lundi 30 mars 2015

En narrant... Raymund Schwager, Le signe d'adieu de l'Amour

Le soir venu, un groupe de pèlerins de Galilée arriva à Béthanie. Marie se trouvait parmi eux. Jésus n'avait pas vu sa mère depuis longtemps et la trouva changée à un point qui le surprit. Elle rayonnait d'une beauté étrange et d'un calme souverain qui ne pouvaient venir que de grandes souffrances intérieures. Le côté proprement maternel avait disparu et elle s'avança vers Jésus comme une femme qui avait accompagné de loin son chemin, d'un amour immense et profond. Il l'embrassa tendrement, et elle lui remit un nouveau vêtement, une tunique sans couture, tissée d'un seul tenant 1, qu'il accepta avec gratitude, comme un symbole des choses à venir 2. Il n'eut pas besoin de s'étendre beaucoup sur ce qu'il avait fait en public. Elle s'était fait déjà tout raconter, l'avait gardé en son cœur et l'avait accompagné par sa prière. De son côté, elle se contenta de faire allusion aux réactions de leurs parents et connaissances qui l'avaient tant fait souffrir 3. Il comprit, car, depuis longtemps, il avait ressenti lui-même tout cela intérieurement. Quant à ce qu'il projetait ou attendait, il lui fit comprendre seulement que, d'heure en heure, il attendait tout du Père. Elle aussi comprit, sans saisir tous les détails. Ils restèrent ainsi assis côte à côte, en silence et profondément unis. Quand Marie rejoignit le groupe de pèlerins avec lequel elle était venue, elle le quitta dans le calme, avec une mystérieuse maturité, comme une femme accablée par le poids d'un fardeau.
Jésus resta un long moment dans cet espace qui s'était créé autour de lui grâce à la rencontre avec Marie. Il se remémora les années passées à Nazareth, et toute sa vie défila en images devant ses yeux. La venue de sa mère avait fait résonner et revivre en lui les couches enfouies du passé. Il y percevait en même temps l'annonce d'un adieu définitif et laissa les deux s'interpénétrer et vibrer simultanément en lui. Face à l'adieu imminent, les images du passé l'amenèrent à la résolution de poser un dernier grand signe.
Tandis qu'il méditait sur les images et les forces qui l'animaient, des voix commencèrent à chanter doucement à ses côtés. Il n'y prêta tout d'abord pas garde, mais son attention soudain se concentra sur les mots qui lui parvenaient :
Que tu es belle, ma compagne, que tu es belle !
Tes yeux sont des colombes
derrière ton voile.
Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres,
qui dévalent de la montagne de Galaad.
Comme un fil d'écarlate sont tes lèvres,
et ta bouche est charmante.
Tes deux seins sont comme deux faons,
jumeaux d'une gazelle,
qui paissent parmi les lis.
Avant que souffle le jour
et que s'enfuient les ombres,
j'irai à la montagne de la myrrhe
à la colline de l'encens.
Tu es toute belle, ma compagne,
et de défaut, il n'en est pas en toi !
4
Il entendait ce chant à travers les arbres du jardin, sans il pouvoir déterminer exactement d'où il venait. Pendant un moment, ces paroles tissèrent en lui une image qui éveilla une fois encore le souvenir de sa mère. Puis une autre image se superposa : Yahvé élisant son peuple et se fiançant à lui :
Je te dis : « Vis et crois comme une pousse des champs ». Tu te mis à croître, tu grandis, tu devins jeune fille, tes seins s'affermirent et ta chevelure poussa. Mais tu étais nue. Je passai près de toi et je te vis : c'était ton temps, le temps de l'amour. Je tendis sur toi le pan de mon manteau et couvris ta nudité ; je te prêtai serment, je fis alliance avec toi et tu fus à moi. 5
La femme ainsi épanouie se transforma vite en prostituée. Dieu lui promit une fidélité éternelle, mais l'élue s'acoquina vite avec des rivaux. Jésus ressentit soudain, avec une intensité nouvelle, la tendresse de son Abba, tandis que de l'image prophétique, son esprit glissa vers celle des hommes qu'il avait rencontrés durant les derniers mois. Ne ressemblaient-ils pas à une prostituée flétrie ? Ils traversaient leurs journées, fatigués et sombres comme des prisonniers. Leurs désirs tournaient autour d'eux-mêmes, dans une brève et sourde cupidité, et ce dont ils rêvaient, ressemblait à un filet dans lequel ils s'empêtraient. Jésus voyait des traces de lèpre sur leur corps et de mortelles blessures en leur cœur, si profondes qu'ils ne les remarquaient même plus. Une résignation s'était emparée d'eux qu'ils considéraient comme de la sagesse et de la prudence. La belle amie du Cantique, la fille de roi, qui devait venir à sa rencontre 6, la fiancée, en compagnie de laquelle il voulait aller au-devant de son Père, n'existait pas encore. Il devait d'abord, grâce au don de soi, la purifier et la guérir. Il voulait, par son amour à lui, faire revivre son amour à elle, qui s'était éteint si vite durant sa jeunesse 7.
Il pensa à ses disciples. Il y avait en eux une bonne volonté, comparable au souffle d'une fleur printanière, mais ils avançaient en même temps sous un poids qui alourdissait leurs pas. Ils entendaient ses paroles, mais elles ne résonnaient ni ne vibraient en leur cœur. Quand le Royaume de son Père allait-il pleinement advenir ? Il pensa aux mets choisis que Dieu allait préparer sur le mont Sion pour tous les peuples 8. Soudain, s'imposa à lui le signe par lequel il voulait faire ses adieux à ses disciples. Il devait s'unir à eux, plus profondément encore qu'il n'est donné à l'homme et à la femme de s'unir lorsqu'ils deviennent une seule chair. Il voulait se donner en nourriture à eux.
Les disciples lui demandèrent où il fallait préparer le repas de la Pâque. Judas aussi s'en enquit. Jésus confia à Simon et à Jean la mission d'aller en ville et leur indiqua le lieu où devait les attendre un homme portant une grande cruche, leur dit qu'ils devaient le suivre et préparer le repas dans la maison où il les conduirait. Tous deux firent comme Jésus leur avait indiqué. Ils achetèrent un agneau sans tare, des pains azymes et du vin, des herbes amères et de la compote de fruits 9. L'après-midi, ils montèrent au Temple pour y tuer l'agneau, dans la cohue de tous ceux qui faisaient de même. Des prêtres recueillirent le sang dont ils aspergèrent le pied de l'autel.
Au coucher du soleil, Jésus, en compagnie des autres disciples du cercle des Douze, arriva à la maison où Simon et Jean avaient préparé le repas. Conformément aux prescriptions rituelles, ils s'attablèrent solennellement — en signe de la liberté acquise après la sortie d'Égypte, de la maison d'esclavage. Mais peu après avoir prononcé la parole de bénédiction initiale, Jésus s'arrêta soudain. Avec une tristesse, qui contrastait avec la joie de la fête, il dit : « L'un de mes amis va bientôt me trahir »10. Ces paroles eurent chez les convives l'effet d'un éclair. Quelques-uns crièrent presque simultanément : « Ce n'est sûrement pas moi, Seigneur ». D'autres eurent du mal à croire que quelqu'un pourrait être aussi infidèle et présomptueux. Jésus insista : « Il s'agit de quelqu'un que j'ai choisi moi-même, qui mange en ce moment avec moi 11 et qui plonge sa main dans le même plat. Le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit à propos de lui. Mais malheur à l'homme par qui le Fils est livré aux mains des pécheurs. Il va au-devant d'un jugement des plus sévères ». Aussitôt après, Jésus commença à manger des herbes amères, qui, après ces paroles, ne rappelaient plus seulement le temps amer du désert, mais évoquaient aussi l'amertume de l'heure présente. Lorsque les disciples se joignirent peu à peu à lui et que Judas plongea sa main dans le plat, Jésus fit de même. Le disciple le dévisagea, plein d'inquiétude, et lui demanda d'une voix basse et torturée : « Tu veux dire que c'est moi ? ». Jésus lui répondit simplement : « Tu sais ce que tu fais ».
Après avoir chanté la louange de Dieu et lui avoir rendu grâces pour la libération de la servitude d'Égypte, Jésus rappela aux Douze la manne que le peuple avait reçue au désert. Puis il commença à parler d'une autre nourriture du ciel que le Père donnerait bientôt. Il prit le pain qui se trouvait sur la table et le tendit à la ronde en disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps ». Les disciples furent troublés, car, sans comprendre la portée de ses paroles, ils se rendirent compte qu'il avait rompu le rite du repas. Ils prirent le pain qu'il leur tendait, le mangèrent et commencèrent à se servir d'agneau immédiatement après. Lors de la coupe de bénédiction finale, Jésus dit une longue prière, louant le Père pour les œuvres de la Création et le remerciant pour la grâce de l'Alliance 12. Il évoqua la maison d'esclavage du péché, dans laquelle le peuple et les nations étaient toujours retenus prisonniers, et parla d'une Alliance nouvelle 13 qui ne serait plus conclue avec le sang d'animaux, comme l'Alliance du Sinaï. Ensuite il tendit la coupe toute prête à ses disciples en disant : « Voici mon sang, le sang de l'Alliance, qui sera versé pour la multitude ». Effrayés, les disciples écoutaient : Moïse n'avait-il pas strictement interdit de boire du sang 14 ? Que signifiait ce signe étrange du sang de leur Maître ? Jésus insista : « Ce que la Loi a rejeté, le Père en fait la source de la vraie vie, et le sang versé par des blasphémateurs, le Fils de l'homme le donne comme sang de l'Alliance qui les relie tous à lui ». Ils cédèrent en hésitant et burent à la coupe. Jésus continua : « J'ai ardemment désiré partager avec vous ce repas de la Pâque. Quand je m'en serai allé, faites ce que j'ai fait pour vous, en mémoire de moi. Je ne goûterai plus désormais au produit de la vigne, jusqu'à ce que je le boive à nouveau avec vous dans le Royaume de mon Père ». Ses paroles demeuraient incompréhensibles à ses disciples. Mais comme ils sentaient peser sur eux un grand poids et qu'ils s'étaient habitués à ne pas toujours tout comprendre, ils ne lui posèrent pas d'autres questions. Malgré une grande tristesse, leur repas prit fin par le joyeux Hallel, le chant de louange général 15, et ils remercièrent Dieu pour son amour bienveillant et éternel. Puis ils se mirent en route. En passant par les ruelles obscures, où déambulaient encore de nombreux pèlerins, ils quittèrent la ville et s'en allèrent vers la vallée du Cédron. En chemin, Jésus leur dit : « J'ai prié Dieu pour qu'il vous arrache aux ennemis qui viendront bientôt. Quand le berger est frappé, le troupeau se défait et les brebis se dispersent 16. Mais je vous rassemblerai bientôt à nouveau ». Pierre l'interrompit : « Nous resterons auprès de toi, quoi qu'il arrive ». Les autres acquiescèrent, mais Jésus se contenta de répondre : « Dès demain, quand le coq chantera, il en sera autrement ».
D'après la Loi, les pèlerins devaient passer la nuit à Jérusalem. Ils ne retournèrent donc pas à Béthanie. Sur le versant oriental de la vallée du Cédron, faisant officiellement partie du district de la ville, Jésus entra dans un domaine rural avec des oliviers, où se trouvait un ancien pressoir à huile. Il y avait déjà souvent passé la nuit de la Pâque lorsqu'il était monté à Jérusalem les années précédentes, avec d'autres pèlerins de Galilée. C'est donc dans ce jardin d'oliviers qu'il fit se reposer les siens, tout en remarquant que Judas était absent. Le disciple, auquel il avait fait comprendre durant le repas, par son geste, qu'il l'avait percé à jour, était resté un peu en arrière dans l'obscurité, s'était assuré que les autres entraient dans le domaine rural et était retourné en hâte à la ville.
Jésus emmena avec lui les trois disciples qui l'avaient accompagné sur la montagne de l'autre côté du Jourdain. Il s'éloigna d'eux à distance d'un jet de pierre environ et leur demanda de veiller avec lui dans la prière. Aussitôt après, il se mit à trembler de tout son corps. La grande confiance, avec laquelle il avait jusqu'alors suivi son chemin, malgré le danger imminent, et la joie enivrante que son Abba lui avait constamment donnée, disparurent d'un coup. En son âme, quelque chose se brisa, et un abîme d'affliction et de désarroi s'ouvrit en lui 17. Il tomba dans un puits profond et des vagues de peur le submergèrent 18, tandis que le Père cachait sa face aimante 19. Ses membres se disloquèrent, et son cœur fondit comme la cire 20. Titubant 21, il s'éloigna un peu de ses disciples, se jeta à terre et commença à appeler en gémissant : « Abba, Père, tout t'est possible. Éloigne de moi cette coupe ! » Puis, à force de volonté, il ajouta : « Mais que ta volonté se fasse et non la mienne ! » Il demeura ainsi longtemps à lutter intérieurement, puis céda au désir irrésistible de rejoindre ses disciples pour trouver un peu de réconfort auprès d'eux. Mais, dans l'intervalle, bien qu'ayant remarqué son tremblement et entendu ses appels, les trois s’étaient endormis, rompus de tristesse et de fatigue. Il les réveilla et, dans sa détresse, se plaignit : « Ne pouviez-vous pas veiller une heure avec moi ? La tentation de fuir dans la nuit est grande, et l'aspiration de l'abîme est forte. Veillez et priez pour ne pas vous jeter dans le puits de la désespérance ! » Dès qu'il se fut à nouveau éloigné un peu d'eux, il tomba à nouveau à terre, inondé de sueur, et lutta avec la nuit qui l'envahissait. De toutes les forces de sa volonté, il resta fidèle au Père. En son corps et en son âme se déchaînaient des forces contraires 22, et il ne réussissait pas à dompter la tempête de la révolte. Revenu au bout d'un long moment auprès de ses disciples, il ne trouva pas d'aide, une fois de plus, car leurs yeux étaient consumés de larmes 23. Il se retrouva donc de nouveau en proie à une lutte solitaire. Quand le bouleversement commença à s'apaiser un peu en lui, il vit de nombreux flambeaux s'approcher rapidement dans la nuit. Alors il réveilla ses disciples en leur disant : « Levez-vous, car l'Heure est venue où commence le Jugement du péché ».
Raymund Schwager, in Le drame intérieur de Jésus (Salvator)

1. Premier livre de Samuel (2,19).
2. Psaume 22 (19).
3. Livre de Job (19,13s.).
4. Cantique des cantiques (4,1-7).
5. Livre d’Ézéchiel (16,7s.).
6. Psaume 45 (10).
7. Livre d’Isaïe (54,6).
8. Livre d’Isaïe (25,6).
9. Livre de l’Exode (12,1-11).
10. Psaume 31 (12).
11. Psaume 41 (10).
12. Livre de l’Exode (24,5-8).
13. Livre de Jérémie (31,31-34).
14. Livre du Lévitique (17,10-14).
15. Psaumes 115 à 118.
16. Livre de Zacharie (13,7).
17. Psaume 22 (14).
18. Psaume 69 (16).
19. Psaume 30 (8).
20. Psaume 22 (15).
21. Livre d’Isaïe (24,20).
22. Livre de Jérémie (4,19).
23. Livre des Lamentations (2,11).