lundi 6 mars 2017

En tempêtant... Jérôme et Jean Tharaud, Notre cher Péguy


Il n'aimait pas les convertis, et se défendait d'en être un, d'abord parce que dès sa naissance il avait été inscrit à la paroisse Saint-Aignan, ensuite parce qu'avec juste raison il disait que toute sa vie n'avait été qu'une reconnaissance de plus en plus approchée de son être chrétien. Il admirait chez Corneille que le Cid, Horace, Cinna n'aient été qu'une préparation à cette tragédie de Polyeucte qui contient et dépasse ses œuvres antérieures de toute la supériorité qu'a le saint sur le héros. Quelque chose de comparable lui arrivait à lui-même. Il ne reniait rien de son œuvre (le coq de Saint Pierre n'a jamais chanté pour lui) mais ses pensées d'autrefois lui apparaissaient comme une préfiguration de ses pensées d'aujourd'hui. Son dreyfusisme toujours vivace, c'était la forme du sentiment religieux de sa jeunesse. Sa fidélité à ses amitiés juives devenait sa fidélité à cette vieille race de ce Vieux Testament qui avait annoncé le Nouveau (Il disait à un ami juif : il n'y a que deux peuples, le vôtre et le mien). Son amour de la cité antique devenait sa reconnaissance pour une société d'où la chrétienne est sortie. Son socialisme, ou plus exactement l'éminente dignité qu'il accordait à la pauvreté dans le monde, c'était déjà l'Évangile.
Son christianisme mystique n'avait rien modifié non plus à ses anciennes préventions contre l'Église officielle, dans laquelle il continuait de voir « la religion d'une classe, une espèce de religion supérieure pour gens supérieurs de la société, une religion distinguée pour gens censément distingués, bref tout ce qu'il y a de plus contraire à l'institution chrétienne ». Son esprit révolutionnaire restait également inchangé, mais comme toutes ses autres pensées, il l'avait élevé lui aussi sur le plan du surnaturel. À la façon d'un Quinet et d'un Michelet, il aimait toujours dans la France une sorte de patron, de témoin, de martyr de la liberté dans le monde, mais aujourd'hui il associait à l'idée de liberté cette idée de la grâce qui jouait maintenant un si grand rôle dans sa vie.
La grâce, disait-il, ne peut se concevoir que là où la liberté existe, et c'est parce que la France est le seul pays de la terre où l'on sait vraiment ce que c'est que d'être libre, que le peuple français, impie, mal élevé, indocile, a sur lui des grâces que manifestement n'ont pas tant d'autres peuples pieux, sages, appliqués, bons élèves, comme si Dieu le père aimait à dérouter le jugement dévot, comme s'il avait on ne sait quel faible pour on ne sait quelle insubordination, on ne sait quelle sorte d'affection particulière pour une certaine sorte de mauvais élève. Ce qui se comprend si bien de la part d'un professeur intelligent ! 
Il appliquait à ce peuple pécheur (et non seulement à ce peuple mais à tout le monde moderne) sa théorie toute personnelle du salut par le péché. Ce n'était pas impunément que Dieu avait rendu ce peuple si pécheur et tout ce siècle si niais ! Il fallait qu'il y eût là-dessous quelque manigance de la grâce. Une infirmité si profonde, tant d'ignorance, tant de maladresse, une métaphysique si imbécile, une si rare incompétence, c'était déjà le commencement de la vertu. Quand une telle détresse apparaît, c'est que le salut, c'est que la chrétienté n'est pas loin...
Il continuait de vivre avec l'idée d'une guerre imminente toujours présente à son esprit. La guerre, il la sentait avec l'instinct du pigeon voyageur, de l'animal qui devine un danger. Ajouterai-je qu'il la désirait ? C'est peut-être trop dire. Mais je doute qu'aucun homme de notre génération ait écrit un mot pareil à celui qu'il écrivait, le 3 janvier 1912, à Claude Casimir-Périer, lieutenant de réserve comme lui, et dans le même régiment :
Mon cher Claude, j'ai passé une nuit fort agréable. J'ai rêvé que l'on mobilisait. J'étais à Coulommiers derrière les claire-voies des petits magasins. Il y avait quelques difficultés dans les pointures des brodequins, mais nous étions résolus à nous couvrir de gloire.
J'ai passé une nuit fort agréable ! Il était bien le seul à qui un rêve de cette sorte pouvait donner du plaisir. À l'en croire, tous les soldats de l'Empire et de la Révolution auraient été des gens heureux, et c'étaient les historiens qui les montraient malheureux dans leurs bouquins et leurs manuels. Il exagérait un peu. Nous avons vu depuis lors une épopée, et je dois dire que les hommes qui étaient autour de moi n'en tiraient aucun bonheur. Ils obéissaient simplement, gravement et sans joie à la nécessité. C'est déjà une grandeur suffisante. Mais où Péguy n'était point romantique, c'est quand il parlait pour lui-même. Laisser la trace de ses pas sur le monde, prendre, comme il disait, une inscription historique, c'était son plus profond désir, ce grand désir de gloire qu'il a poursuivi toute sa vie, et plus précisément ce désir de gloire militaire, qui, de toutes les gloires, d'après lui, était la plus traditionnelle, la plus complète, la plus immédiatement vérifiable, la plus ancienne conception humaine de la gloire, bref qui était la gloire même.
Un jour, m'a raconté la fille de Madame Favre, je le vis fort en colère contre ma mère qu'il aimait tendrement. Pendant tout le déjeuner, on avait disputé sur la loi de trois ans. Ce n'avait été entre ma mère, Péguy, Psichari et Reclus que discussion à ce sujet. Chacun s'entêtait dans son idée, et je sentais très bien que Péguy en éprouvait de la souffrance. Contrairement à son habitude, au lieu de s'asseoir sur le tabouret, qui était sa place préférée, il se mit à marcher de long en large en répétant : « Je suis sûr que Jules Favre lui-même, s'il revenait, serait moins opiniâtre que vous et partagerait mon sentiment ». Ma mère lui disait non, Péguy lui répondait que si. Brusquement il dit : « Je m'en vais ! » Et il se dirigea vers la porte. « Sans me dire adieu ? » fit ma mère. « Oui, sans dire au revoir, j'en ai trop entendu ». Et il passa dans le couloir. Je m'y élançai à sa suite et le priai d'être plus maître de lui et de revenir au salon, lui représentant que s'il ne m'écoutait pas, il le regretterait tout à l'heure, et que ma mère en aurait de la peine. Alors, avec un ton de véritable chagrin : « Enfin, Jeanne, voyons, votre mère a absolument tort. Vous êtes bien de cet avis ? » ; «  Je suis entièrement avec vous. Ma mère a tort », lui répondis-je. Et j'ajoutai : « Mon cher Péguy, pour moi, je vous avoue que je crois fermement que nous aurons une guerre avec les Allemands d'ici quelques mois » (C'était en mai 1914). Aussitôt, comme soulagé, content d'être compris, il me saisit la main qu'il porta rapidement à ses lèvres, en me disant : « Merci ». Puis il rentra dire au revoir à ma mère.
Après cela, comment s'étonner de la violence avec laquelle il traitait dans ses Cahiers les naïfs qui s'imaginaient que les socialistes allemands empêcheraient la guerre, et qu'il écrivît dans l'Argent, un an avant la mort de Jaurès : « Je suis un bon républicain, je suis un vieux révolutionnaire. En temps de guerre il n'y a plus qu'une politique, et c'est la politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention nationale, c'est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix ».
Naturellement, de tels propos exaspéraient ceux de ses abonnés qui conservaient de l'admiration et de l'amitié pour Jaurès. Il avait beau leur répéter qu'il y avait moins de moelle et de sang révolutionnaire dans toute la démocratie allemande que dans le dernier trompette de l'escadron des Cent-Gardes, ils lui prouvaient en se désabonnant qu'il avait tout à fait tort. Et comment l'auraient-ils cru, puisqu'ils n'écoutaient même pas un des leurs, un socialiste, un professeur, un docteur, et de littérature germanique, notre ancien maître Charles Andler qui, lui aussi, disait la même chose mais en s'appuyant sur des textes. Herr et Jaurès s'indignaient de ces avertissements d'Andler, l' Humanité refusait sa copie, Albert Thomas qui avait été son élève à l'École, déclarait à la Chambre : « Mon camarade Andler s'est lourdement trompé ! » Andler lui-même prêtait-il quelque valeur à ces prophéties de Péguy qui ne venaient que du sentiment ? Je ne saurais le dire, mais en 1915 il écrivait ceci :
J'ai grandement souffert de l'attitude de Péguy vis-à-vis de Herr et de Jaurès. J'ai été révolté de son injustice, puis je me suis demandé si sa déconcertante intuition n'avait pas senti des choses qui m'échappaient, si en un mot il n'avait pas vu vrai.
* * *
Sous la menace de la guerre, Péguy, comme saint Louis de Gonzague, continuait de jouer à la balle au chasseur. Il avait renoncé à l'idée d'enfermer dans le cadre d'une vie de Jeanne d'Arc (dix ou quinze volumes, cela fait un peu frémir !) toute sa production littéraire. « Il ne faut rien se proposer, disait-il maintenant, il ne faut pas faire de plan, il faut suivre les indications ». Et il suivait les indications. Elles lui venaient de toutes parts, de l'extrême minute présente — et il écrivait Clio, l'Argent, l'Argent (suite), qui sont de l'histoire contemporaine — ou bien du fond des âges, du temps d'Adam et d'Ève, du Paradis où il vivait familièrement avec Joinville et Corneille — et il écrivait des quatrains, des sonnets, des poèmes auxquels il donnait ce nom insolite de Tapisseries, tapisserie de Notre-Dame, tapisserie de sainte Geneviève, parce qu'il voulait les accrocher aux imaginations chrétiennes, comme on suspendait autrefois à Reims, à Beauvais, à Paris, des tapisseries sur les murs des cathédrales. Et tantôt c'était admirable comme une ballade de Villon, et tantôt fastidieux comme des gammes sur un piano.
Depuis longtemps il me parlait d'un immense poème sur Ève, une grande machine, me disait-il, comme la Divine Comédie. Mais se reprenant aussitôt :
Non, exactement le contraire ! Dante, vois-tu, c'est un touriste. Un touriste de génie, mais un touriste tout de même. Il fait du pittoresque, il raconte des histoires, il regarde tout le temps ce qui se passe autour de lui. Moi, je ne lève pas la tête, je ne vais pas me balader dans le ciel et dans l'enfer, je ne raconte pas des histoires, je ne travaille pas sur les pécheurs qui ont leur nom dans le Larousse illustré. Ève, c'est toi, c'est moi, tu comprends, c'est le pécheur de la plus commune espèce. Et il s'agit tout le temps de savoir, pendant dix ou douze mille vers, comment ce bougre-là sera sauvé ou damné.
J'écoutais dans l'arrière-boutique ces paroles un peu sibyllines. L'entreprise me semblait austère. Mais depuis vingt ans Péguy m'avait tellement habitué à ne pas m'étonner, et je savais si bien ce qu'il pouvait tirer d'admirable d'un sujet qui à première vue vous donnait une sorte de vertige ! Pourtant, quand je reçus un matin cet énorme Cahier portant ce titre tout nu Ève ; quand je l'ouvris et que je vis s'aligner comme à la parade cinq quatrains à la page, et cela pendant quatre cents pages ; quand je calculai mentalement ce que cela faisait de vers entassés les uns sur les autres, sans repos, sans accalmie ; quand je vis qu'à la première ligne Jésus-Christ s'adressait à la première femme, commune mère du genre humain, et qu'à la dernière ligne il lui parlait encore, j'avoue que je reçus un choc, et qu'en dépit de ma dévotion pour la grande aïeule et Péguy, je fus saisi d'épouvante.
C'est le sort de Péguy. Il rebute. Il effraie. Les uns (c'est tout le monde) n'ont pas même l'idée de l'ouvrir. Des aventureux se hasardent à en tourner quelques pages, et trois sur quatre s'arrêtent effarés par la monotonie de ces développements qui s'avancent d'un bloc, comme un régiment sur la route. Qu'y faire ? Péguy n'est pas un auteur défendable. Il ne voulait pas être défendu. On l'accepte ou on ne l'accepte pas. On est pris d'emblée, à le lire, d'une sorte d'enthousiasme, ou l'on s'ennuie avec lui à mourir, et l'on s'y ennuiera sans remède.
Que faut-il donc pour se plaire à Péguy ? Il le disait lui-même, un certain sens du sacré, qui est presque perdu aujourd'hui, un certain goût de la pureté aussi : « Je suis un pécheur, disait-il. Mais il n'y a pas un péché dans mon œuvre. Je ne travaille pas dans le péché ». Mauvaises conditions pour séduire ! Cela reste pourtant incompréhensible pour moi que de vastes parties de ses poèmes ne soient pas entrées dans le courant de la littérature chrétienne et de la littérature tout court. Les catholiques de nos jours ont-ils donc une littérature si riche qu'ils puissent négliger une œuvre qui est bien en effet de l'ordre de la Divine Comédie ? Qu'ils y taillent comme dans un bois, qu'ils la débitent en morceaux, qu'ils en fassent des anthologies, mais qu'on lise au moins ces lambeaux, qu'ils nourrissent des rêveries, qu'ils entraînent des pensées, qu'ils fassent leur office et ne restent pas de la poussière dans les réduits des bouquinistes et les boîtes des quais !
Péguy ressentit durement l'indifférence où sombra son grand poème. 
J’ai fini par être frappé par le silence total où l'on a fait tomber cette Ève, écrit-il dans une lettre que j'ai trouvée dans les papiers de Lotte. J'avais demandé aux Tharaud de me faire un article dans le Gaulois. Ils m'ont répondu à très peu près qu'ils avaient autre chose à faire. Voilà comment on me traite, mon vieux. Tu garderas cela pour toi. Quand tout le monde avait besoin de moi, il y a douze ans, je n'avais pas autre chose à faire. Mais à présent, ils sont tous pareils. Romain Rolland leur a donné l'exemple. Ils sont célèbres et ils se vendent...
Eh ! non, nous n'étions pas célèbres, et nous nous vendions mal. Et notre nom ne suffisait point à imposer notre copie, si elle manquait d'actualité. Péguy ne se représentait pas du tout cette scène que je vois si bien : Arthur Meyer derrière sa table, coiffé du canotier de paille qu'il portait dans son bureau à la façon d'une auréole, et me disant :
— Sur quoi l'article ?
— Sur Ève, monsieur.
— Sur Ève ?... 
Poliment, il aurait pris le papier. Et jamais l'article n'aurait paru.
La gloire heureusement n'intéressait plus Péguy. Il le disait du moins, mais je suis bien sûr du contraire. Le désir de la gloire était lié à son être même. Il était tout l'opposé d'un solitaire méprisant.
Comme tout le monde, plus que tout le monde, il avait le besoin de sentir autour de lui une chaleur d'admiration, sans quoi il serait mort de froid. C'est l'inappréciable service que lui ont rendu ses amis, la petite chapelle des Cahiers. Comme le bœuf et l'âne, nous avons maintenu autour de sa pensée une température suffisante. Dans notre cercle étroit il n'avait pas l'impression d'être un vaincu, et à chacun de nous il aurait pu écrire ce mot qu'il adressait à ses amis Périer :
Vous êtes pour moi la gloire présente et le contact de la gloire même. Nul ne vous remplace dans ces heures sombres, où la certitude d'avoir établi son commandement pour des siècles apud posteros balance mal quinze et vingt ans de crevaison apud æquales.
Cette gloire que les hommes lui refusaient obstinément, il allait la chercher au Ciel. La presse, le public l'abandonnaient au silence, mais là-haut on s'occupait de lui ! Il n'avait pas l'audience des lecteurs, mais il avait l'audience des Saints. « On ne s'imagine pas, disait-il, ce que sainte Geneviève, saint Aignan, saint Louis, Jeanne d'Arc font pour moi, et ce qu'ils obtiennent ! » Et ces prévenances célestes l'aidaient un peu à oublier l'indifférence des humains.
À défaut de la gloire et du bonheur, il espérait qu'au moins il aurait le travail, bien qu'un obscur pressentiment l'avertît qu'il n'aurait ni l'un ni l'autre, et que la mort viendrait bientôt le mettre en dehors du travail, comme la vie l'avait déjà mis en dehors du bonheur. Il travaillait avec une fureur balzacienne, tantôt regrettant de ne pas être infatigable comme ses ancêtres, les vignerons du Val-de-Loire et de Saint-Jean de Bray (mais il y a dans la plume un venin qu'il n'y a pas dans la charrue et la herse), et tantôt regrettant la profonde paix de l'esprit, cet immense silence de toutes les générations qui l'avaient précédé et qui ne savaient pas lire.
Il faut produire, nous disait-il. Je subordonne tout à cela. Plus je vais, plus je m'aperçois que je ne suis rien et que mon œuvre est tout. À nos âges on ne remet pas. Tu n'imagines pas tout ce que j'ai à écrire encore. Je couvrirai dans le chrétien la même surface que Goethe dans le païen.
Le sentiment de sa puissance, son lyrisme intérieur, l'aisance avec laquelle il réalisait une œuvre sitôt qu'il l'avait conçue, la certitude qu'il ne tomberait pas dans l'oubli l'élevaient au-dessus du malheur. Mais ce mot de malheur n'a peut-être pas plus de sens pour lui qu'il n'en a pour Balzac.
Grande amie, écrivait-il à Madame Favre en faisant allusion au sacrifice d'amour dont j'ai parlé, et dont il était tout meurtri, je travaille à bloc pour me mettre à la raison. J'en ai été un peu malade, mais j'aime mieux être un peu malade que de manquer ma vocation par un dérèglement du cœur. Je viens de mettre la dernière main à un Cahier qui est venu au monde comme un enfant de bonne race. J'ai mis sur pied ce Cahier en trois semaines. Je serais un ingrat de me plaindre. À combien d'hommes une telle compensation a-t-elle été donnée ?...
Et dans une autre lettre :
Tout est très bien comme cela, des épreuves inconcevables dans l'ordre privé, des grâces immenses pour ma production.
Dans ses ressources profondes il puisait une force inépuisable de joie. Sans compter que l'héroïsme et que la sainteté auxquels il aspirait, sont par eux-mêmes des états qui excluent la tristesse. Il n'y a pas plus de saints grognons qu'il n'y a de héros grognons. C'était une âme qui se déplissait vite, qui ne restait pas longtemps ridée. Son état habituel n'était ni l'amertume, ni la mélancolie, mais le contentement de quelqu'un qui regarde intensément un spectacle. Et ce spectacle c'était lui-même. Avait-il bien travaillé ? il fallait qu'il en avertît aussitôt un ami.
Simone, écrivait-il à Madame Casimir-Périer, je suis si content de ce que je fais, que je ne résiste point à vous l'écrire. Vous me pardonnerez cet enfantillage.
Ou bien encore :
Quarante vers aujourd'hui, font passer le temps et ce qu'il y a dessous le temps.
Il avait aussi l'habitude de s'interrompre tout à coup au milieu de son travail pour écrire un rien, un mot tendre, plaisant ou gracieux, pour vous dire qu'il pensait à vous, ou vous rappeler une date : le 4 décembre, que c'est la Sainte-Barbe ; le 25, que c'est la Saint-Mesmin, patron d'un village de la Loire, où il faudra bien qu'il vous mène ; le 3 janvier, que c'est la fête de sainte Geneviève, patronne d'une ville comme il n'y en a pas deux au monde ; que le jour des Rois 1912, c'est le cinq centième anniversaire de Jeanne d'Arc, et le 27 décembre de cette même année le quarantième anniversaire de la naissance du petit serviteur, qui n'était autre que lui-même. Ou bien il vous associait à l'impression d'un instant :
Dimanche après-midi, je passais sans y penser au chevet de l'église Saint-Clair. Ils chantaient les vêpres, Simone. Quelle chose inouïe, si on y pensait, que ces trois ou quatre galopins de l'Île-de-France qui se réunissent tous les dimanches, et qui se déguisent en enfants de chœur pour chanter les psaumes de votre roi David.
Avec une régularité cosmique, trois ou quatre fois par semaine, il déjeunait chez des amis différents. Il prenait à ces réunions un plaisir toujours neuf, car c'était l'homme le moins blasé du monde et le temps n'avait rien changé à son goût passionné pour l'amitié. Ce qui ne l'empêchait pas de continuer de se brouiller avec ses meilleurs amis. Son amitié avait ce caractère pathétique qu'elle était toujours menacée, non pas qu'il fût atrabilaire, mais être son ami, c'était s'engager dans son ordre, reconnaître sa règle. L'amitié se confondait chez lui avec l'empire qu'il exerçait sur les êtres. « Qui n'est pas avec moi est contre moi, disait-il ». Ou bien : « Si j'étais aussi doué pour le bonheur que je le suis pour la direction, je serais un homme heureux ». Dès qu'il sentait la résistance, tout éclatait comme un cristal, et l'on entend tout au long de sa vie ce fracas de verre qui se brise. Lucien Herr, Jaurès, Halévy, Maritain, Psichari, Georges Sorel et tant d'autres, que de squelettes d'amitié il a laissés derrière lui ! Tous ses amis semblaient marqués de ce même signe fatal : « Nous ne te suivrons pas jusqu'au bout ». Et le plus fidèle de tous, le vieux matelot de la cour rose, Lotte, était-il marqué, lui aussi ?
* * *
La maison de Lozère, Péguy malade disant avec des larmes qu'il avait retrouvé la foi, et Lotte répondant malgré lui : « Ah ! pauvre vieux, nous en sommes tous là ! ». Il n'y avait pas loin de six ans que cette scène s'était passée. Depuis, Lotte était devenu un paroissien dans la paroisse. Comme Maritain, comme Psichari, il avait tout accepté de la règle catholique. Il communiait tous les matins. Mais si, comme eux, il regrettait que la vie chrétienne de Péguy ne fût pas une vie normale, pas un instant l'idée de critiquer sa conduite ne lui était venue à l'esprit. La pratique mise à part, son catholicisme était exactement le même que celui de Péguy, une effusion du cœur où le raisonnement et la théologie tenaient fort peu de place, une joie religieuse qu'il éprouvait le besoin de répandre autour de lui et le plus loin possible, comme autrefois à Sainte-Barbe, quand il emplissait la cour rose de ses chansons de matelot.
Il avait fondé à Coutances où il était professeur une petite feuille mensuelle : le Bulletin des professeurs catholiques de l'Université, qui avait pour programme de créer entre les abonnés une aide de foi et de prière, et de prouver que catholique et crétin n'étaient pas deux mots synonymes, comme on le croyait à la Sorbonne.
Les débuts du Bulletin n'avaient pas été brillants. Qui connaissait ce Lotte, ce professeur de sixième à Coutances, et pas même agrégé ? Mais rapidement sa bonne humeur et son ton décidé, la variété de ses collaborateurs (tous les articles à peu près sous des pseudonymes divers étaient de lui...) gagnèrent des abonnés à sa feuille, qui après quelques mois arrivait à toucher deux mille personnes à peu près.
Tout de suite Lotte mit ses quatre pages à la dévotion de Péguy. Dès que paraissait un Cahier, il le commentait, l'expliquait, en donnait de larges extraits, lui préparait les voies dans ces milieux inaccessibles aux Cahiers de la Quinzaine, les grands et les petits séminaires, les évêchés, voire les archevêchés. Deux ou trois fois par an, il venait à Paris se charger d'électricité péguyste dans la sombre arrière-boutique de la rue de la Sorbonne. Et le reste du temps, il était au jour le jour tenu au courant de l'humeur, des propos, des projets et des boutades de Péguy par un ami de la cour rose, le transparent Riby.
Oui vraiment, presque transparent à force de simplicité et de volonté de s'effacer. Excellent humaniste, philosophe à ses heures, italianisant aussi, Riby se croyait toujours au-dessous de tout ce qu'il entreprenait, bien qu'il le fît à merveille. Il s'était un jour persuadé qu'il n'y avait qu'un métier qui ne fût pas au-dessus de son mérite, celui de clerc de notaire ! Il passa l'examen pour exercer cet emploi, fut reçu, cela va sans dire, mais jamais aucun tabellion ne le vit dans son étude. Il inclinait vers le catholicisme, mais son catholicisme non plus ne franchissait pas la porte, n'allait pas au delà d'une sympathie de l'esprit, d'une velléité du cœur, comme si aller jusqu'au bout de quelque chose lui était absolument impossible. Dés qu'il ne s'agissait plus de lui, il se révélait, au contraire, l'esprit le plus ferme, le plus droit et le plus pénétrant.
Il passait rue de la Sorbonne, respirait l'atmosphère de la boutique, envoyait à Lotte des lettres où son dévouement à Péguy ne l'abusait jamais, et représentait en quelque sorte le Bulletin de Coutances à Paris.
Les abonnés de Lotte maugréaient bien parfois contre la place excessive faite à Péguy dans le Bulletin. Des numéros entiers lui étaient consacrés. Mais Lotte laissait crier les gens. Le service de Péguy d'abord, le plaisir de l'abonné ensuite ! Et Péguy remerciait Lotte par des mots comme celui-ci : « Vieux Lotte, je t'embrasse. Tu es le vieux grenadier qui défend la tête de pont ».
Or, dans les premiers jours de l'été 1914, un ecclésiastique inconnu se présentait à Coutances, à la porte de Lotte. Il arrivait de Rome. Que se dirent les deux hommes ? On le voit fort bien par cette lettre que quelques jours plus tard Riby, qui connaît bien l'Italie pour y avoir longtemps vécu en compagnie de Machiavel, de Savonarole et de Dante, écrivait à son ami :
Vieux musulman ! Je ne te vois pas bien aux prises avec un diplomate romain. C'est égal ! Il faut que tu aies rudement la cote pour qu'un type comme ça vienne de Rome à Coutances, pour le plaisir de te voir. Maintenant, je te dirai qu'à mon avis le siège de ces types-là est fait, et que sa démarche avait beaucoup moins pour but de s'informer sur Péguy que de te donner un avertissement amical. Au fond il voulait dire : « Attention ! Nous allons être probablement obligés de condamner Péguy. Alors prenez garde, ne vous solidarisez pas de trop près avec lui, afin de ne pas être englobé dans sa condamnation ». Voilà mon opinion, et c'est assez dans la manière romaine, qui consiste à patienter à l'extrême avant de provoquer la casse, et à la limiter ensuite autant que possible. Ton prêtre a emporté les bouquins de Péguy. Mais ce n'est probablement qu'un geste. Si lui-même ne les connaît pas, les supérieurs qui l'envoient les connaissent pour lui. Au surplus, ce n'est pas le texte des livres de Péguy qui importe, ou plutôt si, il importe, mais en ce sens que plus le texte écrit, plus la parole sera édifiante et de bonne résonance chrétienne, et plus sera pernicieux le scandale de l'attitude anticléricale de Péguy. Car enfin cela permet aux maîtres de la démocratie de dire qu'ils ont avec eux non seulement les meilleurs chrétiens mais un vrai champion du catholicisme. « On prétend, diront les Reinach, les Viviani, les Briand, que nous voulons déchristianiser la France. Allons donc ! Voyez Péguy. C'est un catholique celui-là, un bon, un vrai, un des meilleurs. Est-ce qu'il a besoin des curés ? » Voilà la combine, mon vieux, le jeu où Péguy se trouve pris. Rome ne peut pas faire autrement que d'arrêter ce jeu-là qui est désastreux. Et maintenant il est bien certain que la condamnation de Péguy sera un autre désastre. Notre époque est plutôt dure ! Je ne crois pas qu'il y ait lieu d'avertir Péguy. Ça ne pourrait qu'envenimer les choses. Ce n'est pas avec le caractère qu'il a qu'il changera quoi que ce soit à son attitude.
À quelques jours de là, le 1er juin 1914, les œuvres de M. Bergson étaient condamnées par l'Index. La philosophie bergsonienne, que les catholiques naguère accueillaient avec tant de faveur, les inquiétait aujourd'hui pour de multiples raisons, dont la principale était qu'en refusant toute valeur au travail de l'intelligence s'exerçant in abstracto, cette philosophie ruinait dans son principe la doctrine de saint Thomas, doctor communis Ecclesiæ. Ils reconnaissaient que Bergson avait eu son heure d'utilité en jetant le discrédit sur les conceptions déterministes du monde, et qu'il avait, comme on dit, déblayé le terrain. Mais ce résultat obtenu, il fallait le déblayer à son tour et installer à sa place la philosophie de saint Thomas.
Contre Rome et les thomistes, Péguy prit parti pour Bergson avec la même ardeur que Pascal autrefois pour ses amis jansénistes. En quelques semaines il mit sur pied un Cahier magnifique, Note conjointe sur M. Descartes (toujours ces titres inanimés pour des pensées si vivantes !) où il disait en substance aux catholiques :
Primo, vous êtes des ingrats, en reconnaissant si mal le service que M. Bergson vous a rendu dans la lutte contre le matérialisme ; secundo, vous êtes des dupes. En dépit de Bergson et de saint Thomas lui-même, le matérialisme continue de se porter fort bien et de conduire le monde. Et ce n'est pas trop pour lutter contre lui de toutes les forces spirituelles. S'imaginer que tout ce qui sera ôté à Bergson ira de soi-même à saint Thomas, c'est un calcul insensé. Tout ce qui sera ôté à Bergson ira comme l'eau à la rivière au matérialisme de Spencer. Et une fois de plus saint Thomas n'aura rien, et il n'aura personne. Et il sera comme il était, et ce qu'il était il y a vingt-cinq ou trente ans, avant l'apparition de Bergson, un grand saint dans le passé, un grand docteur dans le passé, un grand théologien dans le passé, sans prise sur le présent, sans ce mordant qui seul compte, un grand docteur respecté, révéré, célébré, consacré, dénombré, enterré.
Cette Note conjointe ne parut qu'après la mort de Péguy. Ainsi, jusque par delà la tombe il continuait de défendre son maître contre la Sorbonne du treizième siècle, comme il s'était fait son champion contre la Sorbonne du vingtième. Et je ne crois pas inutile de rapporter ce propos que tint un jour M. Bergson, après la mort de Péguy :
Beaucoup de personnes m'ont fait l'honneur d'écrire sur moi. Personne, en dehors des éloges immérités qu'il m'a donnés, ne l'a fait comme Péguy. Il avait un don merveilleux pour franchir la matérialité des êtres, la dépasser et pénétrer jusqu'à leur âme. C'est ainsi qu'il a connu ma pensée la plus secrète, telle que je ne l'ai pas exprimée, telle que j'aurais voulu l'exprimer.
Si Péguy réagissait de la sorte contre la condamnation de Bergson et ceux qu'il appelait « les bureaucrates de Rome », que serait-ce le jour où il serait lui-même condamné ? Riby n'avait pas tort de prévoir des désastres. Quant à Lotte, il y avait longtemps déjà que, sur les conseils de Baillet et de son directeur de conscience, il avait lâché Bergson, dont la pensée avait tant fait pour le ramener lui-même à la foi. Il s'était bien gardé d'en rien dire à Péguy, car il savait par trop d'exemples que c'était sur de telles questions qu'on se brouillait avec lui. Mais prudemment, dans son Bulletin il faisait le silence autour du philosophe. Or aujourd'hui, c'était Péguy lui-même et son catholicisme nourri de philosophie bergsonienne qui étaient menacés. Lotte allait-il lâcher Péguy, comme il avait lâché Bergson, lui, le vieux grenadier, le défenseur de la tête de pont ? Se résignerait-il à ne plus prononcer le nom de son ami dans ce Bulletin dont jusqu'ici chaque ligne respirait sa pensée ? Il avait toujours la ressource de ne plus faire paraître sa feuille. Mais cela même suffirait-il à contenter ce Péguy qui vous disait : « Qui n'est pas avec moi est contre moi » ? Leur vieille amitié de vingt ans allait-elle être détruite à son tour après tant d'autres ? On sent passer cette inquiétude dans ce billet que Lotte écrit à un ami :
Rome s'intéresse beaucoup à Péguy. Le temps approche où je ne suffirai plus à le couvrir, et où il faudra qu'il opte définitivement.
Péguy n'a jamais soupçonné la visite à Coutances du messager de Rome. Mais sa sensibilité prodigieuse aux changements les plus légers dans la température d'une amitié, enregistra une vibration, une onde du côté de Coutances, et pressentit qu'un danger était suspendu au-dessus de la plus grande fidélité qu'il ait rencontrée dans sa vie.
Mon vieux, écrit-il à Lotte [en réponse à deux lettres qu'il avait reçues de lui coup sur coup, après la visite du prêtre], tu es un des êtres que j'aime le plus. Dans ta précédente lettre il y avait un mot de trop, qui était que quelqu'un pouvait me compromettre [c'est Bergson évidemment qu'il veut dire]. Dans ta lettre de ce matin il y a un mot de trop, et qui est que tu pourrais me trahir.
Le mettre en garde contre Bergson, c'était déjà toucher au pacte qu'il y avait entre Lotte et lui. Qu'arriverait-il le jour où Lotte n'abandonnerait pas seulement un des aspects de sa pensée, mais sa pensée tout entière ?
À l'égard du christianisme lui-même, comment Péguy aurait-il réagi ?
Celui qui est chrétien, a-t-il écrit quelque part en songeant certainement à lui-même, a pris au sérieux tout ce qu'il y avait dans le catéchisme quand il était petit. Il ne s'est point servi des règles du catéchisme pour vitupérer les autres et pour faire l'examen de conscience des autres. Il s'en est servi pour se faire beaucoup de mal à lui-même et pour tenir constamment son propre examen de conscience. Tout ce qu'il peut faire, c'est peut-être de ne point le regretter.
Ce peut-être et ce regretter, quels mots avant-coureurs de tempête ! que de fureurs, que de révoltes, que d'abandons possibles dans cette petite phrase perdue !
La dernière page qu'il a écrite, le matin même du jour de la déclaration de guerre, c'est une diatribe contre l'Index. L'Index ! qu'est-ce que c'était que l'Index ? Il n'en était pas question dans le catéchisme d'Orléans. Dans le catéchisme d'Orléans il y avait le bon Dieu, la création, l'histoire sainte, la Sainte Vierge, les Anges et les Saints, le calendrier, les grandes fêtes, la prière et les sacrements, les vertus, le symbole des apôtres, les fins dernières de l'homme et les sept péchés capitaux. Mais il n'y avait pas l'Index ! Il y avait tout, les murailles de Jéricho, la baleine de Jonas, Josué, Judith, Jésus-Christ, Daniel dans la fosse aux lions, le Saint-Esprit qui était une colombe, Dieu le père qui était un triangle, mais il n'y avait pas l’Index ! À quoi pouvait bien servir cet Index ? Les raisons et les livres n'ont rien à voir avec la foi. Le catholique est un garçon qui s'en va sur la route et qui sait très bien où il va. De temps en temps il s'amuse à consulter les poteaux indicateurs, et tantôt c'est Bergson et tantôt c'est saint Thomas. Mais c'est un plaisir tout gratuit, une joie rituelle du chemin. Les livres, ces poteaux, ne lui servent de rien. Pourquoi lui recommander ceux-ci et lui défendre ceux-là ?
C'est faire comme le protestant qui raisonne sans cesse, qui a toujours les yeux levés sur les poteaux indicateurs et en plante lui-même à son usage personnel, comme si ceux de tout le monde ne lui suffisaient pas. C'est attacher plus d'importance aux raisons de croire qu'à la croyance même, aux poteaux qu'à la route.
Mais la guerre était là. Une minute encore, et tant de choses qui préoccupaient les hommes cessèrent brusquement d'avoir un sens.
* * *
La guerre qui depuis tantôt dix ans occupait l'esprit de Péguy, et dont il fatiguait tous ceux qui l'approchaient, fit sur lui, lorsqu'elle éclata, la même impression de stupeur que s'il n'y avait jamais songé. Puis, tout de suite il s'établit dans un état qui n'était pas la joie, qui était encore moins la tristesse, mais une tranquille gravité où se retrouvent toutes les pensées qui lui étaient le plus familières. On sortait enfin d'une période pour entrer dans une époque. On abandonnait le régime intenable de la paix armée, plus intenable que la guerre même, « où l'on était chargé des travaux de la paix au sens où un âne est chargé, et où l'on était chargé pour la guerre au sens où un fusil est chargé ». On allait pouvoir prendre cette fameuse inscription historique dont il avait tant parlé, s'inscrire dans le livre de l'histoire, où ne sont inscrits que ceux qui s'y inscrivent de force. Violenti rapiunt illud. L'idée qu'il avait de la grâce, et que la France était un pays gracié, écartait de lui la pensée que Berlin pouvait écraser Paris, car écraser Paris et remplacer Paris, c'était la double face d'une même opération, et les Allemands ne lui paraissaient pas marqués, dans les destins du monde, pour une si grande grâce. Mais cela, il ne fallait pas le dire. Il était trop nourri de la sagesse antique pour ne pas s'effrayer de certaines paroles qui pouvaient irriter les dieux. « Ne parle pas de victoire, » disait-il à Jean de Pesloüan qui venait imprudemment de prononcer ce mot devant lui.
Et d'ailleurs, pour l'instant il ne s'agissait pas de savoir si on serait vainqueur ou vaincu, mais si l'on mènerait bien le jeu, car pour lui toute question se présentait sous cette forme :
Sommes-nous chargés de gagner quand même et à n'importe quel prix, ou sommes-nous chargés de maintenir un certain niveau de l'humanité ? C'est-à-dire sommes-nous chargés d'être des vainqueurs ou d'être des nobles ?
Personnellement il savait qu'il mènerait bien le jeu, et que tout le monde le mènerait comme lui. Avec un bien-être profond, il retrouvait la liberté de l'homme qui ne s'appartient plus, cette liberté dans la soumission complète qui lui aurait plu dans un couvent, qui lui plaisait à la caserne, et dont l'allégresse aujourd'hui était multipliée par l'idée qu'on allait faire quelque chose de grand. Il échappait avec bonheur aux servitudes quotidiennes, à ses Cahiers, à ses soucis d'argent, à ses embarras de famille, à lui-même peut-être. Et tout ce que ces pensées mettaient sur son visage tient dans ce mot d'une concierge qui le regardait s'éloigner : « Ah ! celui-là, s'il en revient ! »
Je crois qu'il savait bien qu'il n'en reviendrait pas. Dans son Dialogue de l'histoire et de l'âme païenne, Clio, la muse du passé, qui voit quelquefois l'avenir, lui disait à l'oreille :
Au bout de cinquante ans, les hommes sont finis. Vous-même, vous, petit, vous n'irez pas même jusque-là. Pas même un demi-siècle. Depuis quinze ans que vous ramez sur cette galère des Cahiers, vous vous sentez à bout tous les jours, et il vous semble qu'il y a une éternité que cela dure. Et vous n'en êtes encore qu'à votre quinzième série des Cahiers ! Vous ne vous voyez pas, dans trente-cinq ans, fêtant le cinquantenaire de votre malheureuse entrée dans la vie active, dans la vie publique. Vous ne vous représentez pas à la cinquantième série de vos Cahiers. Mais vous vous représentez fort bien, et je me représente avec vous, mon enfant, ce que vous penserez le jour de votre mort.
Peu après la publication de l'Ève, il lui était arrivé une aventure singulière. Un ami de Madame Favre, grand admirateur du poème, était venu le voir à la boutique. Pour lui exprimer son enthousiasme, il lui dit qu'on pouvait mourir après une œuvre pareille. Le lendemain de cette visite, Péguy montait chez Madame Favre. Il avait la mine défaite.
Ah ! il est fameux votre ami ! s'écriait-il en entrant. Savez-vous ce qu'il m'a dit, hier ? Il m'a dit qu'après une œuvre comme Ève, on pouvait mourir.
C'était le cri de son admiration.
Eh ! bien, vous direz ce que vous voudrez, cela m'a donné un coup, et je suis sûr que je n'en ai pas pour longtemps. Je vous dis et je suis certain de ce que j'affirme, c'est que c'est un avertissement. Cela m'a d'autant plus touché que cela venait de quelqu'un de chez vous, d'un de vos amis. Je le vois, je n'ai plus qu'à me préparer à la mort.
On eut beau faire, rire de ses craintes, hausser les épaules, le raisonner, il en revenait toujours là :
Je vous dis que j'ai reçu un choc dont je ne me relèverai plus.
Une parole comme celle-ci n'a pas été dite inutilement.
S'il a pensé à ces présages, dans ces journées où l'on était porté à voir partout des présages, ils ne l'ont certainement pas attristé. Il n'admirait rien tant chez Homère que la mort de ces milliers de Troyens dompteurs de chevaux, d'Achéens aux belles jambières, qui ont connu le sort précoce, l'arrachement de celui qui ne remplit pas le destin de sa vie et périt inachevé dans un combat militaire. Et l'idée de la mort, que j'ai vu l'assombrir parfois, quand elle se présentait à lui sous l'aspect de la maladie, n'avait rien pour l'effrayer, au contraire, si elle couronnait son existence par un sacrifice homérique.
Il devait rejoindre le 4 août son régiment à Coulommiers. Dès le dimanche matin, 2 août, il demanda comme une grâce à sa femme de lui permettre d'aller passer à Paris les deux derniers jours qui lui restaient, pour prendre congé de ses amis. Madame Péguy n'éleva pas d'objections. Comme elle était enceinte, elle lui demanda à son tour ce qu'elle devait faire pour l’enfant qui allait naître bientôt, entendant par cette question si elle devait le faire baptiser.
Vous y penserez, dit-il.
Ensuite il ajouta :
Si je ne reviens pas, je vous prie d'aller chaque année en pèlerinage à Chartres.
Puis il lui fit, ainsi qu'à ses enfants, un adieu définitif, car il ne voulait pas partir en plusieurs fois.
Il avait déjà revêtu cet extraordinaire uniforme de lieutenant d'infanterie, que je lui ai vu quelquefois, et qu'il sortait tous les deux ans du poivre et de la naphtaline, pour le livrer pendant vingt-huit jours au soleil et à la pluie des manœuvres. Sous ce harnais fatigué, défraîchi, dédoré, avec sa barbe et ses lorgnons, cet homme, qui était un soldat-né, avait un air si peu guerrier que dans sa compagnie on l'appelait le pion. L'esprit méticuleux qu'il apportait au service expliquait aussi ce surnom qu'on lui donnait sans défaveur, car les hommes, avec leur instinct rapide, ne se trompaient pas sur lui. Mais jamais vieille défroque n'a recouvert plus de fraîcheur et un cœur plus ingénu.
Il transporta sa cantine chez son amie Madame Favre, et chose qui, je crois, ne lui était arrivée de sa vie, il prit un fiacre à la journée. À la journée, et ce n'était pas trop ! Il voulait partir le cœur pur et se réconcilier avec tous les amis que des malentendus ou des dissentiments avaient écartés de lui. Ceux du moins envers lesquels il pouvait avoir des torts. Pas les autres naturellement ! Car il avait des rancunes que la mort même n'effaçait pas. Parlant, la veille, de Jaurès qui venait d'être assassiné, il dit à Jean de Pesloüan :
Je suis bien obligé de dire à tous les radicaux que je vois, que c'est une chose abominable. Et pourtant... Il y a en cet homme une telle puissance de capitulation ! Qu'aurait-il fait en cas de défaite ? 
J'ajoute ce détail, que, depuis plusieurs jours, Jaurès traînait dans sa poche le dernier Cahier de Péguy : Note sur M. Bergson, qu'il avait pris lui-même dans la poche de Léon Bérard, et qu'il lui avait rendu le matin de sa mort ou le jour précédent, en faisant cette réflexion : « C'est bien, mais pas assez technique ». En sorte que, très probablement, ce Cahier de Péguy est le dernier livre qu'a lu Jaurès.
Jusqu'à sept heures du soir, il roula dans son taxi d'un bout à l'autre de Paris, montant et descendant des étages, non pas comme autrefois, quand il quêtait pour les Cahiers, mais pour serrer des mains, s'alléger l'âme dans la paix d'un adieu, se mettre en règle avec les hommes. Les vieilles amitiés rompues ne se trouvaient pas toutes au gîte, mais idéalement du moins les réconciliations étaient faites, le baiser de paix échangé.
Le lendemain matin, dès six heures il était debout, frappait à la chambre de Madame Favre chez laquelle il avait passé la nuit. Il marchait pieds nus sur le plancher pour donner, disait-il, un peu d'air à ses pieds qui allaient en voir de dures. Il lui parla de ses enfants, de sa femme, des amis qu'il avait à voir encore, de la guerre qui durerait trois mois. Elle lui demanda :
Avez-vous mis en sûreté vos manuscrits, ceux qui n'ont pas été publiés ? Avez-vous pris des dispositions pour votre Note conjointe à Descartes ?
Je n'y ai même pas songé, répondit-il. Ce que je vais voir est tellement plus important que tout ce que j'ai écrit, je vais participer à de tels événements que ce que j'écrirai au retour dépassera tout ce que j'ai fait jusqu'ici.
Il s'habilla, prit un café au lait, qu'il étendit abondamment d'eau chaude, puis regarda l'heure à sa montre, à sa bonne grosse montre d'argent que je lui connaissais depuis le temps de Sainte-Barbe, et la remettant dans son gousset :
Je vais acheter aujourd'hui une montre commune, et je vous confierai celle-ci pour la remettre à mes enfants.
Toute cette journée encore il la donna à l'amitié. Comme je regrette de ne l'avoir pas vu ces jours-là ! Pas plus que je ne peux me souvenir de la première fois où je l'ai rencontré, je ne puis me rappeler la dernière fois où je l'ai vu. Il est entré dans ma vie comme une vague qui par mille pointes prend possession d'une plage, il s'en est retiré de même sans que je puisse fixer la ligne de la dernière avance du flot... Il embarque un ami aux Batignolles, il va en visiter un autre dans une maison de santé, et un troisième à Montmartre, un de ses camarades de la turne Utopie, avec qui il s'était brouillé au sujet de Karl Marx ; puis de Montmartre, toujours à pied, il se rend rue de la Sorbonne, entraînant d'un pas allègre son ami Le Taconnoux, un peu las de la course sous la chaleur écrasante : « C'est notre dernière marche d'épreuve » disait-il en riant. Vers les cinq heures du soir, pour la dernière fois il entra dans sa boutique, où s'alignaient le long des murs, en colonnes de compagnie, les quinze séries de ses Cahiers, qui n'avaient pas connu la victoire. Puis il revint chez Madame Favre. Il y trouva l'amie qui semble n'avoir traversé son existence que pour lui donner l'occasion de s'exercer contre lui-même. Ils sortirent. Dernière promenade. Et quel étrange adieu ! à cette amie, qui était juive, il demanda de réciter tous les jours une courte prière qu'il lui remit. Elle aussi, il la pria, s'il ne revenait pas, d'aller à Chartres chaque année. Et c'est la seule chose qu'il lui a jamais demandée.
Ce pèlerinage au grand sanctuaire de Beauce fut la suprême invention de cet homme qui depuis le temps de Sainte-Barbe n'avait jamais cessé de se faire des cours roses autour de lui. À quelques autres amies encore il fit promettre d'aller là-bas. Et c'est ainsi que s'est créé, après l'Ordre des Abonnés des Cahiers de la Quinzaine, le petit ordre affectueux des Pèlerins de Notre-Dame de Chartres, qui se compose, à ma connaissance, d'une libre penseuse, d'une protestante, d'une catholique, d'une juive et d'une demi-juive.
4 août. Sept heures du matin. Il revêt son uniforme avec des précautions minutieuses, pour ne pas être gêné aux entournures, car il ne se déshabillera pas de sitôt. Il déjeune. Du café noir aujourd'hui, parce que dès maintenant il se considère en service. Madame Favre lui a préparé un paquet de victuailles, mais il ne veut pas l'emporter.
Mes hommes me nourriront, dit-il. Ils seraient trop déçus de n'avoir pas à se priver pour moi.
Tout en parlant, à son habitude, il rompait son pain en nombreux petits morceaux, qu'il alignait du bout des doigts, comme des pions, près de son assiette. Puis il réclama Thérèse, la servante de Madame Favre, avec laquelle il était mal depuis un certain jour où il avait apporté une énorme botte de genêts, dont les fleurs s'étaient répandues dans tout l'appartement.
Que tout le monde sorte de ma cuisine, avait dit Thérèse en colère, et qu'on me débarrasse de ces satanées fleurs !
Péguy avait été blessé, et depuis deux années il n'avait pas adressé une seule fois la parole à Thérèse... Or, Thérèse était sortie. Il l'attendit un moment. Cela le chagrinait de quitter le logis sans avoir effacé le souvenir du malencontreux bouquet. Cependant le temps passait. Il regarda l'heure à sa montre. Toujours sa même montre d'argent, car il n'avait pas eu de quoi s'en acheter une en nickel. Il boucla son ceinturon, auquel pendait, je m'en souviens, un sabre de sous-officier. Il dit adieu à Madame Favre, et non sans solennité il la quitta sur ces mots :
Grande amie, je pars soldat de la République pour le désarmement général et la dernière des guerres.
Quelques minutes plus tard, Thérèse apparaissait en larmes. Péguy l'avait rencontrée au bas de l'escalier. Il l'avait embrassée : « Adieu, mon amie », lui dit-il. Et il s'éloigna dans la rue.
Je pourrais suivre Péguy plus loin. Son ami Le Taconnoux, qui ne le quittait pas depuis la veille, m'a raconté ses moindres gestes et ses moindres propos, jusqu'à cet air de Carmagnole qu'il fredonna toute la matinée comme aux grands jours de l'Affaire. Il chantait la même chose qu'au temps où nous manifestions autour de la Sorbonne ou du Cherche-Midi, parce qu'il n'avait pas changé. Et le même esprit mystique l'emportait vers son destin.
Je pourrais le suivre jour par jour et d'étape en étape, pendant tout le mois d'août, de la Lorraine à la Marne. Un sergent de sa compagnie, Victor Boudon, a écrit le récit de la campagne de Péguy. Mais je préfère ne pas le distinguer de ces milliers et de ces milliers d'hommes qui, à la même minute et pour la même cause, faisaient la même chose que lui. Il me semble qu'il eût aimé cela, car ce furieux amant de la gloire savait que la grandeur la plus grande est peut-être de se perdre dans une grandeur anonyme. Il a parlé inoubliablement de cette « muraille de quatre » formée par ses quatre grands-parents, au delà de laquelle sa race se perdait dans un prodigieux silence. Et lui aussi, il s'enfonçait avec joie dans cet énorme anonymat, avec une joie secrète, une plénitude d'humilité, peut-être aussi une plénitude d'orgueil, et plus encore avec on ne sait quel goût et quelle plénitude d'anéantissement... C'est ainsi que je le vois entrer dans le silence et l'anonymat de l'armée, s'y enfoncer et disparaître.
Dans ses trente jours de campagne (la guerre dura pour lui trente jours) je ne retiens qu'un détail, car il est important pour l'histoire de son âme. Le 16 août 1914, il écrivait à la sœur de Maritain :
Je vous dirai peut-être, un jour, dans quelle paroisse j'ai entendu la messe de l'Assomption...
Depuis dix ans qu'il était revenu à la foi catholique et qu'il vivait dans la méditation religieuse, c'était la première fois, et ce fut sans doute la dernière, qu'il assistait à la messe.
Le 5 septembre, vers les cinq heures du soir, à mi-chemin des villages de Villeroy et de Monthyon, près de Meaux, il était tué debout, d'une balle à la tête, en criant à ses hommes couchés en tirailleurs « Tirez, tirez, nom de Dieu ! » Cette fois, pour toujours, il s'était évadé. Hors de la vie, hors de lui-même.
Dans un de ces moments d'orgueil où il disait :
On verra les voitures de la maison Bellais comme celles de la maison Hachette !
il avait dit à Boivin :
Et nous aussi, nous aurons des artilleurs à notre enterrement.
Il ne s'était pas trompé. Jamais on n'a vu les voitures de la maison Bellais, mais à l'enterrement de Péguy il y a eu des artilleurs, et des fantassins aussi.
On l'enterra avec ses camarades dans la grande tombe de Villeroy. Plus tard, lorsqu'on exhuma ces morts, on le reconnut à ceci qu'on trouva sur lui un centime. C'était un de ces centimes que l'administrateur des Cahiers de la Quinzaine, André Bourgeois, recueillait dans sa caisse avec sa scrupuleuse exactitude commerciale. Péguy les prenait quelquefois, pour en amuser ses enfants. Madame Péguy suspendit le centime au cou de son plus jeune fils, né après la mort de son père. Et quelle médaille de piété pouvait mieux symboliser que cet humble centime la sainte Pauvreté qui, aux yeux de Péguy, faisait toute la force et la noblesse du monde.
Le fonctionnaire chargé de rédiger la fiche de ses droits à la Légion d'honneur refusa de l'inscrire au titre de la Marne, alléguant qu'il était tombé le 5 septembre, et que la Marne ayant commencé le 6, il était mort au temps de la retraite et non sous le signe de la victoire. Ce bureaucrate, sans le vouloir, avec son plat raisonnement, donnait son trait suprême à la vie de Péguy : il fallait que jusqu'à la fin il appartint aux mauvais jours. Dans le calendrier historique qu'il avait inventé à son usage, le dix-neuvième siècle commençait à la défaite de Waterloo, pour finir en 1885 à la mort de Victor Hugo. Il avait mal calculé. Ce siècle qu'il croyait depuis longtemps enterré n'était pas fini du tout. Il lui manquait encore son couronnement formidable. Le dix-neuvième siècle finit à Charleroi. Avec la victoire de la Marne c'est un nouveau siècle qui s'ouvre, peut-être même une ère nouvelle. Péguy ne lui appartient pas. Il appartient tout entier au lointain dix-neuvième siècle. Il en est le dernier moment.
C'est par l'article de Barrès, dans l'Echo de Paris, que Lotte apprit, comme nous tous, que Péguy était mort.
Il venait de quitter Belle-Isle où se trouvait sa famille, et il rejoignait à Saint-Lô, dans un wagon de troisième classe, son régiment territorial. Depuis trois ou quatre heures il gardait dans sa poche le numéro du journal qu'il n'avait pas encore ouvert. Dès qu'il le déploya, il lut les mots terribles : Charles Péguy tombé au champ d'honneur, que ce jour-là (c'était le 17 septembre) nous tous, les amis de Péguy, nous lisions, à peu près à la même heure, dans tous les endroits où la guerre nous avait dispersés. « Que vais-je devenir sans mon Péguy ? » écrivait-il le soir même. La semaine suivante, dans la cour de la caserne, on demandait, au rapport, des volontaires pour le 136e d'active à Saint-Lô. Le sergent Lotte, le vieux barbu, comme on l'appelait au régiment, n'hésita pas un instant. Il quitta la territoriale pour passer dans l'active, et fut aussitôt dirigé sur l'armée de Maud'huy, qui se battait devant Arras.
Les lettres qu'il écrivit alors (il n'a pas eu le temps d'en écrire un grand nombre) sont comme un écho d'outre-tombe de la voix de Péguy. Leurs deux pensées, qui avaient risqué un moment de s'écarter l'une de l'autre, s'étaient remises au pas, côte à côte. Et l'on se demande qui l'on entend dans une phrase comme celle-ci :
La guerre durera longtemps encore sans doute. C'est un âge nouveau qui naît, une nouvelle chrétienté du moyen âge, et c'est un enfantement peu commode. Il faut que cet horrible monde moderne périsse jusque dans ses racines. Alors tu comprends, vieux, c'est un fameux travail.
Deux jours après Noël, tandis qu'il étudiait, par-dessus un petit mur, l'itinéraire d'une patrouille, il tombait mortellement frappé. D'une balle au front, comme Péguy. C'était, remarque son biographe M. Pierre Pacary, le jour de la fête de saint Jean, apôtre et évangéliste, auquel il avait emprunté ce verset de la première épître pour servir d'exergue au Bulletin :
Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car la charité vient de Dieu, et toute personne qui aime est née de Dieu et connaît Dieu.
En vérité, le cher Lotte ne pouvait pas trouver un meilleur jour pour mourir, et j'entends Péguy lui dire (ce Péguy pour lequel le saint du calendrier était un personnage qui donnait à la journée sa couleur) j'entends Péguy lui dire :
Tu as bien choisi, vieux Lotte ! Tu t'es fait tuer le jour où nous fêtions ici le saint de l'amitié, de la tendresse et de la fidélité.
Je suis retourné l'autre soir, au crépuscule, dans la cour rose. Elle m'a paru bien défraîchie, beaucoup moins rose que jadis. Il y a quelque trente ans, dans ce petit désert où se dresse toujours le même arbre défeuillé dont j'ignore l'espèce et le nom, nous bâtissions ensemble, avec le cher Péguy, la Cité harmonieuse. Toutes les vieilles rêveries d'autrefois me revenaient à la mémoire, et les grandioses bavardages que nous faisions avec tant de sérieux, comme si le monde attendait de nous un nouvel évangile. Qu'elle était vaste, notre cité ! Tous les hommes y avaient leur place, les hommes de tous les pays, de toutes les races, de toutes les religions, et les animaux eux-mêmes, parce que les animaux sont des âmes adolescentes, et qu'aucune âme ne devait être étrangère dans la Cité harmonieuse. Qu'elle était pure notre cité ! On n'y connaissait pas les sentiments que nous nommons la haine, la jalousie, la rivalité, le mensonge. On ne savait pas même ce qu'étaient ces sentiments, car c'eût été déjà les posséder que d'en avoir la connaissance !... Comme je me suis vite résigné à ne pas rencontrer dans la vie notre cité idéale, notre cité de quatre heures du soir ! Si elle existait quelque part, ferais-je même un pas pour aller la chercher ? Péguy non plus ne l'a pas rencontrée. Mais lui ne s'est pas résigné à abandonner le vieux rêve. Hors du monde, hors de la vie, il est allé le demander aux réalités invisibles.
Une cloche sonna, dont le son parut m'arriver à travers des épaisseurs d'années. C'était l'heure de la récréation. Allais-je voir surgir dans la cour Péguy, Baudouin, Baillet, Lotte et les autres ? Allais-je voir sortir ma jeunesse ?... Des cris m'entourent de tous côtés. Les voici, ceux qui nous remplacent ! Comme ils sont pareils à nous. Mais non, ils ne sont pas pareils. Tu le sais bien, ô ma mémoire, ô mon cœur, deux jeunesses ne se ressemblent jamais.


Jérôme et Jean Tharaud, in Notre cher Péguy (II)