mardi 30 avril 2019

En espérant... Timothy Radcliffe, Lorsque tout paraît fini


Espérer dans le désert ?
L’année dernière, à la même époque, je me trouvais en Irak. Je rendais visite à des communautés chrétiennes avec Brian Pierce, un frère dominicain des États-Unis. Nous souhaitions fortifier leur espoir. Mais comme bien souvent, ce sont elles qui nous donnèrent une leçon d’espérance. On nous expliqua qu'en arabe, il y a deux mots pour dire  « espoir, espérance » : amal qui traduit l’optimisme de l’homme, et rajâ' qui est la vertu théologale qui fait espérer en Dieu. Nos frères et sœurs d'Irak n’ont plus de raison, ou presque, d’« espérer » au sens de amal. Ils ont pratiquement tout perdu ; ils ne sont pas certains de rester les bienvenus au Kurdistan. La plupart des chrétiens se sont enfuis maintenant. Ils ne font pas confiance aux gouvernements des pays d’Occident qui, ils en sont persuadés, n'en ont qu'après le pétrole. La seule perspective que l’avenir semble leur réserver, c'est de vivre dans des camps ou s'exiler à l'étranger. Et pourtant, ils se cramponnent à leur espérance au sens de rajâ'.
Ils peuvent nous enseigner le sens d'espérer au sein de la crise la plus grave de notre temps. L’espérance est le plus grand défi adressé à l’humanité aujourd’hui. Les rêves de progrès réels développés par l'Occident des Lumières se sont, en grande partie, écroulés après le siècle le plus violent de l’histoire de l’humanité. Beaucoup de pays, en particulier en Afrique, demeurent pris au piège de la pauvreté. Au Moyen-Orient, les États-nations se sont effondrés ou sont chancelants. Il y a une montée du terrorisme, généralement liée au fondamentalisme religieux. Les Nations Unies estiment que le nombre de réfugiés sans foyer est supérieur à 50 millions et que des dizaines de milliers de personnes meurent chaque année en essayant de trouver un lieu sûr. Le pape François a rappelé au monde, dans sa lettre encyclique Laudato Si’, que nous sommes confrontés aux ravages d’une catastrophe écologique, mais qu'il n’y a pas de volonté politique d’y faire face. Devant un tel désespoir mondial, comment partager notre espérance de chrétiens ? Nos frères et sœurs d'Irak peuvent nous le montrer.
Demeurez en moi
Tout d'abord, l’espérance qu’ils mettent en Dieu s'exprime par leur refus de quitter l'Irak, tandis que des milliers d’autres ont fui. Je ne dis pas cela pour critiquer ceux qui sont partis, peut-être pour de bonnes raisons d'ailleurs. Mais simplement pour dire que rester est un signe d'espérance dans le Seigneur qui a promis d'être avec nous jusqu'à la fin des temps (Matthieu 28, 20). Jésus dit aux disciples, alors qu'il marchait vers sa mort : « Demeurez en moi comme je demeure en vous ! » (Jean 15, 4).
Le magnifique film Des Hommes et des Dieux se déroule en Algérie, dans les années quatre-vingt-dix, dans une petite communauté de trappistes bravant une vague de violence qui allait en grossissant. Ils doivent décider entre rester ou partir. L'un des moines avoue à ses voisins musulmans : « Nous sommes comme des oiseaux sur une branche, nous ne savons pas si nous devons partir ». L’épouse de l’un deux lui répond : « Les oiseaux, c’est nous ; la branche, c'est vous. Si vous partez, on ne saura pas où se poser ». Les moines décident de rester au prix de leur vie.
Serge de Beaurecueil, o. p., vécut solitaire en Afghanistan pendant un quart de siècle. Il fut la plupart du temps le seul prêtre catholique dans le pays. Il s’est souvent demandé à quoi bon rester là. Mais il a écrit ceci :
Porteur silencieux de la Parole, d'une parole créative, incarnée et crucifiée, simplement en étant, simplement en vivant ici, simplement en aimant, simplement en mourant ici, simplement en célébrant l'Eucharistie, j'engage l'avenir d'un peuple dans la Lumière.
Rowan Williams, l’ancien archevêque anglican de Canterbury, a déclaré :
« Je ne pars pas » est une des choses les plus importantes qu'on puisse entendre, que ce soit de la bouche d'une personne à notre chevet quand on est malade ou avec laquelle on prend un verre ou quand on se demande ce qu'il se passe dans notre quartier et notre société.
Demeurer est signe que nous espérons en ce Dieu qui ne s’en ira jamais. Nous demeurons avec les pauvres, avec les gens qui se sentent abandonnés, avec nos congrégations quand les temps sont rudes, en tant que membres de l'Église, parce que Dieu demeure avec nous.
Faites ceci en mémoire de moi
L’espérance des chrétiens d’Irak s'exprime également par la prière. La prière, comme l’espérance, est tendue vers l’avenir. La célébration de l’Eucharistie est la prière suprême. Au milieu de Bagdad déchirée par la guerre et de la désolation des camps de réfugiés du Kurdistan, ils se rassemblent pour se rappeler ce que Jésus accomplit la nuit avant sa mort.
Le hasard est que ma première visite au Rwanda coïncida avec le tout début du conflit, au commencement de l’année 1993, quand les choses entraient en ébullition. Nous sommes allés de Kigali jusqu’au nord du pays et nous avons vu de nos propres yeux les régions dévastées, les camps de réfugiés et surtout un hôpital rempli d’enfants qui avaient perdu des membres dans l'explosion de mines terrestres. Ce soir-là, je rendais visite à nos sœurs dominicaines et je me demandais quoi dire. La souffrance me réduisait au silence. Alors, je me souvins d'une chose qu’il nous était possible de faire : nous pouvions nous rappeler comment sa dernière nuit, Jésus rassembla ses disciples et leur donna son corps et son sang. Cette nuit ultime avant la crucifixion, toute espérance semblait impossible. La communauté se désagrégeait. Un disciple avait trahi Jésus et un autre le renierait ; la plupart des autres allaient s’enfuir. L'avenir ne réservait que souffrance solitude et mort. Au plus sombre de cette séquence de l'histoire des hommes, Jésus réalisa un geste stupéfiant, ce geste d'espérance : « Ceci est mon corps donné pour vous. [...] Ceci est mon sang versé pour vous ».
Tous les dimanches, la communauté se rassemble pour se rappeler le moment de sa dispersion : c'est le paradoxe du christianisme. La mémoire de ce moment d'apparent désespoir contient la promesse faite. Nous commençons la semaine en nous rappelant ce qui donnait l’impression d'une fin définitive. Le paradoxe est amplifié par la lecture du récit complet de ce soir-là donné dans les Évangiles. Beaucoup de savants pensent que ces  textes résultent d’une autre crise, quand Jésus ne revint pas alors qu’on l’attendait ardemment, après le martyre de Pierre et de Paul, et la première vague de persécutions. Lors de cette deuxième période sombre, quand la tentation du désespoir les étreignait à nouveau, les disciples redirent l'histoire de la crise du jeudi saint.
Ainsi, nous ne devrions pas craindre les crises. C’est lorsque tout paraît fini, dans notre vie personnelle ou  communautaire, que le Seigneur se manifeste d’une façon nouvelle et secrète. Comme je suis intarissable sur le sujet et que casse la tête de mes frères américains ils m'ont un jour offert un T-shirt où est écrit : « Bonne crise ! » En ces  temps où l’humanité traverse une profonde crise de l’espérance, nous, chrétiens, devrions être aux aguets, les yeux et les oreilles bien ouverts, pour Le reconnaître quand Il viendra sous une forme inédite.
Les sacrements sont des signes. Ils expriment que nous espérons en quelque chose qui ne peut se dire avec des mots : la venue de Dieu. Ils désignent une plénitude expressive que seuls des gestes peuvent traduire. « Gens de sacrements »  nous devrions inventer une gestuelle créative qui soit l’expression de notre espérance.
Le pape saint Jean Paul II était capable de gestes lumineux pour dire l’espérance. Quand il se rendit à Jérusalem, beaucoup pensaient qu’il ne pourrait rien accomplir pour sortir la région de l’impasse du conflit. Or, il fit quelque chose d’extraordinaire. Il prit place au Mur des Lamentations au milieu des centaines de juifs qui s'y trouvaient,  et lut des Psaumes. Ce geste, mieux que n’importe quel autre, reflétait l’espoir de paix. Depuis son élection, le pape François a accompli des gestes qui ont mis le monde sens dessus dessous. Quand il a lavé les pieds de détenus, dont ceux d’une jeune musulmane, le premier Jeudi Saint de son pontificat, le monde en fut secoué . Quand il embrassa un homme dont le corps était couvert d'atroces tumeurs, le monde fut pénétré d'amour pour lui.
Aux Philippines, le pape François renonça au discours qu’il avait préparé, lorsque Glyzelle Palomar l’interrogea en pleurant : « Beaucoup d'enfants sont entraînés dans la drogue et la prostitution. Pourquoi Dieu permet-il de pareilles choses ? Les enfants n'ont commis aucune faute ». Il l’embrassa et déclara : « Elle est la seule à avoir posé une question à laquelle on ne peut répondre et elle n’était même pas en état de la formuler avec des mots, ce sont ses larmes plutôt qui ont parlé ». À ses larmes, il répondit par son étreinte. Il arrive parfois qu’on ne puisse exprimer l’espérance qu'au moyen d'un geste silencieux.
Les gestes de Jésus constituent l'ossature de l’Évangile de Jean. Ils annoncent le signe grandiose de son élévation qui attirera les foules : « [...] quand j’aurais été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes » (Jean 12, 32). Notre tâche est de faire des gestes qui appelleront les gens vers le Christ, des gestes qui soient le signe d'une espérance ineffable. Lors d'une rencontre de chefs spirituels chrétiens et musulmans au Vatican, en décembre 2014, il fut convenu que ces responsables devraient visiter ensemble les camps de réfugiés au Moyen-Orient. Songez comme ce  serait un signe fort pour dire la paix ! Si les évêques et les religieux voulaient bren accueillir des migrants dans leurs maisons, songez à la portée d’un tel geste. Nous avons besoin de faire quelque chose d’un peu fou. Si nous nous contentons de préparer des chefs-d'œuvre d'écriture, ils poseront inaperçus. Mais un geste, lui, fait le tour du monde en quelques secondes. Notre société pleine de symboles est un terrain idéal sur lequel l’imagination catholique peut s'exprimer en matière de sacrements.
Quand Jésus réunit ses disciples autour de lui ce dernier soir, ils chantèrent, selon la coutume de la Pâque juive (Marc 14, 26). Dans les camps du Kurdistan, le chant d'espérance le plus vibrant était la musique ensorcelante des Psaumes chantés en arabe par les sœurs dominicaines. Chanter est une des ressources de l’homme pour affronter la souffrance et la mort.
Cette réaction humaine face à la mort est peut-être universelle. Seule la musique, seul le chant parviennent à exprimer notre espérance en dépit du silence imposé par la mort. Le chant se fraie un passage à travers les barrières dressées  entre les hommes. Quand les soldats allemands entonnèrent des chants de Noël dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale, les soldats britanniques joignirent leur voix, et ces hommes ne tardèrent pas quitter leurs positions défensives pour se retrouver et chanter en chœur, et même faire une partie de foot. Momentanément les inimitiés n’existèrent plus, on fit une trêve grâce au chant. Et, chose étrange, la chanson qui brisa le silence hostile était Stille Nacht, Douce nuit ! Hélas, quelques jours après, les généraux britanniques donnèrent l’ordre d’un tir de barrage à l’artillerie pour noyer le son des cantiques. Finie la « Douce nuit » !
Explorer les liens entre espérance et musique nécessiterait tout un ouvrage. Je me contenterai de dire que l'espérance est la vertu des pèlerins, et que les pèlerins chantent en chemin. Le chant, à instar de la gestuelle, permet d’exprimer une espérance inaccessible à nos concepts. Il offre un avant-goût de la musique céleste qui triomphe de toutes les dissonances et révèle l’harmonie parfaite. Le dernier jour de l’année liturgique, nous lisons ces mots de saint Augustin, emprunts de beauté :
Dès maintenant, donc, chantons, non pour le délice de notre loisir, mais pour alléger notre labeur. Tels les voyageurs habitués à chanter, chantez, mais sans interrompre la marche. Chantez, et allez de l’avant !
Faire le bien pour le bien
À Bagdad et dans les camps du Kurdistan, l’avenir est profondément incertain. Nul ne peut deviner ce qu’il adviendra. L'espérance des chrétiens s'exprime par le simple fait de se lever le matin et de réaliser toute bonne action inspirée par le Seigneur pour ce jour-là. Nous sommes « créés en Jésus Christ pour les œuvres bonnes, que Dieu a préparées d'avance, afin que nous nous y engagions »(Éphésiens 2, 10). Le célèbre critique littéraire Terry Eagleton a écrit que :
Les actions les plus épanouies sont celles qu'on accomplit comme si elles devaient être les dernières de notre vie, et qu'on accomplit pour elles-mêmes, non pour les conséquences qu’elles auront.
Un de nos frères récemment retourné à Bagdad, nous a dit un jour : « Espérer signifie que je suis vivant aujourd'hui, quoi qu’il arrive demain ». Les Filles de la Charité de saint Vincent de Paul s'occupent d'enfants handicapés abandonnés par leur famille. Je ne puis oublier le visage grave de Nora, née sans bras ni jambes, mais qui nourrit les plus jeunes enfants à la cuiller : elle en tient le manche avec la bouche. Deux vierges consacrées dirigent un foyer ouvert aux femmes abandonnées par leur famille et de toutes religions : quelle joie avons-nous éprouvée dans leur maison ! Dans les camps, nous avons rencontré une femme qui possédait trois pharmacies jusqu'à l’arrivée de Daech. Elle travaille maintenant comme bénévole et distribue le peu de médicaments disponibles. « J’ai tout perdu, déclara-t-elle, mais j’ai appris à remercier pour le peu qui reste. C’est pour ça que je suis venue ».
Voilà des œuvres bonnes, réalisées sans d’autre but qu'elles-mêmes et non pour faire advenir le Royaume. Ce ne sont pas des moyens pour atteindre un but. À Auschwitz, Primo Levi fit la connaissance d’un Italien prénommé Lorenzo qui partagea sa ration de pain avec lui tous les jours. Dans le journal de sa déportation, il écrit :
Je crois que c'est justement à Lorenzo que je dois d'être encore vivant aujourd'hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m'avoir constamment rappelé, par présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés [...] quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant. […] C’est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi aussi j'étais un homme.
Nous donnons à manger à ceux qui ont faim et des vêtements à ceux qui sont nus parce qu'il est bien de le faire, quelles qu'en soient les conséquences. À de tels actes, on a donné le nom de paraboles matérielles ou d’anticipations du Royaume de Dieu, de création nouvelle, dans les conditions d’ici-bas ».
À l'opposé, se trouvent les actes motivés par une fin, des expédients, des moyens de tirer avantage. Dans l’Évangile selon Jean, Jésus est crucifié parce que le grand prêtre Caïphe a dit : « [...] c’est votre avantage qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » (Jean 11, 50). L’opportunisme est un prétexte pour justifier des œuvres mauvaises. On s’en est servi pour justifier le bombardement de Hiroshima et de Nagasaki où des centaines de milliers de civils périrent calcinés en un instant. Il fut la cause des atrocités commises pendant la guerre du Viêtnam. La phrase est restée célèbre : « Nous n'avions d’autre choix de détruire le village pour le sauver des communistes ». L'opportunisme justifia aussi les pratiques de la prison militaire africaine de Guatanamo Bay et les Special renditions,  en d'autres termes, les tortures.
Mais les œuvres bonnes, intrinsèquement désintéressées, sont des gestes d’espérance en un Dieu qui nous mènera au Royaume par des chemins imprévus. Oscar Romero a dit que « Dies es el protagonista de la historia », Dieu est le protagoniste de l'histoire. Parce que nous espérons en Dieu, nous n'avons pas recours à des abominations pour parvenir à nos fins. Nous pouvons laisser Dieu s'occuper de tout, non par passivité de notre part, mais parce que nous sommes libres de faire ce qui est bien, si modeste soit le geste accompli.
Nous témoignons du règne de Dieu, sans toutefois essayer de tout contrôler. Le théologien méthodiste américain Stanley Hauerwas a dit qu'une vie de chrétien « est hors de contrôle » :
Vivre « hors de contrôle » [...] consiste à renoncer à l’illusion que les chrétiens ont pour tâche de veiller au bon déroulement de l'histoire.
La Providence s'en chargera. Nous témoignons de cela en faisant ce qui est bon, sais savoir comment ces actes contribueront ou non à la venue du règne de Dieu. Le philosophe canadien Charles Taylor a observé le mouvement ascendant de la « culture du contrôle ›› sur laquelle repose le processus de sécularisation. Nous espérons en l'Esprit de Dieu qui plane au-dessus du désordre et du chaos de nos vies, et accouche d’une création nouvelle. C’est pourquoi le pape François nous demande de ne pas avoir peur du désordre. Lors des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) à Rio, après les pluies diluviennes, il déclara :
Je m’attends à patauger pendant cette Journée. Mais je veux qu'on patauge et qu'on se remue dans les  rassemblements.
Nous espérons que du désordre naisse quelque chose de neuf. L’ultime perte de contrôle, c'est la mort des martyrs, et aussi l'ultime témoignage de notre espérance en la souveraineté de Dieu. Le contraste est absolu entre la mort des martyrs qui remettent leur vie entre les mains de Dieu avec confiance, sans répondre à la violence par la violence, et celle des tristes kamikazes qui se font exploser, ceux que l’historienne Marie-Françoise Baslez nomme les martyrs du désespoir.
Pourquoi ?
L’engagement des chrétiens dans l’enseignement et l'étude est le témoignage d'espérance le plus surprenant en Irak. À Bagdad, nos sœurs et nos frères dominicains tiennent des écoles, dirigent un établissement d’enseignement supérieur. Dans cette ville déchires par la guerre, ils s’occupent de l’éducation des jeunes, en particulier des musulmans. Nous publions une revue mensuelle al-Fíkr al-Masîhî, La Pensée chrétienne, qui a des milliers de lecteurs musulmans. Dans les camps du Kurdistan, la théologie est enseignée au Babel College. Deux de nos sœurs de là-bas ont obtenu leur doctorat en théologie et études bibliques des universités d’Oxford et de Notre-Dame. Dans les camps où nous travaillons, ce sont des enseignants réfugiés qui renseignent aux enfants réfugiés. On pourrait penser que lorsque son monde écroule, on relègue les études au dernier rang de la liste de ses priorités ! Eh bien non, et c'est une belle expression d'espérance !
Tout d'abord et bien évidemment parce que c'est la réponse à long-terme à la vague croissante de fondamentalisme qui consume le Moyen-Orient. L'Académie des sciences humaines de Bagdad, créée en 2012, a pour emblème le blason dominicain avec un grand point d’interrogation. En fin de compte, la seule réponse à l'essor de l’État islamique est d'encourager les gens à penser. Un célèbre Maître des novices dominicain, au début du siècle dernier, avait coutume de dire aux novices : « Pensez. Pensez à n'importe quoi, mais pour l’amour de Dieu, pensez-y ! »
Penser, en particulier en temps de crise, exprime notre espérance qu’à la fin tout prendra sens. Quand le Bienheureux Oscar Romero se rendit sur le lieu d'un massacre perpétré par l’armée, il tomba sur le corps d'un jeune garçon gisant dans un fossé :
C'était juste un gamin, au fond du fossé, le visage tourné vers le ciel. On pouvait voir les trous des balles, les bleus dus aux coups, le sang séché. Il avait les yeux ouverts, comme s’il demandait le motif de sa mort et ne comprenait pas.
Le désespoir, c'est quand toute espérance de sens s'est effondrée. L’ancien président de la République tchèque et dramaturge Vaclav Havel a affirmé que « l’espérance, ce n'est pas être convaincu que quelque chose ira bien ; c'est avoir la certitude que quelque chose a un sens et peu importe la manière dont cela finira ».
Bien entendu, nous ne réussirons jamais à comprendre la signification des terribles souffrances. Il nous est impossible de trouver un sens à l’obscénité des génocides, à la vanité des ravages provoqués par les kamikazes, ni à la mort des jeunes. Face au mystère du mal, notre seul recours est un mystère encore plus grand, celui du dimanche de Pâques. Mais quand nous nous martelons la tête pour comprendre, il peut arriver que nous entr’apercevions de manière très fugace la signification ultime de notre existence. Étudier, dans les camps irakiens, nous prépare à cette révélation ultime qui nous sera offerte quand nous serons face à Dieu.
Saint Paul ne dit-il pas : « À présent, ma connaissance est limitée, alors, je connaîtrai comme je suis connu » (1 Corinthiens 13, 12). Étudier, c’est savourer à l’avance la révélation dernière qui viendra lorsque tout sera compris.
Laissez les enfants venir
À chaque fois que nous arrivions dans un camp, avec l’habit blanc des dominicains, les enfants accouraient, surexcités. Ils avaient été chassés de chez eux par des étrangers ayant fait intrusion dans leur chambre en pleine nuit. Certains n’avaient pas pu s'échapper. Une femme nous raconta comment un terroriste de l’État islamique lui avait arraché des bras son enfant alors qu'elle s'enfuyait. Et malgré tout, ces enfants réfugiés étaient heureux de nous voir. À Bagdad, nous avons visité les salles de maternité de deux hôpitaux dirigés par des sœurs dominicaines ; des nouveau-nés reposaient en rangs côte à côte, chrétiens, musulmans et yézidis. Une sœur, qui est sage-femme, a présidé à la naissance de générations d'enfants ; on l'a surnommée la Mère de l'Irak.
Dans le rite catholique chaldéen, juste avant la communion, deux enfants montent à l'autel et reçoivent du prêtre le signe de paix qu'ils transmettent à l’assemblée des fidèles. Ces enfants sont peut-être des messagers d'espérance en l’avenir, même si, à l'heure actuelle, il nous est impossible d'imaginer la forme qu'elle prendra.
Saint Thomas d'Aquin a écrit que « la jeunesse est cause d'espoir [...]. En effet, les jeunes ont beaucoup d'avenir et peu de passé ». Aux yeux de Charles Péguy, l’espérance a les traits de sa fillette de neuf ans :
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.
[…]
C’est elle, cette petite, qui entraîne tout.
L'Espérance voit ce qui n'est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n'est pas encore et qui sera.
Dans le futur du temps et de l’éternité.
Une Église qui espère a des enfants dont elle prend soin. Un effondrement du taux de natalité, dans certains pays est peut-être une manifestation de désespoir. Les injures faites aux enfant sont pure horreur. Nous éduquons les enfants pour qu’ils accomplissent nos impossibilités et qu’ils deviennent ce que nous ne pouvons encore imaginer. Pierre Teilhard de Chardin a dit que « l’avenir appartient à ceux qui donnent à la génération future des raisons d’espérer ».
Je ne doute pas que les chrétiens d'Irak, bien souvent, n'ont pas le cœur à espérer. Et cependant, leur façon de vivre incarne une Espérance qui sourd d'un endroit plus enfoui que le siège des sentiments, et vient parfois déborder avec allégresse, mais se contente souvent de s'écouler secrètement, comme une rivière souterraine. On l'observe dans le fait qu'ils restent là, exactement comme nous sommes appelés à demeurer dans les lieux les plus désolés. C’est aussi visible lorsqu'ils effectuent les « œuvre bonnes, que Dieu a préparées d'avance, afin que nous nous y engagions » (Éphésiens 2, 10). Cela transparaît dans l’éducation qu’ils donnent aux jeunes qui accompliront peut-être des merveilles que notre imagination n'est pas capable de concevoir. L'Église est, à vrai dire, la grande éducatrice de la jeunesse dans tous les pays du monde. Puisse le Seigneur garder vivante en nous tous cette espérance.
Timothy Radcliffe, op, in Au cœur du mystère