vendredi 29 mars 2024

En souffrant... Jean-Pierre Siméon, Il fallait cette ténèbre pour qu'on voit clair

 


Vendredi Saint

Au palais de Caïphe, c'est grand concours de foule, ils sont tous là : les scribes, les prêtres, les anciens. Ils sont ceux qui commandent et possèdent, ils ont le pouvoir, le savoir et l'avoir. Qu'est-ce que leur haine de Jésus, la haine de la Loi faite pour ce qui la défait, la haine des chaudement assis pour l'étranger aux pieds nus. Le Nazaréen, ils l'ont déjà condamné, mais Caïphe aime que tout soit en ordre : de la justice, il aime le semblant, cela suffit. Il fait venir deux faux témoins qui disent… qu'importe ce qu'ils disent : répéter leur mensonge serait mentir deux fois. Jésus regarde Caïphe, et se tait. Allons dit Caïphe, on t'accuse, réponds !

Jésus tombe et se relève. Il relève la tête. Il songe à tous les innocents que la haine gifla. Il ferme les yeux, Il se tait, et pardonne. Mais il faut à Caïphe l'aveu qui condamne, ainsi font les tyrans. Ils tuent mais répandent sur le meurtre l'encens des convenances. Voyons, dit le Grand Prêtre, enflant sa voix, et réponds haut pour que Jérusalem entende : es-tu, toi, le Messie, le Fils de Dieu ? Oui, Je le suis, Je suis ce que tu dis. Blasphème ! Blasphème ! hurle Caïphe, et tous autour, comme lui, éructent leur colère, et trépignent, et crachent, et brandissent le poing. Que faut-il ? crie Caïphe, que faut-il pour le blasphémateur ? La mort ! la mort ! crie la fureur.

À demi nu, humilié, frappé, le corps en sang, Jésus se tient debout, muet dans Sa douleur. Non, se dit-Il, cela n'est pas en vain, que Mon Sang soit rédemption à tous les humiliés.

Pendant ce temps, dans le crépuscule du matin, les milices de Caïphe courent les rues de la ville, et ramènent dans la cour du palais, la foule des égarés de la nuit. Crapules, ivrognes, idiots, mendiants, tout un peuple d'effarés prêts à baiser les pieds du puissant, pourvu qu'il livre à leur rancœur, un plus faible, un plus maudit qu'eux-mêmes. Ce sont les figurants de la farce funèbre. Parmi eux, s'est glissé Pierre, le premier des Douze, il se cache dans l'ombre, il entend les clameurs, il ne peut rien qu'être celui qui pleure. Une vieille le voit et le désigne aux autres : celui-là, crie-t-elle, il était avec le Galiléen ! On l'entoure, il prend peur : non, souffle-t-il, je le jure je ne connais pas cet homme. Et il s'enfuit tête basse vers le portail. Lui ! crie un autre, qui barre le chemin, il en était ! Il était avec le faux roi ! Non, non, redis Pierre, je le jure, je ne connais pas cet homme ! Mais on le presse, on le menace : tu mens, tu n'es pas d'ici, tu as l'accent de ceux de Galilée ! Non ! non ! non ! trois fois non ! redit Pierre, je le jure, je ne connais pas Celui dont vous parlez !

Alors, dans cette aube du dernier jour, Pierre entend au loin le chant du coq. Le désespoir crie dans sa bouche : arrache-moi, Seigneur, arrache l'herbe débile qui se couche au premier vent ! Soudain la foule explose et bouscule. Jésus est là dans les chaînes qu'on emmène, son pas faillit sous les crachats et les injures. Jésus, regarde Pierre, quand Pierre le regarde, et Lui, dont tout le corps saigne, Ses yeux disent : Pierre mon ami je te plains, la plaie que l'on se donne est la pire des plaies. Va, Pierre, courage, Je t'aime et je comprends. Et ce grand gaillard de Pierre fort comme un pilier du temple, il pleure maintenant comme un enfant. Jésus lui fait ainsi le don ultime, le don le plus précieux qui est le don des larmes. Aux plaies de l'âme, oui, il faut des pleurs, voilà le bon vulnéraire.

Et c'est pour n'avoir pas su se donner aux larmes que Judas, dont nous sommes si frères, ne voit en lui-même qu'un effroi sans retour : il veut rendre les deniers comme on voudrait effacer son visage, mais les prêtres le lui refusent. Ce malheur est à toi, garde-le ! Alors Judas, qui ne peut racheter son âme, vient au jardin de Gethsémani, et sous l'arbre où il embrassa Jésus, dans le silence vide, il se pend.

On traîne chez le gouverneur romain, celui dont le supplice sauve l'homme malgré l'homme. Pilate est assis, dans son siège à dorures, il regarde, étonné, Celui qu'on lui amène. Ce pauvre bougre en loques, qui vacille, serait-ce Lui le Grand Comploteur, Lui le rusé séditieux que craignent les Pharisiens ? Lui dont le pouvoir menace Samarie et Judée ? Es-Tu donc le Roi des Juifs ? demande-t-il. Je suis ce que tu dis, répond Jésus. Imposteur ! hurlent les Grands Prêtres, blasphémateur ! agitateur du peuple ! Allons ! dit Pilate, que réponds-tu, Nazaréen ? Mais Jésus se tait, et se tait encore. Curieux prêcheur, soupire Pilate, curieux prêcheur qui se tait toujours. Il dit à la foule : Celui-là n'est pas mon homme, je ne vois rien en Lui qui mérite la mort, vous criez contre Lui mais cri n'est pas raison.

La mort ! recrie la foule qui ne veut rien entendre, comme la bête à qui l'on retire sa proie. Elle double sa colère et rugit : à la croix, à la croix ! L'étranger, tue-Le, tue Le pour nous. Eh bien, dit Pilate, qui hésite entre l'injuste et le sage, voici Barabbas, voleur et tueur ; et voici ce pauvre fou, innocent. C'est la fête de la Pâque, choisissez : des deux je relâcherai qui vous voulez. La multitude qui tempête à ses pieds n'a qu'une seule voix : Barabbas ! la mort pour le faux roi ! relâche Barabbas ! Eh bien, bon, dit Pilate que tout cela fatigue, c'est votre affaire, pas la mienne, et prenant de l'eau, il se lave les mains : je ne veux pas sur moi du sang de l'innocent, voici votre homme, je vous Le laisse. Mais c'est votre main qui tiendra le marteau, qui forcera les clous dans Sa chair.

Et nous voici au pied de l'échelle des douleurs. Voici pour le Dieu qui se fit homme, voici le début du désastre de Sa mort. On l'attache au pilier, le Dieu qui aime, et les lanières du fouet cinglent et mordent dans la chair offerte. Il geint, et l'on rit de Sa plainte. Et les rires claquent dans le fouet, puis on délie le corps martyrisé, et les soldats romains en font un jeu grotesque : on Le met nu, ha ha ha, la bonne farce ! on jette sur Son dos un manteau écarlate, on jette sur Sa tête une ronce tressée qui fait suer le sang sur Son front, et dans Sa main, ha ha ha, la bonne farce ! on lui fait tenir un roseau. Salut roi des juifs ! dit l'un qui s'agenouille. On jette sur Lui le juron, le crachat, le sarcasme, et pour ne pas finir la fête qu'on se donne, chacun le frappe du roseau. Mais… même de torturer un Dieu, on se lasse, on remet Jésus dans ses vêtements souillés. C'est la Croix, maintenant. La Croix pour l'épaule… c'est à peine s'Il peut porter Son propre corps et voilà qu'Il doit porter la croix sur la montagne, Lui qui porte déjà sur Son dos, une montagne, la montagne des peines et de l'erreur humaine, la montagne de toutes les misères humaines, la montagne des âmes de tous les suppliciés. Ah ! comme le monde pèse sur Jésus. Ah ! il faut bien de l'amour pour le supporter.

Jésus titube dans les pierres du chemin, le poids de la Croix accable son courage. Il est au pied du Golgotha, Il tombe. De la foule en furie un homme se défait, il prend à son épaule une part de la peine. Ah ! qu'il y ait toujours près de nous un Simon de Cyrène qui porte à son épaule une part de nos peines !

Jésus avance dans la poussière sèche, la route est longue en toutes les souffrances, mais cette route là, on la dirait sans fin. Jésus tombe à genoux une deuxième fois, Il entend les hoquets obscènes de la foule. Ses yeux ne voient plus dans Ses larmes de sang, mais Il sent soudain une présence proche, puis une main douce, comme une main de mère, qui pose sur Sa Face une étoffe légère, elle efface et les larmes et le sang et il voit une femme à genoux qui pleure, comme on pleure quand on aime. Moins lourd, alors, le bois de la croix.

Jésus repart sur la pente dernière, et dans un ultime effort exténué, Il parvient au sommet du calvaire. Il s'effondre et il semble que tout s'effondre sur Lui : la croix, les cris, le ciel, et le monde. On arrache de Lui Ses vêtements qu'on se dispute comme la meute la curée. Il faut cette honte encore. L'homme est nu et Il tremble, Il n'a plus sur la peau que Sa tunique de sang. Il est l'heure qu'on Le cloue, le répudié d'entre les hommes. Que l'on cloue sur le bois, la Pauvreté et l'Amour. Qu'on La cloue dans Son corps cette Âme trop grande qui excède. Et voilà que l'on dresse la croix très haut dans le soleil de midi, car il faut qu'on Le voit bien, ce corps mourant, écartelé dans Sa douleur. Voyez ce que l'on fait, voyez, à Celui qui renverse la coutume, Celui qui maudit le riche et embrasse le lépreux, qui dit qu'un mendiant vaut un prince, qui dit la nullité de tout pouvoir, et qu'il n'est de royauté que dans l'amour. Eh bien, ça nous fait un drôle de roi, un roi nu à couronne de ronce. C'est écrit au-dessus de Sa tête qui tombe : Jésus, roi des Juifs. Un roi, ça ? et un dieu ? Ha ha ha ! ah oui, roi des mouches et du vent, et dieu de ses misères. Amen ! Ainsi se moquent les deux larrons qu'on a mis aux deux côtés de Jésus. Si tu es Fils de Dieu, ricanent-ils, que ton père te décloue ! Descends, descends de ta croix, et nous croirons en toi.

Jésus entend tout cela, et se tait. Il consent à l'insulte, Il consent au mépris, il faut qu'Il vive toutes les morts en une, Il lui faut la mort entière, Il doit comprendre l'homme jusqu'au bout. Jésus sur la croix dans son dernier respire, Il est la parabole de la détresse humaine, Il épuise l'abîme de toute vie humaine, Il est le Pauvre dans les poux, il est le pestiféré qu'on lapide, le malade qui vomit son ventre, la fille humiliée et la mère dévastée, l'estropié qu'on bouscule, l'enfant qui agonise. L'inouïe pesée du drame universel, en cet instant, elle est sur Jésus, seul. C'est trop, c'est impossible : Son âme éclate, et le cri de Jésus déchire le ciel. Les mains, ni les pieds troués ne font ce cri, et ni les chairs rompues par la lance, mais la solitude achevée de l'Homme devant Sa mort. Père, Mon Père, dit ce cri qui déchire, pourquoi M'as-Tu abandonné ?

La foule, les soldats, tous, soudain se figent. Si terrible, la plainte du Crucifié, qu'en chacun le cœur cesse de battre. L'heure, l'air, la lumière, tout se tient immobile. Et, dans un dernier cri, Jésus expire, qui accomplit par amour le désastre de Sa mort. C'est comme si, avec Lui, le Ciel avait baissé sa paupière.

Une nuit d'hiver saisit le Golgotha. Le monde, stupéfait, semble sur le point de rompre. Les nuées s'amassent, les pierres se fendent, et sur la terre qui tremble, ceux qui sont là, ceux de l'insulte et du crachat, voilà qu'ils cachent leur visage, et crient qu'on les pardonne. C'est Dieu qu'on a cloué, le vrai Dieu sur la Croix.

Il fallait cette ténèbre pour qu'on voit clair, enfin. Le monde s'agenouille devant le Sacrifié. Il Te reste maintenant, Seigneur, Toi qu'on a si patiemment détruit, d'aller au terme de Ta chute humaine, et qu'on Te porte, pauvre Mort, dans la nuit close du tombeau. Après les clous, le repos, et la tendresse enfin. Ta mère est là, et Marie-Madeleine. Leur cœur est le premier tombeau. Elles lavent de leurs larmes le cadavre, et l'entourent de leurs bras car il faut aux morts autant d'amour qu'aux vivants. Cet amour qui fait aux morts le don d’une seconde vie. Tandis que les femmes bercent dans leurs sanglots, comme un enfant, le Corps martyrisé, vient Joseph d'Arimathie, qui a obtenu pour Jésus le droit au Sépulcre. Il Le fait porter dans un drap blanc. Non loin de là, dans l'ombre d'un jardin, il y a ici un pli ouvert dans la roche. Ce sera le lit de pierre où Jésus dormira Sa mort humaine.

C'est le soir, à présent, sur Jérusalem, l'air est limpide dans le jour qui s'achève. La branche fait silence, l'oiseau ferme ses ailes, la terre est en prière. Jésus attend, dans Sa mort accomplie. L'amour attend. Qu'en chaque peine, en chaque sourire, l'homme le recommence.