jeudi 28 mars 2024

En pleurant... Jean-Pierre Siméon, Il va mourir

 


Jeudi Saint

Il va mourir.

Il va mourir bientôt : Il le dit.

Comment est-ce possible ? comment ?

Ici, à Béthanie de Judée, la nuit est fraîche, et calme. Sous son surcroît d'étoiles, l'heure est lente, dans le silence. Une femme, peut-être, chante, et l'on boit un vin clair dans la douceur du monde reposé. Alors Jésus parle et ses compagnons se taisent. Ils ont fini de boire et de rire d'être ensemble. Jésus a le front haut, sa lèvre ne tremble pas. Il dit – Sa voix est claire, Sa voix est calme – Il dit : je vais mourir dans deux jours, un jour, et un jour encore. Ils me cloueront sur le bois. Jésus dit Sa mort, et Ses compagnons se taisent.

Là-bas, au loin, dans la ville de marbre, à l'autre bord de la colline haute, là-bas on parle, on parle haut et fort. Il y a là les anciens, habillés d'orgueil, avec les Grands Prêtres, drapés de peur. Leur parole fait du bruit, leur parole est un fouet, tous disent : il est temps, temps de tuer cette bouche, cette bouche qui dit les choses impossible, les choses qu'on n'ose même pas penser ! Alors, dans la bataille des haines, une voix l'emporte, c'est Caïphe, Grand Prêtre parmi les Grands Prêtres, Caïphe. Assis dans les plis de sa robe, et sa voix glisse dans le pli de sa bouche. Il dit : c'est assez, finissons-en, arrêtons l'homme de Nazareth, mais par ruse : méfions-nous, méfions-nous du peuple car le peuple L'aime. Tuons Jésus, c'est dit.

Ici à Béthanie, sous les arbres, Jésus se tait. Il sait, Il regarde la patience des arbres dans la nuit. Il sait qu'il Lui faudra dans les douleurs cette patience d'arbre. Comme il sait se taire songe-t-Il, le bois des arbres sous le clos. Il songe aux mains de Son père menuisant les planches, et comme la sciure buvait sa sueur, ta sueur sur le bois, Joseph, et savait déjà Ma croix. Maintenant, Il regarde ses compagnons : ils ont baissé la tête. Sa mort a commencé. Il regarde Ses compagnons un à un, et Son regard les nomme un à un. Pauvreté, faiblesse et fatigue. Voilà leur nom d'homme, pense-t-Il. Il chérit en Lui-même leur fatigue, car Il mourra pour elle, pour la faiblesse humaine, Il mourra.

Soudain, la nuit Lui paraît lourde, Il sent Son cœur qui se défait. Une branche dans l'olivier tremble. Il lève les yeux. Une femme est là, une femme en larmes dans ses cheveux défaits. C'est Marie, Marie l'insultée, Marie pécheresse. Elle est la pauvreté et la fatigue même, elle est là à présent, à genoux devant Lui, elle prend dans sa main les pieds, les pieds qui ont marché tous les chemins, qui ont appris des terres brûlées ce que souffre une vie d'homme dans son pas. Et, comme toute peine humaine se lave dans les larmes, Marie sur qui l'on crachât, lave de ses larmes qui sont pures les pieds de Jésus et les essuie dans ses cheveux, puis, souriant, dans les larmes, comme un enfant sourit dans son chagrin inflexible, d'un flacon d'albâtre répand sur la tête de Dieu aux pieds nus un parfum comme on en verse sur la tête des rois, un parfum rare et tiède comme ses larmes. Tous alentours s'indignent et protestent que c'est là un don exorbitant : Maître, dit l'un, on eût nourri trente pauvres ! Et Jésus répond : vous avez tort, le cœur de cette femme vous devance, tous, car elle a préparé déjà mon corps pour le tombeau.

Or, pendant qu'à Béthanie chez Simon le lépreux, Jésus ainsi dit Sa mort prochaine, là-bas à l'autre bord de la colline haute, Judas frappe à la porte de Caïphe. Judas, l'un des Douze de Jésus, l'un des douze fidèles parmi les fidèles ; les douze compagnons de la Parole Sainte, les douze plus aimants, les douze plus servants. Judas frappe à la porte de Caïphe et chaque coup cloue Jésus sur le bois de la Croix. Combien ? dit Judas, combien m'en donnerez-vous ? combien pour le Galiléen ? Ce sera trente deniers, trente pièces d'argent, c'est cher payé, n'est-ce pas, pour le roi des pauvres ! Celui que j'embrasserai, murmure Judas, Celui que j'embrasserai, ce sera Celui-là. Il s'en retourne, lourd de ses deniers. Il est des poids qui pèsent plus que leur poids.

Le matin du jour qui suivait cette nuit, c'était le matin du jour de la Pâque. À Béthanie, on s'éveille mais nul n'a bien dormi, en vérité. De même que la fleur ne prend pas dans les sables, il est un sommeil parfois qui ne prend pas dans l'âme : c'est le sommeil qui pressent le malheur. Ses compagnons cherchent Jésus, ils Le trouvent assis sur une pierre. Il regarde, immobile, le jour qui monte. Si la tristesse à un visage, il est ce visage là ; qui sait, et qui attend. Maître, dit Simon Pierre, que veux-Tu de nous ? rien d'autre, dit Jésus, que ce que veut ce jour : c'est la Pâque, nous fêterons la Pâque. Toi et Jean vous irez à la ville, au Cédron vous rencontrerez un porteur d'eau, il vous mènera à la maison de son Maître, c'est là qu'avec vous ce soir je mangerai l'agneau. Il y a longtemps déjà que l'arbre est tombé dont on fera ma croix, et les planches déjà ont quitté les mains du menuisier. Va Pierre, va dresser la table de mon dernier repas.

Et voici qu'à la nuit tombée, à Jérusalem, Jésus et les Douze, dans la demeure dite, sont réunis pour célébrer la Pâque. Des lanternes basses éclairent le silence. Ils n'ignorent pas, les Douze, de quel mystère ici ils sont les convives, et que l'heure est plus grande que le temps des hommes. Comment, songent-ils en eux-mêmes, comment se peut-il que Jésus meurt, lui le ressusciteur de Lazare, comment peut-Il nous abandonner ? Lui qui, d'un mot, fait des prodiges, que ne peut-Il sauver sa propre vie ? Alors, Jésus, qui entend ces protestations de l'âme, leur dit : vous m'aimez, mais vous doutez, et douter, c'est déjà renoncer à l'amour. Ne vous souciez pas de moi, pleurez d'abord sur vous-mêmes, car je vous le dis, c'est l'un de vous qui me donnera à mes bourreaux. Oh ! non, Seigneur, non, aucun de nous ! mais leurs mains, mais leurs cœurs tremblent : la bouche de Jésus toujours dit le vrai. Sera-ce moi ? dit l'un ; ou moi ? dit l'autre. Il a plongé la main avec moi dans le plat, dit Jésus, celui qui me livrera. Malheureux celui qui est né pour ma mort, son malheur, hélas, est plus grand que le mien. Alors Judas, les yeux dans les yeux de Jésus, demande : serait-ce moi le traître ? et Jésus, les yeux dans les yeux de Judas, dit : pourquoi celui qui sait son nom demande-il qu'on le nomme ?

Puis Jésus prend le pain qui est là sur la table. Il le rompt, et donne à chacun sa part. Mangez de ce pain dit-Il, car ce pain est Mon Corps, le froment de la joie préparé pour les hommes. Puis, Il prend la cruche du vin, Il la bénit et en remplit Sa coupe : buvez de ce vin dit-Il, car ce vin est Mon Sang, le sang de la plaie endurée pour les hommes. Ce vin est le dernier que je bois sur la terre, mais réjouissez-vous, nous reboirons ensemble un vin nouveau à la table de Mon Père. Puis, quand ils eurent chanté les psaumes, Jésus se lève, et dans la nuit pleine, Il mène ses compagnons au Mont des Oliviers. Ils vont, muets dans les chemins dormants, tout dort ici ; même, on dirait, les pierres, et dans ce grand sommeil du monde, la voix de Jésus effleure le silence. Il dit, tout bas, Il dit ce qui sera : cette nuit, vous tomberez, cette nuit, comme Moi. Non ! crie Pierre, baisant Sa robe : qu'ils tombent, ceux à qui le cœur manque, mais moi, non, Seigneur, non, je ne tomberai pas ! Pierre, mon ami, ne jure pas. L'herbe, dis-moi, peut-elle jurer qu'elle ne se couchera pas sous le vent ? Allons, Pierre, cette nuit même, avant que le coq ne chante, tu m'auras renié trois fois. Non ! crie Pierre à genoux, jamais non, je le jure, plutôt mourir ! Et tous ceux qui sont là autour, tous, clament haut dans la nuit, que non, ils ne renieront pas.

Quand ils parviennent enfin là où, chaque jour, ils viennent chercher cette solitude qui ouvre l'âme en l'homme, en ce jardin d'ombre qu'on nomme Gethsémani, Jésus dit à ses compagnons, restez, restez ici sous ce temple de branches et veillez, et priez, et fortifiez vos âmes. Car c'est bientôt l'âme qui manque quand la peur prend le corps. Et Lui, se retirant, s'absente dans la nuit. Il va, Il va dans le lieu le plus seul, Il sent venir en Lui la nuit entière : tout le froid, tout le noir de la nuit, Il croit qu'ils sont en Lui. Il est le Fils de l'Homme, et voilà qu'Il chancelle : Mon Père, dit-Il, Mon Père, épargne-Moi, je suis le Fils de l'Homme, je suis nu, et j'ai froid. Jésus chancelle, Il tombe la face contre terre : Père, implore-t-Il, éloigne-la de moi. Faut-il donc que je boive la coupe des souffrances ?

Et Jésus se relève, Il voit les souffrances, Il voit la nuit des hommes, et Il voit leurs souffrances. Non, dit-Il, je ne renonce pas, Ta volonté est grande, que Ta volonté soit faite, Mon Père. Alors, Il retourne vers ses compagnons. Ils dorment, Il les éveille et les exhorte encore : votre fatigue serait-elle plus lourde que ma mort ? en prononçant le nom de Sa mort humaine, Jésus, sent dans Sa bouche une angoisse amère. Il se retire encore, se cache derrière un olivier. Comme elle menace en Lui, l'avalanche des larmes ! Non, dit-Il, je ne renoncerai pas. Et, oui, je boirai la coupe des souffrances. Il revient sur Ses pas, tous se sont rendormis. Eh bien, dormez, songe-t-Il, dormez, enfants. Le sommeil bientôt vous tombera des yeux. Une troisième fois, Jésus retourne à Sa prière. Il se tient debout devant Sa nuit, Il se tient debout au pied de Sa propre croix. Oui, Père, je boirai la coupe des souffrances. Oui, Ta volonté est grande, que Ta volonté soit faite et refaite. Et maintenant, Il a compris, c'est l'heure exacte, l'heure du pas sans retour.

Un à un, Il éveille ses compagnons, en leur disant : lavez vos yeux d'aveugles, il est venu le temps de la mort qui commence. Allons, debout devant l'ouvrage, voici le temps du dernier labeur. Or, à cet instant même, la nuit tremble, partout autour, des torches brûlent la ténèbre, une troupe d'homme en arme est là, et devant elle marche Judas. Bonjour Maître, dit le compagnon d'hier. Mon ami, répond Jésus, tu nous manquais dans la prière. Il ouvre les bras à Judas, et Judas L'embrasse, et ce baiser déjà lui pèse plus à l'âme, tellement plus que les deniers dans sa poche. Mais le baiser est donné, la chose est faite, c'est le commencement du Sépulcre.

Deux soldats prennent Jésus à l'épaule, ils Le tiennent immobile, dans leurs poignes violentes. Ah ! qu'elle est calme, et certaine d'elle-même, cette sauvagerie du fort qui récuse l'homme en l'homme. Le fier qui commande les troupes avance vers Jésus, s'arrête devant Lui. Il Le regarde d'un œil qui rit et qui méprise, puis levant sa main gantée de cuir, il Le gifle. Allons mon Roi, dit-il, me donneras-Tu l'autre joue ? et rude, la main gifle une deuxième fois. Les amis de Jésus se ruent sur les soldats, ils crient contre la brute, ils dénoncent le lâche, mais leur main est nue devant la lance. Alors l'un des Douze, sortant l'épée, frappe à l'oreille l'envoyé de Caïphe. Non ! dit Jésus, jette cette épée ! qui garde sa vie par les armes, sa vie est déjà morte à moitié. Ce qui advient doit advenir, non que je ne puisse l'empêcher, mais je ne veux pas l'empêcher. Je ne suis pas prisonnier de ces hommes puisque je n'obéis pas à leur volonté, mais à la Mienne.

Alors Jésus tend Ses mains qu'on attache, et tandis que les soldats l'emmènent, Il voit tous Ses amis s'enfuir dans la nuit. Seul songe-t-Il, seul avec ma mort, et Il pleure. Oui, Jésus pleure mais il ne pleure pas de Sa mort certaine, Il pleure à ce moment sur ceux qui L'abandonnent.