lundi 11 juillet 2016

En considérant... Saint Bernard, Allez par tout l'univers !


Le début de ce nouveau livre m'est imposé par la fin de celui qui le précède. Fidèle à la promesse que je t'y ai faite, je te propose que nous considérions ce qui t'est subordonné.
De quoi s'agit-il donc ? Non, ce n'est point là une question que je puisse attendre de toi, Eugène, de toi le meilleur des prêtres ; et mieux vaudrait, je crois, me demander ce qui échappe à ton pouvoir. Il devrait sortir des limites de cette terre, celui qui se mettrait en tête de découvrir ce qui ne relève pas de ta sollicitude. Car c'est la terre tout entière, et non quelques-unes de ses provinces, que tes prédécesseurs ont reçu mission de conquérir. Il leur fut dit : « Allez par tout l'univers »1. Alors, vendant leurs tuniques, ils reçurent de Dieu ces glaives, ces armes toutes puissantes que sont l'inspiration véhémente et l'éloquence de feu. Où ne parvinrent-ils pas ces glorieux vainqueurs, ces « fils de bannis »2 ? Quel but n'ont point atteint « les flèches acérées de ces hommes forts » ? Où n'ont-ils point porté « leurs brandons ravageurs »3 ? Oui, « le son de leur voix a parcouru toute la terre, leurs paroles ont retenti jusqu'aux confins de ce inonde »4. Partout elles ont pénétré, partout elles ont porté le feu, ce feu que le Seigneur a fait descendre sur la terre et qui les a embrasées. On les a vus tomber, ces combattants opiniâtres, mais non point succomber, car leur mort même était un triomphe. Quelle solidité que celle de leur empire 5 ! Ils ont été placés au premier rang ; pouvoir leur a été donné sur toute la terre6 C'est de ces hommes-là que tu es successeur et héritier : ton héritage, c'est le Monde !
Mais, dans quelle mesure cet héritage te revient-il ? Dans quelle mesure revint-il à tes ancêtres ? Voilà ce que tu dois considérer dans un esprit de sagesse. Je ne pense pas, en effet, que ce soit sans réserve aucune que tu aies reçu, je ne dis pas la possession du monde, mais bien, à ce qu'il me semble, un certain pouvoir de le gérer.
Si tu prétends en usurper aussi la possession, tu entres en contradiction avec Celui qui a dit : « L'univers m'appartient, et tout ce qu'il renferme. 7 Non, ce n'est pas à toi que s'applique cette parole du Prophète : « Il possédera toute la terre »; elle s'applique à Jésus-Christ. Cette terre qu'il revendique comme sienne, elle est à lui de droit puisqu'il en est le créateur ; il l'a gagnée puisqu'il en est le rédempteur ; il l'a reçue en don de son père. À quel autre que lui a-t-il été dit « Il te suffit de m'en faire la demande. Je te donnerai les nations pour héritage, les extrémités de la terre pour domaine »9 ? Ne lui dispute donc pas la propriété de ce domaine. Contente-toi d'en prendre soin : telle est ta part. Garde-toi bien d'étendre la main au delà.
Eh quoi, vas-tu me dire, en m'accordant le premier rang, tu m'interdis de dominer ? Cela est parfaitement exact. Ne serait-ce point à tes yeux une bonne manière d'occuper le premier rang que de l'occuper par la sollicitude ? Le fermier n'a-t-il pas autorité sur sa ferme ? L'enfant de la maison ne doit-il pas obéissance à son précepteur ? Et pourtant, le fermier n'est pas plus le maître de sa ferme que le précepteur ne l'est de son pupille. Il en va de même pour toi. Toi aussi, tu ne dois occuper le premier rang que pour pressentir les besoins, décider des mesures à prendre, que pour remplir fonctions de gérant et de garde. Tu ne dois l'occuper, ce premier rang, que pour y servir, « comme cet esclave prudent et fidèle à qui son maître avait donné autorité sur les gens de sa maison »10. Pourquoi as-tu reçu autorité ? C'est pour que tu donnes à ceux qui te sont confiés, et au moment où ils en ont besoin, la nourriture 11 ; autrement dit, c'est pour que tu répartisses, non pour que tu commandes. Oui, agis en serviteur. Homme toi-même, ne cherche pas à asservir les autres hommes : cela t'asservirait à mille iniquités. Mais je t'en ai déjà dit assez là-dessus, quand nous avons examiné plus haut qui tu es.
J'ajouterai pourtant un mot, car il n'est ni fer ni poison que je redoute autant pour toi que la passion de dominer. Oui, quelque opinion que tu aies de ton pouvoir, crois bien que tu irais loin dans l'erreur s'il t'arrivait de dépasser, même d'un rien, celui que t'ont transmis les grands Apôtres.
Rappelle-toi maintenant cette parole de saint Paul : « Je suis le débiteur de ceux qui savent et de ceux qui ne savent pas »12. Si tu la juges applicable à toi-même, note donc en passant le titre obscur de débiteur. Ne convient-il pas mieux au serviteur qu'au maître ? C'est au serviteur qu'il a été dit dans l'Évangile : « Combien dois-tu à mon maître ? »13. Si tu reconnais donc en toi le débiteur de ceux qui savent et de ceux qui ne savent pas, et non leur maître, tu leur consacreras tes soins les plus vigilants, ta considération là plus attentive ; tu rechercheras les moyens qui te permettront de faire tenir la vérité à ceux qui ne l'ont pas et de ramener à cette vérité ceux qui l'ont perdue. De tous les ignorants, les plus ignorants, si je puis dire, ne sont-ils pas les infidèles ? Oui, tu te dois aussi aux infidèles : aux Juifs, aux Grecs, aux Gentils.
Saint Bernard, in De consideratione

1. Marc, XVI, 15.
2. Ps. CXXVI, 4.
3. Ps. CXIX, 4.
4. Ps. XVIII, 4.
5. Ps. CXXXVIII, 17.
6. Ps. XLIV, 16.
7. Ps. XLIX, 12 (et I Cor. X, 26).
8. Ps. CIII, 24.
9. Ps. II, 8.
10. Matthieu XXIV, 45 (et Luc, XII, 42).
11. Ibid.
12. Romains, I, 14.
13. Luc, XVI, 5.