. Mais sa naissance à l'éternité
implique plus de souffrances encore. Ses ivresses trop sensibles sont chaudes
comme la chair – et corruptibles comme elle. La grande loi de changement absolu
et d'oubli total, qui est l'âme de la création matérielle, régit leur furtive
destinée. Mais ce pur consentement cosmique à la mort, transposé en climat
humain, se nomme infidélité, ingratitude.
Je suis dans l'enfant mort, dans
l'amante quittée,
Dans le veuvage prompt à rire, dans l'athée,
Dans tous les noirs oublis,
Toutes les voluptés sont pour moi fraternelles...
fait
dire Victor Hugo au ver du sépulcre. Et, de fait, les joies que l'homme
recherche le plus portent en elles le germe et le goût de la mort. On peut se
résigner à cette tragique affinité entre le néant et l'ivresse; on peut même
croire, comme Gide, qu'il n'est de richesse humaine que dans l'inconstance et
l'oubli :
Âme inconstante, hâte-toi !
Sache que la fleur la plus belle est aussi la plus tôt fanée :
Sur son parfum, penche-toi vite,
L'immortelle n'a pas d'odeur.
Mais
tous les préceptes de cette mouvante sagesse ne calment pas la soif de sécurité
dans le bonheur qui sort du noyau de notre nature. Et la grande question
de Dante : comment l'homme
s'éternise ? reste posée au cœur de chacun. Elle ne comporte qu'une
réponse : la lutte avec soi-même, le renoncement à soi-même, la guerre...
Nous
réservons ici le problème théologique du péché originel. Psychologiquement, il
n'est pas difficile – et Jacques Rivière l'a fait dans une analyse célèbre – de
trouver mille vérifications concrètes du dogme de la chute. On a beau être
libre de tout préjugé dogmatique, il
suffit de regarder l'homme en homme pour sentir confusément que cet être
n'habite pas en lui-même, qu'il est pour ainsi dire tombé au-dessous de sa
nature et qu'il doit remonter incessamment une pente pour réintégrer, d'une
façon toujours précaire et incomplète, sa propre destinée. La vie et l'esprit
sont en lui disjoints et opposés : la vie, au lieu de servir l'esprit,
tend à l'asservir, et l'esprit, pour échapper à cette Circé, cesse souvent
d'être le tuteur de la vie pour devenir son bourreau.
Ce
serait toutefois faire montre d'une coupable paresse d'esprit que d'invoquer,
pour expliquer le dualisme humain, la seule chute originelle. Ne distendons pas
une vérité profonde en un grotesque Deus
ex machina. Tous les problèmes moraux débouchent sur des problèmes
ontologiques, et l'être qui tombe révèle par là qu'il portait dans sa nature
une disposition à la chute. Il n'est pas téméraire d'affirmer que l'homme à
l'état de nature pure (c'est-à-dire l'homme également soustrait au péché et au
miracle) serait affecté d'une certaine tension intérieure. C'est ici toute la
question de la nature humaine qui est en jeu. Une plante, un animal reçoivent,
si je puis dire, leur essence d'un seul coup; sauf empêchement extérieur, ils
sont fatalement ce qu'ils doivent être. Mais l'homme – et là est le signe
essentiel qui le distingue de tous les autres êtres supérieurs et inférieurs à
lui – ne reçoit pas d’emblée son humanité. L'esprit éclôt lentement,
péniblement en lui ; l'épanouissement intellectuel et affectif de cet
esprit dépend largement de son choix et de son effort. On ne mérite pas d'être
une pierre, une bête ou un ange, on mérite d'être un homme. Tous les autres
êtres sont ce qu'ils sont, l'homme devient ce qu'il est. Il doit conquérir son
essence... Or qui dit conquête dit aussi combat.
Le
conflit humain a donc sa racine dans la nature humaine. Ce conflit, le péché
l'a aggravé et infecté, il ne l'a pas créé de toutes pièces. Le conflit
intérieur est d'ailleurs légitimé par cette parole du Christ : Si ton œil
te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi.
VANITÉ
DU CONFLIT
Le
conflit humain est nécessaire et fécond parce que l'homme est divisé. Mais si
profond que soit ce dualisme intérieur, il n'en reste pas moins vrai que
l'homme est un et que, poussé au delà de certaines limites, érigé en absolu, le
conflit entre l'esprit et la vie aboutit à la ruine commune de l'esprit et de
la vie. L'homme est indissolublement vie et esprit : toute option trop
brutale en faveur de l'un ou de l'autre est inhumaine...
«L'esprit
de Dieu flottait sur les eaux ». L'esprit de l'homme est porté sur les eaux de
sa vitalité : si ces eaux débordent, l'esquif de l'esprit risque d'être
entraîné et brisé, et ce danger justifie les mœurs ascétiques, lesquelles, en
soi, n'ont pas d'autre objet que de rendre navigables à l'esprit les eaux de la
vie. Je prends le mot ascétisme dans le sens très étendu de contrôle rigoureux
de la vie sensible par l'élément spirituel : de ce point de vue, on peut
affirmer que toutes les grandes formes de culture humaine reposent sur des
bases ascétiques.
Mais
autre chose est endiguer un fleuve, autre chose le tarir. L'ascétisme qui, par
étroitesse ou routine, devient à lui-même son but et se change en haine de la
vie, travaille du même coup à l'épuisement de l'esprit. Les eaux qui, trop
hautes, mènent la barque au naufrage, trop basses, l'échouent sur le sable. Et,
de fait, il n'est que de considérer certains produits de l'ascétisme sous
toutes ses formes (tel intellectualisme desséché, tel moralisme exsangue...)
pour leur trouver un air trappant de parenté avec une barque enlisée dans les
sables inféconds.
À la
racine de bien des idéals spirituels git en effet une méconnaissance profonde
de deux caractères essentiels de la vie sensible : la complexité et le
changement. Certaines morales apparaissent comme des empiètements dangereux de
l'idée pure (j'allais dire de l'idée fixe, et ce n'est peut-être pas par hasard
que ce terme a dans le langage courant le sens peu flatteur qu'on lui connaît)
sur le domaine de la vie et de l'action humaines. Elles exigent de l'homme une
simplicité, une immobilité d'essence, elles écrasent le devenir vivant sous une
éternité morte. Qu'on songe seulement à la morale stoïque de l'ataraxie, à la
morale cornélienne de l'honneur, à la morale de l'honnêteté du XIXe
siècle, etc. L'homme, dans ces systèmes, n'a plus le droit de changer, il n'a
plus même le droit de regarder autour de lui en marchant, il porte à la fois
joug et œillères ! Il faut que tout, dans sa vie multiple et mouvante,
s'efface devant un principe abstrait posé une fois pour toutes, il faut,
suivant le mot de Racine, que « ses serments lui tiennent lieu d'amour ».
L'esprit (spiritus promptus...) va de
l'avant : la vie suit comme elle peut – ou reste en route ! De telles
morales dénaturent le devoir de fidélité ; elles ne font pas sa part à ce
besoin de renouvellement et d'oubli que toute nature terrestre porte en elle et
qui assure en partie la fraîcheur et l'originalité de l'être vivant. Mais
l'esprit, en figeant la vie, se fige lui-même, et l'éternité qui, au lieu
d'intégrer en elle le devenir, tend à le tuer n'est pas cette éternité vivante
qui nourrit le temps, c'est une abstraction, un fantôme...
Il
est cependant quelque chose de pire que l'oppression et la mécanisation de la
vie par l'esprit (lesquelles provoquent infailliblement par ricochet le
formalisme de l'esprit), et c'est la falsification des valeurs spirituelles, la
contamination de l'esprit par les énergies vitales refoulées. Les mœurs, les
idéals qui dénient à la chair et au moi individuel leurs droits légitimes
n'épuisent pas seulement la vie, ils la pervertissent. La vie, ainsi comprimée,
ne disparaît pas, elle ne se change pas non plus en esprit, mais elle ruse avec
l'esprit, elle joue à l'esprit, elle reparaît insidieusement sous un masque de
valeurs supérieures. Ce faux-monnayage a été dénoncé de tout temps par les
moralistes ; on a vu là à juste titre un effet de la misère de l'homme :
j'y vois plutôt le fruit des ambitions outrées de cet être misérable. On ne
devient pas faussaire uniquement parce qu'on est pauvre, mais surtout, parce
que, étant pauvre, on veut être riche. Il est ou il a été des climats affectifs
et sociaux qui répriment, ravalent au rang des choses honteuses des sentiments élémentaires comme l'instinct sexuel ou
l'attachement à la vie : on conçoit que ces sentiments, à la fois
indestructibles et privés de leur issue normale, se voilent, pour parvenir à
leurs fins, de l'idéal qui les condamne ! Placée dans une atmosphère
morale qui ne laissait de place qu'au souci de la cité, une héroïne de
Corneille, apprenant que celui qu'elle aime va épouser la reine, déclare, pour
expliquer le soupir que cette nouvelle lui arrache :
L'image de l'Empire en de si jeunes
mains
M'a tiré ce soupir pour l'État que je plains.
Mais
son père rectifie avec finesse cette adaptation « impure » de la passion à
l'idéal, de la vie à l'esprit :
Pour l'intérêt public, rarement on
soupire,
Si quelque ennui secret n'y mêle son martyre :
L'un se cache sous l'autre et fait un faux éclat ;
Et jamais, à ton âge, on ne plaignit l'Etat.
Il
n'est pas besoin d'invoquer, à l'appui de notre thèse, tant d'idéals de pureté
angélique imprégnés de libido, tant de mythes politiques fondés verbalement sur
le pur esprit collectif et pratiquement sur le pire égoïsme individuel. Cette
hypocrisie spontanée – cette prostitution inconsciente de l'esprit et des
valeurs nobles – est la tare du romantisme sous toutes ses formes. Celui-ci,
qu'il s'exerce dans l'ordre artistique, politique ou religieux, est toujours
caractérisé par une confusion malsaine des réalités vitales et des réalités
spirituelles, des choses de la terre et des choses du ciel, et cette confusion
s'opère toujours sous le voile de l'idéal le plus haut. Le romantisme est ce
qui est malsain, disait Goethe. Mais le mensonge romantique ne surgit pas par
génération spontanée : il est constamment précédé et préparé par une
fausse conception des rapports entre l'esprit et la vie, par un faux ascétisme
ou un faux classicisme. Derrière la pourriture d'un Rousseau, il y a la
rigidité inhumaine d'un Calvin.... Là est en effet le faux-pas de tous les
spiritualismes outranciers : on prétend refouler ou négliger la vie saine,
on rend ainsi la vie malade, et cette vie malade corrompt et asservit l'esprit.
Les idéals trop altiers pour tenir compte de la terre et de la chair se
dégradent alors jusqu'à devenir des prétextes et des passeports à l'usage de la
terre et de la chair : l'esprit n'est jamais si près d'être l'esclave de
la vie que lorsqu’il s'en fait le tyran.
Il
est hors de doute d'autre part que les morales et les cultures qui mettent trop
l'accent sur les valeurs spirituelles et confèrent à celles-ci une dignité
presque autonome favorisent par là le mensonge intérieur. En soi, certes, les
choses de l'esprit l'emportent en réalité et en profondeur sur les choses de la
vie : il est plus grand et plus vrai d'être un grand poète qu'un bon
ouvrier, et la vocation d'une vierge consacrée à Dieu se situe au-dessus de
celle de la meilleure mère de famille. Mais les valeurs vitales ont cet
avantage qu'elles sont sincères :
il n'est guère possible, par exemple, à un homme normal de se faire des
illusions (et d'en donner aux autres) sur son degré de force et d'adresse
physiques : dans ce domaine, les critères d'estimation sont trop faciles
et trop précis ! Il n'en est pas de même pour les valeurs spirituelles :
parce qu'elles sont immatérielles et se déploient pour une grande part dans
l'invisible, elles échappent à tout contrôle précis et souvent même à tout
contrôle objectif. Un mauvais poète peut se croire un génie méconnu, mais nul gringalet
ne se prend pour un colosse ignoré ! Plus une activité humaine est élevée,
plus il est difficile de la «connaître à ses fruits », tant ceux-ci sont
mystérieux et lointains... Mais qui dit difficulté de contrôle, dit aussi
invitation à la fraude. C'est l'amère tragédie des plus hautes valeurs humaines
que d'être aisément falsifiables. Comment juger – si ce n'est avec le secours
d'une rare et pénétrante sagesse, le recul du temps et d'une façon toujours
contestable – de l'authenticité d'une vocation politique, artistique ou, à la
limite, religieuse ? Aussi est-ce une démarche naturelle à beaucoup
d'êtres dont l'impuissance ou la médiocrité éclateraient dans une activité
sociale ordinaire que de se vouer, par compensation, au service d'idéals
supérieurs : là, leur infériorité n'est plus susceptible de vérification
immédiate et ils peuvent même, s'ils possèdent le don d'exprimer les réalités
qu'ils ne vivent pas, obtenir de brillants succès passagers. Un mauvais
menuisier ne réussira jamais dans son métier, mais un mauvais politique, un
faux mystique peuvent illusionner les hommes sur leur compte et magnifiquement
triompher, comme on ne le voit que trop tous les jours. Il est normal
d'ailleurs que chez l'homme – être pour qui les réalités spirituelles, au lieu
d'être l'objet d'une intuition directe, ne sont saisissables que par
l'entremise des sens, – les valeurs les plus nobles soient aussi celles qui
prêtent le plus le flanc au mensonge. Ce n'est là qu'une des nombreuses
faiblesses de l'esprit incarné :
elle a suscité, parallèlement aux faussaires de l'idéal, une légion de démasqueurs qui ont poussé la réaction
contre le mensonge de l'esprit jusqu'à contester l'existence et la dignité des
valeurs spirituelles.
Mais
le dualisme vie-esprit ne joue pas forcément au profit de l'esprit. Il arrive
aussi (et ces deux erreurs s'appellent l'une l'autre comme le jour et la nuit)
que l'homme opte pour la vie contre l'esprit. Les mythes du retour absolu à la
vie, à la nature ont fleuri à toutes les époques et de nos jours plus que jamais.
C'est un des plus anciens rêves de l'homme que de donner congé à ses devoirs, à
ses idéals, à ses promesses pour s'abandonner au rythme de la bonne vie
cosmique. Je crois qu'une bonne partie de la littérature contemporaine gravite
autour de ce thème. Hélas ! la loi d'unité et d'interdépendance entre
l'esprit et la vie joue ici encore. Faire la bête ne réussit pas mieux que de
faire l'ange : nous sommes des hommes. Et les prétentions autarchiques des
valeurs vitales aboutissent fatalement à la falsification des valeurs vitales.
L'esprit qu'on veut éliminer au nom de la vie se glisse au cœur de la vie et
l'empoisonne. Ceux qui essayent de décapiter l'homme ne parviennent qu'à
enfoncer sa tête dans ses entrailles, à le faire penser avec ses entrailles. Si
l'on regarde de près la vie des ennemis de l'esprit et des valeurs morales et
intellectuelles, on s'aperçoit vite que le moteur intime de leur révolte, ce n'est
pas la vie prise dans sa simplicité animale, c'est encore l'esprit – un esprit
honteux, camouflé qui se cherche lui-même à travers la chair et les sens. La
révolte de la vie contre l'esprit se ramène à la révolte de l'esprit contre
lui-même. Déçu par le faux ascétisme, l'esprit ramène vers les choses sensibles
sa soif de domination et de savoir : il joue la carte de la vie !
Combien d'hommes désirent le fruit défendu, non parce qu'il est doux (ce qui
serait biologiquement sain), mais parce qu'il est défendu ! Plus que
d'attraction vitale, leurs péchés sont faits de curiosité spirituelle. Ils ne
sont ni alogiques, ni amoraux comme ils prétendent ; ils construisent,
sous le manteau de la vie, de la nature, de la volupté, une contre-logique et
une contre-morale. Ils sont plus conventionnels dans leurs révoltes que les
conventions qu'ils attaquent. Quoi de plus plat et de plus prévu que leurs
caprices, de moins fantaisiste que leurs fantaisies ? Ils sont
conventionnellement spontanés, artificiellement naturels. Leur dernier masque,
c'est d'aller nus. Freud, pour ne citer qu'un exemple, dont le pansexualisme
n'est que l'expression doctrinale de l'hypertrophie sexuelle de l'homme
moderne, n'a pas décrit l'instinct sexuel en tant que tel : cette
sexualité qui selon lui gouverne entièrement l'homme apparaît toute imbibée de
logique dégradée et sournoise, et Prinzhorn a pu voir avec raison dans son
œuvre une immense tentative de rationalisation de l'instinct.
Ainsi
le conflit livré à lui-même n'enfante qu'impureté et mensonge. L'esprit et la
vie sont faits pour être unis et distincts. Les séparer, c'est les
brouiller. L'unité trahie se venge par la confusion : la chair refoulée
ressort sous le masque de l'esprit, l'esprit congédié reparaît sous le masque
de la vie. Il est, dans l'Évangile, un mot qui peut être interprété comme la
condamnation des vaines luttes entre l'esprit et la vie : « Que l'homme ne
sépare pas ce que Dieu a uni ».
L'IDOLATRIE,
MÈRE DU CONFLIT
De
quelque horizon qu'on regarde l'homme concret, on est frappé par ceci :
cet être souffre d'une incomplétude foncière, rien ne le comble parfaitement,
il erre vainement en quête de son tout.
On
peut penser que cette insuffisance et cette tension sont sans issue et font
partie de l'essence humaine : l'homme n'est qu'un grand désir ouvert sur
le vide, il est condamné par nature à manger sa faim, son complément absolu
n'existe pas. Ainsi ont conclu, depuis Héraclite, jusqu'à Nietzsche et à Freud,
tous ceux qui, incapables de saisir l'unité sous la division et Dieu sous
l'homme, ont divinisé la guerre. Mais on peut penser aussi que ce stérile
conflit qui habite l'homme n'est qu'un accident : cet étrange primate doué
de raison ne saurait être, à la différence de tous les êtres cosmiques, une
question sans réponse; son complément absolu existe, mais il en est
incompréhensiblement privé. Par là, on revient à la doctrine du péché originel,
c'est-à-dire, en prenant le mot dans son sens le plus métaphysique, à la
conscience d'une rupture entre l'homme et sa fin.
Ce
tout que l'homme mendie, nous savons, nous chrétiens, que l'homme l'a d'abord
perdu. L'essence du péché originel réside dans le retranchement de l'homme en
lui-même, dans la rupture avec Dieu. Rompre avec Dieu : expression banale
et ressassée. Qu'on veuille bien sortir un moment de l'abstraction et du
verbalisme et prendre ce mot Dieu dans son sens intime et affectif : Dieu,
c'est la chose qui comble et qui rassasie, c'est la réalité en qui l'homme
s'épanouit et se repose parfaitement. Et tout individu qui ne sent pas vivre en
lui, fût-ce au milieu des pires douleurs, une impression d'achèvement et de
sécurité suprêmes est plus ou moins séparé de Dieu, séparé de sa fin, et, du
même coup, divisé intérieurement. Celui qui refuse un maître hors de lui-même
n'est plus le maître de lui-même. La fin de l'homme en effet fait bloc avec
l'essence de l'homme, et il n'est pas possible de supprimer la première sans
déchirer la seconde. Comment un être qui n'est plus un avec sa source
pourrait-il rester un en lui-même ? Autant vaudrait demander à une plante
privée de lumière et d'eau de jouir de son harmonie végétale ! La
séparation d'avec Dieu se poursuit fatalement en séparation intérieure :
l'homme n'est en guerre avec lui-même que parce qu'il est seul avec lui-même.
Le
processus générateur du conflit est facile à déterminer. La rupture avec Dieu
ne supprime pas le besoin de Dieu, la soif de communier à quelque nécessité
nourricière. L'isolement donne ainsi naissance à l'idolâtrie. Tout, dans
l'homme séparé de Dieu, est appelé successivement à devenir Dieu. C'est une
malédiction terrible qui pèse sur les fils d'Adam de ne pouvoir rien aimer que
sous les espèces usurpées de l'absolu. Où qu'ils se tournent, c'est leur tout
qu'ils cherchent et leur désir ne s'incline sur un objet qu'en le transformant
en idole.
Or
les idoles sont par nature exclusives. Elles possèdent, pour me servir d'un
terme à la mode, des appétits totalitaires. Elles répudient tout ce qui n'est
pas elles. D'où le conflit... Celui qui met aux prises l'esprit et la vie – ces
deux entités qui se partagent la nature humaine – est le plus central et le
plus universel. Il se ramifie d'ailleurs en sous-conflits innombrables, car
chaque partie, chaque aspect de l'homme peuvent devenir une idole. Sans quitter
l'époque contemporaine, nous avons par exemple l'homo sexualis de Freud, l'homo
politicus de Mussolini, l'homo
ethnicus de Hitler, l'homo œconomicus
de Marx, – autant de boursouflures idolâtriques d'un côté de l'homme, dont
chacune se trouve en conflit avec tout le reste de l'homme qu'elle voudrait
effacer ou résorber. Et ces conflits sont irréductibles parce que ce ne sont
pas des réalités humaines qui s'affrontent, mais des substituts de Dieu, des
idoles.
Mais
les idoles, par nature aussi, sont décevantes. Aucune ne tient ce qu'elle
promet, ou plutôt ce que l'homme lui fait promettre – et pour cause ! De
là procèdent leur multiplication et leur succession et ce passage, si insensé
en apparence et si logique en profondeur, d'un
extrême à l'autre, qui a presque force de constante dans l'histoire des
individus et des mœurs. La succession et le conflit des idoles est le signe de
la fidélité de l'homme à l'idolâtrie, de sa constance dans l'isolement. « Il
est d'usage, avons-nous écrit ailleurs, de voir, dans les excès humains, de
simples réactions contre des excès antérieurs et opposés. Cette vue n'est pas
erronée, elle est seulement un peu brève. Au fond, deux excès ennemis qui se
succèdent ne sont que les deux épisodes d'une guerre unique contre l'unité, et,
tranchons le mot, contre Dieu. Les idoles se haïssent certes, mais leur haine
réciproque n'est que le reflet de leur haine commune... Les idoles ne luttent
entre elles qu'en apparence; dans leur profondeur, elles sont toutes alliées
contre Dieu ».
Cette
impossibilité, inhérente à l'homme déchu et non réparé par la grâce,
d'équilibrer harmonieusement les diverses parties et les diverses fonctions de
son être est démontrée historiquement par l'incroyable fragilité de tout
classicisme. Je ne crois pas qu'on ait jamais accordé à ce phénomène toute
l'attention qu'il mérite : toutes les formations classiques par lesquelles
l'homme a tenté, sans recourir à Dieu, de réaliser en lui l'ordre et l'harmonie
(ce fut le cas par exemple du siècle de Périclès et du siècle de Virgile, de la
Renaissance italienne et, dans une large mesure, du XVIIe siècle
français), – ces formations qui, en raison même de leur équilibre apparent,
semblaient vouées à une longue stabilité ont passé comme des éclairs, pour
faire place à une nouvelle anarchie, à de nouveaux conflits. Ici-bas, c'est
l'ordre qui est l'exception et le désordre la règle, et cela démontre le
caractère factice de tout humanisme fondé sur l'homme : les classicismes
apparaissent comme des trêves furtives et précaires au cours d'un inapaisable
conflit. Un seul classicisme – ce mot signifie pour moi toute doctrine, tout
état d'esprit qui vise à harmoniser, à unifier les multiples vocations de
l'homme – a jusqu'ici résisté au temps : c'est celui de l'Église
catholique. Mais l'Église n'a d'humain que son corps !
Il
n'est donc pas, en réalité, de conflit entre l'esprit et la vie, il n'est que
des batailles d'idoles. Que l'homme isolé de sa source adore son intelligence
et sa volonté ou que, déçu par l'esprit, il se retourne tout entier vers la
terre et vers les sens, c'est Dieu qu'il demande successivement à chaque partie
de lui-même. Ce ne sont pas l'esprit et la vie – choses relatives et
complémentaires – qui s'excluent ainsi en lui, ce sont des fantômes, des ombres
de l'absolu. La tragédie, c'est que ces batailles de fantômes se déploient
précisément à la place vide de l'absolu véritable.
LA
GRACE CONTRE LE CONFLIT
Présenter
le christianisme comme l'antidote du conflit humain peut paraître une gageure.
L'homme antique, objectera-t-on, ne jouissait-il pas d'une plénitude et d'une
harmonie intérieures bien plus grandes que celles de l'homme marqué par le christianisme ?
Et le Christ n'est-il pas venu, suivant ses propres paroles, apporter ici-bas
la guerre, allumer un feu sur la terre, attiser le conflit ?
Ce
paradoxe n'est pas insoluble. Remarquons d'abord qu'un certain néo-paganisme,
très superficiel et très anodin, a beaucoup exagéré l'harmonie intérieure de
l'homme antique. Ces Grecs pétris d'ordre et de sagesse, en qui la chair et
l'esprit s'épanouissaient synergiquement et dont la vie s'écoulait comme un
fleuve tranquille, ne sont pas autre chose qu'un mythe académique. L'homme
antique était voué aux idoles, donc au conflit. Mettons à part l'humanisme –
spéculatif plutôt que vécu au demeurant – d'un Aristote et passons en revue les
produits de la culture et des mœurs antiques : qu'étaient par exemple
l'homme « idéal » de Platon et de Plotin, l'homme-volonté des stoïques, l'homme
collectif de Sparte et de la première Rome, sans parler de l'homme
présocratique aux prises avec les destins aveugles, ni de l'homo animalis de saint Paul, si ce n'est
des êtres retranchés dans une partie d'eux-mêmes et en guerre avec tout le
reste ? Concédons toutefois – et là est la part de vérité qui a donné
naissance aux fictions littéraires sur l'harmonie de l'âme antique – que
l'idolâtrie des anciens était beaucoup plus saine et plus riche que l'idolâtrie
moderne. Les anciens étaient comme nous en guerre avec leur nature, mais ils
trouvaient dans ce combat une ivresse, un repos, une sécurité que nous ne
connaissons plus. Leurs conflits ne présentaient pas ce caractère immédiatement épuisant et toxique que
revêtent les conflits modernes : le péché n'avait pas encore corrompu en
eux les couches profondes de la vitalité, et la nature, encore gorgée de
réserves saines, supportait mieux qu'aujourd'hui les outrances et les folies.
Les anciens réalisaient ce paradoxe de mettre beaucoup de plénitude humaine
dans des situations inhumaines par essence. La vie et l'esprit pouvaient alors
s'offrir le luxe de lutter à mort sans s'épuiser réciproquement (cette
extraordinaire capacité de conflit s'est d'ailleurs prolongée – pour ne pas
dire épanouie – dans l'humanité chrétienne : qu'on songe à l'histoire de
l'ascétisme !) Aujourd'hui, de tels déchirements aboutiraient à une ruine
totale. Il faut être riche pour supporter impunément la division intérieure.
Demain, nous serons indivisibles – par excès de débilité ! Le retour à
l'unité s'impose comme une nécessité vitale. Les temps ne sont pas très loin,
je crois, où la vie et l'esprit vont se trouver placés en face de la symbiose
forcée de l'aveugle et du paralytique...
Dieu
est esprit. Et le christianisme est une religion de l'esprit. Mais cette
plénitude spirituelle apportée à l'homme par le christianisme ne peut pas être
opposée à la vie : la grâce comprend
et assume la vie puisqu'elle sort de Celui qui a créé la vie. L'Incarnation du
Verbe – la descente au cœur du monde sensible de l'esprit pur, de l'esprit
absolu – témoigne, avec une puissance ineffable, de cette proximité, de cette
unité de l'esprit et des réalités vitales, qui est un des signes essentiels de
la vérité chrétienne.
En
même temps qu'elle arrache l'homme aux idoles, la grâce tend à l'arracher aux
conflits. L'union avec Dieu se poursuit nécessairement en harmonie intérieure.
Il ne saurait exister pour l'homme de salut partiel. Et le dogme de la
résurrection de la chair suit nécessairement le dogme de l'immortalité de l'âme.
Il
est facile, certes, de s'inscrire en faux contre cette thèse. Le christianisme
semble en effet avoir introduit dans l'humanité les pires conflits. L'histoire
de l'ascétisme chrétien est terrifiante, et, de tout temps, la morale
chrétienne paraît avoir travaillé, en jetant l'anathème sur les sens et les
passions, à avilir, à opprimer la vie. Forts de tels arguments, des penseurs
comme Nietzsche et Klages ont vu dans le christianisme une « œuvre de mort »,
l'instrument d'une mutilation et d'un empoisonnement sans remède de la nature
humaine.
Selon
nous, le problème du conflit chrétien
n'est pas univoque et peut être envisagé sous divers aspects très différents.
Il semble qu'un certain état de privation et de tension intérieures constitue
une condition favorable à l'éclosion et au développement du christianisme affectif. C'est ici tout le problème de
l'anima naturaliter christiana qui se
pose. Ses données et sa solution varient amplement suivant les temps et les
personnes. Il n'est pas question de contester que l'équilibre et la plénitude
bio-spirituelle puisse offrir en soi – et parfois en fait – un terrain propice
aux manifestations de la grâce. Mais il n'est pas niable aussi que, chez
l'homme tombé (c'est-à-dire privé de la connaissance et de l'amour spontanés de
Dieu et voué aux idoles), trop d'harmonie et d'assurance terrestres jouent
souvent, à l'égard de l'appel divin, un rôle d'obturateur et d'isolant. Si nous
scrutons le tempérament affectif d'hommes tels que saint Augustin, Pascal,
Baudelaire ou Dostoiewsky (je n'assemble ces noms qu'à cause du trait commun
qui unit, pour différents qu'ils furent, les hommes qui les portaient :
une ouverture naturelle de l'esprit et du cœur aux valeurs chrétiennes et,
particulièrement, aux notions centrales de péché et de rédemption), nous
trouvons à sa base un profond déchirement interne. Ce conflit qui « prédispose
» au christianisme ne se confond pas précisément avec le conflit entre l'esprit
et la vie : c'est quelque chose de plus profond encore : un sentiment
d'insécurité, d'insuffisance de la nature livrée à elle-même, l'impossibilité
de se reposer pleinement sur les choses de la terre et du temps, le désir
supplicié d'une réalité absolue, à la fois absente et présente... Combien
d'hommes se sont ouverts à la grâce parce que la nature se fermait à eux :
leur chute au-dessous d'eux-mêmes fut leur premier pas vers Dieu ! « Les
publicains et les prostituées vous devanceront dans le royaume des cieux ».
Ces mots désignent les déchets sociaux mais ils peuvent s'appliquer aussi, dans
un certain sens, aux déchets psychologiques. Il serait certes exagéré d'adopter
cette définition du prédestiné que formule un héros de drame: « Toi pour qui
les idoles sont le plus irrésistiblement attirantes et les plus creuses, toi
que le monde fascine et déçoit le plus, toi qui trouves la mort partout où Dieu
n'est pas ! » Mais il reste vrai que la plaie creusée dans une âme par
l'insatisfaction et le conflit peut, dans certains cas, servir de porte
d'entrée à la grâce. Nietzsche, boursouflant cette donnée concrète et
accidentelle en loi générale et explicative, n'a pas craint de considérer le
christianisme comme le produit spécifique de la dégénérescence vitale et du
conflit intérieur : le chrétien, dans son système, n'est plus qu'une «
bête malade »...
Indépendamment
de ce conflit préparatoire au
christianisme, il existe un conflit pseudo-chrétien entre l'esprit et la vie.
Ici, l'histoire nous renseigne assez. Bien des ascètes et des auteurs chrétiens
ont poursuivi les valeurs vitales, les choses de la terre et des sens, avec une
intransigeance incompatible avec la nature même du christianisme. Ils donnent
l'impression de chercher la fin suprême de l'homme dans l'écrasement de la vie
plutôt que dans l'union à Dieu ou, du moins, de faire d'un conflit sans recours
entre l'esprit et la vie la condition nécessaire de l'union à Dieu. Hélas !
autre chose est le message du Christ, autre chose l'usage qu'en font les hommes :
beaucoup d'idolâtrie peut subsister dans une conscience chrétienne, beaucoup
d'idoles peuvent être confondues avec le Dieu des chrétiens... Érigée en
doctrine, la haine de la vie et du monde sensible a été poursuivie par l'Église
comme une hérésie. Mais, à côté de l'hérésie doctrinale, fourmille l'hérésie
affective et d'innombrables âmes, fidèles à l'Église par leur pensée, ont
orienté leurs sentiments et leurs actions suivant une espèce de manichéisme pratique.
À voir certains ascètes s'hypnotiser sur une lutte intérieure irréductible, on
est en droit de se demander s'ils ont jamais connu l'Autre et la délivrance de
l'amour ou si, tragiquement clos sur eux-mêmes, ils n'immolent pas simplement
leur moi inférieur à leur moi supérieur? Il est bon cependant de se garder ici
des jugements sommaires et prématurés : l'Église constitue, dans le temps
et dans l'espace, un corps organique dont chaque élément ne peut être apprécié
qu'en fonction de l'ensemble. Certaines erreurs comme l'hyperascétisme, privées
– au moins ici-bas – de finalité individuelle, peuvent préparer des harmonies
plus profondes, de mystérieux renouveaux et posséder ainsi une finalité
historique et collective. Même ceux qui s'égarent font avancer la caravane – ne
serait-ce qu'en servant à mieux souligner le droit chemin ! Le mot de
saint Paul sur la nécessité des hérésies, est sans doute plus vrai encore pour
les hérésies affectives que pour les hérésies théoriques.
Il
existe enfin le vrai, le sain conflit chrétien. Celui-là ne détruit que du
néant, il n'est mortel que pour la mort. Il met aux prises, non pas deux choses
qui se complètent, mais deux choses qui s'excluent : non pas la vie et
l'esprit, mais le vieil homme fermé sur lui-même et l'homme nouveau ouvert sur
Dieu. La grâce lutte contre toutes les idoles, que celles-ci s'appellent vie
(anarchie des sens) ou esprit (volontarisme ou rationalisme orgueilleux), – et
nous avons vu déjà que ce dualisme est vain et que toute idole est à la fois
vie et esprit et prend naissance, antérieurement à toute scission intérieure,
dans le divorce entre l'homme et Dieu. La grâce vient rompre cet isolement :
la guerre qu'elle introduit en nous est la seule guerre qui soit vraiment à
base d'amour : ce n'est plus la guerre sans issue du moi divisé contre
lui-même, mais la guerre libératrice de l'Autre contre le moi. Et la victoire
de l'Amour, en réconciliant l'homme avec cet Autre qui est aussi son moi le
plus profond (interior intimo meo,
disait saint Augustin...), le réconcilie avec lui-même. Le conflit chrétien,
c'est la lutte du tout contre la partie révoltée, c'est donc la guerre à la
guerre. Combat qui, pour n'être pas sans issue, n'en reste pas moins vécu très
souvent comme l'agonie la plus terrible qui soit, car la guerre et le mensonge
sont installés si profondément en nous qu'ils usurpent les apparences de la
paix et de la santé. Le conflit chrétien est essentiellement libérateur, il
débouche sur l'unité et la délivrance de l'homme.
Le
christianisme balaie l'esprit-idole et la vie-idole qui s'opposent et se
confondent. Il enseigne aux âmes les voies distinctes mais convergentes de
l'esprit et de la vie authentiques ; il donne vie aux choses de l'esprit
et spiritualise les choses de la vie.
L'esprit
chrétien est aussi vie. Il est très instructif de constater qu'une certaine
sagesse commune à tous les âges et à tous les peuples voit une espèce
d'antinomie entre vivre selon l'esprit (c'est-à-dire en se conformant à la
raison et à la morale) et vivre tout court. Ce préjugé éclate dans maintes
locutions très populaires comme « vivre sa vie », « faire la vie », etc. Cette
dernière formule est très curieuse : si ceux qui repoussent les
régulations de l'esprit et se livrent au vice « font la vie », que font donc
les gens vertueux? La mort, sans doute. Ce sous-entendu est plein de charme. Il
n'est pas du reste sans fondement. Pour l'homme – cet être si enfoncé dans la
création matérielle dont il synthétise en lui tous les degrés et qui participe
si maigrement à l'esprit – et, a fortiori,
pour l'homme isolé de Dieu, il est normal que les choses de l'esprit revêtent
un caractère artificiel et décoloré qui les apparente à la mort. Il faut se
contraindre pour apprendre à lire ou à agir selon l'éthique. Mais on n'apprend
pas à voir ou à sentir! L'esprit ici-bas manque de vie parce qu'il manque de
maturité. Or, la maturité de l'esprit, c'est l'amour de l'esprit. L'esprit ne
vit que lorsqu'il aime. Et il n'aime en vérité qu'en climat chrétien. Hors de
la grâce, ce qu'on appelle amour de l'esprit me paraît être souvent – ce qui
est très différent – la collusion d'une attitude intellectuelle et d'une
ivresse sensible, et la fragilité de ces sentiments révèle assez leur manque de
vraies racines spirituelles. Le christianisme seul apporte à l'homme l'amour de
l'esprit en tant qu'esprit. Qui n'a pas connu cette effusion universelle, cette
communion immédiate à l'immatériel, cette indépendance royale de l'amour à
l'égard des contingences sensibles et individuelles ne sait rien de cette tendresse de l'esprit qui est l'essence
du christianisme. Chez le saint, la vie de l'esprit devient chaude et directe
comme une sensation, la vertu est spontanée, naturelle, gorgée de sang et de sève comme une effusion biologique, la loi est une fleur qu'on respire, une
liqueur dont on s'enivre (cf. psaume 119). Et cette vie de l'esprit ne peut pas
haïr la vie. L'amour chrétien est un
amour spirituel, mais un amour incarné. Il s'incline sur la chair et les sens,
non pour les opprimer, mais pour les imprégner jusqu'au fond de sa propre
pureté. Ce n'est pas de la vie, c'est de Dieu qu'il tire sa plénitude
essentielle, mais il associe la vie à cette plénitude. Deux textes de
l'Écriture illustrent cette parfaite unité de la vie et de l'esprit, cette
chose impossible aux hommes et possible au seul Créateur : Dieu est esprit et Dieu est amour.
Mais
la vraie chair est aussi, en un sens, esprit. Il est, pour la sensibilité de
l'homme, deux façons de faire obstacle à l'esprit. La première tient à l'excès
d'exubérance d'une vitalité encore mal dégrossie (c'est le fait des primitifs
et des jeunes gens qu'agite une aveugle fougue passionnelle) ; la seconde
procède au contraire de l'affaiblissement des puissances vitales qui, privées
de leur épanouissement naturel, singent maladivement l'esprit et empiètent sur
son domaine. « La chair qui nie Dieu (c'est-à-dire la chair qui se refuse aux
régulations de l'esprit) est une chair malade, une chair qui rêve », a-t-on dit
fort justement. Dans l'un et l'autre cas, la vitalité trahit sa vraie dimension
humaine. Les instincts et les passions de l'homme sont faits pour l'esprit :
leur état normal, c'est d'être ouverts et transparents à cette force
immatérielle qui les complète et qui les couronne. Mais l'esprit divin est seul
assez fort et assez riche pour dominer et couronner la vie et la rendre ainsi à
son vrai destin. D'une part, il tempère la violence anarchique des passions
encore enrobées d'animalité, de l'autre (et dans notre siècle d'épuisement
vital c'est là son bienfait le plus nécessaire), en apportant à l'homme la
vraie plénitude de l'esprit, il rend inutile et fait s'écrouler de lui-même le
mimétisme spirituel de la sensibilité viciée, il écrase les phantasmes de
l'imagination sous une réalité plus douce et plus belle que tous les rêves, et,
par là, il assainit la chair, il la replace dans sa fonction normale qui est,
non de jouer à l'esprit, mais de communier à l'esprit en restant elle-même. Et omnia adjicientur vobis... Celui qui
cherche avant tout la santé spirituelle reçoit par surcroît la santé animale,
et c'est à travers l'ange reconquis que nous retrouvons en nous une bête saine.
Mais
cette unité, terme normal du conflit chrétien, peut être manquée de deux
manières. Autrement dit, le conflit chrétien peut aboutir à un double échec. Il
existe d'abord – nous avons déjà insisté sur ce point – un hyperascétisme qui,
au lieu de travailler à transfigurer la vie, s'acharne à la défigurer. Certains
ascètes semblent condamnés à ne sauver qu'un fragment d'eux-mêmes ; ils
refusent l'unité, ils divinisent le conflit. C'est une chose terrible que
l'instinct ascétique qui se déploie hors du service immédiat de l'amour ;
alors, ce n'est plus l'attente du vin, c'est le vertige de la destruction qui
meut le pressoir ; la mort, servante d'une vie plus haute dans l'ascétisme
normal, est pour ainsi dire abandonnée à elle-même. Mais, à côté de cet
ascétisme qui sépare sans appel la vie et l'esprit, on observe une tendance non
moins dangereuse à les unir trop vite et trop bas. Le quiétisme (ce mot déborde
pour moi son acception théologique) consiste à vouloir réaliser la synthèse de
la vie et de l'esprit, de la nature et de la grâce avant que l'homme ait
atteint le degré de pureté suffisante. Le résultat n'est pas l'unité, mais la
falsification réciproque des valeurs vitales et des valeurs spirituelles. Cette
fausse paix est plus malsaine encore que l'adoration de la guerre. Le faux
ascétisme, du reste, engendre fatalement le quiétisme : la rigidité
cadavérique précède et prépare la pourriture. On n'est jamais si près – et pour
cause ! – de renoncer au combat et de s'effondrer dans une paix sans
victoire que lorsqu'on croit la guerre irréductible. Celui qui, par exemple,
voit dans la chair une chose intrinsèquement mauvaise et réfractaire à
l'esprit, le jour où la tension ascétique se relâchera en lui, tombera
lourdement, misérablement dans la chair : sa conception dualiste de
l'homme tue d'avance en lui tout effort de transfiguration et de synthèse. Là
est la source du statisme, de l'inertie quiétistes. Qu'il aboutisse, comme chez
les cyniques grecs ou les Manichéens, à l'étalage d'une sensualité brutale ou,
comme chez les quiétistes chrétiens des temps modernes, aux manifestations
sournoises d'une vitalité corrompue sous le masque de valeurs religieuses
(humilité, simplicité, abandon), dans les deux cas, le faux ascétisme porte un
fruit commun : l'homme est dispensé de l'intégration spirituelle de ses
instincts ; à l'unité de la vie et de l'esprit se substituent la
coexistence ou la confusion. Qui veut faire uniquement l'ange fera lourdement
la bête : il a trop considéré la bête en lui comme une étrangère, il l'a
repoussée trop loin de son centre pour pouvoir l'apprivoiser, la surélever
encore. L'étroitesse et la constance des liens historiques entre la tension du
faux ascétisme et la détente quiétiste confirment d'ailleurs cette thèse.
S'il
nous est permis maintenant de porter un regard d'ensemble sur l'état présent et
le proche avenir de la spiritualité catholique, nous observons d'abord – et
cette remarque n'est pas nouvelle – que cette spiritualité témoigne d'un élargissement des voies du Seigneur,
d'un mouvement de descente du sacré dans le profane, de l'éternel dans le
temporel, de l'esprit dans la vie, encore inédit au cours de l'histoire. Ce
mouvement a son côté psychologique et son côté social : d'une part, la
grâce tend de plus en plus à imprégner et à surélever les valeurs naturelles et
vitales, de l'autre, le christianisme affectif et même mystique se répand
progressivement dans l'humanité laïque et vouée aux besognes temporelles. Les choses
de la terre et de la chair, enfin reconnues et adoptées par l'esprit, n'ont
plus besoin de se cacher dans les ténèbres ou de se produire sous des masques ;
les passions et les instincts (je songe ici en particulier à l'instinct sexuel
qui a donné naissance à tant de contraintes et de quiproquos) peuvent se
déployer simultanément dans leur pureté biologique et en pleine communion avec
l'amour spirituel. Il semble qu'une unité nouvelle essaye de se faire jour à
travers les ruines de l'âme moderne. Le regard, la bénédiction de l'esprit
atteignent les dernières profondeurs de la nature ; l'homme tout entier
est restitué à Dieu. Déjà, le sentiment du sacré, le tremblement et l'effusion
mystique auréolent les réalités les plus terrestres. Sans doute, la sainteté
catholique fut toujours profondément humaine, mais force est bien de constater,
dans l'âme de la plupart des saints du passé, une tension exagérée entre le
vital et le spirituel, une certaine incapacité d'unir la plénitude divine à
l'exercice normal de certaines facultés biologiques et, spécialement, à la
vocation du mariage. Demain, se lèvera peut-être un nouveau type de sainteté où
les amants de Dieu seront hommes jusqu'au bout...
Mais
gardons-nous de dissocier le présent du passé. Cette nouvelle forme de
spiritualité qui semble se dessiner aujourd'hui est le fruit de tous les
efforts, de tous les déchirements qui l'ont précédée. J'ai toujours pensé (mais
ce thème exigerait de longs développements et ne peut être qu'effleuré ici) que
l'évolution humaine du christianisme comportait, au-dessus des nuits décrites par les mystiques, qui
purifient l'amour divin dans les individus, des nuits historiques, de vastes épreuves à l'échelle de l'humanité, à
travers lesquelles s'élaborent de nouveaux âges de spiritualité. La première
génération chrétienne, enivrée de l'image du Christ, de l'écho charnel de sa
voix et de l'attente immédiate de la fin du monde, connut, pour ainsi dire, la
plénitude sensible des commençants. Puis, vint la nuit des sens, le reflux de
l'amour vers l'esprit. Mais l'esprit au moins – et cela dura tout le moyen âge –
était fermement, sainement attaché à Dieu. Enfin, à partir de la Renaissance,
déferla, sur le monde chrétien, la nuit de l'esprit.
Quoi
qu'il en soit de ce schème, si nous essayons de comparer, sous le rapport des
relations entre la vie et l'esprit, la spiritualité chrétienne d'hier et celle
qui s'annonce pour demain, nous observons l'évolution suivante. La fuite, le
retrait ascétiques à l'égard de la vie et des réalités temporelles sont en voie
de transformation ; des conditions d’existence exceptionnelles, un
renoncement absolu à l'exercice de certaines facultés naturelles deviennent des
conditions, je ne dis pas inutiles, mais de moins en moins nécessaires aux contacts profonds avec Dieu, à la pleine immersion
de l'âme dans la charité. Un saint peut être un homme absolument normal, je
veux dire un être nullement surhumain. Aujourd'hui – et ce phénomène reconnaît
une double cause : une prise de conscience plus profonde de Dieu et de
nous-mêmes qui nous préserve d'emblée de certaines confusions et aussi un
épuisement considérable du tonus vital, qui ne nous permet plus les grandes
tensions ascétiques – l'humanité tend à éliminer, non seulement le résidu antinaturel,
mais encore l'élément d'héroïsme charnel qui faisaient si souvent corps avec la
sainteté des anciens âges. Une dissociation profonde est en train de s'opérer
entre le surhumain et le surnaturel 2. Thérèse de Lisieux –
moniale cloitrée dont l'influence rayonne dans toutes les couches du monde
laïque – semble, dans la crise actuelle, faire le pont entre les deux styles de sainteté que nous avons
décrits. Sa doctrine nous paraît devoir jouer, dans l'histoire de la
spiritualité chrétienne, un rôle analogue à celui de saint Benoît à la fin des
temps antiques.
Cette
nouvelle spiritualité, par le fait même qu'elle est plus ouverte, plus
accueillante à la nature et aux sens est aussi beaucoup plus indépendante dans
son essence à l'égard de la nature et des sens, beaucoup plus dépouillée de complicités
charnelles. Là où naît l'unité, meurt la confusion. Celui qui ignore ou refoule
en lui la vie sensible l'incite par là à revêtir un déguisement sacré, à
s'assouvir insidieusement sous le couvert de l'élan spirituel. De là naissent
ces blocages impurs de sensualité et d'esprit dénoncés par tant d'auteurs
ascétiques. Mais celui qui regarde toute sa nature en face, celui surtout qui
vit les choses de la terre dans leur réalité spécifique ne peut plus confondre
en lui la terre et le ciel. Si peu qu'il donne à Dieu, il ne donne pas de
fausse monnaie. Moins l'esprit se fait le tyran de la vie, moins il risque
d'être sa dupe 3.
Un
vaste mouvement intellectuel en faveur de la spiritualisation des choses du
corps et de la vie se dessine d'ailleurs actuellement dans le monde catholique.
L'heure est à la réhabilitation de la nature... Et ce n'est que justice. Nous
voudrions toutefois prévenir sur ce point quelques illusions possibles. Autre
chose est parler de la synthèse de la nature et de la grâce, autre chose la
réaliser dans sa vie. Certains apôtres de la spiritualité de la nature manquent
un peu, par le tait même de leur vocation religieuse, d'expérience personnelle
à cet égard. Or, si la vie à l'écart de certaines réalités charnelles favorise,
dans les natures fermées et tendues, le «mauvais œil» envers ces réalités, elle
favorise aussi, dans les âmes ouvertes et généreuses, bien des illusions sur la
pureté de la chair et sa transparence à l'esprit. Ceux qui sont allés jusqu'au
bout de la profonde et misérable nature humaine savent combien la chair est
riche et quels ineffables colloques elle soutient avec l'âme et Dieu, mais ils
connaissent aussi son opacité, sa pesanteur et sa résistance à l'esprit. Si
ardent que soit leur sens de l'unité, ils ne peuvent pas oublier le terrible
dualisme qui ronge l'homme. Il est noble et bienfaisant certes de prêcher à la
jeunesse l'assomption harmonieuse de la chair par l'âme et du devenir par
l'éternité, mais cette prédication n'est parfaitement saine que si l'on révèle
simultanément aux hommes combien glissants sont les sentiers de la vie, ce que
la passion d'aujourd'hui peut faire du serment d'hier et jusqu'à quel point,
demain peut-être, l'éternel ressemblera pour eux à la mort. Par là, on les
prépare d'avance à lutter pour la défense de leur idéal. Sinon, l'on risque de
susciter une génération d'utopistes à laquelle succédera demain une génération
de blasés et de négateurs. Cette unité parfaite entre la chair et l'esprit doit
être présentée, non comme une fleur qu'on puisse cueillir en se courbant, mais
comme une stella rectrix vers
laquelle on doit marcher sans se lasser à travers toutes les déceptions et
toutes les nuits. Tant d'êtres ont renié leur idéal et perdu leur âme pour
avoir voulu étreindre l'étoile qui ne leur était donnée que pour les guider.
On le
voit : le conflit ne mourra jamais dans l'homme. Ce que nous condamnons,
ce qu'il importe de liquider au plus vite, ce n'est pas l'ascétisme, c'est
l'idolâtrie de l'ascétisme.
«Le
secret de vivre gai et content, écrit Pascal, c'est de n'être en guerre ni avec
Dieu ni avec la nature ». Le vrai Pascal est là : un Pascal qui
déborde et condamne le jansénisme et communie à saint Thomas. Ces deux paix que prêche Pascal sont du reste
inséparables. Celui qui n'est pas en paix avec la nature ne peut pas être
pleinement en paix avec Dieu, car Dieu est l'auteur de la nature et la nature
en nous porte la grâce. Et, réciproquement, celui qui est en guerre avec Dieu
ne peut pas être en paix avec la nature, car la nature n’est pas une réalité
isolée et autonome, mais une urne tendue vers les eaux divines, une imploration
à la grâce. La grâce a besoin de la nature, et la nature a besoin de la grâce.
Les opposer, c'est pour ainsi dire introduire un déchirement en Dieu même :
l'image de Dieu qu'est la nature et la réalité de Dieu qu'est la grâce sont faites
pour s'unir au sein du même amour.
Nous
l'avons vu : le vrai conflit n'est pas entre la vie et l'esprit ; il
est entre le oui et le non, la communion et l'isolement, Dieu et l'idole. Et le
dénouement du conflit ne consiste pas à choisir entre l'esprit et la vie qui ne
sont que des parties de l'homme, mais à opter pour l'amour qui est le tout de
l'homme. Dans cet amour, la vie et l'esprit, la grâce et la nature se
rejoignent pour l'éternité. Celui qui n'aime pas Dieu jusqu'à son œuvre n'aime
pas Dieu, et celui qui n'aime pas la nature jusqu'à Dieu n'aime pas la nature.
Tout amour venu à maturité, rendu à lui-même, rejoint l'Amour. Sans doute, il a
été dit : Si ton œil te scandalise... Mais l'œil ici désigne l'idole – c'est-à-dire
la séparation, l'abstraction – de sorte que l'arracher, c'est encore lutter
pour «ne pas séparer ce que Dieu a uni ». Et c'est ainsi que s'identifient les
deux préceptes en apparence antagonistes de l'Évangile : l'amour et son
unité s'annexent tout dans l'homme, même le conflit. Le Christ ici-bas n'est
pas venu détruire la guerre, il est venu asservir la guerre à la paix.
Gustave Thibon,
in Ce que Dieu a uni (1945)
1.
Auguste Angellier, À l'amie perdue, Les
Rêveries XV (1896).
2.
Nous nous abstenons
de porter ici des jugements de valeur sur ces diverses formes de spiritualité.
Leur essence est une d'ailleurs. Le même Dieu habite, sous des modalités
différentes, dans l'âme de tous les saints. Nous constatons seulement que la
sainteté tend à s'humaniser et à s'universaliser. Ce qui ne signifie nullement
à s'affadir ! L'ascétisme et la croix ne seront jamais évacués des formes
supérieures de la vie chrétienne, mais l'héroïsme et le sacrifice, au lieu
d'aboutir à des réalisations surhumaines, s'inséreront de plus en plus dans les
cadres de la vie quotidienne et normale. C'est la « fidélité dans les petites
choses » prêchée par Thérèse de Lisieux. Nous pensons même qu'ainsi la folie de
la croix, loin d'être éliminée, imprégnera plus profondément la vie et l'action
humaines. Plus l'homme s'ouvre à lui-même et au monde, plus certes il s'ouvre à
des joies, mais plus aussi, s'il veut accorder ces joies à l'amour suprême, il
s'ouvre à la croix.
3. Ces remarques, bien entendu, ne sauraient porter
atteinte à la dignité (et, dans certains cas, à la nécessité) de l'abstention à
l'égard du plein exercice de certaines puissances vitales et, spécialement, de
la vie sexuelle. Dans cet ordre, le sacrifice absolu (célibat ecclésiastique et
religieux) constituera toujours un puissant moyen d'union à Dieu. Au reste, une
vie conjugale d'union à Dieu implique aussi le sacrifice et la lutte. Nous
pensons seulement que cette lutte, dans l'un et l'autre cas, tend de plus en
plus, et c'est un grand bien à s'opérer en toute simplicité et pleine lumière,
à se libérer du faux-absolu et du faux-mystère qui l'oppressaient si souvent
jadis.