mercredi 5 novembre 2025

En questionnant... Marcel Clément, Libérations et Doctrine Sociale de l'Église

 


Depuis deux cents ans, retentit aux oreilles de chaque génération le cri de Jean-Jacques Rousseau en tête du Contrat social : « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers »1. Le commentaire n'est pas moins éloquent : « Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs »2. La conséquence est limpide : « Tant qu'un peuple est contraint d'obéir, et qu'il obéit, il fait bien ; sitôt qu'il peut secouer le joug, et qu'il le secoue, il fait encore mieux »3.

Ce désir souvent indistinct d'une condition, qu'il nomme sa liberté, a toujours été profond au cœur de l'homme. Il en est question dès les premières pages de la Genèse. L'histoire des anciens est jalonnée des récits alternés de servitudes et de libérations, soit de peuples entiers, soit d'esclaves considérés individuellement.

Pendant les siècles de chrétienté, on parla davantage des libertés, au pluriel. On les nommait plus souvent encore des franchises. Elles portaient aussi bien sur l'état des personnes que sur l'usage des biens.

La libération individualiste

C'est la Révolution individualiste de 1789 qui, dans la mouvance de Rousseau et des Encyclopédistes, fit une idole de la liberté, abstraitement définie, acclamée comme le préalable essentiel à toute vie vraiment humaine. Cette liberté signifiait une autonomie absolue de l'individu, soustrait par elle à la loi morale naturelle non moins qu'aux solidarités politiques, économiques et sociales, naturelles aussi. Dans les décisions personnelles, l'intérêt peut légitimement remplacer la justice. Dans les relations sociales, les contrats librement formés doivent remplacer la loi ou les règlements professionnels. C'est dans cette absence radicale d'entraves que l'homme, né bon, cessera d'être corrompu par la société. Le régime économique qui se développa en prenant appui sur cette liberté individuelle sans limite, devait décevoir les espérances de ses fondateurs. En abolissant le droit d'association, soit des employeurs, soit des salariés (soit des deux réunis), la législation révolutionnaire, qui se répandit dans tout l'Occident chrétien, supprimait, en fait, toutes les garanties et les protections de la société. Elle livrait aux détenteurs individuels du capital les apporteurs individuels du travail. Ceux-ci ne pouvaient plus ni compter sur la valeur morale des employeurs, ni se défendre par la force morale du droit (qui avait été parfois complexe, mais très élaboré au sein des corporations de métiers), ou par la force physique du nombre, l'anéantissement de toute espèce d'association « de citoyens du même état de profession étant, selon la loi Le Chapelier, une des bases fondamentales de la constitution française »4.

Le pape Pie VI n'avait pas attendu le vote de cette loi, pour intervenir et tenter de sauvegarder en même temps les droits de Dieu et les droits de l'homme. Le 10 mars 1791, dans la lettre Quod Aliquantum, adressée au cardinal de La Rochefoucauld et aux autres évêques de l'Assemblée nationale, il s'était élevé contre la constitution civile du clergé et ses conséquences inéluctables : « L'effet nécessaire de la constitution décrétée par l'assemblée, affirme-t-il, est d'anéantir la religion catholique ». Il dit pourquoi : « Que pouvait-il y avoir de plus insensé que d'établir parmi les hommes cette égalité et cette liberté effrénées qui semblent étouffer la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l'homme, et le seul qui le distingue des animaux ? Dieu, après avoir créé l'homme, après l'avoir établi dans un lieu de délices, ne le menaça-t-il pas de la mort, s'il mangeait du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal ? Lorsque dans la suite, sa désobéissance l'eut rendu coupable, ne lui imposa-t-il pas de nouvelles obligations par la voix de Moïse ? Et quoiqu'il eût laissé à son libre arbitre le pouvoir de se déterminer pour le bien et pour le mal, ne l'environna-t-il pas de préceptes et de commandements qui pouvaient le sauver, s'il voulait les accomplir ? »5

Comme on le voit, ceux qui reprochent à l'Église d'avoir attendu 1891, avec l'Encyclique de Léon XIII, pour condamner le libéralisme, sont mal informés. C'est en 1791, cent années auparavant, et deux mois avant le vote de la Loi Le Chapelier, que le Souverain Pontife avait interpellé les évêques de France sur le danger religieux et social d'une adoration de la Liberté, idole absolue dont le culte n'allait pas tarder de réclamer, dans un premier temps, le sang des victimes de la guillotine, puis, tout au long du XIXe siècle, l'exploitation sans frein des travailleurs : hommes, femmes et enfants, livrés sans défense à la seule liberté de l'argent dans un monde économique déchristianisé.

La libération socialiste

Revendiquant un même culte de la liberté absolue, mais s'écartant dans une autre direction, égalitaire cette fois, les socialistes, tout au long du XIXe siècle, élaborèrent les plans d'une cité qui ne permettrait plus les horreurs de l'exploitation de l'homme par l'homme que le libéralisme manchesterien avait engendrées. Comme les libéraux, ils repoussent, pour fonder la société, l'idée d'un homme soumis à des préceptes moraux et à des solidarités naturelles. Ils lui substituent l'image d'un homme radicalement autonome dans sa conscience, mais défini collectivement et s'efforçant d'édifier une société où la liberté de chacun ne détruirait plus l'égalité de tous.

Le socialisme proudhonien

Proudhon, plus encore que Fourier et Saint-Simon, ouvre la voie. Il voit clairement le problème : l'individu, entrant dans le groupe, y rencontre des volontés contraires. Doit-il se soumettre à la collectivité et en devenir un simple organe ? Non, répond Proudhon qui publie trois gros volumes sur La Justice dans la Révolution et dans l'Église pour opposer la Révolution à la Révélation et tenter de montrer que l'Église ne connaît qu'une humanité pécheresse, lâche, dont le salut ne peut venir que d'une volonté étrangère : celle de Dieu. À cette image, Proudhon oppose la Révolution socialiste et s'appuie sur une théorie de la liberté et de la justice dans l'Egalité. Au système de la subordination des services, soutenu par l'Église, il oppose celui de l'égalité des services. Au droit moral de l'autorité politique, il oppose le pouvoir social, impersonnel, invisible, anonyme, résultant de l'action commutative des forces économiques et des groupes industriels, action qui incarne la liberté même. La Révolution, en organisant ou en rétablissant incessamment l'Egalité, assure à chaque homme la plénitude de la vie : en établissant la Justice dans l'Etat, elle assure la communion universelle. L'organe de la raison collective est comme l'organe de la force collective. Proudhon trouve cet organe dans le groupe, c'est-à-dire toute réunion d'hommes formée pour la discussion des idées et la recherche du droit. En suivant ces lignes directrices, Proudhon estime que l'on édifiera le socialisme, sanctification de l'humanité par elle-même.

Proudhon oppose Révolution à Révélation. Mais à certaines conditions il est prêt à s'allier avec l'Église. Qu'elle accepte de prêcher la morale révolutionnaire au peuple souverain dans ses églises, qu'elle abolisse tout ce qu'elle a de théologique et d'ecclésiastique ; qu'elle fasse remise de tous ses biens aux communes, de leurs vœux perpétuels aux religieux ou aux prêtres, bref... qu'elle désacralise, qu'elle déclergifie, qu'elle prêche la Révolution et son salut sera assuré. Et Proudhon de s'écrier, pour bien préciser sa conception de la libération intégrale de l'homme :

« Qu'est-ce que cette adoration d'un être souverain sinon une représentation de la Justice, c'est-à-dire du respect de l'humanité ? [...]
Que sont ces Trinités divines que l'on voit se dégager de toutes les mythologies, sinon la première catégorisation de l'âme humaine, individuelle et collective ? [...]
Vos anges ne sont-ils pas ces forces collectives que l'économie nous révèle ? [...]
Votre grâce n'est-elle pas cette faculté de l'idéal que la nature a mise en nous pour servir d'excitation perpétuelle à la Justice ? Vos sacrements, les initiations de la famille et de la société ? Votre péché originel, une parabole de l'état de nature, dont la civilisation nous affranchit tous les jours ? [...]
Votre résurrection, le rafraîchissement incessant de l'espèce ? »
6

On ne peut s'empêcher, si l'on médite ces textes, de découvrir, au sein même des événements qui ont suivi le deuxième Concile du Vatican une saveur proudhonienne... Surtout si l'on songe à la ferveur de Proudhon qui s'adressant à Mgr Mathieu, alors archevêque de Besançon, proclamait au terme de son œuvre : « Je suis tout aussi religieux et presque dans les mêmes termes que vous. Je ferai plus. Pour célébrer cette fusion mémorable, tous ensemble, nous nous jetterons à vos pieds ». À quoi Mgr Mathieu répliquait : « Proudhon n'est pas un athée. C'est un ennemi de Dieu ».

Tel est le socialisme religieux de Proudhon. Il compte sur le message mondial de la Justice pour tenir la place de Dieu dans des communautés d'ouvriers se rapprochant de plus en plus de l'égalité par une réciprocité de service réalisée sans subordination humaine.

Le socialisme marxiste

Tout cela, il est vrai, lui vaudra d'être traité de petit-bourgeois par Karl Marx qui ne verra dans ces rêves qu'un socialisme réactionnaire et utopique.

La libération de l'homme à laquelle l'œuvre de Marx et la pratique de la dialectique de Lénine donneront un essor concret poursuit un autre but. Elle ne songe pas à transformer l'homme et à le dégager de toute subordination par un enseignement moral. Elle tend, directement, à abolir le mode de production fondé sur la propriété privée capitaliste, cause historique des antagonismes de classes et de l'exploitation de l'homme par l'homme.

Pour Marx, cette aliénation économique est à l'origine de la consolation que les hommes cherchent dans la foi. Celle-ci constitue l'aliénation religieuse. Réaliser la libération économique par le socialisme, c'est, nécessairement, travailler à la libération de toute religion.

Comme Rousseau, comme Proudhon, Marx fait d'une révolution le préalable de la cité libérée. Rousseau attendait tout de la volonté générale du peuple souverain. Proudhon, de la justice. Marx attend tout du prolétariat. Toutefois, la période de sa dictature établie sera transitoire. Elle aboutira à la suppression de toutes les classes et à la société sans classe.

À ces systèmes socialistes et communistes, l'Église a multiplié les réponses. Dès 1846, avec l'Encyclique Qui Pluribus, puis, sous la plume de Léon XIII, avec l'Encyclique Rerum novarum qui, dès 1891, renvoyait dos à dos libéralisme et socialisme ; sous la plume de Pie XI encore, en 1928 : Miserentissimus Redemptor ; en 1931 : Quadragesimo anno ; en 1937 : Divini Redemptoris. La doctrine commune de l'enseignement catholique tient radicalement dans cet enseignement de Léon XIII : « L'homme doit rester tout entier dans une dépendance réelle et incessante à l'égard de Dieu et, par conséquent, il est absolument impossible de comprendre la liberté de l'homme sans obéissance à Dieu et soumission à sa volonté »7.

La question qui se pose aux chrétiens après Proudhon est de savoir si l'égalité qui exclut toute hiérarchie humaine est, ou non, voulue de Dieu. La question qui se pose à eux après Marx et Lénine est de savoir si le droit de propriété privée, même des biens de production, est conforme à la volonté de Dieu et si celle-ci a vraiment décidé que l'homme est antérieur à la société.

À ces questions tous les Papes, surtout de Léon XIII à Jean XXII, ont répondu par des documents explicites et complets sur la doctrine sociale de l'Église, enseignement auquel, récemment encore, le Pape Paul VI demandait aux catholiques de puiser « principes de réflexion, normes de jugement et directives d'action »8.

La libération intégrale

De proche en proche, la libération qui signifiait démocratie individualiste au XVIII° siècle, et qui se traduisait par égalitarisme socialiste, au dix-neuvième, a étendu son champ d'application. Les travaux de Freud ont donné à la notion de « libération » une résonance nouvelle, ils conduisent à libérer l'homme des répressions sexuelles qui seraient à l'origine de ses peurs et de ses échecs. Comme Marx voulait détruire l'aliénation religieuse par l'abolition de la propriété capitaliste, Freud estime que la religion est une névrose collective qu'il appartient à la psychanalyse de faire reculer. Partant de leurs travaux, Wilheim Reich ira plus loin, affirmant la nécessité d'une révolution sexuelle capable d'instaurer une moralité révolutionnaire des besoins sexuels, libérant l'homme de la moralité capitaliste, moralité répressive de la classe dominante 9.

Dans cette ligne de la révolution sexuelle conçue comme le pivot d'une révolution culturelle, il faut évoquer les revendications qui agitent actuellement l'opinion publique. C'est au nom de la libération intégrale de l'homme que l'on a réclamé successivement la généralisation de la contraception, le droit à l'avortement libre, le droit au mariage à l'essai, le droit aussi des personnes qui « après avoir connu plusieurs genres d'expériences sexuelles ont choisi l'homosexualité comme mode d'activité préférentiel »10.

Ce ne sont pas là des revendications marginales. Elles sont intimement mêlées à l'ensemble du mouvement pour la libération intégrale et laissent apparaître progressivement le refus par l'homme et par la femme de ce qu'ils sont. Le mariage lui-même doit être aboli : « Si l'indépendance, écrit Germaine Greer, est nécessairement concomitante de la liberté, les femmes ne doivent pas se marier »11. Et Kate Millet : « Peut-être la seconde vague de la révolution sexuelle parviendra-t-elle enfin à réaliser son objectif, qui est d'arracher la moitié de l'espèce humaine à sa subordination immémoriale »12. Aussi l'enquêteur d'un hebdomadaire n'hésitait-il pas à conclure, tout récemment, après avoir interrogé nombre de personnes : « En vérité, il est injuste de naître femme »13.

Tel est, dans son élan complexe, le dessein de la libération intégrale de l'Homme. Rousseau songeait à la libération politique. Marx, à la libération économique. Freud à la libération sexuelle. Tous (mais chacun à sa manière), attaquent la religion qu'ils estiment solidaire de l'autorité personnelle en politique, de la propriété privée en économie, de la morale sexuelle dans l'amour conjugal et dans la famille. Nous le constatons : l'évolution de ces doctrines touche à son terme. Opposées hier, elles tendent aujourd'hui non seulement chez les théoriciens, mais dans une mentalité collective qui s'accentue, à s'entremêler dans un système, multiforme peut-être, mais unique dans son inspiration profonde : le refus de la nature humaine définie comme relevant d'un ordre inscrit par le Créateur dans la structure physique et morale, personnelle et sociale de l'homme.

Je ne l'affirme pas gratuitement, ni de moi-même. Ce sont les plus lucides et les plus rigoureux des penseurs de la Révolution qui l'on formulé. Rousseau, déjà : « Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine »14.

Pour Marx, il ne s'agit plus de changer la nature. Elle est à créer. C'est l'Homme collectif qui, tout au long de l'histoire, se produit lui-même : « Pour l'Homme socialiste, toute la prétendue histoire mondiale n'est rien d'autre que la création de l'homme par le travail humain »15.

C'est – faut-il le souligner – l'inspiration de Freud, de Reich, de Marcuse. Ce dernier va, il est permis de le dire, au cœur du problème. Il s'en prend à l'impuissance de l'homme à acquérir la béatitude DANS LE TEMPS : « L'idée d'une libération humaine totale contient donc nécessairement la perspective de la lutte contre le temps »15. Il faut détruire « l'ennemi mortel de la satisfaction durable : le temps, la finitude interne »16.

Quant à Claude Lanzman, dans un numéro spécial des Temps Modernes, il a affirmé la même pensée, non plus en termes de finitude interne, c'est-à-dire de béatitude, mais en termes de finalité : « Le mouvement négatif accompli par la gauche est constructif. Un refus ne s'incarne concrètement que par la création d'une nouvelle réalité. En dépassant les limites que le monde impose, l'homme conquiert à la fois le monde et lui-même. Cette conquête est une invention qu'aucune règle ne définit ni ne limite. À partir du moment où il a opéré le passage à l'illégitimité, où il a accepté sa contingence, l'homme s'est révélé comme autonomie absolue. SA VOLONTÉ EST DEVENUE SA RAISON D'ÊTRE. Il ne s'agit pas pour lui de rejoindre un règne des fins qui serait d'avance donné... Il n'y a aucune fin autre que l'homme qui soit plus haute que lui. Il est sa propre fin »17.

Voilà probablement le signe le plus radical de la libération intégrale de l'homme. Il importe, avec Rousseau, de changer la nature humaine, avec Marx il s'agit de la création de l'homme par le travail humain, avec Marcuse, de vaincre la finitude humaine et avec Lanzman, d'affirmer que l'homme est sa propre fin. C'est le culte de l'Homme. Celui-ci apparaît comme l'alpha et l'omega. La libération dont il s'agit est, de la manière la plus explicite, une libération non pas sociale, mais ontologique. L'homme ne veut transformer la société que parce qu'il aspire à changer sa nature. Il souhaite détruire la subordination humaine dans la société politique, dans l'économie sociale et dans la vie familiale parce qu'elle reflète et qu'elle traduit une dépendance ontologique : celle de l'homme par rapport à Dieu.

La doctrine sociale de l'Église

Dans le contexte de cette pensée contemporaine, on comprend mieux l'importance de la prescription de Paul VI dans Octogesima adveniens, de puiser les principes de réflexion, les normes de jugement et les directives d'action dans les encycliques et autres actes du magistère ordinaire qui constituent authentiquement la Doctrine sociale de l'Église. Car cette doctrine n'est pas simplement déduite de l'Évangile, comme le soutiennent les tenants de la morale adéquatement prise, et qui veulent trouver dans la Révélation et le discours théologique les fondements suffisants de l'ordre moral et de l'ordre social.

L'institution d'un ordre temporel n'est pas la finalité de la libération apportée par Jésus. Tel n'est donc pas non plus la nature du message social contenu pour aujourd'hui dans l'Évangile. Je crois l'avoir explicité précédemment.

Tel n'est pas, de ce fait, l'enseignement permanent et explicite des Souverains Pontifes, enseignement résumé en un puissant raccourci par le Pape Pie XII : « La loi naturelle ! Voilà le fondement sur lequel repose la doctrine sociale de l'Église. C'est précisément sa conception chrétienne du monde qui a inspiré et soutenu l'Église dans l'édification de cette doctrine sur un tel fondement […] La nature humaine saine, si elle s'ouvre à tout l'apport de la foi chrétienne, peut beaucoup. Elle peut sauver l’homme de l'étreinte de la technocratie et du matérialisme »18.

Ce n'est point laïciser la doctrine sociale de l'Église que d'affirmer qu'elle est fondée sur la loi naturelle. Car cette doctrine est surnaturelle non parce que l'Évangile nous inviterait à édifier une société nouvelle, sans hiérarchie sociale, sans propriété privée, ou sans attachement conjugal ou parental, mais parce que, par la grâce, l'homme est en lui-même divinisé, ses vertus sont infuses, ses actes, méritoires de vie éternelle. C'est l'exhaussement surnaturel du sujet par cette grâce divine qui lui permet, en outre, de vivre dans le mariage et dans la vie familiale, dans la gestion des biens privés et dans l'autorité des diverses hiérarchies politiques d'une façon nouvelle. Il peut devenir, s'il est fidèle, humainement plus rectifié, plus juste et plus fraternel.

Pie XII, comme s'il craignait déjà une autodestruction que Paul VI, depuis, a déplorée explicitement, montrait que « l'Ennemi du Christ [...] a fait et fait tout le possible pour diffuser de fausses idées sur l'homme et sur le monde, sur l'histoire, sur la structure de la société et de l'économie »19. Il précisait davantage encore l'enseignement de l'Église : « Nous rejetons le communisme COMME SYSTÈME SOCIAL, en vertu de la doctrine chrétienne et Nous devons affirmer, en particulier, les fondements du droit naturel »20.

La libération intégrale de l'homme attaque le mariage et la famille au nom de la liberté sexuelle, l'État au nom de la dignité individuelle, la propriété privée au nom de la justice sociale. En fait, c'est la dignité de la personne, image de Dieu, qui fait les frais de cette libération. Car « le mariage et la famille, l'Etat, la propriété privée tendent, par leur nature, à former et à développer l'homme comme personne, à le protéger et à le rendre capable de contribuer, par sa collaboration volontaire et sa responsabilité personnelle, au maintien et au développement, personnels également, de la vie sociale »21.

Les trois sens du mot libération

De tout ce qui précède, il résulte que l'on emploie aujourd'hui le mot libération en trois sens.

Premier sens : la libération évangélique

Par libération, on désigne la libération de l'homme par Jésus-Christ. Il s'agit donc ici de la Rédemption de l'humanité. Les libérations de l'Ancien Testament n'en sont que des figures pédagogiques destinées à acheminer l'humanité d'une intelligence temporelle de libération politique (d'un peuple soumis à un autre) à l'intelligence spirituelle de la libération du péché. La notion de libération et de justice dans l'épître aux Romains n'a rien d'équivoque : « Après avoir été esclaves du péché, vous avez été instruits ; et, affranchis du péché, vous êtes devenus les sujets de la justice »22. Cette libération est, en elle-même, indépendante de la condition temporelle.

L'esclave en bénéficie même s'il n'est pas, pour autant, affranchi. Il est l'affranchi du Seigneur et c'est d'un autre ordre. La pauvreté, volontaire et libre, qu'apporte cette libération est un détachement de l'âme. Ce n'est pas une révolte contre la pauvreté économique, une lutte des classes ou une subversion sexuelle.

Deuxième sens : la libération naturelle

Par libération, on peut désigner la mise en œuvre chrétienne de la doctrine sociale fondée sur le droit naturel dans la vie temporelle, car l'Évangile contient un message social explicite : le second commandement fait, de l'amour fraternel dans la grâce de Dieu, le lien social des communautés dans le Christ.

Quel est donc l'ordre que le Dieu créateur a inscrit dans la nature, personnelle et sociale, de l'homme et que le chrétien a le devoir de restaurer à tout moment en coopérant à la grâce de son baptême ?

Cet ordre n'est pas enseigné de façon directe par la Révélation. L'Ancien et le Nouveau Testaments y font, certes, des allusions et il faudra y revenir. Mais le respect de Dieu pour l'homme a voulu que l'homme découvre, autant que possible par son activité propre, tout ce que sa raison, éclairée par la grâce, était capable de comprendre et de formuler. Aussi, la révélation du Décalogue aux Juifs par Moïse n'a pas empêché le développement de l'intelligence, chez les païens, des lois non écrites, d'une loi naturelle dont Aristote conserve la gloire d'avoir formulé la première synthèse. Celle-ci, tout imparfaite qu'elle soit, a servi de base non moins que le Décalogue aux commentaires du Docteur commun et à l'enseignement de l'Église dans sa morale et sa doctrine sociale.

Aussi, la loi naturelle, reçue dans la grâce, apporte-t-elle, comme l'ont enseigné tous les Papes, le fondement de la libération sociale. « Aucun fidèle, enseigne Paul VI, ne voudra nier qu'il appartient au Magistère de l'Église d'interpréter aussi la loi morale naturelle »23. Cette libération requiert que dans le respect des institutions de droit naturel, la rectitude morale des époux entre eux, des parents et des enfants, des gouvernements et des gouvernés, des patrons et des salariés aboutisse au dynamisme permanent de la justice fondée sur la responsabilité personnelle de chaque homme et de chaque femme, sujet et fondement de la vie sociale.

Une telle libération est fragile. Elle n'exclut pas radicalement le péché ni ses conséquences sociales. Elle ne dispense pas de porter la croix qui résulte des péchés de tous. Mais elle fait confiance à l'homme, à chaque homme, la grâce aidant, pour se perfectionner, exercer la miséricorde et mettre son espérance totale dans la seule vision béatifique, non dans une cité terrestre.

Troisième sens : la libération révolutionnaire

Enfin, par libération, on peut entendre et l'on entend aujourd'hui la négation du droit naturel, l'adhésion à la thèse de la libération intégrale de la société humaine par la destruction de la complémentarité homme-femme (suppression du mariage), de la complémentarité parents-enfants (suppression de la famille) ; de la complémentarité patrons-salariés (suppression de la propriété privée) et même de la complémentarité gouvernants-gouvernés (suppression de l'État). En ce sens, on tient la rédemption de Jésus-Christ et l'infusion de la grâce dans la nature humaine non comme une lumière et une force pour être époux, bon père, bon gouvernant ou bon employeur, mais comme une libération des structures sociales fondées sur le droit naturel. Dès lors, le vrai sens de la rédemption de Jésus-Christ, du moins pour notre époque, serait une mutation de la nature par une révolution modifiant les structures et les mécanismes d'une façon si adaptée que l'homme ne puisse plus jamais être la victime des péchés de l'homme. C'est la thèse de ceux qui estiment que la grâce de Dieu n'a pas été donnée à l'homme seulement pour qu'il puisse, dans l'amour, éviter de pécher, être pardonné de ses péchés ou pardonner les péchés des autres, mais plutôt – et désormais – pour ne plus souffrir des péchés des autres.

En bref, libération peut signifier, dans le contexte intellectuel et social contemporain, en raison de son ambigüité évangélique, morale et révolutionnaire :

a) libération spirituelle du péché par Jésus-Christ ;

b) libération temporelle par la vie chrétienne dans le respect du droit naturel ;

c) libération des limites et des fins assignées par Dieu à la nature humaine en baptisant Rédemption cette révolte ontologique.

Seuls, d'évidence, les deux premiers sens sont accordés au message social impliqué dans l'Évangile. Le troisième sens y est opposé. Que l'équivoque des trois significations soit actuellement utilisée par les révolutionnaires pour tromper les chrétiens, la chose est notoire. Ainsi, dans une interview de Georges Marchais, publiée par La Croix et diffusée ensuite à des centaines de milliers d'exemplaires aux portes des églises, à la faveur de l'autorité de ce journal, le Secrétaire général adjoint du Parti communiste français dissimule le lien qui existe entre le droit naturel et l'enseignement social de l'Église, il déclare : « La construction de la société socialiste ne présuppose pas l'adhésion de tous les citoyens au matérialisme. Elle suppose tout autre chose : le transfert, à la nation, de la propriété des grands moyens de production et d'échange et l'exercice du pouvoir par les travailleurs, par les masses populaires. Y a-t-il quelque chose dans la foi chrétienne qui s'oppose à cela ? Je ne le crois pas »24.

Affirmation capitale, sur laquelle va se jouer, non pas seulement le sort temporel de la civilisation occidentale, mais même l'orthodoxie de la foi. L'Évangile peut-il être considéré en lui-même comme un message social de charité susceptible d'être infusé et vécu dans n'importe quel régime social, qu'il respecte ou non la dignité de la personne ? Peut-il en particulier être infusé et vécu dans la construction d'un socialisme économique : collectivisation des biens ; d'un socialisme culturel : société sans classe ; d'un socialisme du pouvoir : abolition de l'État ; d'un socialisme sexuel : destruction de la famille ? Appelle-t-il l'instauration de structures supprimant intégralement et à jamais la possibilité pour l'homme de souffrir du péché de l'homme ? Qu'on ne dise pas que ces choses sont sans rapport : communisme des biens et communisme sexuel s'appellent l’un l'autre, de Platon à la révolution sexuelle contemporaine : « Un mariage constituerait un sous-groupe à l'intérieur de la commune et achèverait d'ébranler l'unité de la commune »25.

L'Évangile a-t-il été légitimement présenté depuis les origines par le Magistère ordinaire comme impliquant une loi morale naturelle, un ordre social naturel, dont les éléments sont organiquement solidaires et dont la reconstitution permanente est partie intrinsèque de la mission temporelle du chrétien ? Ou bien les Papes qui l'ont enseigné, et Paul VI qui l'enseigne en continuité avec ses prédécesseurs, dans Humanae Vitae, se trompent-ils? Et nous trompent-ils ? Ou les contestataires du Pape doivent-ils nous faire renoncer à l'enseignement de l'Église?

Peut-on vivre dans la grâce et militer pour transférer la propriété des biens de production à l'État totalitaire ? Peut-on vivre dans la grâce et militer pour déclarer tout gouvernement non socialiste élément de désordre établi ? Peut-on vivre dans la grâce et militer pour la pilule anticonceptionnelle, le mariage collectif et la pastorale des homosexuels ? L'anomalie majeure du document synodal sur la Justice dans le monde, c'est qu'il multiplie les dénonciations extérieures contre les injustices objectives, sans appeler, comme il serait conforme à la morale chrétienne et au droit naturel, au redressement spirituel des responsables sociaux, économiques et politiques. Il met son espérance, non dans l'homme racheté, mais dans un combat pour la justice et une transformation du monde dont on ne peut nier que, dans le contexte précité dans ces pages, il demeure dans une redoutable équivoque, surtout quand il précise que ce combat et cette participation « apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l'Évangile qui est la mission de l'Église pour la Rédemption de l'humanité et sa libération de toute situation oppressive »26 (C'est nous qui soulignons).

Cela peut vouloir dire que l'Évangile implique le droit naturel, si l'on admet que le droit naturel existe, qu'il est voulu de Dieu et qu'il est impliqué dans l'Évangile. Mais si on ne l'admet pas, cela peut vouloir dire tout autant que l'Évangile implique la Révolution intégrale, la mutation de la nature humaine, l'avènement de l'homme indépendant n'ayant d'autres fins que celle qu'il se donne lui-même et se rendant à lui-même un culte. Votée par segments par des Evêques préoccupés de la question du célibat sacerdotal, et dans un climat de générosité sociale, le document synodal sur la justice dans le monde pose, on le voit, en raison du contexte de notre société, des problèmes qui ne sont pas de peu d'importance. Ils doivent être, selon les enseignements de Paul VI résolus en référence à la doctrine sociale de l'Église et à son fondement : le droit naturel. À défaut, on serait près de ce que l'Apôtre nous invite à repousser : « Ne faites pas avec les infidèles d'assemblages disparates sous un même joug. Quel rapport d'union peut-il y avoir entre la justice et l'iniquité? Qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les ténèbres? Quel accord y a-t-il entre le Christ et Belial ? »27 La justice dans le monde ne sera jamais l'application de la grâce de la Rédemption à une humanité qui évacue la croix et se révolte contre sa propre nature et contre les devoirs et droits qui y sont inscrits.

Marcel Clément, in Le Christ et la Révolution

 

1. Œuvres complètes, tome VI, p. 4, Edit. Dalibon, 1824.

2. Id., p. 12.

3. Id., p. 4.

4. Loi Le Chapelier du 17 juin 1791, art. 1.

5. A.F. Utz : La Doctrine sociale de l'Église, texte latin et français, tome III, p. 2519.

6. Proudhon : La Justice dans la révolution et dans l'Église, tome III, pp. 602-603.

7. Libertas praestantissimum, in Utz, loc. cit., tome I, p. 213.

8. Cf. Paul VI : Octogesima adveniens, n° 4.

9. Cf. Wilheim Reich : La Révolution sexuelle, p. 35, Ed. Plon.

10. Teach-in sur la sexualité, université de Montréal, Edit. de l'Homme.

11. Germaine Greer : La Femme eunuque, p. 393, Laffont édit.

12. Kate Millet : La Politique du mâle, p. 394, Stock edit.

13. Le Journal du Dimanche, 30 janvier 1972, p. 22.

14. J.-J. Rousseau, loc. cit., p. 55. 899.

15. J.-Y. Calvez : La Pensée de Karl Marx, Ed. du Seuil, p. 301.

16. Herbert Marcuse : Eros et Civilisation, p. 168, Les Editions de Minuit.

17. « Les Temps modernes », n° 112-113, mai 1955, p. 1650.

18. Pie XII : Allocution aux membres du Congrès des études humanistes, du 25 septembre 1949.

19. Pie XI: Allocution du 1er mai 1955, O.R. édit. française du 6 mai 1955.

20. Pie XII : Message radiophonique du 24 décembre 1955.

21. Pie XII : Message radiophonique du 24 décembre 1953.

22. Romains, 6, 17-18.

23. Paul VI : Encyclique Humanae Vitae, n° 4.

24. La Croix du jeudi 19 novembre 1970.

25. Wilhelm Reich : La Révolution sexuelle, p. 265.

26. Document synodal. Introd. la Croix du 14 déc. 1971, p. 8.

27. II Corinthiens 6, 14.